Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180524


Dossier : IMM-4517-17

Référence : 2018 CF 536

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ZENGGUI LI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un citoyen de la Chine qui est arrivé à Toronto le 13 juin 2017. Peu de temps après son arrivée au Canada, il a présenté une demande d’asile au motif qu’il était recherché par le Bureau de la sécurité publique chinois à la suite d’une manifestation motivée par la décision du gouvernement d’exproprier ses terres et celles d’autres personnes, pour construire un moulin à papier et d’autres usines. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a entendu la demande d’asile du demandeur le 12 septembre 2017. À la conclusion de l’audience ce jour-là, la SPR a rejeté la demande d’asile en raison du manque de crédibilité du demandeur et de l’absence de documents corroborants. Le demandeur a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Il demande à la Cour d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire pour réexamen par un autre commissaire de la SPR.

I.  Résumé des faits

[2]  Le demandeur affirme avoir été informé en août 2016 à l’occasion d’une réunion du gouvernement local que ses terres et celles d’autres fermiers seraient expropriées. Les fonctionnaires du gouvernement ont avisé le demandeur qu’il devait quitter ses terres avant le 15 novembre 2016, et lui ont offert la somme de 60 000 yuan en guise de compensation. Parce qu’ils étaient d’avis que le montant offert en compensation était insuffisant, le demandeur et d’autres villageois ont manifesté à l’extérieur des bureaux du gouvernement du district le 11 octobre 2016. Après environ trois heures, les membres du Bureau de la sécurité publique (BSP) ont interrompu la manifestation, puis dispersé et arrêté plusieurs manifestants. Le demandeur s’est enfui avec un des leaders de la manifestation et est allé se cacher dans la maison d’un cousin dans un village voisin. Le demandeur a appris ce soir-là que des membres du BSP avaient fouillé sa maison et informé sa femme qu’il était accusé d’avoir entravé le travail de fonctionnaires, d’avoir participé à un rassemblement illégal, d’avoir aidé un représentant à échapper à son arrestation, et d’avoir nui à l’ordre social et à la réputation du gouvernement.

[3]  Le demandeur a alors décidé de quitter la Chine pour échapper au BSP. Il a pris des arrangements avec un passeur afin de préparer de faux documents qui lui permettraient de quitter la Chine. Après avoir tenté sans succès d’obtenir un visa américain, il a obtenu en février 2017 un visa canadien en donnant de faux renseignements. Le demandeur a voyagé directement de Beijing jusqu’à Toronto le 13 juin 2017; son passeport a été saisi par le passeur à son arrivée. Le demandeur affirme que les manifestants arrêtés n’avaient pas encore été relâchés et que ses terres avaient été expropriées à la fin novembre 2016.

II.  Décision de la SPR

[4]  Au début de l’audience de la SPR le 12 septembre 2017, lors de laquelle le demandeur s’est exprimé par l’intermédiaire d’un interprète mandarin et était représenté par une avocate, la SPR a indiqué que le tribunal devait se pencher sur des questions touchant l’identité et la crédibilité, et qu’après l’interrogatoire du demandeur, son avocate aurait l’occasion de présenter des observations de vive voix. La SPR a ensuite commencé à questionner le demandeur concernant ses pièces d’identité, ses documents de voyage, son adresse et sa terre agricole en Chine, son niveau de scolarité, et la chaîne des événements l’ayant amené à demander l’asile au Canada. Après l’interrogatoire du demandeur, l’échange suivant a eu lieu entre la SPR et l’avocate :

[traduction] COMMISSAIRE : […] Madame la conseil, avez-vous des questions?

CONSEIL POUR LE DEMANDEUR : Non, je n’ai pas de questions.

COMMISSAIRE : D’accord. Très bien. Vouliez-vous présenter des observations, madame la conseil?

CONSEIL POUR LE DEMANDEUR : Y a-t-il un point en particulier que vous aimeriez que j’aborde? [sic]

COMMISSAIRE : Non, il n’y a rien que je souhaiterais que vous abordiez en particulier.

CONSEIL POUR LE DEMANDEUR : D’accord. Alors, c’est parfait.

COMMISSAIRE : Très bien. Merci beaucoup.

[5]  Après cet échange, l’audience a été suspendue et à la reprise, la SPR a décidé de rendre sa décision de vive voix. La SPR a souligné que le demandeur n’avait pas produit son passeport ou sa carte d’identité de résident, puisqu’il affirmait que les deux documents avaient été confisqués par le passeur. La SPR a de plus souligné un écart de deux ans entre la date de naissance du demandeur inscrite dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) et celle sur son certificat de mariage. La SPR n’a pas cru que le passeur avait pris sa carte d’identité de résident puisque son formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) indiquait que le passeur avait uniquement saisi son passeport. Questionné à ce sujet, le demandeur a répondu qu’il n’avait pas fait mention de sa carte d’identité de résident dans son formulaire FDA parce qu’il n’en avait pas parlé avec son avocate. Comme le demandeur était représenté par une avocate et qu’il était peu probable que cette dernière ait omis d’examiner un point aussi essentiel, la SPR n’a pas cru l’explication du demandeur et a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité. Toutefois, compte tenu des notes versées au SMGC et du témoignage du demandeur, la SPR a reconnu l’identité personnelle du demandeur et admis qu’il était un citoyen de la Chine.

[6]  Après avoir tiré cette conclusion, la SPR a répété que la principale question en l’espèce concernait la crédibilité et, plus précisément, les documents corroborants. La SPR a souligné que le demandeur n’avait fourni aucun document prouvant son voyage vers le Canada. Le demandeur a affirmé que les autorités canadiennes avaient pris son itinéraire de vol et qu’il avait laissé son billet d’avion à la maison. En réponse, la SPR a affirmé que le demandeur avait la responsabilité d’avoir avec lui ses documents de voyage, et a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité. La SPR a tiré une autre inférence défavorable quant à la crédibilité, parce que le demandeur ne pouvait se rappeler le nom de sa rue après y avoir vécu pendant 20 ans. Quant à l’absence de documents montrant que le demandeur était propriétaire de la terre de son père, la SPR n’a pas cru son explication selon laquelle son père était décédé avant d’avoir pu lui fournir ces documents. En ce qui concerne les trois photographies fournies par le demandeur et montrant supposément la terre en question, la SPR a estimé qu’il n’y avait aucun moyen de savoir que ces photographies montraient la terre du demandeur et, quoi qu’il en soit, elles ne montraient pas qu’il en était le propriétaire ou qu’il y avait un verger sur la terre comme l’affirmait le demandeur. La SPR a tiré une inférence négative quant à la crédibilité à l’égard de cette question.

[7]  En ce qui a trait à l’absence de documents montrant que le demandeur avait loué une terre du gouvernement en 1994, la SPR n’a pas cru l’explication du demandeur selon laquelle il était analphabète et ne savait pas comment envoyer le bail. La SPR s’est penchée sur un écart dans le témoignage du demandeur quant à la question de savoir s’il avait deux ou cinq années de scolarité, et n’a pas cru son explication que trois de ces années avaient été passées à la maternelle. La SPR a remarqué que le demandeur parlait le mandarin, plutôt qu’un dialecte, ce qui est un signe d’instruction, et qu’il savait comment se rendre au Canada, présenter une demande d’asile, retenir les services d’un avocat, et qu’il n’avait aucune difficulté à communiquer avec l’interprète. La SPR n’a pas cru l’explication du demandeur selon laquelle sa famille n’avait pas envoyé de renouvellement de bail en 2004 parce qu’ils étaient tous occupés à négocier avec le BSP, et a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité.

[8]  La SPR s’est ensuite penchée sur l’absence de documents officiels montrant que la terre du demandeur avait été expropriée. Comme le formulaire FDA du demandeur indiquait qu’un avis lui avait été fourni par écrit, et que le demandeur a témoigné qu’un avis lui avait été remis de vive voix lors d’une réunion du gouvernement local, la SPR a tiré une autre inférence défavorable quant à la crédibilité. La SPR a également tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité parce que le demandeur n’a fourni aucun document d’évaluation pour corroborer son sentiment que sa terre valait plus de 60 000 yuan. La SPR a souligné que le hukou (carte de résident) fourni par le demandeur laissait croire qu’il était un ouvrier agricole plutôt qu’un propriétaire terrien, et a conclu qu’un reçu pour un engrais présenté par le demandeur ne prouvait pas qu’il était le propriétaire, ni que le gouvernement voulait sa terre, puisqu’il aurait pu avoir acheté l’engrais pour son patron.

[9]  La SPR a conclu, en raison de ces nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité, que le demandeur n’était pas recherché par le BSP et qu’il n’y avait aucune demande d’asile sur place à examiner, parce qu’il n’avait participé à aucune activité au Canada qui le mettrait en danger en Chine. Après avoir examiné un guide jurisprudentiel (décision TB6-11632) (guide jurisprudentiel), lequel affirme qu’il n’est pas plausible qu’un citoyen chinois recherché par le BSP puisse sortir de Chine en utilisant son propre passeport, la SPR a affirmé dans la version écrite de sa décision rendue de vive voix :

Par conséquent, il n’y a aucun élément de preuve qui permettrait au tribunal de tirer une conclusion favorable au demandeur d’asile et, par conséquent, sa demande d’asile est rejetée au titre des articles 96 et 97; il en va de même pour la question de la demande d’asile sur place dont il a été question ci-dessus. Pour éviter toute confusion, le tribunal conclut à l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile au titre du paragraphe 107(2) de la LIPR.

[10]  Après que le tribunal eut rendu cette décision, l’échange suivant a eu lieu entre la conseil du demandeur et la SPR :

[traduction] CONSEIL : Bien, je veux seulement dire que je suis plutôt stupéfaite par le fait que le tribunal rende une décision défavorable à ce stade-ci après avoir mentionné à la conseil qu’il n’y avait aucune question qu’il souhaitait examiner [...] non seulement en ce qui concerne les questions de crédibilité, mais également en ce qui concerne particulièrement des éléments comme le guide jurisprudentiel qui n’ont pas été soulevés en tant que question [au début] de l’audience ou dans le cadre de l’une ou l’autre des questions... et je dois faire en sorte que ce soit consigné dans le dossier parce que je crois qu’il y a des problèmes en ce qui concerne la justice naturelle et l’équité procédurale. Merci.

COMMISSAIRE : […] le tribunal soulignerait qu’il incombe au demandeur d’asile de prouver le bien-fondé de son affaire. Ce point est souvent mal compris par les conseils qui plaident devant le présent tribunal administratif. Le demandeur d’asile doit s’acquitter du fardeau de démontrer le bien-fondé de son affaire au moyen de documents acceptables, de témoignages et d’autres preuves acceptables pour la Commission.

Il n’appartient pas au tribunal de dire au demandeur d’asile comment il doit prouver le bien-fondé de son affaire ou de lui dire en quoi doivent consister les observations. Le tribunal n’avait pas besoin de renseignements de la part de la conseil en ce qui concerne les questions à trancher et, par conséquent, il n’a pas demandé de clarification.

L’avocate du demandeur d’asile, en tant que sa représentante, doit faire en sorte que le tribunal dispose de tous les éléments de preuve dont il a besoin pour tirer une conclusion et qu’il soit mis adéquatement au courant de tous les points qui doivent être examinés comme les lois et la législation qui s’appliquent de même que la façon dont elle voit la question de la crédibilité. Merci.

III.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[11]  La norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité est celle de la décision raisonnable et le juge des faits doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de sa position avantageuse (Cambara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1019, au paragraphe 13, 286 ACWS (3d) 531; Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CAF)). La norme de la décision raisonnable charge la Cour de la révision d’une décision administrative quant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et elle doit déterminer « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Les motifs répondent aux critères établis « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708). De plus, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable », et il n’entre pas « dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59, 61, [2009] 1 RCS 339 [Khosa].

[12]  La norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Khosa, au paragraphe 43. La Cour doit s’assurer que la démarche empruntée pour examiner la décision faisant l’objet du contrôle a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3). Le cadre analytique n’est pas tant la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable, mais plutôt une question d’équité. Autrement dit, un choix procédural qui est inéquitable n’est ni raisonnable ni correct, tandis qu’un choix procédural équitable sera toujours à la fois raisonnable et correct. Par conséquent, [traduction] « même si la terminologie employée peut sembler étrange, “la norme de la décision correcte reflète mieux cet exercice de révision”, même si, à vrai dire, aucune norme de révision n’est appliquée » (Canadian Pacific Railway Company v Canada (Attorney General), 2018 FCA 69, au paragraphe 54, [2018] FCJ No 382). Toutefois, une cour de révision accordera une attention respectueuse aux choix procéduraux d’un tribunal et elle n’interviendra que lorsque ces choix sortent des limites de la justice naturelle (Bataa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 401, au paragraphe 3, [2018] ACF no 403).

B.  Est-ce que la SPR a manqué à l’équité procédurale en rendant une décision défavorable sans entendre les observations de la conseil?

[13]  Le demandeur affirme que la SPR a manqué à l’équité procédurale en rendant une décision défavorable sans entendre les observations de sa conseil. Selon le demandeur, sa conseil s’est appuyée sur son expérience de plus de 20 années, et a cru que si un commissaire avait des questions en suspens, il indiquerait qu’il n’avait pas besoin d’entendre d’observations sur une question en particulier ou que toutes les questions demeuraient en suspens, et que les commissaires de la SPR indiquent en général ne pas vouloir entendre d’observations sur un point en particulier lorsqu’ils entendent rendre une décision favorable. De l’avis du demandeur, l’indication du commissaire selon laquelle il n’avait pas besoin d’observations sur aucun point en particulier équivalait à une tentative délibérée de tromper sa conseil et de permettre que l’affaire soit décidée en l’absence d’observations, ou au défaut de s’assurer que l’audience était menée conformément aux principes de justice naturelle.

[14]  Le demandeur affirme que les commissaires de la SPR doivent rigoureusement adhérer aux principes d’équité et de transparence pour le déroulement des audiences. En l’espèce, le demandeur maintient que les faits prouvent clairement que le commissaire était bien conscient que sa conseil avait mal compris la réponse à sa question quant à savoir s’il y avait un point en particulier qu’il souhaitait que la conseil aborde et que, par conséquent, on a enfreint son droit de connaître la preuve qui pesait contre lui et d’avoir la possibilité de se défendre. Le demandeur s’appuie sur la décision Gracielome v Canada (Citizenship and Immigration), [1989] FCJ No 463, 18 ACWS (3d) 340, et sur les autres qui s’en sont inspirées, pour appuyer sa proposition selon laquelle un commissaire de la SPR qui tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité doit d’abord en informer le demandeur et lui offrir la chance d’expliquer l’incohérence.

[15]  Selon le défendeur, il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale et il est manifeste d’après l’examen du contexte entourant la présente affaire, que le demandeur et sa conseil auraient dû savoir que la crédibilité était un enjeu. Le défendeur affirme que la crédibilité est un enjeu dans toutes les demandes d’asile. Le défendeur souligne que la SPR a affirmé au début de l’audience que la crédibilité serait un enjeu, et qu’après l’interrogatoire du demandeur, sa conseil aurait la possibilité de présenter ses observations. De l’avis du défendeur, la nature des questions de la SPR indiquait clairement que la crédibilité était un enjeu.

[16]  Le défendeur maintient que la SPR a offert à la conseil du demandeur une occasion de présenter des observations, et que la conseil du demandeur a décliné l’offre, après que le commissaire eut indiqué qu’il ne souhaitait pas obtenir d’observations sur un point en particulier. Dans de telles circonstances, le défendeur affirme qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, pas plus que dans le fait que le commissaire de la SPR ait omis de répéter à la fin de l’audience que la crédibilité constituait un enjeu. Selon le défendeur, compte tenu des décisions Tesema c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 613, aux paragraphes 15 et 16, 411 FTR 267 [Tesema], et Ge c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 890, aux paragraphes 23 à 25, 160 ACWS (3d) 857, la SPR n’est pas tenue d’indiquer explicitement que le témoignage d’un demandeur soulève des doutes quant à sa crédibilité. Quoi qu’il en soit, le défendeur affirme que la SPR a explicitement indiqué que la crédibilité était un enjeu et la nature des questions de la SPR renforçait cette idée.

[17]  À mon avis, les arguments du demandeur selon lesquels il y a eu manquement à l’équité procédurale trouvent leur réponse dans la décision Tesema, où la Cour a conclu ce qui suit :

[14]  Pour alléguer qu’on ne lui a pas permis de répondre aux doutes concernant sa crédibilité, la demanderesse fait valoir que la Commission a estimé qu’elle n’avait présenté, au sujet de ses convictions politiques, aucune preuve crédible démontrant que celles-ci étaient effectivement de nature à justifier une demande d’asile au titre de l’article 96 de la Loi. Les arguments avancés par la demanderesse sur ce point allèguent moins une violation de l’équité procédurale qu’ils ne reprochent à la Commission de ne pas lui avoir fourni l’occasion de répondre aux doutes que lui inspirait sa crédibilité.

[15]  Selon moi, les arguments avancés par la demanderesse à cet égard ne sont pas fondés. Il est de droit constant que c’est au demandeur qui sollicite l’asile, soit en tant que réfugié au sens de la Convention, soit en tant que personne à protéger, qu’il appartient d’établir le bien-fondé de sa cause; voir Kovacs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 2 FCR 455, au paragraphe 33.

[16]  Or, en l’occurrence, la demanderesse a pu se faire entendre. Elle a pu faire valoir ses arguments. La Commission n’était, à l’audience, aucunement tenue, de lui dire qu’elle éprouvait des doutes quant à sa crédibilité. L’argument avancé sur ce point doit donc être rejeté.

[18]  En l’espèce, la SPR a explicitement informé la conseil du demandeur que la crédibilité était un enjeu, et a offert à la conseil l’occasion de présenter des observations après l’interrogatoire du demandeur. À mon avis, compte tenu de l’absence de tout élément de preuve objectif ou corroborant pour appuyer la demande d’asile du demandeur, l’absence des observations de la conseil du demandeur n’aurait fait aucune différence dans l’issue de l’affaire.

[19]  Quant à l’argument du demandeur selon lequel la SPR doit soulever toute incohérence avec le demandeur et lui offrir une chance de répondre, en l’espèce, le dossier montre clairement que c’est précisément ce qu’a fait la SPR. La présente affaire diffère de la décision Ananda Kumara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1172, au paragraphe 3, 195 ACWS (3d) 223, dans laquelle le commissaire de la SPR « a attendu que l’audience prenne fin, puis il a relevé d’apparentes contradictions et les a utilisées pour discréditer la demande des demandeurs ». En l’espèce, chaque incohérence, y compris les documents d’identité manquant du demandeur, son itinéraire de voyage, son adresse en Chine, l’absence d’éléments de preuve documentaires montrant qu’il est propriétaire de la terre, son analphabétisme, l’absence de documents concernant l’expropriation ou d’éléments prouvant la valeur de la terre, ou son occupation, et ses difficultés avec le BSP, a été soumise au demandeur. Il incombait au demandeur de convaincre la SPR qu’il existait une explication raisonnable justifiant ces incohérences et l’absence de documents corroborants, et il ne l’a pas fait.

C.  La décision de la SPR était-elle raisonnable?

[20]  Selon le demandeur, la SPR a appliqué de façon déraisonnable le guide jurisprudentiel sans tenir compte des faits précis de l’affaire et sans indiquer pourquoi il s’appliquait aux faits précis en l’espèce. Le demandeur souligne que les textes jurisprudentiels sont contradictoires quant à la question de savoir s’il est plausible qu’une personne recherchée par les autorités chinoises puisse quitter la Chine avec son propre passeport. Selon le demandeur, la décision de la SPR était déraisonnable pour les motifs suivants : elle n’indiquait pas pourquoi l’explication du demandeur selon laquelle il avait laissé ses documents de voyage à la maison n’avait pas été retenue; la SPR a fait preuve d’un excès de zèle en tirant une conclusion défavorable contre le demandeur sur la question de la propriété de la terre et en évaluant les photographies en fonction de ce qu’elles ne prouvaient pas, plutôt qu’en fonction de ce qu’elles prouvaient; la SPR a tiré une conclusion logique erronée selon laquelle le demandeur était analphabète; la SPR a tiré une inférence défavorable contre le demandeur parce qu’il avait oublié le nom de sa rue, tout en omettant le fait que le nom de la rue apparaissait dans le hukou du demandeur déposé en preuve; la SPR n’a pas expliqué pourquoi l’explication du demandeur concernant la manière avec laquelle il a été avisé de l’expropriation était insuffisante; la SPR a tiré une inférence défavorable concernant l’absence de documents d’évaluation de la terre, malgré les éléments de preuve sur les conditions dans le pays montrant que les compensations inéquitables versées pour des terres expropriées sont répandues en Chine.

[21]  Selon le demandeur, la SPR a mal interprété et mal utilisé le critère permettant de tirer une conclusion d’« absence de minimum de fondement », malgré les documents à l’appui fournis par le demandeur et un témoignage détaillé, non contesté, contrairement à la décision Rahaman c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CAF 89, aux paragraphes 27 à 30, [2002] ACF no 302 [Rahaman]. De l’avis du demandeur, la SPR a confondu la question de la crédibilité avec la question d’« absence de minimum de fondement » et a tiré une telle conclusion malgré le témoignage fiable et crédible du demandeur, et malgré les photographies de sa propriété et les reçus pour de l’engrais, qui ne semblaient pas frauduleux et auraient pu mener à une décision favorable. Le demandeur souligne le seuil élevé relatif aux décisions pour « absence de minimum de fondement », affirmant que les conclusions défavorables quant à la crédibilité d’un demandeur ne mènent pas automatiquement à une conclusion d’« absence de minimum de fondement » et que la SPR ne doit pas tirer une telle conclusion quand une preuve objective a été déposée, et qu’elle pourrait appuyer une décision favorable. Le demandeur affirme que son témoignage a été rejeté uniquement en raison d’incohérences sur des questions corollaires, et que les éléments de preuve documentaire qu’il a déposés n’ont pas été contestés et qu’on n’a pas jugé qu’ils manquaient de crédibilité.

[22]  Selon le défendeur, le demandeur a été incapable de fournir un seul document pour étayer ses allégations selon lesquelles il était un propriétaire en Chine, que sa terre avait été expropriée, ou qu’il était recherché par le BSP pour quelque raison que ce soit. Le défendeur souligne que la question de la crédibilité est au cœur de l’expertise de la SPR, et compte tenu des nombreuses questions touchant à la crédibilité et des problèmes avec la fiabilité de la preuve, la SPR a conclu de manière raisonnable que la demande d’asile du demandeur n’avait pas un minium de fondement. Quant aux arguments du demandeur concernant les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, le défendeur affirme que les arguments du demandeur équivalent à des « explications présentées après le fait » ou à d’autres interprétations de son témoignage, ce qui ne prouve pas une erreur susceptible de révision.

[23]  Je suis d’accord avec le demandeur que la barre est placée très haut lorsqu’il s’agit de tirer une conclusion d’« absence de minimum de fondement » concernant une demande d’asile. Comme la Cour l’a indiqué dans la décision Tsikaradze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 230, 277 ACWS (3d) 614 [Tsikaradze] :

[19]  [...] Avant d’arriver à une conclusion d’absence de minimum de fondement, la SPR doit examiner s’il existe quelque élément que ce soit de preuve documentaire crédible ou digne de foi qui soit susceptible d’étayer les allégations du demandeur (voir : Eze, au paragraphe 26). En outre, la SPR peut seulement en arriver à la conclusion d’absence d’un minimum de fondement de la demande en application du paragraphe 107(2) de la LIPR où « le seul élément de preuve dont dispose la SPR est le témoignage du demandeur »; par conséquent, si un demandeur a déposé auprès de la SPR des éléments de preuve crédibles et indépendants permettant d’étayer la demande, « alors sa demande d’asile aura un “minimum de fondement” même si le témoignage du demandeur est déclaré non crédible » (voir Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, aux paragraphes 16 et 17, [2015] A.C.F. no 1191).

[20]  La conclusion se [sic] laquelle la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles n’entraîne pas automatiquement une conclusion d’« absence d’un minimum de fondement » (voir : Foyet c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), [2000] A.C.F. no 1591, aux paragraphes 23 à 26, 187 F.T.R. 181 (CF)). Le seuil pour en arriver à une conclusion d’absence d’un minimum de fondement est élevé parce qu’il exclut la possibilité d’un appel à la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR en application de l’alinéa 110(2)c) de la LIPR. Les demandeurs qui sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision bénéficient d’un sursis automatique en application de l’article 231 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, en sa version modifiée, sauf s’ils sont originaires de pays désignés en application du paragraphe 109.1(1) de la LIPR. La SPR doit prendre en considération la preuve documentaire avant de conclure à l’absence de minimum de fondement à l’égard d’une demande d’asile. Tel qu’il a été noté dans Behary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 794, au paragraphe 53, 483 F.T.R. 252 : « Ce n’est que s’il n’y a aucun élément de preuve documentaire indépendant ou crédible ou que si ces éléments de preuve ne permettent pas de rendre une décision favorable que la SPR peut tirer une telle conclusion ».

[24]  Dans la décision Tsikaradze, la SPR a commis une erreur en confondant ses conclusions quant à la crédibilité avec sa conclusion quant à l’« absence d’un minimum de fondement » et a omis de tenir compte de la preuve documentaire attestant de l’adhésion du demandeur à un parti politique et de rapports confirmant qu’il avait été agressé. En l’espèce, toutefois, la SPR a raisonnablement conclu que la preuve documentaire ne pouvait « étayer une reconnaissance du statut de réfugié » (Rahaman, au paragraphe 19). Cela contraste avec d’autres décisions comme Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, aux paragraphes 14 et 15, [2015] ACF no 1191, où la demanderesse avait déposé une citation à comparaître envoyée par le BSP local et une lettre attestant qu’elle faisait l’objet de persécution, ou encore Pournaminivas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, aux paragraphes 7 à 9, 258 ACWS (3d) 157, où on avait le témoignage irréfuté d’un témoin et une preuve sur les conditions dans le pays appuyant la persécution des homosexuels en Inde.

[25]  En l’espèce, le seuil à franchir pour que la SPR puisse conclure à l’« absence d’un minimum de fondement » à l’égard de la demande d’asile du demandeur l’a été, parce que le seul élément de preuve objectif déposé par le demandeur consistait en des documents d’identité indiquant qu’il est un ouvrier agricole, en un reçu pour de l’engrais, et en une série de photographies qui montraient une terre, mais n’offraient aucune indication qu’il s’agissait là de la terre du demandeur faisant l’objet d’une expropriation. Aucun de ces éléments de preuve ne suffit, même de loin, pour étayer une conclusion selon laquelle il est un réfugié ou une personne à protéger, parce qu’il est recherché par le BSP à la suite d’une manifestation motivée par la décision du gouvernement d’exproprier ses terres. À mon avis, contrairement aux arguments du demandeur selon lesquels la SPR a fait preuve d’un excès de zèle en évaluant les photographies en fonction de ce qu’elles ne prouvaient pas, plutôt qu’en fonction de ce qu’elles prouvaient, ces documents ne prouvent rien qui vienne étayer les aspects centraux de la demande d’asile du demandeur.

[26]  En bref, la conclusion de la SPR concernant une « absence de minimum de fondement », de même que sa décision dans son ensemble, étaient raisonnables.

IV.  Conclusion

[27]  Les motifs soulevés par la SPR pour rejeter la demande d’asile du demandeur sont transparents, intelligibles et justifiables et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est donc rejetée.

[28]  Comme aucune des parties n’a proposé de question à certifier d’importance générale, en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4517-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

Dossier : IMM-4517-17

 

INTITULÉ :

ZENGGUI LI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

John Gravel

 

Pour le demandeur

 

Kevin Doyle

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.