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Date : 20180925


Dossier : IMM-401-18

Référence : 2018 CF 945

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ABDULKADIR HASHI JAMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Abdulkadir Hashi Jama (le demandeur) est un citoyen de la Somalie âgé de 35 ans, qui habite les États-Unis depuis 1996. Il est venu au Canada après avoir été ajouté à une liste d’expulsion aux États-Unis. Le 22 août 2017, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) indiquant que s’il devait retourner en Somalie, il serait exposé à un risque de préjudice puisqu’il est un Occidental, qu’il ne parle pas le somalien, qu’il n’a pas de famille dans ce pays et qu’il n’a pas vécu en Somalie depuis son enfance. Il soutient que son clan refusera de le protéger puisque son père (qui appartient à un clan majoritaire) a épousé une femme d’un clan minoritaire.

[2]  Le 5 janvier 2018, un agent d’immigration principal (l’agent) a rejeté la demande d’ERAR pour divers motifs, notamment la conclusion que le demandeur (dont l’identité clanique lui vient de son père) peut compter sur le clan de son père pour obtenir une protection.

[3]  Le 26 janvier 2018, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision. Je conclus que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée pour les motifs qui suivent.

II.  Les faits

[4]  Le demandeur est un citoyen de la Somalie âgé de 35 ans. Son père appartient à un clan majoritaire (Marehan, un sous-clan du clan Darood), alors que sa mère appartient à un clan minoritaire (Madiban). Son père a été renié pour avoir épousé une femme d’un clan minoritaire; ainsi, le demandeur n’a connu que la famille du côté de sa mère.

[5]  Après le déclenchement de la guerre civile en Somalie, en 1991, le demandeur et sa famille ont fui au Kenya, où ils ont vécu comme réfugiés pendant un certain nombre d’années. Sa tante a parrainé la famille afin qu’elle puisse déménager aux États-Unis, ce qu’elle a fait en février 1996. Tous les membres de sa famille immédiate ont éventuellement obtenu leur citoyenneté américaine et sont actuellement résident des États-Unis.

[6]  Alors qu’il se trouvait aux États-Unis après avoir obtenu une « carte verte », le demandeur a été arrêté et reconnu coupable de possession de biens volés. Un jour, alors qu’il revenait d’un centre commercial somalien, il a demandé à un ami de le ramener en voiture. Bien qu’il ne le savait pas à ce moment, son ami conduisait une voiture volée. Le demandeur affirme qu’il n’avait rien à voir avec le vol (en fait, il connaissait le propriétaire de la voiture volée, qui a témoigné en cour en son nom), mais il y a quand même été reconnu coupable et condamné à une peine d’emprisonnement d’un an plus un jour. Il a purgé 4 mois de sa peine dans une prison de comté et le reste en probation. En raison de sa condamnation, il a perdu sa carte verte et a été ajouté à une liste d’expulsion.

[7]  Le demandeur est arrivé au Canada le 27 juillet 2017 et a déposé une demande d’asile. En raison de sa condamnation aux États-Unis, il a été déclaré inadmissible en raison de grande criminalité selon l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 et déclaré inadmissible à présenter une demander d’asile.

[8]  Le 22 août 2017, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a été rejetée par un agent d’immigration principal (l’agent) dans une décision datée du 5 janvier 2018. Dans cette décision, l’agent a résumé comme suit la crainte du demandeur de retourner en Somalie : il n’a pas vécu en Somalie depuis l’enfance, il n’a pas de famille ni de maison, il parle difficilement le somalien, il subira de la discrimination et ses droits humains seront bafoués. Plus précisément, l’agent note l’allégation du demandeur seront laquelle il sera ciblé parce qu’il est identifiable comme Occidental et qu’il ne sera pas protégé par le clan de son père puisqu’il est d’origine mixte. L’agent examine ensuite les rapports sur la situation dans le pays relativement au système de clans, notamment le fait qu’il s’agit d’un système patrilinéaire et le fait qu’il joue un rôle important pour assurer la protection (qui est parfois même supérieure à la protection assurée par l’état ou la police).

[9]  L’agent conclut qu’il n’y a aucune preuve des affiliations claniques des parents du demandeur, mais note que même s’il acceptait cette allégation comme vraie, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les Marehan le cibleraient, lui causeraient un préjudice ou refuseraient de le protéger. L’agent rappelle que la position clanique du demandeur lui vient de son père, puisque le système est patrilinéaire, et soutient que le demandeur pourra donc compter sur la protection du clan Marehan.

[10]  L’agent reconnaît qu’il existe une menace d’attaque terroriste en Somalie, mais caractérise cette menace comme une forme de risque généralisé à laquelle fait face toute la population; par conséquent, cette menace n’est pas visée par la demande d’ERAR. Par voie de conséquence, l’agent reconnaît que les considérations d’ordre humanitaire s’appliqueraient dans le cas du demandeur (longue absence du pays d’origine, lacunes sur le plan des aptitudes linguistiques), mais note que ces facteurs ne peuvent être pris en compte dans une demande d’ERAR. Pour ces motifs, l’agent rejette la demande.

III.  Questions en litige

[11]  Le demandeur a soulevé les trois questions en litige suivantes dans sa demande de contrôle judiciaire :

  • Une décision a-t-elle été rendue sans tenir compte de la preuve?

  • L’agent a-t-il omis de tenir compte des documents sur la situation dans le pays?

  • L’agent a-t-il tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité?

IV.  Norme de contrôle

[12]  Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la bonne norme de contrôle est établie dans la jurisprudence, il est inutile de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La Cour a déterminé que la décision d’un agent d’ERAR doit faire l’objet d’une révision au regard de la norme de contrôle du caractère raisonnable : Korkmaz c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2015 CF 1124, au paragraphe 9. J’adopterai cette norme en l’espèce.

V.  Analyse

[13]  Le demandeur soutient que l’agent a omis de tenir compte du lien entre la discrimination à laquelle il fera face de la part du clan de sa mère et l’absence de protection de la part du clan de son père. Il soutient que l’agent a omis d’examiner directement la notion que le clan Marehan refuserait de le protéger en raison du mariage de son père à une femme du clan Madiban. Pour le demandeur, la simple affirmation de l’agent selon laquelle l’affiliation clanique est patrilinéaire démontre une mauvaise compréhension de la principale préoccupation, c’est-à-dire que le demandeur ne sera pas protégé en raison du mariage de son père avec une femme d’un autre clan. Le demandeur soutient également que si l’agent avait conclu que la protection patrilinéaire se poursuivrait, il était tenu de fournir le raisonnement ayant mené à cette conclusion.

[14]  Le défendeur fait valoir que l’agent a exposé la préoccupation précise du demandeur avant d’examiner et d’établir le risque proposé. À l’appui de sa position, il cite la partie de la décision qui indique ce qui suit :

[traduction] bien qu’il appartienne au clan majoritaire Marehan, il fera face à la discrimination puisque sa mère appartient au clan Madiban. Le demandeur estime qu’il ne sera pas protégé par son clan.

(Décision relative à l’ERAR, p. 4)

Le défendeur note que le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent est une question distincte, mais qu’il est indéfendable d’affirmer que l’agent n’a pas tenu compte des faits.

[15]  Je suis d’accord avec le demandeur. L’agent a conclu (comme il ou elle pouvait le faire, à la lumière des éléments de preuve objectifs) que le demandeur serait considéré comme un Marehan en raison du système patrilinéaire. L’erreur découle du fait que l’agent considère que cela équivaut à une protection clanique, alors que certains éléments de preuve suggèrent le contraire. L’agent n’a jamais envisagé la possibilité que le demandeur puisse ne pas bénéficier de la protection de son clan en raison de l’ostracisme dont son père a été victime, sans compter le fait que le demandeur a été absent de la Somalie pendant la majeure partie de sa vie. En termes pratiques, on pourrait se demander quels avantages le clan du demandeur aurait à le protéger : au mieux, il est pour eux un étranger, au pire, le fils d’un paria. L’agent n’a pas déployé les efforts nécessaires pour comprendre ces faits importants et a donc pris une décision sans en tenir compte.

[16]  À la lumière de ma conclusion que la décision a été prise sans tenir compte de faits importants, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions présentées par le demandeur.

VI.  Question à certifier

[17]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions nécessitant une certification. Elles ont toutes deux affirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis d’accord.

VII.  Conclusion

[18]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’agent a fait fi des faits importants qui contredisent sa conclusion selon laquelle le demandeur aurait droit à la protection du clan Marehan s’il devait retourner en Somalie. L’agent s’est appuyé sur le simple fait que le demandeur soit membre du clan Marehan pour conclure qu’il serait protégé, sans tenir compte du fait que la famille du père du demandeur l’a renié et du fait que le demandeur n’a jamais habité en Somalie depuis l’enfance. Une analyse complète des faits ainsi que des motifs exhaustifs sur la question de la protection clanique devraient guider le décideur qui sera chargé de la nouvelle détermination.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-401-18

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La Cour infirme la décision et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen par une autre décideur, conformément à ces motifs.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-401-18

INTITULÉ :

ABDULKADIR HASHI JAMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET E L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juillet 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 25 septembre 2018

COMPARUTIONS :

David Matas

Pour le demandeur

David Grohmueller

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

 

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