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Date : 20180314


Dossier : IMM-3749-17

Référence : 2018 CF 292

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 mars 2018

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

NIK GJOKA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal d’immigration (agent), datant du 6 juillet 2017, rejetant la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur qui a été présentée en vertu du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Comme il est décrit dans les motifs qui suivent, j’ai décidé que la présente demande doit être rejetée étant donné que l’absence d’une audience n’a pas entraîné un manquement à l’équité procédurale et que l’évaluation des éléments de preuve par l’agent était raisonnable.

Contexte

[3]  Le demandeur est un citoyen de l’Albanie. Dans une décision datant du 12 mars 2015, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir son identité personnelle ou nationale. Étant donné qu’il n’y avait pas de preuve crédible ou fiable en fonction de laquelle la Section de la protection des réfugiés pouvait rendre une décision favorable, elle a conclu, conformément au paragraphe 107(2) de la LIPR, qu’il n’y avait pas de fondement crédible à la demande du demandeur. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés qui a été rejetée par notre Cour le 15 juillet 2015. Le demandeur a ensuite présenté une demande d’ERAR, la décision de l’agent qui a rejeté sa demande fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

La décision faisant l’objet du contrôle

[4]  L’agent a relevé que le demandeur prétendait craindre pour sa vie en raison d’une vendetta entre sa famille et la famille Reka, aussi que d’un conflit entre la famille du demandeur et la famille Marku. Selon le demandeur, il serait la cible de ces familles s’il retournait en Albanie.

[5]  L’agent a admis les nombreux rapports sur le pays et les documents présentés par le demandeur avec sa demande d’ERAR. Bien que certains de ces documents soient antérieurs à la décision de la Section de la protection des réfugiés, par souci d’équité, l’agent a admis tous les documents en preuve, car la décision de la Section de la protection des réfugiés portait sur l’identité et ne tenait pas compte du bien-fondé de la demande du demandeur. L’agent a déclaré, en ce qui concerne l’ERAR, que tous les éléments de preuve présentés avaient été examinés et évalués étant donné qu’il n’y avait aucune préoccupation en ce qui concerne l’identité du demandeur.

[6]  À l’examen des documents d’appui présentés par le demandeur, l’agent a conclu que bon nombre des lettres et des renseignements étaient vagues et peu détaillés. En fin de compte, cependant, la question déterminante tenait à la protection de l’État.

[7]  L’agent a conclu que le niveau de la protection de l’État en Albanie est adéquat. L’agent a reconnu que les personnes qui sont impliquées dans des vendettas sont réticentes à se tourner vers la police pour demander de l’aide et que, par conséquent, les personnes choisissent de vivre dans l’isolement. Toutefois, bien que la situation soit toujours loin d’être parfaite, les éléments de preuve documentaire appuyaient le fait que l’Albanie est un pays libre et démocratique, que les lois et les efforts du gouvernement albanais pour lutter contre la corruption de la police, prévoir des peines plus sévères pour les personnes qui commettent des meurtres liés aux vendettas et protéger les victimes des vendettas sont mis en œuvre. L’agent a conclu, selon les éléments de preuve, que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État étant donné qu’il existait des voies de recours pour lui qu’il aurait pu raisonnablement solliciter en Albanie, en l’absence de preuve du contraire, s’il avait choisi de le faire.

[8]  L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas produit d’éléments de preuve clairs et convaincants que la protection de l’État en Albanie était inadéquate pour lui. Il n’a pas non plus démontré qu’il avait fait des efforts véritables en vue d’utiliser les recours disponibles pour obtenir la protection de l’État et qu’il pouvait ou ne pouvait pas compter sur ces derniers dans un avenir proche. De même, il n’a pas réussi à produire suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait exposé à des risques ou à des préjudices supplémentaires personnalisés à l’avenir s’il devait retourner en Albanie.

[9]  En ce qui concerne la demande du demandeur d’une audience, l’agent a renvoyé à l’alinéa 113b) de la LIPR et à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002-227 (Règlement sur l’IPR) et a conclu, étant donné que la crédibilité du demandeur n’était pas en question, que les facteurs prévus à l’article 167 n’étaient pas satisfaits. Par conséquent, une audience n’était pas nécessaire et n’a pas été tenue.

Questions en litige et norme de contrôle

[10]  Le demandeur soutient que l’agent a enfreint le droit procédural du demandeur à une audience équitable, n’a pas évalué la preuve concernant le risque d’une façon raisonnable et n’a pas mené une évaluation personnalisée de la protection de l’État.

[11]  Je formulerais les questions en litige comme suit :

  1. L’agent a-t-il enfreint l’équité procédurale en rejetant la demande d’audience présentée par le demandeur?

  2. L’analyse de l’agent au sujet de la protection de l’État était-elle raisonnable?

[12]  Bien que la jurisprudence demeure divisée sur la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent chargé de l’ERAR concernant la tenue d’une audience (Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, aux paragraphes 10 à 12 (Zmari)), j’ai déjà conclu que cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, car un agent chargé de l’ERAR décide s’il faut tenir une audience en examinant la demande d’ERAR en fonction des exigences de l’alinéa 113b) de la LIPR et des facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’IPR, ce qui constitue une question mixte de fait et de droit (Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 738, au paragraphe 40; Seyoboka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 514, au paragraphe 29; Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837, au paragraphe 6). Je n’ai pas été persuadée autrement en l’espèce.

[13]  La conclusion de l’agent sur la protection de l’État relève de la norme de la décision raisonnable puisqu’elle porte sur des questions mixtes de fait et de droit (Howard c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 780, au paragraphe 20; Omid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 202, au paragraphe 3; Antoine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 795, au paragraphe 11; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032, au paragraphe 15 (Benko); Hinzman c Canada, 2007 CAF 171, au paragraphe 38).

Question en litige no 1 : L’agent a-t-il enfreint l’équité procédurale en rejetant la demande d’audience présentée par le demandeur?

[14]  Le demandeur soutient qu’une audience était prescrite par la loi (Singh c Canada (Emploi et Immigration), [1985] ACS no 11; Zmari; Matingou-Testie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 651 (Matingou-Testie)) et, tandis que les motifs de l’agent suggèrent que le fait d’admettre l’identité du demandeur atténuait la nécessité d’une audience, aucune explication sur la raison pour laquelle ce serait le cas n’a été donnée. Le fait de ne pas convoquer une audience a privé le demandeur de son droit à une audience équitable et constitue un manquement à l’équité procédurale qui doit rendre la décision invalide (Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, au paragraphe 23).

[15]  Le demandeur soutient également que l’acceptation déclarée par l’agent de l’identité et de la crédibilité du demandeur ne peut être conciliée avec l’évaluation de la preuve que l’agent a effectuée réellement. Les commentaires de l’agent sur le caractère vague et l’omission de détails pour pratiquement chaque élément de preuve corroborant démontrent le véritable doute de l’agent concernant la crédibilité du demandeur. Le demandeur soutient que les conclusions de l’agent concernant l’insuffisance des éléments de preuve constituent une conclusion déguisée quant à la crédibilité. Par conséquent, une audience aurait dû être convoquée afin d’examiner sa crédibilité et le fait que l’agent ne l’a pas fait constitue un manquement à la justice naturelle (Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275, aux paragraphes 29, 31, 41 et 42 (Majali); Zmari, aux paragraphes 18 et 20).

[16]  Une audience n’est pas nécessaire dans le cours normal d’une décision concernant une demande d’ERAR. Selon l’alinéa 113b) de la LIPR, une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires.

[17]  Les facteurs réglementaires sont énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’IPR :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[18]  Comme je l’ai déjà indiqué, dans Majali, notre Cour a examiné l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 du Règlement sur l’IPR et a conclu que ce dernier doit être interprété comme étant un critère conjonctif. Par conséquent, une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de décision soulèvent des doutes quant à leur crédibilité et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifiaient que la demande soit accueillie (Strachn c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 984, citant Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 221).

[19]  En l’espèce, tandis que la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande du demandeur en raison du fait qu’il n’a pas été en mesure d’établir son identité et, par conséquent, un fondement crédible pour sa demande, l’agent a déclaré que, dans l’ERAR, il n’y avait aucune préoccupation concernant l’identité du demandeur. L’agent a également déclaré explicitement qu’étant donné que la crédibilité du demandeur n’était pas mise en doute, les facteurs de l’article 167 n’étaient pas en cause et, pour ce motif, une audience n’était pas exigée.

[20]  Cela dit, une affirmation de ce type n’est pas nécessairement déterminante. On ne peut présumer, dans les cas où un agent d’immigration conclut que la preuve ne démontre pas le bien-fondé de la demande, que l’agent n’a pas cru le demandeur (Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59, au paragraphe 32). En conséquence, la Cour doit d’abord décider si une conclusion quant à la crédibilité a été tirée, explicitement ou implicitement. Cela veut dire que la Cour doit déterminer le véritable fondement de la décision (Matute-Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074, aux paragraphes 31 et 32).

[21]  En l’espèce, je ne suis pas convaincue du fait que l’agent tirait des conclusions déguisées quant à la crédibilité. Il ne s’agit pas d’une situation semblable à Majali où l’agent remettait en question l’authenticité des documents et la crédibilité d’une demanderesse en raison des contradictions entre les déclarations dans son affidavit sous serment et les éléments de preuve à l’étude. L’agent a plutôt en l’espèce évalué les documents dans le contexte de son évaluation du risque et la question de savoir si une protection étatique était disponible et a été sollicitée par le demandeur ou aurait pu l’être, et ne les a pas comparés à l’affidavit du demandeur ni à d’autres éléments de preuve déposés sous serment. Par exemple, en ce qui concerne une lettre d’un prêtre qui informe du conflit entre la famille du demandeur et les familles Marku et Reka et les tentatives de réconciliation, aussi qu’une lettre de la Mission nationale de réconciliation, l’agent a indiqué qu’elles étaient émises par des organismes non gouvernementaux. L’agent a conclu que, bien que ces lettres établissent que la famille du demandeur s’est rendue à leur église et à l’association, elles n’appuyaient pas le fait qu’elles réfutaient la présomption de la protection de l’État en Albanie.

[22]  En outre, l’agent a conclu qu’il n’était pas clair à quel moment la famille du demandeur avait demandé de l’aide à la police et qu’aucun détail n’avait été fourni au sujet du refus de leur demande d’aide ni du moment où le père et le frère du demandeur sont allés se cacher, ni de la question de savoir s’ils sont recherchés ou non par les membres de la famille Marku ou de la famille Reka. L’attestation du University Hospital Centre n’a pas non plus fourni de détails concernant la façon dont le père du demandeur a subi une fracture. Elle n’a donc pas confirmé que le père du demandeur avait subi ces blessures à la suite du conflit entre sa famille et les familles Marku ou Reka. Pour ce qui est des documents postérieurs à la demande que le demandeur a présentée à la Section de la protection des réfugiés, tels qu’un certificat du conseiller municipal du village de Mabe, une lettre de la paroisse et un certificat du ministère de l’Intérieur, Direction de la police régionale de Lezhe, l’agent a conclu qu’ils étaient vagues et peu détaillés, qu’ils réitéraient les événements à l’origine des conflits, mais n’appuyaient pas le fait que, depuis avril 2016, d’autres incidents avaient touché le demandeur ou sa famille en Albanie. Pour ce qui est de la lettre d’un neurologue qui recommandait que la mère du demandeur soit examinée pour des blessures à la tête et au visage, la lettre n’indiquait pas comment la blessure avait été subie, et il n’était pas évident non plus que la lettre avait été fournie à la police pour corroborer son allégation d’une agression. En outre, bien que la direction de la police ait déclaré que l’affaire concernant l’agression de la mère du demandeur était classée en raison de l’absence d’éléments de preuve, le fait que le rapport a été établi suggérait que la police était prête à enquêter, mais n’était pas en mesure de poursuivre.

[23]  Envisagée dans l’ensemble, la façon de l’agent de traiter les documents du demandeur atteste l’évaluation de la preuve du risque, du risque personnalisé à l’avenir pour le demandeur, et de la question de savoir si la protection de l’État avait été demandée, mais n’avait pas été fournie. Il est toutefois significatif que l’agent ait conclu que la protection de l’État était la question déterminante. L’agent a admis la preuve du demandeur en ce qui concerne le fondement de son risque, une vendetta, mais a conclu qu’il y avait une protection d’État adéquate et que le demandeur n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’en prévaloir. L’agent n’a pas tiré de conclusions déguisées quant à la crédibilité en ce qui concerne les éléments de preuve fournis par le demandeur concernant la protection de l’État, l’agent n’était simplement pas convaincu (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 27). En outre, l’agent a admis l’identité du demandeur aux fins de l’ERAR. Par conséquent, étant donné que la crédibilité n’était pas en cause, l’agent n’a pas commis d’erreur en ne convoquant pas une audience et il n’est pas question de manquement à l’équité procédurale (Homenszki c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 948, au paragraphe 6).

[24]  Le demandeur s’appuie sur Matingou-Testie, toutefois, je trouve que cette affaire se distingue par ses faits. Dans cette affaire-là, l’agente avait tiré une conclusion quant à la crédibilité et avait omis d’aborder et d’expliquer la raison pour laquelle une demande d’audience n’avait pas été présentée, ce qui a été jugé fatal, car cela constituait une violation de l’équité procédurale (Matingou-Testie, au paragraphe 7). En l’espèce, toutefois, l’agent a précisément examiné la demande du demandeur de tenir une audience et l’a refusée au motif que la crédibilité n’était pas en cause dans l’ERAR. Afin qu’une audience soit tenue lors d’un ERAR, les facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’IPR doivent être satisfaits et, en l’absence d’une conclusion concernant la crédibilité comme c’est le cas en l’espèce, ils ne deviennent pas opérants (Zmari, au paragraphe 17; Tekie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27, au paragraphe 16). De plus, comme il a été vu précédemment, l’alinéa 113b) de la LIPR stipule qu’une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Si les facteurs réglementaires ne sont pas satisfaits, le fondement de l’exercice du pouvoir discrétionnaire manque.

[25]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que cette situation est quelque peu inhabituelle dans la mesure où le demandeur n’a eu le droit à une audience à aucun niveau de sa demande d’asile. Toutefois, notre Cour a conclu que, bien que le fait qu’un demandeur n’ait pas bénéficié d’une audience sur sa demande d’asile puisse avoir une incidence sur le caractère raisonnable de la décision discrétionnaire de tenir ou non une audience, la disponibilité potentielle d’une audience n’est soulevée que si une question de crédibilité a été soulevée, de sorte que l’alinéa 113b) de la LIPR et l’article 167 du Règlement sur l’IPR s’appliquent (AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, au paragraphe 19).

[26]  Étant donné ma conclusion selon laquelle l’agent n’a pas tiré de conclusions déguisées quant à la crédibilité, que la norme de contrôle soit celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable, le résultat est le même (voir Nadarajan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 403, aux paragraphes 12 à 21 (Nadarajan).

Question en litige no 2 : L’analyse de l’agent concernant la protection de l’État était-elle raisonnable?

[27]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en n’évaluant pas de façon cumulative les éléments de preuve corroborant le risque auquel s’exposait le demandeur et les membres de sa famille (R. v Uhrig, 2012 ONCA 470, au paragraphe 13). Par conséquent, l’agent n’a pas examiné adéquatement les circonstances particulières du demandeur en ce qui concerne la protection de l’État. En outre, l’agent a également fait des copies sélectives de la preuve documentaire sans analyser la protection de l’État pour ce demandeur particulier. Il ne suffit pas de s’appuyer de façon sélective sur certaines parties du cartable national de documentation pour appuyer une conclusion relative à la protection de l’État, surtout dans le contexte albanais. En outre, l’agent a utilisé deux paragraphes d’une analyse supposément individuelle qui avaient été répétés presque mot pour mot dans une décision antérieure rendue par l’agent. Le fait de copier et de coller des paragraphes de preuve du cartable national de documentation, puis de copier et de coller l’analyse d’une décision antérieure sur une demande d’ERAR ne peut être considéré comme une évaluation personnalisée de la protection de l’État. Cela constitue une entrave au pouvoir discrétionnaire, dont l’exercice est entaché de mauvaise foi (Baker c Canada, [1999] ACF no 39; Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121).

[28]  Le demandeur soutient également que l’agent ne s’est pas posé la question de savoir s’il avait véritablement bénéficié des efforts récents du gouvernement albanais de régler les vendettas (Galogaza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 407, au paragraphe 12). En l’espèce, l’agent a indûment mis en relief le statut de l’Albanie en tant qu’État démocratique, ainsi que ses efforts visant à améliorer la protection des personnes mêlées à des vendettas, sans analyser la question de savoir si l’État est véritablement en mesure de protéger ce demandeur en particulier. L’agent n’a donné aucune explication intelligible quant à la raison pour laquelle il a privilégié la preuve que l’Albanie devient plus efficace dans la lutte contre les vendettas par rapport à la preuve que certaines personnes sont toujours en danger. Même les commentaires récents de l’ombudsman albanais, cités par l’agent, affirment que les efforts pour empêcher les vendettas sont insuffisants, mais l’agent ne fait aucun commentaire à ce sujet. L’agent n’explique pas non plus pourquoi il a accepté les commentaires du ministère albanais des Affaires étrangères qui affirme que tous les crimes motivés par les vendettas sont détectés et que leurs auteurs sont condamnés par les tribunaux.

[29]  Les États sont présumés être en mesure de protéger leurs citoyens et il incombe aux demandeurs de fournir une preuve pertinente, digne de foi et convaincante pour réfuter la présomption de la protection de l’État (Eros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1094, au paragraphe 44 (Eros); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, aux paragraphes 17 à 19; Canada (Procureur général du Canada) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux paragraphes 724 et 725). Toutefois, les démocraties s’inscrivent dans un éventail et afin de décider ce que nécessitera la réfutation de la protection de l’État il y a lieu d’examiner où se trouve un pays dans cet éventail. Pour ce motif, les évaluateurs du risque doivent examiner les éléments de preuve offerts présentés quant à la capacité et la disposition du pays à protéger ses citoyens avant de conclure si la protection de l’État est offerte aux personnes dans leur pays d’origine (Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 961, aux paragraphes 28 à 30; Rodriguez Capitaine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 98, aux paragraphes 20 à 22).

[30]  Il ne suffit pas qu’un demandeur démontre que l’État du pays d’origine du demandeur n’a pas toujours été en mesure de protéger une personne dans sa situation particulière, puisque la perfection n’est pas la norme exigée de la protection de l’État (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca (1992), 99 DLR (4th) 334, au paragraphe 17; Benko, au paragraphe 29). Une évaluation de l’efficacité de la protection de l’État exige une évaluation non seulement des efforts fournis par l’État, mais aussi des résultats. Cela signifie la protection adéquate de l’État au niveau opérationnel (Eros, au paragraphe 44; Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337, aux paragraphes 66 et 67).

[31]  Je ne suis pas convaincue du fait que l’agent n’a pas réussi à évaluer cumulativement les documents présentés par le demandeur pour corroborer le risque auquel le demandeur et sa famille seraient exposés et que, par conséquent, il n’a pas examiné les circonstances personnelles du demandeur lors de l’évaluation de la question de savoir s’il serait en mesure de se prévaloir de la protection de l’État s’il la sollicitait.

[32]  Je ne suis pas d’accord non plus pour dire que le fait d’utiliser deux paragraphes d’une décision antérieure de l’agent qui étaient d’une forme semblable démontre qu’il n’a pas effectué une évaluation personnalisée de la protection de l’État en l’espèce. Ces paragraphes suivent quatre pages de la décision dans laquelle l’agent décrit une preuve documentaire concernant les vendettas. Les paragraphes sont d’une nature générale et témoignent des conclusions de l’agent sur la protection de l’État en Albanie en ce qui concerne les vendettas en fonction des éléments de preuve documentaire. Ainsi, il est vraisemblable que la même preuve documentaire ou une preuve semblable a été consultée pour les deux décisions, et que cette preuve peut potentiellement appuyer la même conclusion. Ce qui est encore plus significatif, c’est que la conclusion qu’un demandeur a l’obligation de se renseigner d’une façon raisonnable sur la possibilité de la protection de l’État et de se prévaloir des mécanismes de la protection de l’État avant de demander une protection internationale est un énoncé général du droit applicable dans bien des affaires de ce type. À mon avis, le fait d’emprunter l’énoncé d’une décision antérieure rendue par le même agent n’établit pas, à lui seul, que l’agent a entravé son pouvoir discrétionnaire (voir Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, aux paragraphes 49 et 50). En outre, le fait de se concentrer exclusivement sur ces deux paragraphes ne tient pas compte de l’analyse de l’agent en ce qui concerne les documents personnels du demandeur, dont l’agent a conclu qu’ils manquaient de détails concernant le recours à la police et qu’ils ne démontraient pas qu’il serait exposé à un risque à l’avenir s’il devait retourner en Albanie.

[33]  La question en l’espèce est de savoir si la conclusion de l’agent concernant la protection de l’État est raisonnable à la lumière de l’ensemble de la décision. Renvoyant aux rapports intitulés Country Reports on Human Rights Practices for 2016 du Bureau de la démocratie du Département d’État des États-Unis, l’agent a conclu que, malgré l’existence de problèmes, l’Albanie est un état démocratique qui fonctionne et son niveau de démocratie nécessitait que le demandeur démontre qu’il avait fait des efforts significatifs en vue d’utiliser les recours disponibles pour obtenir la protection de l’État et qu’il pouvait ou ne pouvait pas compter sur ces derniers dans un avenir proche. Cette conclusion concernant le statut de la démocratie en Albanie s’appuyait sur la preuve et je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent a accordé trop de poids à ce point.

[34]  En conclusion, l’agent a examiné la preuve documentaire et a conclu que le niveau de la protection de l’État dont le demandeur pouvait se prévaloir en Albanie était adéquat et que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État. L’agent a également examiné les documents présentés par le demandeur, mais a conclu qu’ils n’établissaient pas que le demandeur s’était renseigné de façon raisonnable sur la disponibilité de la protection de l’État ni qu’il serait exposé à un risque à l’avenir s’il devait retourner en Albanie. Bien que le demandeur puisse ne pas être d’accord avec la façon dont l’agent a apprécié les documents, le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau les éléments de preuve lors du contrôle judiciaire de la décision selon la norme de la décision raisonnable (Negm c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 272, au paragraphe 34; Nadarajan, au paragraphe 25; Kahsay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 116, au paragraphe 32).

[35]  La norme de la décision raisonnable est une norme déférente. Dans le contexte d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). À mon avis, la décision de l’agent appartient à ces issues.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3749-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et aucune question ne se pose en l’espèce.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3749-17

 

INTITULÉ :

NIK GJOKA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

H. J. Yehuda Levinson

 

Pour le demandeur

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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