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Date : 20181011


Dossier : IMM-609-18

Référence : 2018 CF 1022

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

NIZAR CHOKR CHOKR

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (LIPR), de la décision d’un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, datée du 24 août 2017 (la décision), qui a refusé la demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire de M. Chokr.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur, Nizar Chokr Chokr, est citoyen du Liban et du Venezuela.  Il est né au Liban en 1965.  Il a quitté le Liban et a déménagé au Venezuela en 1983.  En 1987, il a épousé au Venezuela celle qui est maintenant son ex-épouse, puis est devenu citoyen vénézuélien en 1989.

[3]  Selon M. Chokr, il a quitté le Venezuela en 2016 et est venu au Canada pour vivre avec sa sœur, étant donné que des extorqueurs le faisaient craindre pour sa vie.  Cette année-là, M. Chokr a présenté une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[4]  En refusant la demande pour motifs d'ordre humanitaire, l’agent a conclu que M. Chokr n’avait pas démontré les circonstances justifiant la prise de mesures spéciales.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent a complètement omis d’évaluer un élément central de la demande de M. Chokr, à savoir la façon dont les conditions défavorables au Liban pourraient causer des difficultés lors d’une demande présentée à l’étranger.  La décision est donc déraisonnable et sera renvoyée pour réévaluation.

III.  Les questions et la norme de contrôle

[6]  M. Chokr a soulevé trois questions.  Comme l’omission de l’agent d’évaluer la preuve des difficultés à son retour au Liban est déterminante, je limiterai mon analyse à cette seule question, qui doit être examinée selon la norme du caractère raisonnable, puisque l’exemption pour motifs d’ordre humanitaire est un recours exceptionnel et hautement discrétionnaire de nature extraordinaire et spéciale (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, aux paragraphes 18 et 29).  Bien qu’une grande déférence soit due dans un contexte de motifs d’ordre humanitaires, faire preuve de déférence ne signifie pas donner un chèque en blanc : il doit y avoir des motifs raisonnables menant à une conclusion justifiée (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 (Miyir), au paragraphe 13).

IV.  Analyse

A.  Analyse des difficultés d’ordre humanitaire

[7]  M. Chokr fait valoir que l’intention derrière le pouvoir discrétionnaire d'accorder des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR est d’atténuer la rigidité du droit dans les cas appropriés, de laisser une marge de manœuvre pour la prise de décisions en matière d’immigration au Canada et « offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” ». (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 21 (Kanthasamy)).  Les difficultés sont un facteur de la présente analyse, étant présentées par le demandeur.

[8]  Le défendeur soutient que les dispenses accordées pour des considérations humanitaires sont des cas d’exception et non pas un régime d’immigration parallèle ou distinct (Cortorreal De Leon c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1178, au paragraphe 31), et que l’agent a tenu compte des difficultés en général, ainsi que d’autres observations concernant l’analyse particulière de l’agent des difficultés au Liban, dont il est question ci-après.

[9]  La Cour suprême du Canada a précisé la façon dont le facteur de difficulté s’insère dans une analyse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire dans l’arrêt Kanthasamy, où il a été conclu que « des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées » ne devraient pas limiter la capacité d’un décideur de prendre en considération tous les facteurs qui peuvent être pertinents dans une affaire particulière (Kanthasamy, au paragraphe 33).  Au lieu de cela, un décideur d’une question liée à des motifs d’ordre humanitaire doit appliquer le paragraphe 25(1) à la lumière de ses objectifs en matière d’équité et, par conséquent, il doit déterminer si la « situation globale » justifie une exemption (Kanthasamy, au paragraphe 45).

[10]  L’arrêt Kanthasamy n’a pas rejeté le concept de difficultés dans les demandes pour motifs d’ordre humanitaire, mais a plutôt indiqué qu’il demeure important pour une telle analyse lorsqu’elle est évaluée « de manière équitable, avec souplesse, et avec égard à la situation globale du demandeur » (Miyir, au paragraphe 16).

[11]  De plus, la section intitulée « Difficultés et évaluation des considérations d’ordre humanitaire » de la politique pertinente du défendeur offre des conseils aux agents dans leur évaluation des difficultés.  À la date de la décision sur les motifs d’ordre humanitaire, cette section était rédigée ainsi :

Depuis le 10 décembre 2015, il n’y a plus de « critère » de difficultés pour les demandeurs au titre du paragraphe 25(1); toutefois, la décision quant à savoir s’il existe des motifs suffisants pour justifier l’approbation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) doit généralement comprendre une évaluation des difficultés. Ainsi, les difficultés continuent de représenter un facteur important pour déterminer si des CH suffisantes existent pour justifier l’octroi d’une dispense ou du statut de résident permanent.

… [U]n décideur examinerait la mesure dans laquelle le demandeur, compte tenu de sa situation particulière, ferait face à des difficultés s’il devait quitter le Canada afin de demander la résidence permanente à l’étranger. Bien qu’il y aura inévitablement des difficultés associées à l’obligation de quitter le Canada, elles ne seront généralement pas suffisantes pour justifier une dispense pour des CH aux termes du paragraphe 25(1) (Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61; Rizvi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 463).

[Non souligné dans l’original]

[12]  Par conséquent, le décideur doit tenir compte des conditions défavorables du pays d’origine du demandeur lorsqu’elles font partie des circonstances d’ordre humanitaire du demandeur afin de déterminer si une exemption équitable est justifiée.  Cela signifie habituellement que le décideur évaluera les difficultés liées au retour à ces conditions (Miyir, au paragraphe 19).

B.  Analyse des difficultés concernant M. Chokr

[13]  En l’espèce, M. Chokr soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent (i) n’a pas abordé la question des conditions défavorables au Liban, (ii) n’a pas examiné la preuve documentant les difficultés et (iii) n’a pas tenu compte de la preuve connexe concernant les difficultés personnelles probables de M. Chokr à son retour au Liban.  Dans sa demande pour motifs d’ordre humanitaire, M. Chokr a présenté des articles et divers rapports documentant l’instabilité actuelle, les conflits politiques, la violence et la crise des réfugiés au Liban.

[14]  M. Chokr soutient en outre qu’il a donné plusieurs raisons pour lesquelles ces conditions défavorables du Liban le toucheraient personnellement, à savoir qu’il serait replongé dans les conditions traumatisantes qu’il avait fuies 35 ans plus tôt et qu’il serait isolé, sans communauté ni soutien significatifs au Liban.

[15]  Le défendeur rétorque qu’il n’existe une présomption selon laquelle tous les éléments de preuve documentaire ont été pris en considération (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF)), et que l’agent, après avoir examiné les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande, n’était pas convaincu que M. Chokr subirait des difficultés en présentant une demande depuis le Liban.  Le défendeur soutient que M. Chokr n’a pas démontré de lien entre la preuve des difficultés et sa situation personnelle, comme l’exige le paragraphe 25(1) de la LIPR (Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327 (Kanguatjivi), au paragraphe 41).

[16]  Dans la décision, l’agent passe plusieurs paragraphes à discuter des conditions défavorables au Venezuela, mais il ne reconnaît pas et ne mentionne pas les conditions défavorables au Liban.  En fait, en ce qui concerne les difficultés auxquelles M. Chokr pourrait être confronté au Liban, l’agent a seulement déclaré ce qui suit :

[traduction]

Le demandeur soutient qu’il éprouverait des difficultés à se réinstaller au Liban parce qu’il a quitté le pays il y a plus de 34 ans. Toutefois, je note que le demandeur est né au Liban, où il a résidé jusqu’à l’âge de 18 ans. Selon les formulaires associés aux considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a encore son père, trois frères et une sœur qui vivent au Liban. Il parle la langue et connaît les coutumes et le mode de vie au Liban. Le demandeur soutient que son établissement serait plus facile au Canada, un pays dont la langue et la culture sont différentes et où il n’a jamais vécu auparavant. Le demandeur soutient que, depuis son entrée au Canada en avril 2016, il réside avec sa sœur et son frère.

[Non souligné dans l’original]

[17]  Bien que l’agent ait parlé des liens de M. Chokr au Liban, il ne mentionne aucun des rapports ou des articles soumis par M. Chokr qui traitent carrément des difficultés auxquelles M. Chokr dit qu’il fera face à son retour.  En fait, l’agent n’a pas réussi à déterminer si M. Chokr subirait ou non des difficultés à son retour au Liban.

[18]  À mon avis, cela va à l’encontre de la section des Lignes directrices intitulée « Conditions défavorables dans le pays », laquelle donne la directive suivante aux décideurs :

Lorsqu’un demandeur présente des observations affirmant que des conditions dans son pays d’origine lui causeraient des difficultés si la dispense demandée ne lui était pas accordée, les décideurs doivent tenir compte des conditions dans ce pays et peser ces facteurs dans l’évaluation des difficultés. Ces conditions pourraient comprendre des facteurs ayant une incidence négative directe sur le demandeur, notamment la guerre, des catastrophes naturelles, le traitement inéquitable des minorités, l’instabilité politique, la pénurie d’emplois, la violence généralisée, etc.

[Non souligné dans l’original]

[19]  En l’espèce, M. Chokr a fourni des renseignements à l’appui de son allégation de conditions défavorables au Liban, mais je ne suis pas convaincu par la réponse du défendeur disant que l’agent a tenu compte des conditions au Liban ou a soupesé ces facteurs lors de l’évaluation des difficultés.  Bien que l’agent ait procédé à une analyse des conditions du Venezuela, il a omis d’examiner les éléments de preuve relatifs aux conditions défavorables du Liban au moment du retour de M. Chokr.

[20]  En examinant la décision Kanguatjivi, sur laquelle s’est appuyé le défendeur, j’estime qu’elle appuie en fait la position de M. Chokr.  Dans cette affaire, le juge en chef Crampton a fait remarquer que l’agent avait entrepris un « long examen » de la preuve relative à l’état du pays présentée par la demanderesse et était par la suite arrivé à la conclusion qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour affirmer que les conditions défavorables en question auraient un impact négatif direct sur elle (Kanguatjivi, au paragraphe 40).

[21]  L’agent doit tenir compte des éléments de preuve relatifs aux conditions défavorables du pays dans l’évaluation des difficultés alléguées du demandeur.  Cela ne s’est pas produit ici.  En fait, le défendeur a admis à l’audience que c’était « problématique ».  En omettant de faire référence aux éléments de preuve relatifs à l’état du Liban, on ne peut être certain que l’agent en a tenu compte.  Il était déraisonnable de prendre une décision sans tenir compte de la preuve relative à l’état du pays à l’appui de la demande pour motifs d’ordre humanitaire de M. Chokr (Ratnarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1054, aux paragraphes 14 et 17).

[22]  Compte tenu de ma décision quant à l’évaluation déraisonnable des difficultés par l’agent, il n’est pas nécessaire de tenir compte des autres questions soulevées par M. Chokr.

V.  Conclusion

[23]  L’évaluation des difficultés par l’agent était déraisonnable parce qu’il n’a pas examiné ou analysé comment les conditions défavorables au Liban pourraient causer des difficultés à M. Chokr.  La décision sera donc annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen par un autre agent.

[24]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a soulevé une question sérieuse de portée générale, et je conviens qu’il n'y a pas lieu d’en soulever.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-609-18

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre agent.

  3. Aucune question à certifier n’a été proposée, et aucune n’a été soulevée.

  4. Aucune ordonnance n’est rendue concernant les dépens.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-609-18

 

INTITULÉ :

NIZAR CHOKR CHOKR c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO, ONTARIO

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 11 OCTOBRE 2018

COMPARUTIONS :

Kate Webster

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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