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Date : 20180723


Dossier : IMM-4691-17

Référence : 2018 CF 772

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

BANADOS SALOME DAUGDAUG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse est une citoyenne des Philippines qui est arrivée au Canada en 2007 à titre de travailleuse étrangère temporaire pour travailler dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants. Elle a présenté une première demande de résidence permanente deux ans plus tard, mais sa demande a été rejetée, car elle avait omis de fournir les résultats de l’examen médical de son fils, qui était resté aux Philippines lorsqu’elle était partie pour le Canada. Elle a demandé un réexamen de cette décision, mais sa demande a été rejetée en 2014. La demanderesse s’est ensuite engagée dans une union de fait au cours de laquelle elle a eu deux enfants, Ryker et Marissa, qui sont respectivement âgés de six et trois ans. En 2015, elle a présenté une nouvelle demande de résidence permanente, cette fois au titre de la catégorie du regroupement familial. Elle était parrainée par son conjoint de fait. Toutefois, son union de fait a pris fin en août 2016.

[2]  En novembre 2016, la demanderesse a de nouveau présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada en invoquant cette fois des motifs d’ordre humanitaire. Sa demande pour motifs d’ordre humanitaire a été rejetée le 25 octobre 2017 par une agente d’immigration supérieure (l’agente). Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.  La décision de l’agente

[3]  L’agente a tout d’abord examiné le degré d’établissement de la demanderesse au Canada. Elle a conclu que bien que la demanderesse ait passé 10 ans au Canada et ait conservé un bon dossier civil, comme le témoignent les lettres d’appui envoyées par ses amis et collègues, elle avait fourni peu de preuve de son intégration communautaire et avait démontré un degré d’établissement minimal. L’agente a noté à cet effet que la demanderesse avait été sans emploi pendant des périodes totalisant six années sur les dix qu’elle avait passées au Canada, que ses gains, qui allaient de 2 000 $ à 18 000 $ par année, ne dénotaient pas une tendance progressive et que l’adresse de son domicile avait changé à dix reprises depuis son arrivée au Canada; l’agente a toutefois reconnu qu’à titre d’aide familiale, une personne peut être obligée de déménager chaque fois qu’elle change d’employeur.

[4]  L’agente a ensuite passé en revue le facteur relatif à l’intérêt supérieur des enfants dans la demande pour motifs d’ordre humanitaire. Elle a examiné la relation qu’entretenait la demanderesse avec le père des enfants ainsi que l’accord de médiation daté de mai 2015 ayant été conclu devant le tribunal (l’accord de médiation) et dans lequel la garde, l’éducation et la pension alimentaire des enfants ont été négociées. L’agente a également examiné la situation dans laquelle se retrouveraient les enfants si la demanderesse quittait le Canada. Elle a noté que les enfants demeureraient au Canada avec leur père et leurs grands-parents paternels et qu’il y aurait peu de répercussions financières négatives sur eux. Elle a également noté que dans l’accord de médiation, leur père avait convenu de mettre des moyens de communication en ligne à la disposition des enfants, tout en reconnaissant cependant que même si cette mesure permettrait à la demanderesse de conserver une certaine relation avec ses enfants, il s’agissait d’un piètre substitut pour éduquer les enfants de façon concrète.

[5]  L’agente a alors souligné l’importance pour un enfant d’avoir ses deux parents dans sa vie, mais n’était pas convaincue que le renvoi de la demanderesse du Canada nuirait à l’intérêt supérieur des enfants au point de justifier l’octroi d’une dispense.

[6]  La demanderesse affirme que sa principale préoccupation à l’égard de la décision contestée concerne la façon dont l’agente a évalué le facteur lié à l’intérêt supérieur des enfants. Elle soutient que cette évaluation est sans fondement, puisque l’agente a négligé d’évaluer si l’intérêt supérieur des deux enfants était satisfait et s’est limitée à établir que les besoins primaires des enfants étaient comblés, combinant ainsi l’intérêt supérieur et les besoins primaires, alors qu’il s’agit de deux notions différentes. En outre, la demanderesse allègue que l’agente a commis une erreur en s’appuyant fortement sur le fait que les enfants demeureraient avec leur père, mais en omettant d’évaluer les répercussions qu’aurait l’absence de leur mère dans leur vie, et en accordant beaucoup d’importance à certains aspects de l’accord de médiation. La demanderesse prétend également que le rôle qu’elle joue dans la vie de ses enfants n’a pas été pris en compte par l’agente, notamment en ce qui concerne son importance à leur stade de développement. Enfin, la demanderesse soutient que lors de son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, l’agente a manqué de sensibilité et a commis une erreur en appliquant un seuil à l’égard des difficultés.

[7]  La demanderesse est également insatisfaite de la façon dont son établissement au Canada a été analysé par l’agente. Elle affirme que cette évaluation était déraisonnable, puisque l’historique de ses revenus et ses nombreux changements d’adresse ne devraient pas peser contre elle, en particulier du fait qu’elle avait toujours subvenu à ses besoins depuis son arrivée au Canada. La demanderesse prétend également à cet égard que le témoignage qu’elle a fait dans sa déclaration sous serment au sujet de la violence familiale dont elle était victime a été sommairement rejeté par l’agente.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[8]  La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si l’agente a commis une erreur susceptible de révision dans son évaluation du facteur lié à l’intérêt supérieur des enfants et du degré d’établissement de la demanderesse au Canada.

[9]  Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à l’égard des décisions concernant des motifs d’ordre humanitaire est la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 43 et 44 [Kanthasamy]; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166, aux paragraphes 16 à 18 [Williams]). Pour respecter cette norme, la décision faisant l’objet du contrôle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

IV.  Analyse

A.  L’agente a-t-elle effectué une évaluation raisonnable du facteur lié à l’intérêt supérieur des enfants?

[10]  Dans toutes les affaires où il est en cause, le facteur lié à l’intérêt supérieur des enfants devrait se voir accorder un poids considérable, même s’il est établi qu’il n’est pas déterminant (Motrichko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 516, au paragraphe 21 [Motrichko]). Lors de l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, ce facteur « doit être “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au paragraphe 39). L’intérêt supérieur de tout enfant dépend fortement du contexte et devrait être dicté par l’âge, les besoins et les capacités de l’enfant afin de déterminer les circonstances dans lesquelles il pourra le mieux recevoir les soins et l’attention dont il a besoin (Kanthasamy, aux paragraphes 34 à 36).

[11]  En l’espèce, l’agente a longuement traité du facteur lié à l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, l’évaluation de ce facteur exige que soit cerné et défini l’intérêt supérieur de chacun des enfants visés, à savoir Ryker et Marissa en l’espèce (Motrichko, au paragraphe 27). Une fois que l’intérêt supérieur de chaque enfant est établi, l’agent doit évaluer « toutes les conséquences qu’entraînerait l’accueil ou le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire » (Motrichko, au paragraphe 28, citant Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 31; Williams, au paragraphe 63). En l’espèce, je suis d’avis que l’agente a négligé d’évaluer cet aspect, puisque sa décision ne mentionne aucunement les besoins propres à chaque enfant ni ne tient compte de ce que ressentiraient les enfants si la demanderesse demeurait au Canada ou des conséquences psychologiques ou émotionnelles que son départ aurait sur ses enfants.

[12]  Tout comme la demanderesse, j’estime qu’au lieu de se concentrer sur l’intérêt des enfants, l’agente a accordé trop d’importance à l’accord de médiation conclu entre la demanderesse et son ex-conjoint. L’agente a noté que selon l’accord, la résidence principale des enfants est celle de leur père, et qu’advenant le cas où la demanderesse devait quitter le Canada, le père obtiendrait la garde complète des enfants, tout en continuant de consulter la demanderesse pour prendre des décisions majeures et importantes et en fournissant toujours les moyens technologiques nécessaires pour favoriser les interactions entre la demanderesse et ses enfants. Par contre, ce dont l’agente n’a pas tenu compte, c’est qu’aux termes de l’accord, les parents se partagent actuellement la garde des enfants, la résidence du père est la résidence principale des enfants et les jours de vacances de ces derniers sont divisés en parts égales entre chacun de leurs parents. L’accord de médiation tient donc compte de l’importance de la présence de la demanderesse dans la vie de ses enfants (dossier certifié du tribunal [DCT], aux pages 97 et 98).

[13]  Pour conclure que l’intérêt supérieur des enfants serait satisfait s’ils demeuraient avec leur père advenant le cas où leur mère devait quitter le Canada, l’agente s’est en partie fondée sur la preuve versée au dossier, laquelle l’a convaincue [traduction] « que cet environnement avait été jugé préférable par les tribunaux » (DCT, à la page 5). Toutefois, l’agente n’a pas saisi le contexte ou la nature des instances judiciaires auxquelles elle fait référence. La seule « décision » judiciaire dont disposait l’agente était une ordonnance sur consentement intervenue entre la demanderesse et son ex-conjoint à l’égard d’une séparation antérieure datant de novembre 2012, dans laquelle les deux parents avaient convenu que les enfants résideraient avec leur père pour le moment, que la demanderesse disposerait de droits de visites supervisées une fin de semaine sur deux et qu’elle recevrait des conseils ou des traitements pour soigner une dépression post-partum (DCT, aux pages 112 et 113). Je note qu’il s’agissait clairement d’une entente temporaire, que la dépression post-partum de la demanderesse avait probablement été prise en compte dans la décision concernant la résidence principale des enfants et qu’une ordonnance de garde sur consentement peut difficilement équivaloir à une décision judiciaire voulant qu’un environnement particulier soit préférable.

[14]  Le défendeur affirme que la demanderesse n’a pas suffisamment démontré qu’elle entretenait d’étroites relations avec ses enfants. Je ne suis pas de cet avis. Dans sa déclaration, la demanderesse indique qu’à la suite de sa rupture, elle avait trouvé un logement près de la résidence du père de ses enfants afin de pouvoir prendre soin de ces derniers à proximité de leur père et de leurs grands-parents, tout en précisant qu’elle avait toujours été là pour ses enfants depuis leur naissance, en particulier pour son fils, qui avait passé beaucoup de temps à l’hôpital après sa naissance prématurée. Dans son évaluation du degré d’établissement de la demanderesse, l’agente a examiné, quoique brièvement, les lettres d’appui envoyées par les amis et les membres de la collectivité de la demanderesse dans lesquelles il est question de la mère dévouée qu’est la demanderesse envers ses enfants et du rôle de principale fournisseuse de soins qu’elle assume auprès de ses deux jeunes enfants.

[15]  En somme, je conviens que l’agente a accordé trop d’importance aux droits ayant été conférés au père dans l’accord de médiation et que, ce faisant, elle n’a pas tenu compte du rôle important que la demanderesse continue de jouer dans la vie de ses enfants ni n’a évalué, du point de vue des enfants, les conséquences qu’aurait le départ du Canada de la demanderesse sur la vie et l’intérêt supérieur des enfants. Il ne suffisait pas de dire que le père prendrait soin d’eux, puisque la Cour a établi qu’il est déraisonnable de mettre l’accent sur la présence d’une autre personne pour prendre soin des enfants (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185, au paragraphe 17). Autrement dit, puisque l’intérêt supérieur des enfants doit faire l’objet d’une analyse contextuelle, je suis convaincu qu’en l’espèce, l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au paragraphe 39). À lui seul, ce fait justifie l’intervention de la Cour.

B.  L’agente a-t-elle commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada?

[16]  Même si la demanderesse résidait légalement au Canada depuis dix ans et était mère de deux enfants nés au Canada, et malgré les six lettres d’appui envoyées par des amis, des membres de la collectivité et un ancien employeur de la demanderesse, l’agente a conclu que la demanderesse avait fourni « peu de preuve de son intégration communautaire » (DCT, aux pages 4 et 5). À la lumière de mon examen du dossier, j’estime que la façon dont l’agente a qualifié la preuve de la demanderesse à cet égard est déraisonnable. Plus précisément, j’estime que l’agente a négligé certains éléments de preuve importants concernant l’intégration communautaire lorsqu’elle a examiné les lettres d’appui envoyées sans tenir compte du fait que ces lettres faisaient état des liens d’amitié établis depuis plus de cinq ans, du contact maintenu avec d’anciens employeurs et de la nature du travail accompli par la demanderesse à titre d’aide familiale.

[17]  L’agente fait peser contre la demanderesse le nombre de fois où celle-ci a changé d’adresse résidentielle, même si elle reconnaît que ces changements d’adresse sont probables, puisqu’à titre d’aide familiale, la demanderesse doit déménager chaque fois qu’elle change d’employeur, et ne tient pas compte du fait que la plupart des autres changements d’adresse de la demanderesse découlent des changements survenus dans sa relation avec le père de ses enfants.

[18]  Bien que je sois conscient du fait que le rôle de la Cour ne consiste pas à réévaluer le dossier et à substituer ses propres conclusions à celles de l’agente, j’estime que celle-ci a commis une erreur dans son évaluation du degré d’établissement de la demanderesse au Canada, puisqu’elle n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (1re inst.), aux paragraphes 15 à 17).

[19]  La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration supérieure aux fins d’une nouvelle détermination. Aucune des parties n’a relevé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’aucune question n’est soulevée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4691-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agente d’immigration supérieure, datée du 25 octobre 2017, de rejeter la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire qu’a présentée la demanderesse à partir du Canada est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent aux fins d’une nouvelle détermination.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4691-17

 

INTITULÉ :

BANADOS SALOME DAUGDAUG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Aris Daghighian

 

Pour la demanderesse

 

Ada Mok

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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