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Date : 20181012


Dossier : IMM-5317-17

Référence : 2018 CF 1027

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

HUOQUAN LIU

YINYING XIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs, M. Liu et Mme Xie, sont mari et femme et citoyens de Chine. À leur arrivée au Canada en 2012, ils ont présenté une demande d’asile au motif qu’ils risquaient la persécution en tant qu’adeptes du Falun Gong. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a refusé cette demande, concluant qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. Les demandeurs n’avaient pas le droit d’interjeter appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR).

[2]  Ils soutiennent que, dans son refus de la demande d’asile, la SPR a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables en matière de vraisemblance et en concluant qu’ils n’étaient pas recherchés par les autorités chinoises. Ils allèguent qu’elle a également commis une erreur en s’en remettant à la connaissance qu’ils avaient du Falun Gong pour évaluer l’authenticité de leurs croyances et l’état de la preuve sur place. Ils ont en outre soulevé la question de la constitutionnalité d’une disposition législative leur refusant tout recours à la SAR, mais ils n’ont pas donné suite.

[3]  La demande est accueillie. Comme nous l’expliquons plus en détail dans la suite de ce jugement, la SPR a commis une erreur en s’appuyant sur des conclusions déraisonnables en matière de vraisemblance, méprise qui mine le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

II.  Contexte

[4]  Mme Xie signale avoir été initiée à la pratique du Falun Gong en 2010 par une amie pour l’aider à régler ses problèmes de santé. M. Liu a commencé cette pratique avec son groupe Falun Gong à elle. Les intéressés ont appris par la suite que la sœur de M. Liu était aussi pratiquante, mais dans un groupe distinct.

[5]  En mai 2010, un membre du groupe de la sœur de M. Liu a été arrêté. Le groupe a suspendu toute pratique collective, tout comme le groupe de pratique des demandeurs. Le groupe de la sœur s’est remis à la pratique en novembre 2010 et le groupe des demandeurs a fait de même en janvier 2011. En février 2011, le groupe de la sœur de M. Liu a fait l’objet d’une descente et deux membres ont été arrêtés. Une fois de plus, les deux groupes ont cessé leur pratique collective.

[6]  Les demandeurs disent avoir continué la pratique du Falun Gong à la maison. En août 2011, leur groupe a aussi repris sa pratique collective.

[7]  En février 2012, à leur retour en Chine après un voyage en Europe, les demandeurs ont été accueillis par la famille à l’aéroport. On leur a dit de ne pas rentrer chez eux parce que leur groupe Falun Gong avait été découvert, que des membres avaient été arrêtés et que le Bureau de la sécurité publique [BSP] recherchait les demandeurs. Ceux‑ci sont entrés dans la clandestinité. Ils ont ensuite fui la Chine avec l’aide d’un passeur et se sont fait dire par la famille que le BSP continuait à les chercher.

III.  La décision à l’étude

[8]  La SPR a conclu que la question déterminante était celle de la crédibilité en affirmant avoir des préoccupations importantes en la matière avec la preuve présentée.

[9]  La SPR s’est interrogée sur la vraisemblance de la décision de Mme Xie de pratiquer le Falun Gong avant de s’adonner à d’autres formes de Qigong et malgré sa connaissance des risques d’arrestation et d’emprisonnement. Elle a également observé ce qu’elle a décrit comme des réponses vagues de M. Liu prié de préciser ce qu’il voulait dire lorsqu’il avait signalé avoir opté pour la pratique du Falun Gong pour renforcer son esprit et son corps.

[10]  M. Liu a témoigné que le BSP s’était amené à sa recherche à 15 ou 16 reprises sans laisser de citation à comparaître ni de mandat. La SPR a jugé que son témoignage était incompatible avec ce que disait la jurisprudence de la Cour fédérale du mode de fonctionnement du BSP. Elle a conclu en prépondérance des probabilités que, si le BSP s’était présenté aussi souvent qu’il était mentionné, une citation à comparaître aurait été laissée et un mandat d’arrêt délivré. Elle a tiré une déduction défavorable du défaut des demandeurs à produire ce qui serait une citation ou un mandat.

[11]  En ce qui concerne la sortie de Chine des demandeurs, la SPR a noté que, selon la preuve, le BSP disposait même en 2011 et 2012 d’un réseau informatique appelé Bouclier d’or qui le reliait aux aéroports internationaux et que les demandeurs étaient partis d’une grande ville de Chine. Elle a conclu qu’il était raisonnable de supposer que l’aéroport emprunté était relié au Bouclier d’or et que, si les demandeurs étaient recherchés par le BSP, ils auraient été repérés à ce moment-là. Elle a jugé que les demandeurs avaient été en mesure de quitter le pays avec leurs propres passeports, d’où l’impression qu’ils n’étaient pas recherchés par le BSP.

[12]  La SPR en concluait, vu l’absence de documentation et la capacité des demandeurs à quitter la Chine, (1) qu’ils n’étaient pas poursuivis par le BSP dans ce pays, (2) qu’il était improbable qu’ils soient des pratiquants du Falun Gong en Chine et (3) qu’ils avaient présenté une demande d’asile frauduleuse à leur arrivée au Canada.

[13]  La SPR s’est ensuite penchée sur la connaissance qu’avaient les demandeurs du Falun Gong pour conclure que, s’ils avaient une certaine connaissance de cette pratique, celle‑ci était [TRADUCTION] « selon la prépondérance des probabilités, moins que ce qu’on attendrait raisonnablement de gens alléguant s’être adonnés à cette pratique pendant plus de cinq ans ». Elle a fait peu de poids des lettres et des photos visant à établir qu’ils poursuivaient cette pratique au Canada en faisant observer que la véracité des lettres ne pouvait être contrôlée et que les photos démontraient seulement une participation à des assemblées où on se livrait à des exercices du Falun Gong.

[14]  La SPR a dit que la jurisprudence permettait de prendre en considération les questions de crédibilité que posait la preuve en Chine pour évaluer l’état de la preuve sur place. Le tribunal a alors conclu que, à la lumière de ses préoccupations au sujet de la preuve en Chine, la preuve au Canada [TRADUCTION] « ne reflète que votre besoin d’appuyer une demande d’asile, et qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que vous êtes de véritables pratiquants ».

[15]  La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés ni des personnes à protéger et a rejeté leurs allégations.

IV.  Questions et norme de contrôle

[16]  Les demandeurs soulèvent un certain nombre de questions distinctes, mais toutes portent sur le caractère raisonnable des conclusions de la SPR en matière de crédibilité et sur l’appréciation de la preuve. « Les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité et à l’appréciation de la preuve sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable » (Devanandan c. Canada (Citoyenneté et Immigration)), 2016 CF 768, au par. 15).

V.  Analyse

[17]  Les demandeurs contestent les conclusions de la SPR selon lesquelles ils ne sont pas recherchés par le BSP en Chine, qu’ils n’étaient pas des pratiquants du Falun Gong dans ce pays et qu’ils ne s’adonnent pas véritablement à cette pratique au Canada. Ils contestent également sa conclusion selon laquelle il est invraisemblable, compte tenu des risques liés à la pratique du Falun Gong, qu’ils aient décidé de poursuivre cette pratique sans d’abord avoir essayé d’autres formes de Qigong.

[18]  Le défendeur soutient que la conclusion en matière d’invraisemblance était raisonnable, mais que, de toute manière, il s’agissait d’une conclusion secondaire dont on ne peut dire qu’elle aura influé sur le reste des conclusions du tribunal. Je ne suis pas d’accord. La conclusion d’invraisemblance de la SPR est la seule question dont j’aie besoin de parler.

[19]  Dans Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 225 [Chen], le juge Donald Rennie a fait remarquer aux paragraphes 14 et 15 que les conclusions en matière de vraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus clairs et qu’il faut user de prudence lorsque la preuve est rejetée pour cause d’invraisemblance :

[14]  La Commission ne devrait conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que lorsque le témoignage du demandeur déborde le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou lorsque la preuve documentaire démontre que les faits ne pouvaient pas se produire comme le demandeur le prétend. Les conclusions d’invraisemblance reposent sur la conclusion que la version des faits présentée est à ce point inusitée ou est à ce point étrangère à l’expérience courante ou à la logique qu’on ne peut y ajouter foi. Les conclusions d’invraisemblance doivent être mises en contraste avec les conclusions fondées sur les contradictions relevées dans le témoignage du demandeur, entre le témoignage du demandeur et d’autres documents, ou reposer sur des omissions importantes, sur le manque de précision du témoignage ou encore sur l’absence de documents dans les cas où l’on s’attendrait normalement à ce que des documents ou des éléments de preuve corroborants aient été présentés.

[15]  Il faut faire preuve de prudence avant de rejeter des éléments de preuve pour cause d’invraisemblance (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7), et ce pour deux raisons. En premier lieu, ce type de conclusion est intrinsèquement subjectif. En second lieu, ainsi que je l’ai fait observer dans la décision Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452, au paragraphe 11 : « Les demandeurs d’asile sont de cultures diverses et les événements qu’ils décrivent n’ont souvent rien à voir avec le quotidien des Canadiens. Les faits qui semblent peu plausibles dans une perspective canadienne peuvent être tout ce qu’il y a de plus ordinaires ou habituels dans d’autres pays. »

[20]  En concluant à l’invraisemblance quant à la pratique du Falun Gong par les demandeurs avant de s’adonner à d’autres formes de Qigong, la SPR semble se dire d’avis qu’un Chinois ne se tourne vers le Falun Gong qu’en dernier recours. Elle ne cite aucun élément de preuve à l’appui de ce point de vue, et rien dans la preuve des demandeurs ne paraît aller en ce sens.

[21]  Les demandeurs ont déclaré avoir choisi le Falun Gong à cause d’ennuis de santé et sur la recommandation d’un ami de confiance. Cette explication n’est pas étrangère à ce à quoi on pourrait raisonnablement s’attendre et la preuve documentaire n’indique pas non plus que la décision d’adopter la pratique du Falun Gong n’aurait pas pu se prendre dans les circonstances décrites par les demandeurs. La conclusion d’invraisemblance semble plutôt se rattacher à l’opinion subjective du membre du tribunal disant « que la version des faits présentée est à ce point inusitée ou est à ce point étrangère à l’expérience courante ou à la logique qu’on ne peut y ajouter foi » (Chen, au par. 14).

[22]  Pour en venir à cette conclusion, la SPR n’a pas tenu compte de la mise en garde du juge Rennie disant que « ce type de conclusion est intrinsèquement subjectif » et que « [l]es faits qui semblent peu plausibles dans une perspective canadienne » pourraient l’être dans un contexte socioculturel différent. La conclusion d’invraisemblance était déraisonnable.

[23]  Non seulement elle l’était, mais elle mine le caractère raisonnable du reste de l’analyse de la SPR. La preuve en ce qui concerne un mandat d’arrêt, une citation à comparaître ou l’efficacité du Bouclier d’or est partagée, d’où l’impossibilité pour moi de conclure que la SPR serait parvenue aux mêmes conclusions au moment de considérer l’activité signalée du BSP et l’absence de citation à comparaître et de mandat d’arrêt. Pour tirer ses conclusions sur l’état de la preuve sur place, elle a tout simplement repris ses conclusions et ses préoccupations au sujet de la preuve en Chine, ce qui entache également le caractère raisonnable des conclusions sur la preuve au Canada.

[24]  Bref, le point de départ analytique de la SPR était que l’histoire des demandeurs était invraisemblable. Cette conclusion déraisonnable en matière d’invraisemblance amène la Cour à se demander si elle était réceptive à l’examen d’une preuve partagée. Cette conclusion mine le caractère transparent, intelligible et justifiable de la décision.

VI.  Conclusion

[25]  La demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question d’importance générale et aucune ne se pose.


JUGEMENT DANS IMM-5317-17

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant :

1.  la demande est accueillie;

2.  la question est renvoyée pour nouvel examen par un décideur différent;

3.  aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5317-17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

HUOQUAN LIU YINYING XIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JUIN 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Jordan Duviner

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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