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Date : 20181010


Dossier : IMM-1414-18

Référence : 2018 CF 1011

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2018

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

LUIS ANGEL VANEGAS

YAJHANA PAOLA PONCE FULA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  M. Luis Angel Vanegas et Madame Yajhana Paola Ponce Fula, un couple de citoyens colombiens, contestent la décision d’un agent d’immigration d’avoir rejeté leur demande d’examen des risques avant renvoi. L’agent a conclu qu’ils ne seraient pas soumis à un risque de persécution, de torture, de menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités advenant leur renvoi en Colombie.

[2]  La question au cœur de cette contestation est la capacité de la Colombie de protéger adéquatement les demandeurs.

II.  Faits

[3]  Les demandeurs allèguent avoir été persécutés par une bande criminelle qui les a extorqués, qui a assassiné des membres de leur famille et leur a proféré des menaces de mort.

[4]  Le 15 août 2017, ils ont quitté la Colombie pour se rendre à Miami, aux États-Unis. Quelques jours plus tard, ils se sont rendus à Bellingham, dans l’État de Washington et ont traversé la frontière pour se rendre en Colombie-Britannique. Le lendemain de leur arrivée, ils ont fait l’objet d’une mesure d’exclusion et ont été renvoyés aux États-Unis. Ils ont séjourné une semaine dans un refuge à Buffalo, dans l’État de New York, puis ont à nouveau traversé la frontière canadienne à Saint-Bernard-de-Lacolle où ils ont demandé l’asile.

III.  Décision contestée

[5]  L’agent résume d’abord les allégations des demandeurs; Mme Fula affirme qu’en 2004, deux de ses cousins ont été assassinés par des membres du groupe paramilitaire Autodefensas Unidas de Colombia, pour avoir refusé de joindre le groupe. Un des agresseurs a été arrêté et emprisonné en 2008.

[6]  Puisque les agresseurs soupçonnaient les demandeurs de les avoir dénoncés, Mme Fula allègue avoir reçu des menaces de mort en 2010 et en 2014.

[7]  M. Vanegas, pour sa part, affirme que le 31 octobre 2016, alors qu’il était en compagnie de Mme Fula, il s’est fait attaquer par des hommes armés qui lui ont pris son argent et les documents personnels en sa possession. Du mois de décembre 2016 au mois d’avril 2017, ces mêmes agresseurs lui ont extorqué à plusieurs reprises la somme d’un million de pesos colombiens (environ 430 $ canadiens). Ce montant a par la suite augmenté à 1,5 million de pesos colombiens, puis 2 millions de pesos colombiens. En juin 2017, ses agresseurs lui ont donné le choix de travailler pour eux ou encore de leur payer 5 millions de pesos colombiens. Il a été relâché après les avoir convaincus qu’il n’avait pas cet argent.

[8]  M. Vanegas ajoute qu’en août 2017, alors qu’il circulait en voiture avec Mme Fula, deux hommes en motocyclette se sont approchés d’eux et l’un d’eux a tiré en leur direction avec une arme à feu. Ils n’ont pas été atteints et se sont immédiatement rendus au poste de police. Ils se sont ensuite cachés pendant quelques jours dans le village où habite la mère de M. Vanegas, jusqu’à ce qu’un policier les informe que la campagne n’était pas un endroit sûr pour échapper à leurs agresseurs.

[9]  Le 14 août 2017, ils se rendent au poste de police et remplissent un formulaire de demande de mesure de protection, mais on les informe alors que la meilleure option pour eux était de quitter le pays. Ils ont quitté pour Miami le lendemain.

[10]  Considérant ce récit, l’agent conclut que les demandeurs n’ont pas renversé la présomption qui veut que l’État colombien soit apte à les protéger. Se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, l’agent écrit :

I have carefully considered the evidence before me. I find that the applicants have not rebuted [sic] the presumption of state protection. The state is presumed capable of protecting its citizens unless there is a complete breakdown of the state apparatus. This presumption arises out of the idea that international protection is required when there are no other alternatives available to the applicant. Applicants are expected to approach the state for assistance unless they can offer “clear and convincing” proof of the state’s inability to protect its citizens.

[TRADUCTION]

J’ai pris pleinement connaissance de la preuve présentée, et je conclus que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de la protection de l’État. L’État est en effet présumé capable de protéger ses citoyens, à moins d’un effondrement complet de la structure étatique. Cette présomption découle du principe selon lequel les demandeurs ne peuvent se prévaloir de la protection internationale que s’ils ont épuisé tous les autres recours disponibles. On s’attend donc à ce que les demandeurs demandent à l’État de les protéger à moins qu’ils n’aient une preuve « claire et convaincante » que l’État est incapable de protéger ses citoyens.

[Citation omise.]

[11]  L’agent cite le Rapport national (Colombie) de 2016 du Département d’État américain pour conclure qu’il n’y a pas un effondrement complet de l’appareil étatique en Colombie. Le pays est une république constitutionnelle qui bénéficie d’élections libres, les autorités civiles maintiennent généralement le contrôle sur les forces de sécurité et les tribunaux bénéficient généralement de l’indépendance judiciaire.

[12]  L’agent note en particulier les efforts récents du pays pour traduire les auteurs d’actes criminels en justice et protéger les droits humains, quoiqu’une bonne partie du système judiciaire demeure surchargée et inefficace. À cela s’ajoutent des problèmes de subornation et d’intimidation de juges, de procureurs et de témoins.

[13]  L’agent retient que la police a reçu la plainte des demandeurs et leur a offert des mesures de protection. Il ajoute qu’il n’y a aucune preuve lui permettant de conclure que l’État ne fait pas suffisamment d’efforts pour appréhender les suspects ou pour protéger les demandeurs. Lorsque l’État maintient un contrôle sur son territoire et a une armée, une force policière et des autorités civiles qui font des efforts sérieux pour protéger les citoyens, le fait que la protection ne soit pas efficace dans tous les cas n’est pas suffisant pour renverser la présomption de protection étatique (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] ACF No 1189 (QL);1992 CanLII 8569 (CAF) au para 7).

[14]  Tout en reconnaissant les défis auxquels fait encore face la Colombie, l’agent conclut qu’il n’y a pas de preuve qu’elle ne peut pas protéger ses citoyens. Puisque les demandeurs n’ont pas renversé la présomption de protection étatique, ils n’ont pas prouvé par prépondérance que s’ils étaient retournés en Colombie, ils feraient face à un risque de persécution, de torture, de menace à la vie ou de traitements ou peines cruels et inusités.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[15]  Les demandeurs soumettent les questions suivantes à la Cour:

A.  Est-ce que l’agent a erré dans son appréciation de la preuve?

B.  Est-ce que l’agent a erré dans son analyse de la protection de l’État colombien?

[16]  Cependant, puisque je suis d’opinion que la seconde question nécessite l’intervention de la Cour, les présents motifs ne porteront que sur la protection étatique.

[17]  La norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171; Arenas Pareja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1333 au para 12).

V.  Analyse

[18]  Je traiterai d’abord brièvement des efforts des demandeurs pour se prévaloir de la protection de l’État colombien, pour ensuite analyser les conclusions de l’agent quant au caractère adéquat d’une telle protection étatique.

A.  Les démarches des demandeurs

[19]  La preuve d’une crainte de persécution doit avoir une composante subjective et une composante objective; le demandeur doit éprouver une crainte subjective d’être persécuté et cette crainte doit être objectivement justifiée (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[20]  Il est bien reconnu toutefois qu’un demandeur n’a pas à mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité (Ward, précité à la p 724).

[21]  Selon la preuve retenue par l’agent, les demandeurs sont victimes de violence en Colombie depuis plusieurs années; ils se sont fait extorquer et menacer à plusieurs reprises, on a tiré en leur direction avec une arme à feu et ils se sont fait dire à quelques reprises par les autorités que la meilleure façon de se protéger de leurs agresseurs, compte tenu de leur puissante organisation, était de quitter le pays.

[22]  L’agent a adéquatement analysé la preuve et conclu au caractère subjectif de la crainte des demandeurs.

[23]  Cependant, il ne traite que très brièvement de leurs efforts pour obtenir la protection de l’État colombien. À mon sens, cette analyse incomplète du caractère objectif de la crainte des demandeurs, qui résulte probablement d’une analyse déficiente de la protection étatique, contribue au caractère déraisonnable de sa décision (Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 82 au para 23).

B.  Protection étatique

[24]  Une lecture attentive des motifs de l’agent me mène à conclure que son analyse porte presque exclusivement sur le fait que la Colombie est une démocratie qui ne souffre pas de l’effondrement complet de son appareil étatique, et que les autorités colombiennes font des efforts considérables pour améliorer la protection qu’elles offrent à leurs ressortissants. L’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y a pas un effondrement complet de l’appareil étatique en Colombie, ce qui donne lieu à l’application de la présomption de protection étatique. Or, l’agent semble avoir omis de poursuivre son analyse de la preuve pour déterminer si les demandeurs avaient repoussé la présomption que la Colombie est en mesure de leur offrir une protection adéquate, dans les circonstances alléguées.

[25]  D’abord, l’analyse de la preuve documentaire consultée par l’agent semble sélective. Bien qu’il mentionne avoir considéré toute la preuve documentaire, il omet de traiter des problèmes de l’administration de la justice colombienne, dont certains cas de collusion entre l’État et les bandes criminelles et d’infiltration de l’État par des membres de ces dernières. Il s’agissait pourtant de facteurs pertinents dans la situation des demandeurs. Les motifs de l’agent ne me permettent pas de comprendre pourquoi il a omis de considérer cette preuve ou ne lui a accordé que peu de poids (voir par exemple Barragan Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 502 au para 41).

[26]  Il est bien connu que la protection qu’un État offre à ses citoyens n’a pas à être parfaite, mais elle doit être adéquate et le seul fait que cet État fasse de sérieux efforts en ce sens ne suffit pas pour conclure que la protection est adéquate (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 565 au para 28; Ruano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1023 aux para 39-44).

[27]  L’agent semble avoir inféré des efforts déployés par la Colombie pour améliorer la protection de ses citoyens qu’elle était en mesure de protéger adéquatement ses citoyens en général et les demandeurs en particulier.

[28]  Somme toute, les motifs de l’agent ne me permettent pas de savoir s’il a réellement analysé le caractère adéquat de la protection offerte aux demandeurs par la Colombie puisqu’il n’a à peu près pas considéré la preuve contraire à ce sujet, particulièrement les éléments de preuve présentés par les demandeurs à l’appui de leur affirmation que la protection étatique était inadéquate. Les motifs auraient dû laisser transparaître de façon claire pourquoi la preuve dans son ensemble repoussait (ou ne repoussait pas) la présomption de protection étatique.

[29]  Cela n’étant pas le cas, j’en conclus que la décision de l’agent n’a pas le caractère de raisonnabilité, d’intelligibilité et de transparence requis (Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356 au para 59; Henguva c Canada (Citoyenneté et immigration), 2013 CF 912 aux paras 6-10; Oliveros Rubiano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 106 au para 35; Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 750 aux para 57-59).

VI.  Conclusion

[30]  Pour les motifs qui précèdent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire des demandeurs, je casse la décision de l’agent et je retourne le dossier pour une nouvelle analyse de l’ensemble de la preuve. Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-1414-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie;

  2. La décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada en date du 23 janvier 2018 est cassée et le dossier est retourné pour une nouvelle détermination par un autre agent d’immigration;

  3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1414-18

INTITULÉ :

LUIS ANGEL VANEGAS ET AL c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 SEPTEMBRE 2018

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

Pour LES DEMANDEURS

Evan Liosis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

Pour LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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