Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180412


Dossiers : T-1298-17

T-1522-17

Référence : 2018 CF 399

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2018

En présence de monsieur le juge Manson

Dossier : T-1298-17

ENTRE :

ERIC SHIRT, SHANNON HOULE, VALERIE STEINHAUER ET GREG CARDINAL

demandeurs

et

NATION CRIE DE SADDLE LAKE

défenderesse

Dossier : T-1522-17

ET ENTRE :

CHEF ET CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE EN LEUR NOM PERSONNEL ET AU NOM DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE

demandeurs

et

ERIC SHIRT, SHANNON HOULE, VALERIE STEINHAUER ET GREG CARDINAL

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente affaire comporte deux demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch. F-7) à l’égard d’une décision rendue par un comité de réexamen de l’admissibilité électorale (le « comité ») appartenant à la Nation crie de Saddle Lake (la « NCSL »). La première demande a été présentée par Eric Shirt, Shannon Houle, Valerie Steinhauer et Greg Cardinal (les « demandeurs »), qui sont tous membres de la NCSL. La deuxième demande a été présentée par le chef et le conseil de la NCSL en leur nom personnel et au nom de la NCSL. Les parties contestent toutes deux la décision rendue par le comité, mais pour des motifs différents.

II.  Contexte

[2]  La Nation crie de Saddle Lake (la « bande de Saddle Lake ») est une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC (1985), ch. I-5) [Loi sur les Indiens]. Elle comprend deux collectivités : la Nation crie de Saddle Lake (la « NCSL ») et la Première Nation de Whitefish Lake (la « PNWL »).

[3]  La NCSL et la PNWL élisent des chefs et des conseils distincts lors d’élections distinctes. Une fois élus, les neuf représentants de la NCSL et les quatre représentants de la PNWL forment le « conseil de la bande » de Saddle Lake au sens de la Loi sur les Indiens. Les élections sont régies par le règlement intitulé Saddle Lake Tribal Custom Election Regulations [le « Règlement »], qui a été formulé lors des réunions du conseil de la bande tenues en 1955 et en 1960 et qui n’a jamais été modifié. Une copie de ce règlement est jointe en annexe.

[4]  La présente affaire concerne des événements entourant une élection tenue en juin 2016 par la NCSL et examinée par la Cour dans le jugement Shirt c Nation crie de Saddle Lake, 2017 CF 364 [Saddle Lake]. Aux paragraphes 2 à 10 du jugement Saddle Lake, la juge McVeigh résume les faits pertinents comme suit :

  • en mars 2016, le chef de la NCSL a nommé les membres d’un « comité électoral ». Le chef et le conseil de la NCSL ont également retenu les services d’une personne qui n’est pas membre de la NCSL pour agir à titre de « directeur des élections ». Le comité électoral devait seconder le directeur des élections;
  • une assemblée de mise en candidature a eu lieu le 1er juin 2016 sous la supervision du directeur des élections;
  • à la suite de l’assemblée de mise en candidature, plusieurs contestations ont été présentées au sujet de candidats qui, disait-on, ne satisfaisaient pas aux exigences du Règlement. Le comité électoral a été chargé d’examiner les contestations. Le directeur des élections n’a joué aucun rôle dans la détermination de l’admissibilité de ces candidats;
  • le comité électoral a retiré les demandeurs de la liste officielle des candidats. Les demandeurs n’auraient pas satisfait à l'exigence de résidence ou vivraient en union de fait, contrairement au Règlement. Aucun motif ne leur a toutefois été fourni pour justifier cette décision;
  • le comité électoral a rencontré Greg Cardinal. Pour sa part, Eric Shirt a écrit une lettre au chef, au conseil et au comité électoral. Shannon Houle a contesté son retrait de la liste, et son proposant a demandé des explications. Ces interventions n’ont pas été prises en compte, puisque la liste officielle des candidats avait déjà été envoyée à l’impression;
  • des élections aux postes de conseiller ont eu lieu le 15 juin 2016 et des élections au poste de chef ont eu lieu le 22 juin 2016.

[5]  La juge McVeigh a ensuite conclu que (Saddle Lake, aux par. 26 et 66) :

  • la NCSL possède un règlement sur les élections et, par conséquent, l’article 74 de la Loi sur les Indiens, ainsi que le Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, C.R.C., ch. 952 [Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens], ne s’appliquent pas;
  • la NCSL n’a pas de coutume électorale généralement acceptée et appuyée par une majorité de membres;
  • le Règlement ne prévoit pas la création d’un comité électoral ou la contestation d’une mise en candidature. Les membres de la bande ont le droit d’être informés des critères, du rôle et de la procédure de nomination des membres d’un comité électoral;
  • les procédures adoptées par le comité électoral afin de déterminer l’admissibilité des demandeurs ne satisfont pas aux exigences minimales en matière de préavis, de possibilité de présenter des observations et d’examen complet et équitable des observations. De plus, l’absence totale de motifs laisse entendre que les décisions défavorables rendues à l’égard des demandeurs sont déraisonnables.

[6]  À la lumière de ces conclusions, la juge McVeigh a annulé la décision de retirer les demandeurs de la liste officielle des candidats. Comme l’intégrité du processus de mise en candidature avait été compromise, l’admissibilité des candidats devait être déterminée adéquatement. Si l’un des demandeurs était jugé admissible, une nouvelle élection devait alors être tenue (Saddle Lake, au par. 72). Par ailleurs, la juge McVeigh écrit au paragraphe 76 :

S’il faut tenir une nouvelle élection, il faut le faire dans le respect du [Règlement], ou d’une coutume, ou des deux, que la majorité des membres de la bande appuient. Toute procédure adoptée par la bande doit respecter l’équité procédurale, notamment, être une procédure connue par tous les membres. Si une candidature fait l’objet d’une contestation, un avis à cet égard doit être envoyé à la personne visée et cette dernière doit avoir l’occasion de réagir. Toute décision de retirer une candidature à la suite d’une contestation doit être rendue par un décideur impartial ou des décideurs impartiaux, qui sauront prendre les observations des personnes visées en considération de façon entière et équitable. Puisqu’aucune de ces procédures n’est actuellement définie dans le [Règlement], celui-ci doit être modifié ou une coutume doit être approuvée par la majorité des membres de la bande. Le chef et le Conseil actuellement en poste y demeureront jusqu’à la tenue d’une nouvelle élection s’il s’avère nécessaire de tenir une nouvelle élection au cas où une ou plus d’une candidature devient éligible.

[7]  Le 15 mai 2017, une assemblée communautaire a été convoquée pour discuter des répercussions du jugement Saddle Lake. Un avis a été envoyé et plus de 150 membres de la NCSL et de la PNWL y ont assisté. Une allocution a été prononcée afin d’expliquer que :

  • l’admissibilité des candidats doit être redéfinie, car le processus utilisé par le comité électoral n’est pas équitable;
  • le processus de réexamen doit tenir compte de l’équité minimale, laquelle doit prévoir un préavis au candidat, la possibilité pour le candidat de présenter des observations et la prise de décision par un décideur impartial qui a examiné le dossier de façon complète et équitable;
  • une fois l’admissibilité des demandeurs redéfinie, si l’un ou l’autre des demandeurs est jugé admissible, un nouveau scrutin doit être tenu.

[8]  De plus, il a été expliqué que deux processus devaient être mis en branle, le premier étant le réexamen de l’admissibilité des demandeurs, et le deuxième, le processus de réforme électorale. Une motion été présentée pour amorcer la réforme des modalités électorales. Ce processus de réforme est en cours.

[9]  En ce qui concerne le processus de réexamen, le chef et le conseil de la NCSL ont demandé au directeur des élections en poste en juin 2016 d’examiner l’admissibilité des candidats. La réponse reçue du directeur des élections indiquait qu’il avait déterminé à l’avance le résultat de tout nouvel examen et qu’il n’était donc pas en mesure de procéder à un réexamen équitable.

[10]  Le 6 juin 2017, les demandeurs ont déposé une requête en outrage contre la NCSL, alléguant qu’aucun nouvel examen de l’admissibilité n’avait été effectué, ce qui allait à l’encontre de l’ordonnance de la juge McVeigh dans le jugement Saddle Lake. À l’issue des discussions entre la Cour et les deux parties, le juge Lafrenière a signé une ordonnance par consentement le 12 juillet 2017 ordonnant que :

  • la NCSL nomme les membres d’un comité électoral au plus tard le 30 juillet 2017;
  • le comité électoral tienne une audience pour réexaminer l’admissibilité des demandeurs au plus tard le 31 août 2017;
  • le comité électoral informe les demandeurs de sa décision au plus tard le 8 septembre 2017.

[11]  Le chef et le conseil de la NCSL ont ensuite demandé la formation d’un comité composé de trois ou quatre membres chargés de mener à bien le processus de réexamen. Finlay Moses, un employé de la bande, et Norma Large, une conseillère stratégique auprès du chef et du conseil de la NCSL, ont reçu l’ordre de fournir un soutien administratif au comité en voie d’être formé.

[12]  Norma Large est la sœur de John Large, qui a été nommé au poste de conseiller lors de l’élection de juin 2016 et qui était chef intérimaire au moment où cette élection a été déclenchée. Sa sœur a déposé une contestation qui a entraîné le retrait des mises en candidature d’Eric Shirt et de Shannon Houle. Finlay Moses a également déposé une lettre de contestation contre ces mises en candidature. Ni Norma Large ni Finlay Moses n’ont nommé de membres ni créé le comité; cela s’est fait par la voie d’une motion du conseil de bande.

[13]  Les 26 et 31 juillet 2017, le chef et le conseil de la NCSL ont adopté des motions en nomination d’un comité de réexamen formé de trois membres (le « comité ») et autorisé à établir ses propres processus et procédures. Les membres du comité auraient été choisis en fonction de leur disponibilité, de l’absence de tout soupçon de partialité et de leur respectabilité en tant qu’aînés de la collectivité. L’avis des motions a été rendu public.

[14]  Le 2 août 2017, le comité a envoyé à chaque demandeur une lettre décrivant la procédure qu’il entendait suivre. Cette dernière a été décrite comme suit :

  • chaque demandeur peut répondre par écrit à toute lettre contestant son admissibilité avant la date limite indiquée, en prenant soin de joindre toute pièce justificative et d’indiquer ses coordonnées;
  • un entretien avec chaque demandeur sera mené par le comité à un moment et à un endroit donnés, sans que la présence d’aucune autre personne soit autorisée, sauf si le demandeur ne peut se libérer pour l’entretien, auquel cas le comité se fiera uniquement aux observations écrites;
  • en l’absence d’observations reçues de la part d’un demandeur, la décision d’admissibilité sera prise uniquement en fonction des renseignements contenus dans la lettre de contestation;
  • la décision et les motifs de la décision prise par le comité seront envoyés à chaque demandeur et publiés.

[15]  L’avocate des demandeurs et l’avocat de la NCSL ont échangé des courriels les 3 et 4 août 2017 au sujet des entretiens en personne. L’avocate des demandeurs souhaitait être présente aux entretiens, mais l’avocat de la NCSL lui a expliqué qu’en vertu du processus adopté par le comité, elle n’y était pas autorisée et que l’avocat de la NCSL ne serait pas non plus présent.

[16]  Une téléconférence de gestion de l’instance a eu lieu le 17 août 2017 au sujet de la présence d’un avocat aux entretiens. Les demandeurs ont également allégué un parti pris de la part du comité. La NCSL soutient que le juge Lafrenière aurait dit à l’avocate des demandeurs qu’elle avait demandé un contrôle judiciaire sans déposer de demande en bonne et due forme et que l’appel avait été conclu parce que rien ne permettait à la Cour d’émettre des directives ou des ordonnances.

[17]  Le 18 août 2017, les demandeurs ont déposé leur demande de contrôle judiciaire, dans laquelle ils ont notamment demandé :

  • une ordonnance de révocation du comité pour partialité;
  • une ordonnance de dissolution du comité pour manque d’équité procédurale;
  • une ordonnance de dissolution du comité pour défaut de conformité à la décision de la juge McVeigh dans le jugement Saddle Lake;
  • une ordonnance déclarant un manquement à l’accord intervenu entre les demandeurs et la NCSL concernant la procédure à appliquer par le comité;
  • une ordonnance de nouvelle élection;
  • une ordonnance de nomination d’un nouveau directeur des élections indépendant et compétent.

[18]  Entre-temps, le comité n’a reçu aucune réponse écrite de la part des demandeurs avant la date limite indiquée, et aucun demandeur ne s’est présenté à un entretien. Le comité a rédigé une lettre destinée à l’avocate des demandeurs en vue d’une rencontre entre les demandeurs et le comité. Le comité n’a reçu aucune réponse.

[19]  Le 31 août 2017, le comité a rendu sa décision. Il a conclu qu’Eric Shirt était admissible à se présenter à l’élection de juin 2016, mais que ce n’était pas le cas des autres demandeurs. Les motifs de la décision n’expliquent pas la raison de ces conclusions. Les motifs de la décision indiquent toutefois que :

  • chaque demandeur a reçu une lettre le convoquant en entretien et lui demandant des documents justificatifs. Ces lettres sont restées sans réponse, mais le comité a eu vent d’allégations de partialité;
  • le comité a examiné les documents fournis par Norma Large, notamment les dossiers de la Cour fédérale, les affidavits et les contre-interrogatoires d’Eric Shirt et de Shannon Houle, le Règlement et le processus de réexamen ainsi que le procès-verbal de la plus récente assemblée des membres;
  • le Règlement contenait des irrégularités et entravait le processus de sélection de représentants compétents;
  • l’élection de juin 2016 n’a pas été menée conformément aux lois et aux coutumes tribales de la NCSL.

[20]  Bien que le comité ait déclaré n’avoir reçu aucune réponse de la part des demandeurs, ces derniers allèguent que deux membres du comité ont rencontré séparément Eric Shirt au cours du mois d’août avant de rendre leur décision.

[21]  Le 5 octobre 2017, la NCSL a déposé sa demande de contrôle judiciaire, dans laquelle elle demandait l’annulation, par voie d’ordonnance, de la décision du comité.

[22]  La NCSL soutient que la demande de contrôle judiciaire des demandeurs était prématurée, parce qu’elle a été déposée avant que la décision du comité ne soit rendue.

[23]  Je conviens qu’en l’absence de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux avant que la procédure administrative ait suivi son cours (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], au par. 31). Des préoccupations concernant l’équité ou la partialité procédurale, l’existence d’un important point en litige de nature juridique ou constitutionnelle ou le fait que les parties ont consenti à recourir rapidement aux tribunaux ne sont pas des circonstances exceptionnelles, du moment que la procédure permet de soulever les questions en cause et d’accorder des réparations efficaces (CB Powell, au par. 33).

[24]  Cependant, une fois que le comité a rendu sa décision finale, la NCSL a déposé sa propre demande de contrôle judiciaire, dans laquelle elle soutenait que la décision du comité était déraisonnable et devrait être annulée. En réponse à cette demande, les demandeurs ont présenté les mêmes observations écrites qu’ils avaient soumises dans leur demande initiale.

[25]  Par conséquent, les observations écrites des demandeurs sont dûment présentées à la Cour et seront prises en considération, mais la seule réparation que notre Cour peut accorder est celle que réclame la NCSL dans sa demande de contrôle judiciaire. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs dans le dossier T-1298-17 est rejetée.

III.  Les questions en cause

[26]  Les questions soulevées sont les suivantes :

  1. Notre Cour a-t-elle compétence sur la NCSL?
  2. Les demandeurs ont-ils bénéficié de l’équité procédurale?
  3. La décision du comité était-elle raisonnable?
  1. Quelle est la réparation appropriée?

IV.  Norme de contrôle

[27]  La norme de contrôle applicable aux questions relatives à l’équité procédurale est la norme de la décision correcte. La décision du comité concernant l’admissibilité des demandeurs peut faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

V.  Analyse

A.  La Cour a-t-elle compétence sur la NCSL?

[28]  La NCSL soulève la question de savoir si elle est un « office fédéral » au sens des articles 2, 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. En effet, la bande de Saddle Lake, et non la NCSL, est reconnue en tant que « bande » au sens de la Loi sur les Indiens.

[29]  La Cour a constamment maintenu ses pouvoirs de surveillance sur les élections de bande tenues selon la coutume (Ratt c. Matchewan, 2010 CF 160 [Matchewan], au par. 105). De plus, comme la Cour l’a déclaré au paragraphe 106 du jugement Matchewan :

En conséquence, peu importe que le processus de sélection se déroule dans le cadre d’un scrutin tenu conformément à la Loi sur les Indiens ou qu’il ait lieu selon la coutume, la Cour fédérale a un pouvoir de contrôle sur le processus et sur les organes tels que les présidents d’élections, les comités d’appel et les conseils des aînés qui prétendent exercer un pouvoir relativement à ce processus.

[30]  Par conséquent, je conclus que la Cour a compétence en la matière.

B.  Les demandeurs ont-ils bénéficié de l’équité procédurale?

[31]  Les demandeurs soulèvent trois questions relativement à l’équité procédurale. Premièrement, ils prétendent qu’ils n’avaient aucun moyen de savoir quels documents avaient été déposés devant le comité. Deuxièmement, ils soutiennent que leur avocate n’a pas été autorisée à assister aux entretiens. Enfin, ils allèguent une crainte raisonnable de partialité parce que Norma Large et Finlay Moses ont déterminé quelles personnes formeraient le comité et ont ensuite fourni des documents et des directives au comité.

[32]  J’estime qu’il y a eu équité procédurale sur ces trois plans. Tout d’abord, les demandeurs ont reçu les lettres contestant leur admissibilité à se présenter aux élections. De plus, ils ont eu l’occasion de présenter des observations écrites, de fournir des documents justificatifs et de participer à un entretien en personne. Ces procédures satisfont aux exigences en matière de préavis et de possibilité de présenter des observations, procédures que la juge McVeigh avait jugées insuffisantes dans le processus initial (Saddle Lake, au par. 65). Ce sont les demandeurs qui ont décidé de ne pas se prévaloir des procédures mises à leur disposition.

[33]  Deuxièmement, le fait d’interdire à l’avocate des demandeurs de se présenter aux entretiens ne relève pas d’un manquement à l’équité procédurale. Aucune entente entre les parties ni exigence contenue dans l’ordonnance du juge Lafrenière ne prévoyait la présence des avocats aux entretiens. Une motion du chef et du conseil de la NCSL, dont l’avis a été rendu public, autorisait le comité à établir ses propres procédures. Le comité a décidé, et en a avisé les demandeurs bien à l’avance, que seuls les membres du comité et un demandeur pourraient être présents à chacun des entretiens. De plus, rien n’empêchait les avocats de préparer les demandeurs avant les entretiens ou de les aider à rédiger leurs observations écrites.

[34]  J’estime en outre qu’il n’y a pas de crainte raisonnable de partialité. Bien que Norma Large et Finlay Moses aient des liens avec le chef et le conseil de la NCSL, ainsi qu’avec les lettres de contestation, rien n’indique qu’ils aient indûment influencé la décision du comité. Ils ont été priés de seconder le comité, mais c’est le comité qui a pris la décision finale concernant l’admissibilité. Comme l’a souligné la Cour au paragraphe 75 du jugement Sparvier, 1993 CarswellNat 808 (WL) (CF) [Sparvier] :

Si on devait appliquer rigoureusement le critère de la crainte raisonnable de partialité, la légitimité des membres d'organismes décisionnels comme le tribunal d'appel, dans les bandes peu nombreuses, serait constamment contestée pour des motifs de partialité découlant des liens de parenté qu'un membre de l'organisme décisionnel avait avec l'un ou l'autre des candidats éventuels. Une application aussi rigoureuse des principes relatifs à la crainte de partialité risque de mener à des situations où le processus électoral serait constamment menacé par de telles allégations. Comme l'a affirmé l'avocat des intimés, une telle paralysie de la procédure pourrait compromettre l'élection autonome des gouvernements de bandes.

[35]  Bien que l’absence de justification de la décision du comité puisse indiquer un problème quant au caractère raisonnable de sa décision, il n’y a tout simplement pas assez d’éléments de preuve pour étayer les allégations de partialité des demandeurs.

C.  La décision du comité était-elle raisonnable?

[36]  La NCSL soutient que la décision du comité était déraisonnable parce que ses motifs de décision ne contiennent aucun renseignement ni preuve concrète indiquant comment et pourquoi le comité a tiré ses conclusions. De plus, elle soutient que le comité a outrepassé sa compétence en rendant des décisions concernant la tenue des élections de juin 2016.

[37]  Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, au par. 47).

[38]  Les motifs d’un décideur ne doivent pas nécessairement aborder ou examiner chaque argument ou chaque point soulevé et, dans certaines situations, la Cour peut « compléter » en tenant compte des motifs qui « auraient pu être donnés à l’appui » d’une décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au par. 12; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, au par. 54).

[39]  Toutefois, les motifs du décideur devraient permettre à l’instance révisionnelle de comprendre pourquoi une décision a été prise et de déterminer si la conclusion se situe dans la fourchette des issues acceptables, ce qui n’est pas le cas ici.

[40]  Les motifs invoqués par le comité ne permettent pas de déterminer le fondement de sa décision. Le comité avait une seule tâche : déterminer si les demandeurs satisfaisaient aux critères d’admissibilité énoncés dans le Règlement. Ce dernier prévoit qu’une personne dont la candidature est proposée ne peut :

  • être un fonctionnaire;
  • s’absenter, à moins d’avoir fourni par écrit l’acceptation de sa mise en candidature;
  • vivre en union de fait;
  • être domiciliée à l’extérieur de la réserve, à moins que son foyer ou son lieu de résidence principal se trouve dans la réserve et que cette personne travaille à l’extérieur de la réserve;
  • avoir été déclarée coupable d’une infraction prévue au Code criminel, LRC (1985), ch. C-46);
  • avoir moins de 21 ans au moment de sa mise en candidature.

[41]  Les motifs du comité ne font pas référence à ces exigences, ne précisent pas si chacun des demandeurs satisfaisait ou non à l’une ou l’autre de ces exigences et ne donnent pas d’information sur la façon dont chaque demandeur a satisfait ou n’a pas satisfait à l’une ou l’autre de ces exigences et, le cas échéant, pour quelles raisons.

[42]  Par conséquent, la décision du comité ne s’avère ni justifiée, ni transparente, ni intelligible, et il est impossible pour la Cour de déterminer si l’issue peut se justifier au regard des faits et du droit.

[43]  De plus, je conviens avec la NCSL que le comité a outrepassé sa compétence en concluant que les élections de juin 2016 n’ont pas été tenues conformément aux lois et aux coutumes tribales. L’avis de motion du conseil de bande daté du 26 juillet 2017 indique que le comité est autorisé à [traduction] « examiner et déterminer de nouveau si les [demandeurs] étaient, au 1er juin 2016, admissibles à titre de candidats » aux élections de juin 2016. Le comité a également indiqué dans ses motifs que son mandat consistait à [traduction] « [d]éterminer l’admissibilité de quatre membres de la collectivité qui se disputaient le pouvoir aux élections de juin 2016. »

[44]  Cependant, puisque j’ai déjà conclu que la décision du comité était déraisonnable, cette question de compétence n’est pas déterminante.

D.  Quelle est la réparation appropriée?

[45]  La NCSL soutient que la décision du comité devrait être annulée et que la question devrait être renvoyée au comité pour réexamen.

[46]  Je suis d’accord. Comme l’a conclu la juge McVeigh, le doute subsiste quant à l’intégrité du processus électoral suivi en juin 2016, et l’admissibilité des demandeurs doit être dûment déterminée. Si l’un des demandeurs est jugé admissible, une nouvelle élection doit alors être tenue.

[47]  Le comité doit réexaminer l’admissibilité, fournir aux demandeurs les lettres contestant leur admissibilité, permettre à ces derniers de présenter des observations écrites, puis donner à chaque demandeur un préavis d’entretien raisonnable. Le comité doit alors fournir des motifs suffisants et une justification à l’appui de sa décision finale.

[48]  À l’audience, l’avocate des demandeurs a souligné que la procédure de réexamen devait avoir lieu le plus tôt possible, étant donné que le chef et le conseil de la NCSL continuaient de représenter la NCSL, et ce, bien que la légitimité des élections de juin 2016 ait été mise en doute. Je suis d’accord. Je constate par ailleurs que les demandeurs ont dû auparavant obtenir une ordonnance de la Cour pour s’assurer que la procédure de réexamen initial se déroule en temps opportun. Pour ces motifs, je conclus que le comité doit mener à bien son processus et aviser les demandeurs de sa décision dans les deux mois suivant la date de la présente décision.


JUGEMENT dans les dossiers T-1298-17 et T-1522-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier T-1298-17 est prématurée et elle est donc rejetée;

  2. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier T-1522-17 est accueillie. L’affaire est renvoyée au comité pour qu’elle soit réexaminée. Le comité doit réexaminer l’admissibilité, fournir aux demandeurs les lettres contestant leur admissibilité, permettre à ces derniers de présenter des observations écrites, offrir la possibilité à chaque demandeur de se présenter à un entretien sur préavis raisonnable, puis fournir des motifs et des justifications suffisants à l’appui de sa décision finale. Le comité doit mener à bien ce processus et aviser les demandeurs de sa décision dans les deux mois suivant la date de la présente décision.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1298-17

 

INTITULÉ :

ERIC SHIRT ET AUTRES c. NATION CRIE DE SADDLE LAKE

 

DOSSIER :

T-1522-17

 

INTITULÉ :

CHEF ET CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE ET AUTRES c ERIC SHIRT ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AVRIL 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2018

 

COMPARUTIONS

Priscilla Kennedy

POUR LES DEMANDEURS AU DOSSIER T-1298-17/

POUR LES DÉFENDEURS AU DOSSIER T-1522-17

Brooke Barrett

Lee Carter

POUR LES DEMANDEURS AU DOSSIER T-1298-17/

POUR LES DÉFENDEURS AU DOSSIER T-1522-17

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DLA PIPER (CANADA) LLP

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS AU DOSSIER T-1298-17/

POUR LES DÉFENDEURS AU DOSSIER T-1522-17

Rae and Company

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS AU DOSSIER T-1298-17/

POUR LES DÉFENDEURS AU DOSSIER T-1522-17

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.