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Date : 20181024


Dossier : T‑1327‑17

Référence : 2018 CF 1073

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2018

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

WAEL CHAMOUN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Wael Chamoun (le « demandeur ») demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 9 mai 2017 par le président indépendant de l’Établissement de Warkworth (le « président »). Dans cette décision, le président a déclaré le demandeur coupable de l’infraction disciplinaire qui consiste à désobéir à l’ordre légitime d’un agent, prévue à l’alinéa 40a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 2 (la « Loi »).

[2]  Le demandeur demande la réparation suivante :

  1. une ordonnance de certiorari annulant la décision rendue par le président indépendant;

  2. une ordonnance enjoignant au défendeur de fournir une copie de l’enregistrement des délibérations du tribunal disciplinaire à la demande d’un avocat mandaté;

  3. une ordonnance lui accordant les dépens de la présente demande.

[3]  Les faits suivants sont tirés des documents contenus dans le dossier certifié du tribunal (le « DCT »), notamment l’enregistrement vidéo de l’incident en question et l’affidavit du demandeur déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire. Le DCT contient une transcription de l’audience tenue devant le président.

[4]  Le demandeur est un contrevenant fédéral âgé de 38 ans qui a été déclaré coupable de plusieurs accusations d’introduction par effraction et qui purge une peine de cinq ans à l’Établissement de Warkworth.

[5]  Le 14 décembre 2016, le demandeur s’est présenté à la clinique de traitement à la méthadone dans l’aire des visites et de la correspondance (« V et C ») de l’Établissement de Warkworth afin de recevoir de la méthadone. Il affirme qu’il devait rester assis à la place qui lui était assignée pendant 20 minutes après avoir reçu la méthadone pour que les autorités s’assurent que la drogue était avalée et non détournée à des fins de revente dans la prison. Le demandeur portait des lunettes de soleil et en avait une autre paire en sa possession lorsqu’il s’est présenté à la clinique de traitement à la méthadone.

[6]  Le demandeur portait des lunettes de soleil en raison de la sensibilité à la lumière dont il souffre depuis qu’il a été blessé dans un accident de la route il y a quelques années.

[7]  Au bout de 20 minutes, le demandeur a été autorisé à quitter l’aire de V et C. Il soutient que, au moment où il s’en allait, un agent correctionnel (l’« agent ») lui a demandé de lui remettre ses lunettes de soleil. L’agent soutient qu’il devait vérifier s’il s’agissait de lunettes de soleil prescrites, puisque les lunettes de soleil ne sont pas permises à la clinique de traitement à la méthadone sans ordonnance.

[8]  L’infirmière à la clinique de traitement à la méthadone a dit à l’agent que la paire de lunettes de soleil que le demandeur portait n’était pas autorisée, mais que la deuxième paire qu’il avait en sa possession l’était.

[9]  Selon le demandeur, lorsque l’agent lui a demandé de lui remettre ses lunettes de soleil, il a refusé parce qu’il avait peur que l’agent les casse ou qu’il les garde. Le demandeur soutient que l’agent l’a ensuite agressé en essayant de les lui prendre. L’agent a allégué que le demandeur avait frappé sa main pour la repousser, mais le demandeur ne se souvient pas d’avoir frappé la main de l’agent.

[10]  Le Rapport de l’infraction d’un détenu et avis de l’accusation décrit l’incident comme suit :

[traduction]

L’agent a donné plusieurs ordres directs [au demandeur] pour qu’il lui remette ses lunettes de soleil, mais le détenu a refusé d’obéir. Lorsque l’agent a tenté de les prendre, [le demandeur] a frappé sa main.

[11]  Le Rapport d’observation ou de déclaration de l’agent consigne ce qui suit :

[traduction]

À la date et à l’heure approximative indiquées ci‑dessus, l’agent a eu recours au contrôle physique pour faire obtempérer [le demandeur]. [Le demandeur] portait des lunettes de soleil à la clinique de traitement à la méthadone dans l’aire de V et C. Lorsqu’on lui a ordonné d’enlever ses lunettes, [le demandeur] a refusé en déclarant qu’il avait le droit de les porter et qu’elles étaient prescrites. Lorsque l’agent lui a demandé de lui remettre une deuxième paire de lunettes qu’il avait en sa possession, [le demandeur] a encore une fois refusé. Cette deuxième paire de lunettes a été enlevée [au demandeur] et remise à l’infirmière de la clinique de traitement à la méthadone, qui a confirmé qu’elle était effectivement autorisée, mais que la paire qu’il portait ne l’était pas. [L’agent] a donné des ordres plus directs pour que [le demandeur] enlève ses lunettes, et lorsque [l’agent] a tenté de les prendre, [le demandeur] a résisté et a frappé la main de [l’agent] pour la repousser. [L’agent] a ensuite eu recours au contrôle physique pour maîtriser [le demandeur]. Le gestionnaire correctionnel a été informé de l’incident.

[12]  Deux autres agents ont également présenté un Rapport d’observation ou de déclaration. Le premier rapport reprend la description de l’incident donné par l’agent. Le deuxième rapport, cité ci-dessous, ne mentionne pas que le demandeur aurait frappé la main de l’agent :

[traduction]

À la date et à l’heure approximative indiquées ci‑dessus [le demandeur] a refusé d’enlever ses lunettes de soleil dans l’aire de V et C pendant le traitement à la méthadone. [L’agent] lui a donné l’ordre direct de lui remettre son étui à lunettes et d’enlever ses lunettes de soleil pour que l’infirmière puisse vérifier s’il s’agissait de lunettes prescrites. [Le demandeur] a tenu des propos insolents et a refusé d’enlever ses lunettes de soleil. Les lunettes de soleil ne sont pas autorisées dans l’aire de V et C pendant le traitement à la méthadone. [L’agent] et l’AC I Medill ont saisi [le demandeur] par les bras, lui ont passé les menottes et l’ont emmené voir le gestionnaire correctionnel. J’ai tenu un de ses bras pendant qu’ils lui passaient les menottes.

[13]  En mars 2017, soit environ trois mois après l’incident, des documents médicaux ont été fournis pour faire état du problème de vision du demandeur, appelé la photophobie : toute lumière vive lui cause un malaise et des maux de tête. Il a été conseillé au demandeur de porter ses lunettes de soleil en tout temps. Selon le DCT, le jour de l’incident, le demandeur n’avait pas d’ordonnance pour les lunettes de soleil qu’il portait dans l’aire de V et C, mais on a confirmé que les autres lunettes qu’il avait en sa possession étaient des lunettes prescrites.

[14]  En avril 2016, soit cinq mois après l’incident, le demandeur a été informé par le gestionnaire correctionnel qu’il serait dorénavant placé dans la deuxième rangée pendant la clinique de traitement à la méthadone :

[traduction]

À compter du 14 avril 2017, vous serez placé dans la deuxième rangée dans l’aire de [V et C] lors de la distribution de la méthadone. Cette directive demeurera en vigueur jusqu’à ce que vous soyez en mesure de recevoir la méthadone sans porter vos lunettes de soleil.

Selon le paragraphe 9 des Instructions permanentes, afin de recevoir leur dose, les contrevenants doivent avoir leur carte d’identité en main, ils ne doivent pas porter de vêtements extérieurs, ils doivent porter les vêtements de l’établissement, ils ne doivent pas porter de lunettes de soleil ou de casquette, ils ne doivent pas avoir en leur possession de tasses, de contenants ou de sacs, et ils ne doivent pas être en état d’ébriété.

Vous avez obtenu une autorisation médicale vous permettant de porter vos lunettes de soleil en tout temps. Cela va à l’encontre de l’ordre permanent. Par conséquent, je vous place dans la deuxième rangée pour que vous puissiez être surveillé plus étroitement.

[15]  Le 20 juin 2016, le demandeur a été accusé d’une infraction aux termes de l’alinéa 40a) de la Loi.

[16]  Dans sa décision, le président a conclu ce qui suit :

[traduction]

[…] je pense que ce qu’il aurait dû faire était évidemment de les remettre à [l’agent]. Il indique qu’il s’entend bien avec [l’agent]. S’il était sur le point de partir, il n’y avait aucune raison pour [l’agent] de ne pas les lui redonner immédiatement, mais [l’agent] a évidemment pensé qu’il arrivait et qu’il s’apprêtait à recevoir son traitement à la méthadone. Il aurait dû suivre les directives. Il n’était pas obligé de sortir, il aurait pu attendre à l’intérieur. À l’extérieur, à l’abri de la lumière vive du soleil. À mon avis, l’accusation, telle qu’elle a été formulée [...]

[17]  Le demandeur soulève les questions suivantes :

  1. Les éléments de preuve dont disposait le président permettaient‑ils d’établir que le demandeur avait désobéi à un ordre légitime d’un agent, infraction prévue à l’alinéa 40a) de la Loi?

  2. Les motifs du président étaient‑ils satisfaisants?

[18]  Je suis d’avis que la seule question à trancher est celle de savoir si la conclusion du président selon laquelle le demandeur a désobéi à un ordre légitime était raisonnable.

[19]  La décision du président est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision Boucher‑Côté c Canada (Procureur général) (2014), 467 F.T.R. 119.

[20]  Selon l’arrêt Dusmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la norme de la décision raisonnable exige que la décision d’un décideur administratif soit transparente, justifiable et intelligible et qu’elle appartienne aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[21]  Le président était saisi des éléments de preuve suivants : le témoignage d’un agent, une courte vidéo de l’incident survenu dans l’aire de V et C, et le témoignage du demandeur. Au moment de statuer sur une demande de contrôle judiciaire, la Cour doit décider si la décision visée par le contrôle répond à la norme de contrôle applicable, soit la norme de la décision raisonnable. Il n’appartient pas à la Cour de se livrer à une appréciation de la preuve, mais elle peut certainement se demander s’il existe des éléments de preuve pour étayer la décision.

[22]  À l’audience devant le président, le demandeur a reconnu qu’il n’avait pas enlevé ses lunettes de soleil, mais il a soutenu que l’ordre de le faire n’était pas légitime, puisque la clinique de traitement à la méthadone était terminée.

[23]  Je suis d’avis que la décision du président n’est pas raisonnable. Le président n’a pas tiré une conclusion claire selon laquelle l’ordre était légitime. Il s’ensuit que la décision n’était pas « justifiable, transparente et intelligible », tel que l’exige le critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir, précité.

[24]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du président est annulée et l’affaire est renvoyée au directeur de l’établissement à la condition que, si la question est réexaminée, l’audience se tiendra devant un autre président. Le demandeur a droit aux dépens taxés.


JUGEMENT dans le dossier T‑1327‑17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du président est annulée et l’affaire est renvoyée au directeur de l’établissement à la condition que, si la question est réexaminée, l’audience se tiendra devant un autre président. Le demandeur a droit aux dépens taxés.

« E.Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1327‑17

INTITULÉ :

WAEL CHAMOUN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 avril 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :

Le 24 octobre 2018

COMPARUTIONS

Me John Dillon

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Susan Jane Bennett

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Avocat

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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