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Date : 20180731


Dossier : IMM-5638-17

Référence : 2018 CF 799

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

ALDO GUSTAVO BARRIOS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET

DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision prise le 19 décembre 2017 (la décision) par un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le délégué ou le délégué du ministre), en application de l’alinéa 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), en vue de déférer un rapport concernant le demandeur en application du paragraphe 44(1) de la LIPR à la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, en vue d’une enquête sur l’admissibilité.

[2]  Comme cela est expliqué plus en détail ci-dessous, cette demande est accueillie, car j’ai conclu que le demandeur avait fait l’objet d’un manquement à l’équité procédurale. Le rapport rédigé en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, qui renfermait des inexactitudes relativement au crime du demandeur, n’a pas été divulgué au demandeur avant que le délégué du ministre prenne la décision de déférer ce rapport à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité. En prenant cette décision, le délégué a examiné les arguments du demandeur pour des considérations d’ordre humanitaire, mais il a conclu que ces considérations étaient insuffisantes pour pallier la nature grave du crime commis par le demandeur. Étant donné que le demandeur n’a pas reçu de copie du rapport rédigé en application du paragraphe 44(1), il n’a pas eu la possibilité de faire valoir son point de vue au sujet des inexactitudes comprises dans le rapport, ce qui aurait pu influencer le délégué dans son évaluation du niveau de gravité du crime par rapport aux considérations d’ordre humanitaire.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur, Aldo Gustavo Barrios, est un citoyen du Honduras et résident permanent du Canada, qui vit au pays depuis 2004. Il est marié à une citoyenne canadienne et a une fille qui est également une citoyenne canadienne.

[4]  M. Barrios a également obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. Il a présenté une demande d’asile lorsqu’il est entré au Canada avec sa femme en septembre 2004, qui lui a été accordée en mars 2005. Toutefois, ce statut pourrait désormais être remis en question, car l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a présenté une demande d’annulation de statut en raison du crime sous-tendant la décision du délégué du ministre, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune date audience n’a encore été fixée quant à la demande d’annulation.

[5]  Le crime susmentionné fait référence à un incident survenu le 30 juin 2008, lors duquel la GRC a arrêté M. Barrios près de la frontière des États-Unis et a saisi 40 kg (90 lb) de marijuana. Le 5 juin 2009, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a reconnu M. Barrios coupable de possession en vue d’exportation, en violation du paragraphe 6(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 (LRDAS). Il a plaidé coupable à l’accusation et a été condamné à une peine avec sursis de deux ans moins un jour. M. Barrios n’a fait l’objet d’aucune autre condamnation criminelle.

[6]  Par la suite, l’ASFC a envoyé un avis à M. Barrios lui indiquant qu’il pourrait être inadmissible au Canada en raison de cette condamnation. Il a été interrogé par l’ASFC et a présenté des observations écrites par l’entremise de son avocat. L’agent de l’ASFC (l’agent) chargé d’examiner l’affaire a rédigé deux rapports datés du 17 octobre 2016, en application du paragraphe 44(1) de la LIPR (les rapports). L’un des rapports présente le point de vue de l’agent, à savoir que M. Barrios est inadmissible au Canada en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR (le rapport établi en application de l’alinéa 36(1)a)), tandis que l’autre expose le même point de vue relativement à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR (le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b)). L’article 36(1) présente des motifs d’interdiction de territoire pour cause de grande criminalité, tandis que l’article 37(1) présente des motifs d’interdiction de territoire pour cause de criminalité organisée. L’agent a également produit un document intitulé « Faits saillants des paragraphes 44(1) et 55 », daté du 7 février 2017 (le document sur les faits saillants), dans lequel il expose ses observations, ses recommandations et ses motifs, de manière plus détaillée que dans les rapports.

[7]  Le 12 juin 2017, en application du paragraphe 44(2) de la LIPR, un délégué du ministre a pris la décision de déférer le rapport établi en application de l’alinéa 36(1)a) à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité. M. Barrios a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, dans le dossier de la Cour numéro IMM-3049-17. Les parties ont réglé l’affaire, après quoi celle-ci a été renvoyée afin d’être réexaminée par un autre délégué du ministre. L’ASFC a écrit à l’avocat de M. Barrios pour lui demander de formuler d’autres observations; à la réception de ces observations, le dossier sera renvoyé à un autre délégué qui tranchera à savoir si l’un des rapports doit être déféré en vue d’une enquête sur l’admissibilité. L’avocat de M. Barrios a fourni d’autres observations dans une lettre datée du 29 novembre 2017.

[8]  Le 19 décembre 2017, le délégué du ministre a rédigé une lettre dans laquelle il précise sa décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Le délégué a mentionné avoir procédé à un examen approfondi des nouvelles observations présentées, des éléments de preuve issus d’observations précédentes ayant déjà été consignées dans le dossier, des recommandations précédentes de l’agent concernant les rapports et de la décision prise par l’ancien délégué du ministre.

[9]  Le délégué du ministre mentionne également avoir examiné soigneusement certains facteurs, comme l’âge de M. Barrios au moment de son arrivée, la durée de sa résidence, l’emplacement des membres de sa famille lui offrant du soutien, de même que ses responsabilités, les conditions dans son pays d’origine, son degré d’établissement au Canada, ses antécédents criminels, ses antécédents de non-conformité, son attitude actuelle et l’intérêt supérieur de l’enfant. Le délégué a admis que M. Barrios jouait un rôle principal dans le soutien de sa famille au Canada, qu’il semblait avoir assumé la responsabilité de son acte criminel et qu’il avait exprimé des remords pour ses gestes. Le délégué a admis que les conditions au Honduras pourraient être différentes de celles au Canada, notamment en ce qui a trait à la sûreté, à la sécurité et aux possibilités financières, mais il a aussi noté que, même si sa décision d’asile avait été accueillie, M. Barrios était retourné au Honduras à au moins cinq reprises depuis qu’il était arrivé au Canada.

[10]  Par ailleurs, le délégué a admis que M. Barrios était bel et bien le père de sa fille (la paternité ayant déjà été remise en cause par l’ancien délégué) et a reconnu qu’il était très présent dans la vie de celle-ci. En outre, le délégué a admis que si M. Barrios devait quitter le Canada, cela aurait un certain impact émotionnel sur sa fille, et que sa famille serait contrainte de réorganiser ses finances; elle ne ferait toutefois pas face à la pauvreté, comme il est indiqué dans les observations présentées. Le délégué a souligné que, si l’intérêt supérieur d’un enfant était la seule considération, c’est-à-dire qu’il serait dans son intérêt supérieur que M. Barrios demeure au Canada, il est nécessaire de tenir compte de ce facteur ainsi que des autres facteurs mentionnés précédemment relativement à la nature grave de son acte criminel et de sa condamnation.

[11]  Après avoir examiné tous les facteurs et avoir insisté sur l’intérêt supérieur de l’enfant, le délégué du ministre a conclu que les considérations d’ordre humanitaire étaient insuffisantes pour pallier la nature grave du crime commis par le demandeur. Par conséquent, le délégué a décidé de déférer le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[12]   Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur soulève les erreurs alléguées suivantes qu’aurait commises le délégué du ministre :

  1. Le délégué et l’agent ont commis une erreur de droit en concluant que le demandeur a exporté 40 kg (90 lb) de marijuana aux États-Unis en compagnie d’au moins cinq acolytes, et ont manqué à l’équité procédurale envers le demandeur en omettant de lui divulguer le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b);

  2. Le délégué a pris une raison déraisonnable en dépit des considérations d’ordre humanitaire impérieuses du demandeur et s’est appuyé sur la décision prise par le premier délégué du ministre;

  3. Le délégué n’a pas fourni les motifs pour lesquels il a jugé que les observations présentées par le demandeur étaient insuffisantes, et il, par conséquent, entravé son pouvoir discrétionnaire.

[13]  Le défendeur énonce les questions suivantes :

  1. La décision du délégué du ministre de déférer le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) à la SI en vue d’une enquête sur l’admissibilité était-elle raisonnable?

  2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale par l’ASFC lorsqu’elle a omis de divulguer le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) au demandeur ou de lui permettre de répondre aux allégations contre lui?

[14]  À mon avis, les deux questions soulevées par le défendeur constituent un cadre approprié pour l’examen de cette demande.

[15]  Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la question concernant l’équité procédurale est régie par la norme de la décision correcte et que les autres arguments présentés par le demandeur sont régis par la norme de la décision raisonnable. Comme le fait remarquer le défendeur, dans le cadre de l’examen des arguments en matière d’équité procédurale, la Cour doit déterminer si le processus suivi par le décideur était équitable (voir Kidd c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1044, au paragraphe 19).

IV.  Analyse

[16]  Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire tient compte des arguments en matière d’équité procédurale soulevés par M. Barrios. Il n’est pas contesté que M. Barrios n’a pas reçu de copie du rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) avant qu’il présente ses observations au délégué du ministre et que le délégué prenne sa décision. Dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande, M. Barrios précise qu’il n’a pas reçu de copie du rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b), et l’avocat du défendeur a confirmé lors de l’audience relative à cette demande que la Cour ne disposait d’aucun élément de preuve au dossier sur ce point.

[17]  Avant d’aller de l’avant dans cette analyse, je dois souligner que, selon des décisions de cette Cour, l’obligation d’équité procédurale n’exige pas qu’un rapport rédigé par un agent en application du paragraphe 44(1) de la LIPR soit mis à la disposition du demandeur pour qu’il puisse répondre aux allégations avant le renvoi de l’affaire, en application du paragraphe 44(2). (Voir Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, au paragraphe 72 [Hernandez]; Lee c Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2006 CF 158, au paragraphe 32 [Lee] et Hernandez c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 725, aux paragraphes 13 à 26.)

[18]  Cependant, ces décisions n’appuient pas la conclusion selon laquelle l’omission de fournir au demandeur le rapport rédigé en application du paragraphe 44(1) avant que la décision (paragraphe 44(2)) ne soit rendue, ne puisse jamais, dans les circonstances propres à un dossier, représenter un manquement à l’équité procédurale. Je ne comprends pas non plus que le défendeur puisse soutenir une telle position. Le défendeur affirme plutôt que le degré d’équité procédurale des décisions administratives en matière de renvoi prises en application du paragraphe 44(2) est relativement bas (voir Chand c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 548, au paragraphe 28 et Lee, au paragraphe 39) et que cette affaire s’appuie sur l’explication donnée dans le jugement Apolinario c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1287 (Apolinario), au paragraphe 38, selon laquelle la question à trancher est de savoir si le demandeur a été informé de la preuve à réfuter et a eu l’occasion de présenter des observations. Je suis d’accord avec la qualification qu’a donnée le défendeur des lois applicables.

[19]  Je suis également d’accord avec la position du défendeur, à savoir que le dossier démontre clairement que M. Barrios a été informé que son interdiction de territoire en application des alinéas 36(1)a) ou 37(1)b) de la LIPR faisait l’objet d’un examen, en fonction du crime pour lequel il a été condamné en 2009, et qu’il avait eu l’occasion de présenter ses observations avant que la décision en application de l’article 44(2) soit prise. Cependant, en l’espèce, le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) dont était saisi le délégué du ministre lorsque la décision a été prise contenait des inexactitudes factuelles relatives à la description des renseignements sur lesquels s’appuyait le rapport. Par conséquent, ces inexactitudes font partie de la preuve à réfuter.

[20]  Plus précisément, le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) indiquait que M. Barrios [traduction] « avait exporté 90 livres de marijuana du Canada aux États-Unis ». Cependant, il a été condamné de possession d’une substance contrôlée en vue de l’exportation hors du Canada, en violation de l’article 6(2) de la LRDAS. Il n’a donc pas été condamné pour l’exportation d’une substance contrôlée hors du Canada, ce qui est un crime différent. Le document sur les faits saillants comporte également une erreur similaire, à savoir que l’agent affirme, à juste titre, que M. Barrios a été condamné de possession en vue de l’exportation hors du Canada, puis déclare, à tort, qu’il a plaidé coupable à une accusation d’exportation de marijuana.

[21]  On peut se demander si la distinction entre les deux crimes est substantielle. Il est toutefois important de se concentrer sur la nature de la décision, qui consistait en une évaluation des considérations d’ordre humanitaire favorisant M. Barrios à l’égard de la gravité du crime qu’il a commis. Il ressort clairement de la décision que le verdict négatif était en grande partie fondé sur la conclusion du délégué relative à la gravité de l’acte criminel de M. Barrios ainsi que de sa condamnation subséquente. Par conséquent, le fait que le délégué ait reçu des renseignements erronés de la part de l’agent relativement au crime et à la condamnation pose effectivement problème. Cette décision ne renferme aucune analyse expresse permettant d’expliquer comment le délégué a tiré sa conclusion relative à la gravité du crime. La Cour n’est donc pas en mesure de déterminer si les inexactitudes comprises dans le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b) ont influencé le délégué du ministre lorsqu’il a établi le degré de gravité du crime commis par M. Barrios. Le fait est que, étant donné que M. Barrios n’a pas reçu de copie du rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b), il n’a pas eu la possibilité de relever les inexactitudes factuelles, et cela a possiblement influencé le délégué dans son analyse de la gravité du crime commis.

[22]  Par conséquent, si l’on examine la question sous l’angle du jugement Apolinario, comme M. Barrios n’était pas au courant des inexactitudes comprises dans le rapport établi en application de l’alinéa 37(1)b), je ne peux conclure qu’il était informé de la preuve à réfuter et qu’il a eu la possibilité de présenter des observations concernant cette affaire. Je conclus donc que le processus de prise de décision n’était pas équitable et que cette décision doit être annulée puis renvoyée à un autre délégué du défendeur pour nouvel examen.

[23]  Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5638-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un autre délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile pour nouvel examen.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5638-17

INTITULÉ :

ALDO GUSTAVO BARRIOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 JUILLET 2018

Jugement et motifs :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 31 JUILLET 2018

COMPARUTIONS :

Harry Virk

Pour le demandeur

Edward Burnet

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Liberty Law Corporation

Abbotsford (Colombie-Britannique)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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