Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181010


Dossier : IMM-4949-17

Référence : 2018 CF 1013

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

ANGIE CAROLINA TAMAYO VALENCIA

ALEXANDER VALDERRAMA MONTANO

LUIS FERNANDO VALDERRAMA TAMAYO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. Ils déclarent que, en 2009, la sœur de Mme Angie Carolina Tamayo Valencia [Angie] a témoigné contre un membre des Forces armées révolutionnaires de Colombie [FARC] qui aurait été mêlé à une attaque contre la police en 2002 où le mari de la sœur d’Angie a été assassiné. Ce témoignage devait mener à l’arrestation d’un commandant des FARC. C’est ainsi qu’Angie a reçu des menaces de la part de membres des FARC; elle affirme qu’elle, son mari, M. Alexander Valderrama Montano, et leur fils, Luis Fernando Valderrama Tamayo, sont en péril. La sœur d’Angie a été reconnue comme réfugiée au sens de la Convention et réside au Canada.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [LIPR]. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision en application du paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils soutiennent que la SPR a mal apprécié la preuve, tiré des conclusions inexactes, vagues et confuses et appliqué un mauvais critère juridique et qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve contradictoire.

[3]  Le défendeur soutient pour sa part que la décision de la SPR est raisonnable.

[4]  Pour des motifs que j’exposerai plus en détail, je conclus que la caractérisation par la SPR de ce dossier de demande d’asile comme un cas de « persécution indirecte » est incompatible avec la preuve et le récit des demandeurs. De plus, le défaut de la SPR de former des conclusions claires et non ambiguës en matière de crédibilité rend impossible de départager les éléments de preuve que ce tribunal a respectivement acceptés et rejetés. La demande est accueillie.

II.  Intitulé de la cause

[5]  Les demandeurs ont désigné le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté comme défendeur dans cette affaire. Le bon défendeur est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, par. 5(2), et Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, par. 4(1)). Ainsi, le défendeur dans l’intitulé de la cause doit devenir le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

III.  Contexte

[6]  Les demandeurs allèguent que, à la suite de l’arrestation en 2009 d’un commandant des FARC appelé Omar, ils ont reçu un appel téléphonique de menaces, que, de ce fait, ils ont dû changer leur adresse et leur numéro de téléphone et que M. Montano a quitté son emploi. Ils ont aussi pris contact avec la police qui leur a dit de ne pas s’en faire, puisque le commandant Omar des FARC se trouvait en prison. La sœur d’Angie a quitté la Colombie en août 2009, laissant Angie comme seul membre de la fratrie encore en Colombie.

[7]  En mars 2011, les FARC ont repris contact avec les demandeurs. Angie a reçu une carte de condoléances et un appel téléphonique lui disant qu’étant le seul membre de la famille demeurant en Colombie, elle serait la cible des FARC. C’est pourquoi les demandeurs ont déménagé dans une autre ville. Ils n’ont pas fait part des menaces reçues à la police, sachant qu’ils ne seraient pas protégés et craignant que la police n’ait été infiltrée par les FARC.

[8]  En mars 2012, un voisin a informé les demandeurs qu’un homme les avait demandés. Il se disait ami d’Omar. Les demandeurs ont immédiatement déménagé dans une autre ville et demandé des visas de visiteur aux États-Unis.

[9]  Ils ont reçu les visas demandés en mai 2012 et quitté la Colombie en juin. Ils sont arrivés au Canada en transitant par les États-Unis et ont produit une demande d’asile au point d’entrée. Leur demande a été rejetée par la SPR le 5 octobre 2017.

IV.  La décision à l’étude

[10]  La décision de la SPR a été rendue de vive voix. Le tribunal a déclaré qu’Angie était généralement digne de foi et que son souvenir des événements et des circonstances racontés semblait exact, mais en jugeant aussi que, dans certains cas, son témoignage était embelli ou exagéré et que ce qui était dit ne reposait sur rien.

[11]  La SPR a alors fait remarquer que la crainte des demandeurs tenait à leur qualité de membres de la famille de quelqu’un ayant témoigné contre les FARC et qu’elle était liée à leur appartenance à un groupe social particulier. Elle a exprimé certaines préoccupations à cet égard en notant que [TRADUCTION] « rien ne vous est arrivé directement, pas de la même façon que pour votre sœur ». Elle a fait référence à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Pour-Shariati c. Canada (Emploi et Immigration) (1997), 131 CFPI 80 (CA) pour conclure que les demandeurs avaient subi une « persécution indirecte ». En tirant cette conclusion, elle a indiqué que [TRADUCTION] « pour qu’on puisse avoir gain de cause, il doit y avoir un lien direct entre la persécution alléguée et un motif au sens de la Convention; s’il n’y a pas de lien réel, rien ne s’est passé en réalité ».

[12]  La SPR s’est ensuite intéressée à la question de la protection de l’État en notant qu’une plainte avait été faite à la police. Elle a conclu que cette plainte était insuffisante pour que soit réfutée la présomption de protection de l’État et que la preuve documentaire montrait qu’une telle protection s’offrait.

[13]  Elle a fait remarquer qu’un accord avait été conclu par le gouvernement de la Colombie et les FARC. Elle admettait que la preuve documentaire indiquait que des groupes de dissidents des FARC constituaient toujours une menace, mais il s’agissait selon elle de groupes criminels présentant un risque général à apprécier en vertu de l’article 97 de la LIPR. Elle a en outre conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Bogota.

V.  Questions

[14]  Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de la SPR sous tous ses aspects. Comme je vais l’expliquer, la mauvaise appréciation que fait celle‑ci des aspects de la preuve et ses conclusions ambiguës en matière de crédibilité sont déterminantes, et ce sont là les seules questions dont je doive traiter.

VI.  Norme de contrôle

[15]  Les parties conviennent que les questions soulevées sont des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 51 [Dunsmuir]).

[16]  Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas appliqué le bon critère au moment de considérer le lien possible entre leur demande d’asile et un des motifs mentionnés à l’article 96 de la LIPR. Ils font valoir que cette question doit être contrôlée selon le critère de la décision correcte. Je ne suis pas d’accord. Dans leurs observations sur la question du lien, les demandeurs s’en prennent à la caractérisation que fait la SPR de leurs circonstances, et non au critère de fond même. C’est là une question mixte de fait et de droit. Toutes les questions doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable.

VII.  Analyse

[17]  Les demandeurs maintiennent que la décision de la SPR reflète un manque de connaissance de la preuve, ce qu’ils imputent à la décision prise par le membre du tribunal de rendre une décision verbale peu après la fin de l’audience. À leur avis, les éléments de preuve liés à des aspects importants de la demande sont présentés d’une manière erronée dans la décision. La preuve comprenait une carte de condoléances reçue par eux et qui a été interprétée comme une menace des FARC. Un autre élément était le moment de la réinstallation de la famille en réaction aux menaces des FARC. Les demandeurs allèguent en outre que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient incohérentes, les laissant dans l’impossibilité de reconnaître ce que le tribunal n’avait pas cru ou de discerner quel avait été le poids accordé aux éléments en question. Le défendeur maintient pour sa part que la preuve aura permis à la SPR de tirer raisonnablement les conclusions qui ont été les siennes et que les demandeurs veulent tout simplement que la Cour repondère la preuve.

[18]  Il ressort nettement de l’examen de la décision de la SPR que celle‑ci a mal interprété la preuve. Elle fait référence à une lettre de 2009 qui est absente du dossier. Les menaces de 2009 ont plutôt été reçues au téléphone au dire des intéressés. La décision fait également voir une certaine confusion pour ce qui est de la preuve de menaces des demandeurs, du moment de ces menaces, de la situation du fils, de son âge et de sa fréquentation scolaire. Le membre ajoute :

[traduction]

Il y avait pour moi des écarts. Il était difficile de savoir quelle sœur était partie et pourquoi. J’ai parlé, par exemple, d’une sœur qui a quitté en 2011, puis d’une autre qui a quitté, elle, en 2009. Je ne suis pas sûr de bien comprendre tout le calendrier des départs des sœurs, et leur destination est encore un peu obscure pour moi.

[19]  La jurisprudence reconnaît que, lorsqu’un décideur interprète mal des éléments de preuve susceptibles d’influer sur le résultat de son analyse, on a là une erreur susceptible de contrôle (Acosta Ramirez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 721 au par. 35). La preuve relative aux menaces reçues et aux dates des déménagements des demandeurs sur le territoire colombien, voilà des indications qui auraient été d’un intérêt tout particulier pour évaluer la crainte subjective des intéressés, le caractère suffisant de la protection de l’État et la possibilité de refuge intérieur (PRI).

[20]  À propos de crédibilité, la SPR dit [TRADUCTION] : « Pour ce qui est de votre crédibilité, j’ai estimé que vous étiez digne de foi en général... Je vous crois quant aux motifs de vos sœurs pour quitter et venir au Canada… Je ne vais rien dire de plus sur votre crédibilité, parce que le gros de vous souvenirs semble tout à fait fidèle et que vous avez sûrement fait des efforts pour vous rappeler. Je sais aussi que vous êtes ici depuis cinq ans, aucun problème donc. »

[21]  Malgré ces conclusions qui toutes donnent à entendre que la crédibilité n’est pas en cause, la SPR en vient à des conclusions négatives en matière de crédibilité en affirmant que les demandeurs ont embelli ou exagéré leur témoignage, que ce qu’ils disent ne repose sur rien et que l’explication qu’ils offrent de leur retard à quitter la Colombie est difficile à croire.

[22]  Les conclusions en matière de crédibilité doivent être claires et le décideur doit nettement indiquer les preuves qu’il juge manquer de crédibilité. Ces exigences ont été reconnues par le juge Russel Zinn dans l’affaire Mendoza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251, où il dit au paragraphe 22 :

Les conclusions défavorables quant à la crédibilité doivent être énoncées en termes clairs et explicites (Hilo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236, 26 ACWS (3d) 104 (CAF)), et c’est une erreur de ne pas préciser quels éléments de preuve le décideur juge crédibles et non crédibles (Rahman c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm LR (2d) 170, 16 ACWS (3d) 105 (CAF)). En l’espèce, la SPR a mentionné à maintes reprises qu’elle concluait qu’Edwin n’était pas crédible, mais rien ne renvoie à un élément de preuve en particulier rejeté en raison de cette conclusion quant à la crédibilité. Malheureusement, cette situation, aux yeux des demandeurs et de la Cour, donne à penser que les conclusions quant à la crédibilité ont influé sur l’appréciation de la preuve de la part de la SPR, qui a amené cette dernière à rendre la conclusion relative à la protection de l’État dont il est question. [Soulignement ajouté.]

[23]  Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité peuvent être qualifiées d’incohérentes au mieux. Elle tire comme conclusion qu’on pourrait raisonnablement dire globale et généralisée que les demandeurs sont dignes de foi. Cette conclusion est ensuite nuancée par une autre selon laquelle certains éléments de preuve — des éléments de preuve qui ne sont pas précisés — ont été écartés sinon contestés pour cause d’embellissement ou d’exagération.

[24]  En examinant la décision, je ne sais au juste quels aspects de l’exposé des faits des demandeurs ont été crus ou non par la SPR. Ainsi, celle‑ci a-t-elle révoqué en doute l’allégation des demandeurs selon laquelle les FARC les auraient trouvés après leur déménagement en 2009 et encore après leur réinstallation dans une nouvelle ville en 2011? Que la SPR ait accepté ces éléments de preuve ou les ait rejetés comme exagération ou embellissement revêt une importance particulière lorsqu’on évalue le caractère raisonnable des conclusions au sujet de la possibilité de refuge intérieur et, dans une moindre mesure, de la protection de l’État.

[25]  Ayant conclu que la SPR a mal interprété les éléments de preuve utiles à son analyse et tiré des conclusions incohérentes et non spécifiques en matière de crédibilité, je suis incapable de conclure que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). La décision est déraisonnable.

[26]  Je n’ai pas à traiter des autres questions soulevées dans la demande, mais je veux faire remarquer que la conclusion de discrimination indirecte de la SPR pourrait fort bien découler de sa mauvaise compréhension de certains aspects de la preuve des demandeurs.

VIII.  Conclusion

[27]  La demande est accueillie. Les parties n’ont pas proposé de question d’importance générale et aucune ne se pose.


JUGEMENT DANS IMM-4949-17

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant :

  1. La demande est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un décideur différent;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4949-17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ANGIE CAROLINA TAMAYO VALENCIA, ALEXANDER VALDERRAMA MONTANO, LUIS FERNANDO VALDERRAMA TAMAYO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUIN 2018

JUGEMENT ET MOTIFS dU JUGEMENT :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Luis Antonio Monroy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luis Antonio Monroy

Barrister and Solicitor

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.