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Date : 20180914


Dossier : T-217-18

Référence : 2018 CF 916

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

KHALED ALI NABOULSI

et

NOUR ALI NABOULSI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour a été saisie de la présente affaire par voie de demande informelle aux termes du paragraphe 35(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, dans une lettre reçue le 6 septembre 2018 visant à fixer, à Montréal, l’audience spéciale d’une requête en jugement déclaratoire (no du dossier de la Cour T-217-18). La même date, l’avocat du défendeur a présenté une lettre dans laquelle il s’opposait à la demande.

[2]  Après avoir déterminé que le dossier T-217-18 avait été fermé suivant le dépôt, par les demandeurs, d’un avis de désistement le 31 juillet 2018, la Cour a émis une directive orale informant les parties que la requête serait examinée comme une demande d’autorisation de rouvrir le dossier. On a attiré l’attention des parties sur les principes régissant la réouverture des dossiers fermés, établis par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Philipos c Canada (Procureur général), 2016 CAF 79, [2016] 4 RCF 268 [Philipos], et la date d’audience par téléconférence a été fixée au 12 septembre 2018.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la Cour refuse d’exercer sa compétence pour faire revivre les procédures.

II.  Énoncé des faits

[4]  Le litige sous-jacent concerne les demandes de citoyenneté canadienne des demandeurs. Leur père a obtenu la citoyenneté le 27 mai 2008. En novembre 2009, les demandeurs ont présenté une demande de citoyenneté à titre d’enfants mineurs d’un citoyen canadien (leur père). Le 31 mars 2016, la citoyenneté de leur père a été révoquée au motif que ce dernier avait obtenu sa citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La même journée, les demandes de citoyenneté des demandeurs ont été refusées au motif qu’ils n’étaient pas les enfants mineurs d’un citoyen canadien.

[5]  Le 10 mai 2017, la Cour fédérale a déclaré que les dispositions administratives ayant servi à révoquer la citoyenneté du père des demandeurs violaient l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c 44 : Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473 [Hassouna]. Le 10 juillet 2017, la Cour a annulé les avis d’intention de révoquer la citoyenneté canadienne du père des demandeurs pour les motifs énoncés dans la décision Hassouna : Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 668.

[6]  Le 28 juillet 2017, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a informé le père des demandeurs que la révocation de sa citoyenneté avait été annulée et que sa citoyenneté avait été rétablie à compter du 27 mai 2008.

[7]  Les demandeurs ont demandé à CIC de réexaminer leurs demandes. CIC a rejeté cette demande le 28 décembre 2017. L’agent de la citoyenneté a reconnu que la citoyenneté du père des demandeurs avait été rétablie, mais il a soutenu que les demandes avaient été rejetées à bon droit en raison des renseignements dont était saisi CIC au moment de rendre sa décision.

[8]  Les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de refus de réexaminer les demandes. L’autorisation a été accordée le 7 juin 2018, et il a été ordonné à CIC de fournir le dossier certifié du tribunal (DCT) au plus tard le 28 juin 2018. Ce délai qui n’a pas été respecté a entraîné le dépôt de plusieurs requêtes des parties. Un échange de lettres entre les avocats a donné lieu à une entente de règlement. Il n’est pas contesté que les conditions du règlement ont été proposées par les demandeurs et qu’elles sont à l’origine de cette communication du défendeur datée du 31 juillet 2018 :

[traduction] Je confirme que mon client, Citoyenneté et Immigration Canada, accepte votre offre. Dès le dépôt d’un avis de désistement de leur demande de contrôle judiciaire et de la requête pour outrage au tribunal, les dossiers de citoyenneté de vos clients seront rouverts en application du paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté, et vos clients seront traités en tant que mineurs en fonction de la demande datée du 9 novembre 2009. Tous les efforts seront mis en œuvre pour traiter leurs demandes dans les trente (30) jours suivant le dépôt de l’avis de désistement, étant entendu qu’aucun délai précis dans lequel une décision sera rendue ne peut être proposé.

[9]  La même date, la lettre d’acceptation de l’entente par les demandeurs mentionnait les mêmes conditions et contenait la phrase suivante :

[traduction] Nous comprenons que la présente offre ne constitue en aucun cas une promesse de citoyenneté, mais seulement une proposition de rouvrir les dossiers de citoyenneté reçus le 9 septembre 2009.

[10]  La même date, les demandeurs ont déposé un avis de désistement en application de l’article 165 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[11]  Le 20 août 2018, CIC a communiqué avec les demandeurs pour obtenir des renseignements supplémentaires, conformément à l’article 23.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29. Le 22 août 2018, les demandeurs ont répondu à CIC et à l’avocat du défendeur pour les informer qu’ils ne fourniraient pas les renseignements demandés. Les demandeurs ont fait valoir que l’entente visait à ce que les demandes soient traitées rétroactivement, en date du 9 novembre 2009. Depuis l’entrée en vigueur de l’article 23.1, en 2014, les demandeurs ont affirmé qu’ils n’étaient aucunement tenus de fournir d’autres renseignements.

[12]  L’avocat du défendeur a répondu aux demandeurs de la façon suivante : [traduction« Selon notre entente, les demandes de citoyenneté de vos clients devaient être rouvertes en application du paragraphe 5(2) de la Loi sur la citoyenneté, et vos clients devaient être traités comme mineurs en fonction de leurs demandes datées du 9 novembre 2009. » Le défendeur a demandé aux demandeurs de discuter des problèmes de traitement directement avec CIC.

[13]  Dans une autre communication avec CIC, le 30 août 2018, l’agente chargée du traitement des demandes a informé l’avocat des demandeurs qu’elle n’avait pris aucune décision sur la façon dont ces demandes seraient traitées.

III.  Question en litige

[14]  La seule question que doit examiner la Cour est la suivante :

La Cour doit-elle exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le dossier T-217-18, malgré l’avis de désistement du 31 juillet 2018?

IV.  Analyse

[15]  Dans la décision Philipos, précitée, la Cour d’appel fédérale a confirmé que les cours fédérales ont compétence pour réglementer le processus d’ouverture et de fermeture de leurs propres dossiers. Comme le juge David Stratas l’a déclaré au paragraphe 10, la Loi sur les Cours fédérales ou les Règles des Cours fédérales ne confèrent aucun pouvoir exprès de donner suite à une procédure après le dépôt d’un désistement. Il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de la Cour pour rouvrir le dossier. Le pouvoir d’accorder l’autorisation à une partie de faire rouvrir un dossier ayant fait l’objet d’un désistement provient du fait que les cours fédérales ont plein pouvoir pour préserver l’intégrité de leurs propres processus, y compris le processus de fermeture et d’ouverture de leurs dossiers.

[16]  Le juge Stratas a établi les principes suivants qui servent à déterminer si un dossier fermé peut être rouvert.

[17]  Premièrement, « [s]eul un événement d’une importance fondamentale qui touche à l’essence de la décision de mettre fin à la procédure » peut justifier la réouverture d’un dossier. À titre d’exemple, le juge Stratas a mentionné « la répudiation d’un règlement amiable qui nécessitait qu’une procédure fasse l’objet d’un désistement » : Philipos, précité, au paragraphe 20.

[18]  Deuxièmement, « la procédure a des chances raisonnables d’avoir gain de cause » : Philipos, précité, au paragraphe 21.

[19]  Troisièmement, la Cour doit tenir compte du préjudice que pourrait causer la réouverture d’une affaire ayant fait l’objet d’un désistement. À titre d’exemple, le juge Stratas mentionne qu’une partie pourrait avoir pris d’importantes mesures par suite d’un désistement et subir un préjudice important en raison de la destruction de certains dossiers, du fait d’avoir cessé de recueillir des éléments de preuve ou de la disparition de certains témoins. « D’autres types de préjudice peuvent conduire la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de faire renaître une procédure ayant fait l’objet d’un désistement » : Philipos, précité, au paragraphe 22.

[20]  Enfin, le juge Stratas a souligné que d’autres considérations pouvaient justifier le refus de rouvrir une affaire. Il s’agit notamment du fait que « [l]es cours fédérales ont plein pouvoir de gérer leurs pratiques et leurs procédures, de surveiller le déroulement des procédures et de prévenir les abus de procédure » Philipos, précité, au paragraphe 23.

[21]  En l’espèce, les demandeurs ont pris la demande de renseignements supplémentaires de CIC pour une répudiation totale de l’entente de règlement. Les demandeurs soutiennent que le règlement exige que CIC examine les demandes telles qu’elles ont été présentées le 9 novembre 2009. Ils insistent particulièrement sur le fait que l’entente empêche CIC d’appliquer toute loi ou d’examiner toute information postérieure au 9 novembre 2009. Ils soutiennent que telle était leur intention lors du règlement de la demande, et que c’est ce qu’il faut déduire des conditions de l’entente acceptée par CIC.

[22]  Les demandeurs se fondent sur un Guide opérationnel de CIC concernant le traitement des demandes postérieures à la mise en vigueur des modifications apportées à la Loi sur la citoyenneté, le 11 juin 2015. Comme ni la Loi sur la citoyenneté ni le Règlement sur la citoyenneté ne fournissent une définition de ce que constitue une date de dépôt et que les décisions rendues par la Cour ont souligné la nécessité d’établir une « date déterminante », le Guide définit cette date comme étant « la date à laquelle une demande a été reçue et, de ce fait, a été jugée complète ».

[23]  Bien que les guides opérationnels, comme celui mentionné par les demandeurs, aident les demandeurs à connaître de façon générale les politiques et les pratiques du défendeur, il est bien établi que ces guides ne sont pas juridiquement contraignants : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909.

[24]  Selon le défendeur, les demandeurs n’ont pas répudié les conditions du règlement, mais les ont en fait respectées. Le défendeur a déposé l’affidavit de l’avocate qui a négocié l’entente de règlement au nom de CIC. Elle déclare que l’entente exprimée dans l’échange de lettres du 31 juillet 2018 était de fixer la « date déterminante » pour l’examen des demandes. L’intention était de traiter les demandeurs comme des mineurs, puisqu’ils étaient mineurs au moment du dépôt des demandes, en novembre 2009. Elle déclare également que la question de savoir quelle loi s’appliquerait aux demandes n’avait jamais été soulevée et ne faisait pas partie de l’entente.

[25]  Je suis d’avis que, dans la présente requête, il n’est pas nécessaire que la Cour règle la controverse entre les parties concernant l’entente de règlement, puisque je suis convaincu que la requête est prématurée et n’a aucune chance raisonnable de succès.

[26]  La règle générale veut « [qu’] à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » : Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 31 à 33, [2011] 2 RCF 332.

[27]  En l’espèce, l’agente de CIC chargée du traitement des demandes a demandé des éléments de preuve supplémentaires concernant la présence des demandeurs au Canada du 9 août 2003 au 21 septembre 2009 ainsi que tout passeport ou document de voyage en cours de validité pendant cette période.

[28]  Le 30 août 2018, au cours d’une conversation téléphonique, l’avocat des demandeurs déclare que l’agente [TRADUCTION] « n’était pas en mesure de confirmer son intention d’appliquer la version de 2009 de la Loi sur la citoyenneté ou la version actuelle comprenant l’article 23.1 ». En outre, rien n’indique dans le dossier que l’agente a déterminé une mesure à prendre si les demandeurs devaient maintenir leur refus de fournir les renseignements demandés. Par conséquent, il n’y a aucune décision à examiner. Comme les procédures initiales visaient le réexamen de la décision et que le réexamen a été accordé, il serait inapproprié de faire revivre ces procédures pour contester un processus administratif en cours.

[29]  Même si l’agente devait confirmer son intention d’appliquer la version actuelle de la Loi, il serait inapproprié pour la Cour de procéder au contrôle judiciaire de cette décision interlocutoire à ce moment-ci, puisque la décision finale du défendeur pourrait toujours favoriser les demandeurs. Si la décision n’est pas favorable aux demandeurs, ces derniers auraient la possibilité de présenter une nouvelle demande d’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de cette décision.

[30]  Je remarque que le juge Michel Shore a tiré une conclusion analogue dans une demande de bref de prohibition et de mandamus à la suite d’une demande faite par un agent de citoyenneté aux termes de l’article 23.1 de la Loi sur la citoyenneté : Almuhaidib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 615.

V.  Conclusion

[31]  La Cour a plein pouvoir pour gérer ses pratiques et procédures. La réouverture d’une affaire est un processus discrétionnaire réservé aux cas très exceptionnels. En l’espèce, les demandeurs n’ont aucune chance raisonnable d’obtenir gain de cause advenant la réouverture de l’affaire. Leur requête en jugement déclaratoire est prématurée et deviendra théorique si le défendeur accepte leurs demandes de citoyenneté. S’ils n’obtenaient pas gain de cause, ils pourraient présenter une nouvelle demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision.

[32]  En conséquence, la requête sera rejetée. Il n’y a aucune raison spéciale d’adjuger des dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête soit rejetée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-217-18

INTITULÉ :

KHALED ALI NABOULSI ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 septembre 2018

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 14 septembre 2018

COMPARUTIONS :

Mark Gruszczynski

Jonathan Gruszczynski

Pour les demandeurs

Michel Pépin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canada Immigration Team

Avocats

Westmount (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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