Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180824


Dossier : T-182-17

Référence : 2018 CF 856

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 août 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DENEACE GREEN

demanderesse

et

L’ADMINISTRATION CANADIENNE DE LA SÛRETÉ DU TRANSPORT AÉRIEN (ACSTA)

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Cette affaire concerne une allégation de discrimination raciale dont la demanderesse aurait été victime à l’aéroport international de Calgary, le 21 décembre 2014. Deneace Green (la «demanderesse») est une femme de race noire qui travaille comme agente à l’Agence des services frontaliers du Canada («ASFC»). Elle n’était pas représentée dans cette instance. Alors qu’elle voyageait pour affaires officielles avec son matériel de travail (notamment un bâton extensible, des menottes et un gilet pare-balles), la demanderesse s’est présentée à un poste de contrôle de l’aéroport. Ayant remarqué la présence de son bâton au scanner, un agent de contrôle de l’Administration canadienne de la sûreté du transport aérien («ACSTA») a demandé l’avis de ses supérieurs, puis a déclenché une alarme silencieuse pour avertir la police. Le sac de la demanderesse a été fouillé et la police est arrivée sur les lieux. Lorsqu’il a été déterminé qu’elle était une agente de l’ASFC, la demanderesse a été autorisée à passer. La demanderesse allègue qu’elle a été détenue et interrogée parce qu’elle est noire.

[2]  La demanderesse a déposé une plainte auprès de l’ACSTA, qui a été rejetée. L’ACSTA a déterminé que l’agent de contrôle avait suivi le bon protocole de contrôle de sûreté et que l’allégation de discrimination raciale de la demanderesse était sans fondement. La demanderesse a ensuite déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la «CCDP» ou la «Commission»), qui a fait enquête sur les faits entourant l’incident. L’enquêteur de la CCDP (l’«enquêteur») a conclu que la différence de traitement dont la demanderesse disait avoir été victime n’était pas liée, directement ou indirectement, à sa race, sa couleur ou son origine ethnique, mais résultait plutôt du fait que la demanderesse avait omis de se présenter comme une agente de l’ASFC qui voyageait avec ses outils de travail. Le rapport d’enquête de la CCDP (le «rapport») a donc recommandé de rejeter la plainte et de ne pas procéder à une enquête plus poussée. Les parties ont été informées de la décision de la Commission de clore le dossier, par voie de lettre datée du 5 janvier 2017.

II.  Faits

[3]  Le 21 décembre 2014, la demanderesse se rendait à Fort McMurray via l’aéroport international de Calgary. Elle est une agente de l’ASFC et, au moment de l’incident, elle était en voyage professionnel et transportait avec elle son matériel de travail (gilet de protection, menottes, uniforme, ceinture porte-outils et bâton extensible). Au comptoir d’enregistrement d’Air Canada, la demanderesse a informé le personnel de la compagnie aérienne qu’elle voyageait avec ses outils de travail, et on lui a alors indiqué de se rendre à la zone de contrôle des bagages hors format afin que son matériel soit contrôlé.

[4]  La demanderesse s’est rendue à la zone de contrôle, où elle a d’abord été contrôlée par un agent de contrôle (l’«agent de contrôle»). Elle n’a pas mentionné à l’agent qu’elle était une agente de l’ASFC, car elle ne voulait pas recevoir un traitement préférentiel. L’agent de contrôle a demandé à la demanderesse si elle avait des marchandises dangereuses à déclarer, ce à quoi la demanderesse a répondu non. Le sac de la demanderesse a été placé sur le convoyeur et, en examinant l’image radioscopique du sac de la demanderesse, l’agent de contrôle a découvert la présence d’un bâton. La demanderesse a alors dit à l’agent de contrôle, [traduction] « c’est bien ce que vous pensez, mais je suis autorisée à avoir ces objets en ma possession » (rapport, au paragraphe 23). L’agent de contrôle a alors informé la demanderesse qu’il devait vérifier si le bâton était autorisé (car il était relativement inexpérimenté), et il a contacté le gestionnaire par intérim du point de contrôle. Les deux personnes étant incapables de déterminer si le bâton contenait un ressort (ce qui en aurait fait un article prohibé), l’agent de contrôle a déclenché une alarme silencieuse pour avertir la police, pendant que le gestionnaire par intérim contactait la gestionnaire du point de contrôle. La police et la gestionnaire du point de contrôle sont arrivées sur les lieux (bien que les parties ne s’entendent pas sur l’heure et l’ordre d’arrivée), puis la demanderesse a finalement été autorisée à passer après avoir présenté sa carte d’identité.

[5]  Le 27 décembre 2014, la demanderesse a déposé une plainte auprès de l’ACSTA. Une enquête a été menée, puis le directeur de la Satisfaction de la clientèle a écrit à la demanderesse pour l’informer de l’issue de l’enquête. L’enquête a révélé que les représentants de l’ACSTA avaient suivi la procédure établie. Le directeur de la Satisfaction de la clientèle a également indiqué que les agents de contrôle n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la procédure (avertir la police) lorsqu’ils découvrent un article qui leur semble interdit, et il a rejeté l’allégation voulant que les actions des employés de l’ACSTA aient eu un caractère raciste.

[6]  La demanderesse a par la suite porté l’affaire devant le vice-président, Ressources humaines et Affaires organisationnelles de l’ACSTA. Le vice-président a confirmé que l’agent avait suivi les procédures établies en appelant la police.

[7]  Le 5 juin 2015, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la CCDP. La plainte a été acceptée le 13 juillet 2015 et a été renvoyée pour faire l’objet d’une enquête le 10 février 2016. En plus de son compte rendu de l’incident, la demanderesse a présenté les résultats d’un sondage non officiel faisant état des expériences vécues par des collègues de l’ASFC voyageant dans des circonstances similaires. L’enquêteur a terminé son enquête le 3 octobre 2016. Durant l’enquête, l’enquêteur a interrogé cinq personnes : la demanderesse, la gestionnaire du point de contrôle, le gestionnaire par intérim du point de contrôle, l’agent de contrôle et un surintendant de l’ASFC. Il a aussi examiné la vidéo de surveillance de l’incident. L’enquêteur n’a pas interrogé les autres personnes mentionnées dans le sondage de la demanderesse, précisant [traduction] « qu’aucune de ces personnes ne pouvait attester de ce qui s’était produit cette journée-là puisqu’aucune n’était présente durant l’incident allégué » (rapport, au paragraphe 5). Les parties ont participé à une médiation, mais celle-ci n’a pas permis d’arriver à un règlement.

[8]  Le rapport conclut que, [traduction] « [d]’après la preuve présentée, il semble que la différence de traitement alléguée n’était pas liée, directement ou indirectement, à la race, à la couleur ou à l’origine nationale ou ethnique de la plaignante, mais résultait plutôt du fait que la demanderesse ne s’était pas présentée comme une agente de l’ASFC qui transportait avec elle ses outils de travail » (rapport, au paragraphe 35). Le décideur a également conclu que la demanderesse n’avait pas déclaré son bâton avant le contrôle de sûreté et qu’elle n’avait mentionné qu’elle était une agente de l’ASFC qu’après l’arrivée de la police sur les lieux. L’enquêteur a conclu que la police n’avait été appelée qu’après que les employés de l’ACSTA eurent remarqué la présence du bâton, ce qui était conforme aux procédures normalisées d’exploitation, et donc que la demanderesse n’avait pas fait l’objet d’un traitement différentiel du fait de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique. L’enquêteur a donc jugé qu’aucune enquête plus poussée n’était nécessaire dans les circonstances et, dans une lettre datée du 5 janvier 2017, il a recommandé de clore l’enquête.

III.  Questions en litige

[9]  À mon avis, la présente affaire soulève les trois questions suivantes :

  1. La décision visée par le contrôle judiciaire est-elle raisonnable?
  2. Quelle mesure de redressement, s’il y a lieu, est indiquée dans les circonstances?
  3. Doit-il y avoir adjudication de dépens?

IV.  Norme de contrôle

[10]  Lorsque la jurisprudence établit clairement la norme de contrôle qui doit s’appliquer, il est inutile de procéder à une analyse complète de la norme : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62. La norme de contrôle présumée s’appliquer aux décisions de la Commission – lorsque celle-ci interprète sa loi constitutive (la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985 c H-6 [«la Loi»]), est celle de la décision raisonnable : Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CAF 174, au paragraphe 28. L’affaire dont je suis saisi concerne l’application par la Commission du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi à une série de faits; j’examinerai donc cette décision en regard de la norme de la décision raisonnable.

V.  Discussion

A.  Caractère raisonnable de la décision

[11]  La demanderesse conteste un certain nombre d’éléments du rapport. Elle allègue que le rapport indique, à tort, qu’elle a déposé sa plainte auprès de l’ACSTA en janvier 2015, alors que la plainte a en fait été introduite en décembre 2014. Elle soutient que le rapport est « rempli de faussetés », notamment quant au moment où la gestionnaire du point de contrôle est arrivée sur les lieux; la demanderesse soutient que la gestionnaire est arrivée environ deux minutes avant la police et l’ACSTA soutient qu’elle est arrivée deux minutes avant la police. La demanderesse conteste également le fait que l’agent de contrôle a déclaré que son sac était resté dans l’appareil de radioscopie jusqu’à l’arrivée de la police, alors qu’elle soutient que la vidéosurveillance montre clairement que tous ses effets personnels avaient été étalés sur une table d’examen.

[12]  La demanderesse accuse en outre l’enquêteur d’avoir caché les statistiques qu’elle avait compilées sur les expériences vécues par ses collègues à l’aéroport et allègue que l’enquêteur [traduction] « a mené l’enquête dans une perspective très biaisée, en incluant ses propres préjugés raciaux dans des déclarations qu’il a fait passer pour celles de témoins et de parties qu’il avait interrogés » (mémoire de la demanderesse, au paragraphe 17a)).

[13]  La défenderesse soutient que la décision était raisonnable. Elle s’appuie sur la jurisprudence de la Cour fédérale pour proposer que, lorsque la CCDP ne fournit pas de motifs, le rapport est réputé constituer les motifs de la décision : Wong c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2017 CF 633, au paragraphe 27. Elle soutient en outre que les décisions de la CCDP, quant à savoir si une plainte concernant les droits de la personne doit ou non faire l’objet d’une enquête plus approfondie, commandent la déférence. La défenderesse relève plusieurs conclusions du rapport (la demanderesse n’a pas informé l’agent de contrôle qu’elle voyageait avec ses outils de travail et elle ne s’est pas présentée comme étant une agente de l’ASFC, ses sacs ne portaient pas les insignes de l’ASFC, elle portait des vêtements civils, la police a été appelée pour confirmer que le bâton n’était pas un article interdit et la procédure normale pour les agents d’exécution de la loi est de se présenter et de produire leurs papiers d’identité) et souscrit à la conclusion du rapport que le défaut de la demanderesse de se présenter comme une agente de l’ASFC est la raison pour laquelle elle a été soumise à un contrôle de sûreté.

[14]  À mon avis, la décision est raisonnable. Le rapport énonce des motifs clairs et logiques pour conclure qu’il n’y a pas lieu de mener une enquête plus poussée sur la plainte : selon les éléments de preuve, l’ACSTA ne semble pas avoir traité la demanderesse différemment à cause de sa race, mais plutôt parce qu’elle ne s’est pas présentée comme une agente de l’ASFC qui voyageait avec ses outils de travail et parce qu’elle n’a pas déclaré ces outils lorsqu’on le lui a demandé. Pour déterminer si la demanderesse a fait l’objet d’un traitement discriminatoire, l’enquêteur doit posséder certains éléments de preuve indiquant qu’elle a été traitée différemment de personnes se trouvant dans des situations comparables. L’enquêteur a examiné cette possibilité en examinant la procédure normale d’exploitation qui doit s’appliquer lorsque le processus de contrôle semble révéler la présence d’une arme prohibée :

6.7) Articles non permis – Intervention policière requise; lorsqu’un agent de contrôle découvre ce qui semble être une arme prohibée dans le cadre du processus de contrôle, il est tenu d’avertir la police. Le bagage doit rester dans l’appareil de radioscopie jusqu’à l’arrivée de la police, après quoi l’agent de contrôle ouvre et fouille le bagage. L’article est ensuite libéré par l’agent de police présent sur les lieux.

[Non souligné dans l’original.]

(Rapport, paragraphe 10).

En vertu de cette politique, le rapport conclut que la demanderesse n’a pas été traitée différemment. Son traitement était conforme aux exigences de la politique (notamment compte tenu du fait que, dans l’esprit des agents de contrôle en fonction, la demanderesse était une passagère ordinaire qui voyageait avec un bâton qu’elle n’avait pas divulgué). Aucun élément de preuve n’indique que leurs actions ont été influencées par la race de la demanderesse.

B.  Redressement

[15]  Ayant conclu que la décision est raisonnable, je n’ai pas à examiner la question du redressement.

C.  Dépens

[16]  La demanderesse a demandé que lui soient adjugés des dépens pour la demande de contrôle judiciaire et la défenderesse, l’ACSTA, a demandé des dépens d’un montant forfaitaire non précisé. Ni la demanderesse ni la défenderesse n’ont présenté d’arguments à l’appui. Selon les circonstances en l’espèce, je conclus que chaque partie devrait assumer ses propres dépens.

VI.  Conclusion

[17]  En terminant, j’aimerais mentionner que les allégations de discrimination raciale ne doivent pas être prises à la légère, tant dans l’intérêt de la personne qui soutient avoir été victime d’un traitement discriminatoire que de celui du présumé auteur de la discrimination. En l’espèce, la demanderesse soutient que l’enquêteur de la CCDP a non seulement fait preuve de préjugés raciaux (mémoire de la demanderesse, au paragraphe 17a)), mais qu’il s’est également montré malhonnête (mémoire de la demanderesse, au paragraphe 8), partial (dossier certifié, p. 14) et incompétent (dossier certifié, p. 14). Il s’agit d’accusations très graves qui méritent d’être examinées par la Cour.

[18]  Le seul élément au dossier pouvant se rapporter à l’allégation de discrimination raciale est le fait que l’enquêteur a identifié la demanderesse comme étant Jamaïcaine. Les autres sont des accusations vagues et non fondées. Quoi qu’il en soit, la demanderesse s’oppose au fait d’avoir été identifiée comme une Jamaïcaine, car elle n’a vécu que les huit premières années de sa vie en Jamaïque (dossier certifié, p. 16). Je comprends la position de la demanderesse qui estime qu’il serait plus juste qu’elle soit qualifiée de Canadienne née en Jamaïque. Le rapport mentionne toutefois que la demanderesse s’est elle-même présentée comme une Noire jamaïcaine (rapport, au paragraphe 8) Je ne vois donc aucune pratique répréhensible dans la manière dont l’enquêteur a identifié la demanderesse.

[19]  En examinant les documents de la demanderesse et en écoutant sa plaidoirie, je conclus qu’elle estime avoir fait l’objet d’un traitement discriminatoire fondé sur sa race. Il s’agit, sans l’ombre d’un doute, d’une expérience blessante. Cependant, en ce qui a trait à la question de droit dont la Cour a été saisie – à savoir si la décision faisant l’objet du contrôle était raisonnable – je conclus que le rapport fournit une explication claire et cohérente qui justifie la décision de la Commission de ne pas donner suite à la plainte. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-182-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

« Shirzad Ahmed »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-182-17

INTITULÉ :

DENEACE GREEN c L’ADMINISTRATION CANADIENNE DE LA SÛRETÉ DU TRANSPORT AÉRIEN (ACSTA)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 24 août 2018

COMPARUTIONS :

Deneace Green

Pour la demanderesse

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Barry Benkendorf

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada, Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.