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Date : 20180725


Dossier : IMM-5227-17

Référence : 2018 CF 777

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MANDEEP KAUR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Mandeep Kaur a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, qui a rejeté sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire qui l’aurait exemptée de l’exigence selon laquelle les demandes de résidence permanente doivent être présentées depuis l’extérieur du Canada.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent d’immigration de n’accorder qu’un faible poids aux circonstances ayant mené à la perte de l’emploi de Mme Kaur au Canada n’était pas conforme à l’approche prescrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. La demande est par conséquent accueillie.

II.  Énoncé des faits

[3]  Mme Kaur est une citoyenne de l’Inde âgée de 46 ans. Elle est arrivée au Canada le 19 septembre 2012 avec un permis de travail d’une durée de deux ans. Son permis de travail a par la suite été prolongé jusqu’au 30 juin 2016. Durant la majeure partie de cette période, Mme Kaur a travaillé comme caissière dans un magasin de vins et spiritueux de Calgary.

[4]  L’employeur de Mme Kaur a frauduleusement retenu son salaire et il l’a menacée de licenciement et d’expulsion si elle portait plainte. Le 10 octobre 2015, l’employeur a mis ses menaces à exécution et il a licencié Mme Kaur. Il a ultérieurement été arrêté pour avoir agressé la sœur de Mme Kaur.

[5]  Mme Kaur a tenté de renouveler son statut au titre du Programme des candidats immigrants de l’Alberta (PCIA), et on lui a donné la possibilité de trouver un autre employeur ou d’obtenir une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) avant l’expiration de son permis de travail. Elle n’a pas réussi. Sa demande visant à obtenir une autre prorogation de son permis de travail a été rejetée le 12 octobre 2016.

[6]  Le 24 novembre 2016, Mme Kaur a présenté une demande afin d’être dispensée, pour des considérations d’ordre humanitaire, de l’exigence voulant que les demandes de résidence permanente soient présentées depuis l’extérieur du Canada. Mme Kaur affirme qu’elle est la principale responsable de ses parents septuagénaires. Sa sœur est le seul autre membre de la famille qui touche un revenu. De plus, les modalités de l’entente de parrainage de ses parents interdisent à ces derniers de toucher de prestations d’aide sociale durant les dix premières années suivant leur arrivée au Canada, en 2010. Enfin, le père de Mme Kaur est atteint de la maladie de Parkinson de stade avancé, et il requiert une supervision et des soins constants. Mme Kaur a un frère et son mari qui vivent en Inde, mais elle n’a pas d’enfants.

III.  Décision contestée

[7]  En refusant d’accorder à Mme Kaur une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, l’agent d’immigration a accordé un poids défavorable au fait que cette dernière vivait au Canada sans statut valide depuis le 12 octobre 2016. L’agent a accordé un poids favorable aux activités de bénévolat menées par Mme Kaur, ainsi qu’un poids légèrement favorable aux lettres d’appui qu’elle a présentées. L’agent a par ailleurs noté que la sœur de Mme Kaur, qui travaille à temps plein, subvenait actuellement aux besoins de cette dernière. L’agent a aussi conclu que Mme Kaur serait en mesure de trouver un emploi en Inde ou ailleurs à l’étranger, compte tenu de ses aptitudes linguistiques et de son expérience de travail. L’agent a donc accordé un poids neutre aux considérations liées à l’emploi.

[8]  L’agent d’immigration a pris acte du fait que, même si Mme Kaur vivait au Canada depuis cinq ans, elle a passé la majeure partie de sa vie en Inde, un pays où elle est née et a fait ses études et dont elle comprenait la langue et les us et coutumes. L’agent a jugé que Mme Kaur est restée au Canada par choix et a accordé peu de poids au temps qu’elle a passé dans ce pays. L’agent a accordé un certain poids favorable à l’âge des parents de Mme Kaur et à leur désir d’être près de leur fille, mais a jugé que les liens qui existaient entre Mme Kaur et l’Inde, où vit actuellement son mari, l’emportaient.

[9]  L’agent d’immigration a admis que Mme Kaur avait été victime de fraude et a salué sa volonté de collaborer à l’enquête sur son employeur. L’agent a également reconnu que les actions de l’employeur de Mme Kaur avaient nui à sa demande présentée au titre du PCIA, mais a souligné que cette demande lui a finalement été refusée parce qu’elle n’a pu obtenir une nouvelle EIMT. L’agent a donc accordé peu de poids au rejet de la demande de Mme Kaur au titre du PCIA et a noté qu’elle pourrait présenter une autre demande de permis de travail depuis l’étranger.

[10]  L’agent d’immigration a reconnu que le père de Mme Kaur présente de nombreux problèmes de santé qui ont été confirmés par des lettres de plusieurs médecins. L’agent a toutefois jugé que peu d’éléments de preuve indiquaient que Mme Kaur était la seule personne qui pouvait prendre soin de lui. L’agent a admis que la mère de Mme Kaur est elle aussi âgée et qu’elle fait face à une barrière linguistique au Canada, et a finalement accordé un poids favorable considérable à l’état de santé du père de Mme Kaur. L’agent a néanmoins conclu qu’il ne s’agissait pas d’un facteur déterminant, car le père pourrait toujours bénéficier du soutien de la mère et de la sœur de Mme Kaur, ainsi que du système de soins de santé et de services sociaux.

[11]  Ayant examiné la demande dans son ensemble, l’agent d’immigration n’était pas convaincu que les circonstances particulières de Mme Kaur justifiaient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Sa demande a donc été refusée.

IV.  Questions en litige

[12]  La seule question que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent d’immigration est raisonnable.

V.  Discussion

[13]  La décision d’un agent d’immigration, d’accorder ou de refuser une dispense en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est discrétionnaire. Cette disposition vise à offrir « un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles », et l’agent doit « faire l’objet d’une très grande retenue » (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4). La décision de l’agent est susceptible de révision par la Cour selon la norme de la décision raisonnable, mais la Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[14]  Mme Kaur conteste l’analyse de l’agent d’immigration pour plusieurs motifs. Compte tenu du niveau de déférence dont la Cour doit faire preuve envers l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agent, un seul de ces motifs est convaincant. Mme Kaur soutient que l’agent n’a tenu compte [traduction] « que pour la forme » des circonstances ayant mené à sa demande, à savoir qu’elle a été victime d’un employeur profiteur qui l’a licenciée dans le but précis de la priver de la possibilité d’obtenir la résidence permanente.

[15]  Dans l’arrêt Kanthasamy, au paragraphe 13, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit au sujet de la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire » :

C’est la Commission d’appel de l’immigration qui, dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, s’est penchée la première sur la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire ». La première présidente de la Commission, Janet Scott, a jugé que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (p. 364).

[16]  Mme Kaur a perdu son statut d’immigrant principalement à cause des comportements abusifs et profiteurs de son employeur qui l’a fraudée, a agressé sa sœur, a menacé de la licencier et de la faire expulser et a finalement mis ses menaces à exécution. Mme Kaur, sans qu’il y ait eu faute de sa part, risque maintenant d’être séparée de ses parents âgés dont l’un est gravement malade et dépend d’elle comme soutien principal. Elle perd également un moyen d’obtenir la résidence permanente laquelle, bien que non garantie, lui aurait probablement été accordée si elle n’avait pas été tyrannisée par son employeur.

[17]  L’agent d’immigration ne conteste pas le fait que Mme Kaur a été victime de fraude et a même salué sa volonté de collaborer à l’enquête sur son employeur. Tout en reconnaissant que les actions de l’employeur de Mme Kaur ont compromis sa demande au titre du PCIA, l’agent semble avoir conclu qu’une solution efficace lui avait été proposée, lorsqu’il a été donné à Mme Kaur la possibilité de chercher un autre emploi ou d’obtenir une nouvelle EIMT. En dernier ressort, l’agent a accordé peu de poids au rejet de la demande présentée par Mme Kaur au titre du PCIA, bien que les circonstances ayant mené à cette issue aient été au cœur même de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[18]  Une conséquence troublante découle de la décision de l’agent, et c’est que les travailleurs étrangers qui sont victimes de fraude ou d’abus dans le cadre de leur emploi, et qui sont menacés de licenciement et d’expulsion, peuvent s’attendre à peu d’égards de la part de ceux qui administrent les lois canadiennes sur l’immigration. Je ne veux pas laisser entendre que telle était l’intention de l’agent. Je suis d’avis que la décision de l’agent de n’accorder qu’un faible poids aux circonstances effroyables ayant mené au licenciement de Mme Kaur au Canada ne respecte pas l’approche prescrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy. J’ai également certains doutes quant à savoir si l’agent s’est demandé « si, étant donné la vocation humanitaire du par. 25(1) [...], la preuve considérée dans son ensemble justifie une dispense » (Kanthasamy, au paragraphe 45).

VI.  Conclusion

[19]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin d’être réexaminée conformément aux présents motifs. Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin d’être réexaminée conformément aux présents motifs.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5227-17

 

INTITULÉ :

MANDEEP KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

Pour la demanderesse

 

David Shiroky

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour la demanderesse

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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