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Date : 20180327


Dossier : IMM-4634-16

Référence : 2018 CF 342

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

À Ottawa (Ontario), le 27 mars 2018

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

AUGUSTINE OJIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Le demandeur, Augustine Ojie, sollicite un contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal d’immigration (l’agent) de rejeter sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  Le demandeur allègue que l’agent a tiré des conclusions de fait déraisonnables. Il demande que la décision soit annulée et que sa demande CH soit remise à un autre agent pour réexamen.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un agent différent de celui qui a effectué l’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur et de celui qui a examiné la présente demande CH.

II.  Exposé des faits

A.  Une boîte de nuit au Nigéria

[4]  Le demandeur est né au Nigéria en août 1975. Après avoir fréquenté l’université, il a ouvert une boîte de nuit en 2003 dans un bungalow situé dans une communauté fermée au Bénin. En 2008, une clientèle gaie et lesbienne a commencé à fréquenter la boîte de nuit. En novembre 2010, une filiale voisine de la Church of God s’est plainte à la police que la boîte de nuit faisait la promotion d’actes homosexuels. La police a arrêté le demandeur et l’a détenu pendant une semaine au cours de laquelle il a été physiquement maltraité.

[5]  En avril 2011, à la suite de nouvelles pressions exercées par la Church of God, le demandeur a de nouveau été arrêté et détenu pendant trois jours par la police. En mai 2011, alors qu’il était en ville, son adjoint l’a contacté pour l’informer que la police avait fermé la boîte de nuit et qu’elle était à sa recherche. Le motif des recherches lancées par la police était que quelqu’un avait établi un affidavit sous serment déclarant que le demandeur et lui-même avaient eu des rapports sexuels au moins une fois par semaine dans la boîte de nuit et que le demandeur l’avait payé en argent comptant et en cadeaux.

[6]  Le demandeur s’est ensuite procuré les services d’un agent, qui lui a suggéré de s’enfuir au Canada. Il a quitté le Nigéria en utilisant un faux passeport le 22 juin 2011 et est arrivé au Canada le 23 juin 2011.

B.  L’audition de la demande d’asile

[7]  Le 11 juillet 2011, le demandeur a présenté une demande d’asile à l’intérieur du pays fondée sur une apparente homosexualité.

[8]  La demande d’asile du demandeur a été entendue le 1er juin 2012 et rejetée le 30 juillet 2012. Devant la Section de la protection des réfugiés, le demandeur a témoigné qu’il n’était pas homosexuel et qu’il avait une relation de longue durée avec une petite amie depuis plusieurs années. Il a dit qu’à cause de la boîte de nuit, il serait perçu comme homosexuel s’il était renvoyé au Nigéria. La Section de la protection des réfugiés a conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité de façon crédible, que son récit au sujet de la boîte de nuit manquait de crédibilité et que, même si son récit était cru, il existait des possibilités de refuge interne au Nigéria.

[9]  La Section de la protection des réfugiés a déterminé que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’était pas perçu au Nigéria comme un homosexuel. Le tribunal a souligné que les éléments de preuve documentaire objectifs montraient une discrimination contre les homosexuels, les lesbiennes, les bisexuels et les transgenres au Nigéria.

[10]  Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés, mais l’autorisation a été refusée le 15 janvier 2013.

C.  L’Évaluation des risques avant renvoi

[11]  En août 2014, le demandeur a présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR). La demande d’ERAR était fondée sur les risques antérieurs, mais incluait une revendication sur place : au début de l’année 2014, le demandeur a rencontré un homme au Canada, Oluwafemi Amodu, et est tombé amoureux de lui. Il soutient que les nouvelles concernant sa bisexualité ont été sues au Nigéria. Sa nièce l’a également informé que la police s’était rendue au domicile de sa mère plus d’une fois pour proférer des menaces contre lui en raison de sa relation homosexuelle.

[12]  L’agent chargé de l’ERAR a conclu que le demandeur avait réitéré les mêmes risques que la Section de la protection des réfugiés avait entendus et qu’il n’avait réfuté aucune des questions soulevées par la Section de la protection des réfugiés. L’agent chargé de l’ERAR a également examiné les rapports de 2012 sur la situation du pays concernant les pratiques en matière de droits de la personne au Nigéria publié par le Département d’État américain le 19 avril 2013. L’agent chargé de l’ERAR a conclu qu’il n’y avait pas eu de changements importants dans la situation au Nigéria depuis que la Section de la protection des réfugiés avait entendu l’affaire.

[13]  La demande d’ERAR du demandeur a été rejetée le 17 octobre 2014. Une demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été rejetée en février 2015.

III.  La décision CH

[14]  Le 30 mars 2015, le défendeur a reçu la demande CH du demandeur faisant l’objet du présent contrôle. La demande CH a été examinée par un agent différent de celui qui avait examiné la demande d’ERAR.

[15]  Dans sa demande CH, le demandeur a réitéré les difficultés auxquelles il serait confronté au Nigéria sur le fondement de son apparente homosexualité et, maintenant, aussi sur le fondement de sa bisexualité réelle. Il a soutenu qu’il s’était établi grâce à une entreprise au Canada, qu’il respectait les lois, qu’il avait une bonne conduite et qu’il s’était bien intégré au Canada. Il a également soumis un rapport psychologique, qui avait déjà été préparé pour sa demande d’ERAR, et qui indiquait que son renvoi au Nigéria compromettrait gravement son bien-être psychologique.

[16]  Ce qui a été signalé dans les observations comme [traduction] « un aspect crucial » de la demande CH était que le gouvernement nigérian avait adopté le 7 janvier 2014 une nouvelle loi contre les homosexuels : la Same Sex Marriage Prohibition Act. La nouvelle loi criminalisait le mariage homosexuel et l’appartenance à des organisations de défense des droits des homosexuels. Elle prévoyait une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 14 ans pour des infractions à la loi. Divers liens vers des articles de journaux et d’autres rapports sur la réponse du Canada, des États-Unis et de la Grande-Bretagne relativement à la loi ont été inclus par le demandeur, ainsi que des copies de plusieurs articles. Une citation du ministre des Affaires étrangères de l’époque, John Baird, a été mentionnée dans les observations dans lesquelles le ministre Baird demandait au Nigéria d’abroger la loi.

[17]  La demande CH du demandeur a été rejetée le 17 octobre 2016. L’agent a noté que le demandeur ne voulait pas retourner au Nigéria parce qu’il était bisexuel et serait [traduction] « incapable d’échapper à l’arrestation, à la punition, à l’avilissement et éventuellement à 14 ans d’emprisonnement ». L’agent a ensuite conclu que le demandeur [traduction] « a essentiellement réitéré les mêmes facteurs dans sa demande CH que ceux qu’il avait présentés au cours de l’audience de sa demande d’asile et dans sa demande d’ERAR ». L’agent a reconnu que la question de savoir si le demandeur craignait à juste titre d’être persécuté ne pouvait être prise en considération, mais que les faits sous-jacents pouvaient être pris en compte pour déterminer si les circonstances du demandeur justifiaient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[18]  Compte tenu de la conclusion défavorable antérieure de la Section de la protection des réfugiés, l’agent a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour soutenir que le demandeur ferait face à des difficultés au Nigéria en raison de son homosexualité. L’agent a conclu que la preuve n’étayait pas le fait que des conditions défavorables dans le pays auraient une incidence négative directe sur le demandeur ou qu’il appartenait à un groupe qui sera victime de discrimination dans son pays d’origine.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[19]  La norme de contrôle de la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909. La seule question dans le présent contrôle est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[20]  Compte tenu de la nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, la Cour doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la décision de l’agent CH et, comme mentionné, cela élargit la gamme d’issues possibles acceptables : Holder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 337, au paragraphe 18, 7 Imm LR (4th) 338.

[21]  Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de celle-ci, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

[22]  Si les motifs, lorsque lus dans leur ensemble, « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, [...] les motifs répondent alors aux critères établis dans Dunsmuir » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses].

V.  Analyse de la décision CH

[23]  La façon dont l’agent a examiné plusieurs éléments de preuve est en litige entre les parties dans la présente demande.

[24]  Le demandeur déclare que l’agent a mal interprété les éléments de preuve et a commis des erreurs qui ont mené à une conclusion déraisonnable sur la crédibilité, ce qui a causé une évaluation inappropriée de sa demande CH.

[25]  Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour justifier une décision favorable et que ce qu’il demande en réalité est que la Cour apprécie de nouveau les éléments de preuve.

A.  Le changement de profil du demandeur

[26]  La décision de la Section de la protection des réfugiés a été rendue le 30 juillet 2012. Elle reposait entièrement sur l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’était pas homosexuel, mais était perçu comme tel par la police et la Church of God au Nigéria. Dans la décision, la Section de la protection des réfugiés a expressément mentionné le fait que le demandeur n’était pas homosexuel et a souligné qu’il avait témoigné n’avoir jamais eu de relations sexuelles avec quelqu’un du même sexe.

[27]  Le demandeur a d’abord été déterminé comme étant bisexuel en mai 2014. En août 2014, le demandeur a déposé sa demande d’ERAR. Son allégation de risque était à la fois qu’il serait perçu comme homosexuel au Nigéria et qu’il entretenait une relation de même sexe. Il a également indiqué avoir appris de sa nièce que ses amis, sa famille et sa communauté au Nigéria savaient qu’il fréquentait un homme. Elle lui a également dit que la police au Nigéria le poursuivait activement. Le demandeur a déclaré que la police nigériane était à sa recherche, qu’elle avait rendu visite à sa mère et à son ancien assistant personnel et qu’elle avait proféré des menaces contre lui.

[28]  Le 30 mars 2015, le demandeur a déposé sa demande CH. Il y a souligné que la nouvelle loi contre l’homosexualité au Nigéria, qui est entrée en vigueur le 7 janvier 2014, mettait sa vie en danger. Des éléments de preuve ont été soumis, avec des liens vers des articles en ligne, selon lesquels le gouvernement appliquait cette loi et procédait à un certain nombre d’arrestations.

[29]  Le demandeur renvoie à deux déclarations, dans la décision CH, qui, selon lui, démontrent que l’agent a mal interprété le fondement de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Ces déclarations indiquent que l’agent était préoccupé par le fait que le demandeur n’avait pas suffisamment expliqué pourquoi il avait commencé à faire partie de groupes LGBT et avait seulement déclaré qu’il était bisexuel après que sa demande d’asile a été rejetée et environ trois ans après son arrivée au Canada.

[30]  Le défendeur affirme que les incohérences entre la demande que le demandeur a présentée à la Section de la protection des réfugiés en tant qu’hétérosexuel et les renseignements contenus dans son ERAR, et sa demande CH, selon lesquels il était bisexuel, ont été mal expliqués dans le témoignage du demandeur.

[31]  À mon avis, malgré les déclarations claires de la Section de la protection des réfugiés, l’agent a omis de prendre en compte ou d’apprécier pleinement le fait que le demandeur ne s’est rendu compte qu’il était bisexuel que trois ans après la décision de la Section de la protection des réfugiés. Si l’agent en a tenu compte, il n’a pas expliqué cela dans son analyse. Il en résulte que les motifs de la décision ne sont ni transparents ni intelligibles en ce qui concerne le risque de préjudice futur du demandeur à son retour au Nigéria.

[32]  Les déclarations suivantes tirées de la décision CH étayent mon opinion selon laquelle l’agent ne s’est pas raisonnablement penché sur le nouveau profil du demandeur :

[traduction]

Le demandeur a essentiellement réitéré les mêmes facteurs dans sa demande CH que ceux qu’il avait présentés au cours de l’audience de sa demande d’asile et dans sa demande d’ERAR.

[...]

[L]e demandeur n’a pas établi de lien entre ces éléments de preuve [articles rapportant l’homosexualité au Nigéria] et sa situation personnelle au Nigéria et il n’appuie donc pas le fait qu’il soit confronté à des difficultés au Nigéria en raison de son homosexualité. Il n’a pas fourni de preuve objective pour surmonter les conclusions de fait formulées par la Section de la protection des réfugiés et confirmées dans le litige.

De plus, le demandeur n’indique pas pourquoi il a attendu plus de trois ans et le rejet de sa demande d’asile pour rejoindre un groupe LGBT, étant au Canada et ayant accès à de tels groupes depuis juin 2011.

[...]

Il n’a pas indiqué pourquoi, lorsqu’il a déclaré qu’il était hétérosexuel devant le tribunal, alors que, suivant la décision défavorable, il déclare qu’il est bisexuel.

[33]  Ces déclarations de l’agent ne concordent pas avec le récit du demandeur ou avec la preuve présentée à l’agent concernant la bisexualité du demandeur. Le profil modifié du demandeur devait être directement examiné par l’agent; cela n’a pas été le cas. Même si l’agent aurait pu soulever et examiner des préoccupations quant au fait que la bisexualité récemment découverte par le demandeur aurait pu être utile pour ses demandes d’immigration, il est tout à fait différent, compte tenu des faits de l’espèce, qu’il conclue que le demandeur a produit des éléments de preuve incohérents devant la Section de la protection des réfugiés et dans les demandes d’ERAR et de CH.

B.  La preuve par affidavit

[34]  Le défendeur soutient que l’agent n’a pas mal interprété la preuve et qu’elle a été jugée à juste titre insuffisante. Afin de concilier le changement dans le récit du demandeur entre l’audience devant la Section de la protection des réfugiés et la demande CH, le défendeur soutient que des éléments de preuve corroborant ses dires étaient nécessaires et que le demandeur ne les a pas fournis.

[35]  Le demandeur affirme que des éléments de preuve corroborants ont été fournis, trois affidavits assermentés et une lettre du centre communautaire 519 Church Street (l’organisme 519 Church), mais l’agent leur a incorrectement attribué peu de poids.

[36]  L’agent a examiné trois affidavits assermentés. L’agent a résumé le contenu de chaque affidavit et les a tous critiqués, en faisant valoir que : 1) les déposants n’ont pas indiqué le fondement objectif sur lequel ils ont fait leurs affirmations; 2) ils n’ont pas fourni d’éléments de preuve corroborants démontrant que le demandeur, à son retour au Nigéria, ferait face aux difficultés indiquées en raison de son orientation sexuelle et, 3) les affidavits ont été rédigés par ceux qui avaient un intérêt dans l’issue de la cause du demandeur et n’étaient donc pas impartiaux.

[37]  Un affidavit provenait du partenaire de même sexe du demandeur, qui est également originaire du Nigéria. Il a attesté que leur relation était intime et que, s’il était renvoyé au Nigéria, le demandeur ne serait pas en sécurité, car la police dans tout le pays l’arrêterait et le mettrait en prison.

[38]  Un deuxième affidavit déclaré sous serment a été fait par un autre Nigérian qui, à l’époque, demandait l’asile en raison de son homosexualité. Il a rencontré le demandeur au 519 Church où ils sont devenus amis. Il atteste que le demandeur lui a dit à ce moment-là qu’il n’avait jamais été avec un homme, mais qu’il avait été faussement étiqueté comme homosexuel. En juin 2014, le demandeur a dit au déposant qu’il fréquentait un homme. Après cela, il a rencontré le demandeur et M. Amodu à plusieurs reprises et a affirmé que [traduction] « [il] sait qu’ils sont très amoureux l’un de l’autre ».

[39]  Le troisième affidavit déclaré sous serment le 22 septembre 2014 provenait de l’ancien assistant personnel du demandeur au Nigéria - la personne qui avait contacté le demandeur pour l’avertir que la police avait fermé la boîte de nuit. Sa déposition concernait la semaine que le demandeur avait passée en prison après son arrestation et le fait que le demandeur lui avait dit qu’il avait été battu et torturé. Il a également attesté de la détention ultérieure du demandeur. Il a déclaré que le jour où la police a pris d’assaut la boîte de nuit, il a été interrogé par eux sur l’endroit où se trouvait le demandeur. Il a confirmé avoir appelé le demandeur après le départ de la police et lui a dit de ne pas revenir. Il a également déclaré sous serment que la police avait continué de l’interroger au sujet du demandeur et, en avril 2014, la police s’est rendue au domicile du déposant à la recherche du demandeur. Il conclut qu’il n’y a aucun endroit au Nigéria où le demandeur peut aller vivre librement.

[40]  Contrairement à la déclaration de l’agent, il y avait un fondement objectif aux déclarations de chaque déposant : leurs propres observations, et leurs connaissances du demandeur, ainsi que leurs propres connaissances directes des conditions de vie des homosexuels au Nigéria.

[41]  Pour ce qui est de l’intérêt personnel ou du parti pris de chaque déposant, notre Cour a maintes fois dit que cette analyse est sans fondement et qu’elle va à l’encontre de la tâche principale de l’agent :

[5]  La Cour a énoncé, dans l’arrêt Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 56, un des motifs sous‑jacents pour lesquelles une telle démarche est déraisonnable :

[…] S’il fallait accorder « peu de valeur » [ou aucune valeur, comme ce fut le cas en l’espèce] à un témoignage parce que le témoin a un intérêt direct sur l’issue d’une audience, aucune demande d’asile ne pourrait jamais être accueillie parce que tous les demandeurs d’asile qui témoignent pour leur propre compte ont un intérêt direct en ce qui concerne l’issue de l’audience. [...]

[6]  De plus, le rejet des témoignages de membres de la famille et d’amis en raison du caractère intéressé de ce témoignage, ou parce que les témoins ont un intérêt dans l’issue de l’affaire, constitue une manière peu scrupuleuse de traiter des éléments de preuve possiblement probants et pertinents. Si on permet à un tribunal de rejeter ainsi des éléments de preuve qui sont par ailleurs probants et pertinents, on lui donne un moyen qui peut être invoqué à tout moment dans tous les cas à l’encontre de tout demandeur d’asile. Il va donc à l’encontre de la fonction principale des décideurs, qui est d’apprécier et de pondérer la preuve dont ils sont saisis.

Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, aux paragraphes 5 et 6, 262 ACWS (3d) 460.

[42]  Il est curieux et incohérent, ainsi que fallacieux, que l’agent rejette les affidavits fournis par des personnes qui n’étaient pas des membres de la famille du demandeur comme étant partiaux, tout en reprochant au demandeur de ne pas produire d’affidavits de sa mère, de sa nièce ou d’un autre membre de sa famille à l’appui de ses arguments :

[traduction]

Les observations du demandeur indiquent que sa mère l’a rejeté en raison de son orientation sexuelle, que sa nièce lui a dit qu’en août 2014, sa famille, ses amis et à sa communauté au Nigéria ont appris qu’il fréquentait un homme au Canada et que la police était activement à sa recherche. Le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve corroborants à l’appui de ces affirmations, tels que des déclarations sous serment de sa mère, de sa nièce ou d’autres membres de sa famille au Nigéria. Par conséquent, je conclus qu’elles sont vagues, dépourvues de détails, non étayées par des éléments de preuve et fournies par des personnes intéressées par le résultat de cette évaluation.

[43]  Les commentaires de l’agent au sujet des affidavits qui n’ont pas été demandés aux membres de la famille du demandeur sont incompatibles avec la critique de l’agent à l’égard des affidavits qui lui ont été présentés par des personnes n’appartenant pas à la famille du demandeur. Étant donné que l’agent traite les affidavits fournis par les personnes n’appartenant pas à la famille du demandeur comme étant peu objectifs et partiaux, il est difficile de savoir dans quelle mesure les affidavits de la famille du demandeur seraient utiles à l’agent puisqu’ils seraient là encore fondés uniquement sur les connaissances et les observations de personnes ayant un intérêt dans la cause du demandeur que l’agent semble considérer comme une indication de manque d’objectivité et de partialité. À cet égard, l’analyse des affidavits fournis effectuée par l’agent et de ceux qui, selon l’agent, manquaient, n’est ni transparente ni intelligible.

C.  La lettre de l’organisme 519 Church Street Community Centre

[44]  Le demandeur a présenté avec sa demande CH, une lettre de l’organisme 519 Church en date du 13 janvier 2015. La lettre, qui n’avait pas été présentée à l’agent chargé de l’ERAR, confirmait que le demandeur était un membre dévoué de l’organisme 519 Church depuis octobre 2014 et qu’il participait activement dans le groupe de soutien aux réfugiés LGBT. La lettre indiquait que le groupe était un groupe de soutien dirigé par des pairs uniquement pour les membres revendicateurs du statut de réfugié LGBT. La lettre indiquait également que le demandeur avait assisté et participé à des réunions de groupe hebdomadaires et à des ateliers sur les LGBT.

[45]  L’agent a reconnu que le demandeur était un membre de l’organisme 519 Church, mais a conclu que la lettre n’indiquait pas si le demandeur était gai ou bisexuel. L’agent a déclaré que l’appartenance à l’organisme n’indiquait pas nécessairement l’homosexualité ou la bisexualité.

[46]  Il semble que l’agent ait mal interprété la lettre de l’organisme 519 Church. La lettre ne se contentait pas d’indiquer que le demandeur faisait partie de l’organisme 519 Church. L’auteur déclare que le demandeur appartient à un groupe qui n’est ouvert qu’aux demandeurs de statut de réfugié LGBT, ce qui équivaut à dire que le demandeur se détermine comme étant, dans son cas, bisexuel. Avant de rejeter sa lettre, l’agent ou l’agente aurait dû prendre le temps de lire attentivement et de comprendre son contenu.

[47]  La lettre n’a pas été présentée pour démontrer que les autorités du Nigéria savaient peut-être que le demandeur était membre de l’organisme 519 Church. La preuve par affidavit, si elle n’avait pas été rejetée pour cause de partialité, ainsi que les observations du demandeur ont été fournies pour étayer le fait que la police, les amis, la famille et la communauté du demandeur avaient déjà appris qu’il fréquentait un homme. La lettre a été présentée pour appuyer l’allégation de bisexualité du demandeur et est utile à cette fin étant donné les difficultés inhérentes à la preuve de l’orientation sexuelle : Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42, 8 Imm LR (4th) 131.

D.  La décision dans son ensemble

[48]  Il faut examiner la norme de la décision raisonnable « comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458, citant Newfoundland Nurses, au paragraphe 14. Compte tenu de la décision CH dans son ensemble, il est clair que l’agent a tiré un certain nombre de conclusions qui ne sont pas étayées par des éléments de preuve ou ont été tirées improprement en ignorant les éléments preuve qui étaient présentés à l’agent.

[49]  L’agent n’a jamais dit explicitement qu’il ne croyait pas que le demandeur était bisexuel. L’agent a refusé l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire après qu’il a mal traité la preuve par affidavit et a analysé de façon erronée la lettre de l’organisme 519 Church. Cela a donné lieu à un processus incorrectement justifié, inintelligible et opaque qui a entraîné l’élimination des éléments de preuve corroborants qui auraient par ailleurs appuyé les observations du demandeur.

[50]  En considérant la décision dans son ensemble, si l’agent avait accordé plus d’attention au changement de profil du demandeur et si les éléments de preuve corroborants n’avaient pas été rejetés de façon déraisonnable, il n’est pas évident que l’agent serait arrivé à la même conclusion sur les difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé découlant des risques que court le demandeur, en raison des conditions du pays, à son retour au Nigéria.

VI.  Remarques finales

[51]  La Cour n’exprime aucune opinion quant à savoir si l’issue de la cause appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit lorsqu’ils sont correctement appliqués.

[52]  La présente affaire est renvoyée pour réexamen, car le défaut de tenir compte du profil du demandeur qui a changé, et en rejetant sommairement les éléments de preuve corroborants des trois affidavits et de la lettre de l’organisme 519 Church, les motifs de l’agent ne sont pas transparents, justifiés ou intelligibles. Compte tenu de ces erreurs déraisonnables, la Cour ne peut être certaine que l’issue aurait été la même si une analyse approfondie de la preuve avait été effectuée.

[53]  Pour en arriver à leurs décisions, l’agent chargé de l’ERAR et l’agent qui a examiné la demande CH se sont largement appuyés sur les conclusions de la Section de la protection des réfugiés sans aborder adéquatement le changement de profil du demandeur. Pour cette raison, il serait injuste à l’égard du demandeur de renvoyer l’affaire pour réexamen par un autre agent que celui qui a examiné la demande CH sans exiger également que l’agent chargé de l’ERAR ne procède pas au réexamen.

[54]  Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée eu égard aux faits de l’espèce.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4634-16

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie et la présente affaire est renvoyée pour réexamen par des agents différents de ceux qui ont traité les demandes d’ERAR et de CH présentées par le demandeur.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4634-16

 

 

INTITULÉ :

AUGUSTINE OJIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

 

Pour le demandeur

 

Alexis Singer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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