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Date : 20181018


Dossier : T‑589‑18

Référence : 2018 CF 1033

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DWIGHT CREELMAN

 

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Monsieur Creelman est détenu à l’Établissement de Warkworth. La question faisant l’objet du présent contrôle est la réponse au grief final qu’a donnée le conseiller spécial du commissaire du Service correctionnel du Canada [le délégué], conformément au pouvoir qui lui est délégué. Cette réponse a rejeté le grief, en s’appuyant en partie sur une directive du commissaire [DC] :

[traduction]

[É]tant donné que vos préoccupations ont déjà été transmises au personnel en question et que les observations que vous avez formulées dans votre grief final consistaient en des allégations selon lesquelles le personnel n’avait pas agi d’une manière conforme aux politiques ou à la loi, mais sans effet négatif direct sur vous, ainsi qu’en des remarques désobligeantes à propos du personnel, votre grief est rejeté, conformément au paragraphe 21 et à l’annexe A de la DC 081. [Caractère gras dans l’original.]

[2]  La réponse au grief final fait expressément référence à la définition des mots « vexatoire ou entaché de mauvaise foi », qui figure à l’annexe A de la DC 081 :

Vexatoire ou entaché de mauvaise foi : qualifie une plainte ou un grief que le décideur estime, selon la prépondérance des probabilités, être présenté principalement :

a.  dans le but de harceler;

b.  à une autre fin que celle de réparer un tort présumé;

c.  pour perturber ou discréditer le processus de règlement des plaintes et griefs.

[Caractère gras dans l’original.]

[3]  Les paragraphes 6 et 21 sont d’autres dispositions pertinentes de la DC 081 qui sont mentionnées dans la réponse au grief final :

6. Les plaignants :

a.  utiliseront en toute bonne foi le processus de règlement des plaintes et griefs en vue d’obtenir une réparation lorsqu’ils estiment avoir été traités, par un membre du personnel, de façon injuste ou non conforme à la loi ou aux politiques relativement à des questions qui relèvent de la compétence du commissaire;

b.  n’épargneront aucun effort pour régler de façon informelle les questions qui relèvent d’une plainte et d’un grief au moyen de la discussion ou en recourant à des mécanismes substitutifs de règlement des différends, lorsque ces mécanismes existent.

21. Si une partie d’une plainte ou d’un grief est jugée futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, ou encore offensante, le décideur peut rejeter la plainte ou le grief en partie ou en totalité, en indiquant le(les) motif(s) de sa décision.

[4]  Le 3 mars 2015, M. Creelman et neuf autres détenus ont participé à un test d’analyse d’urine à l’Établissement de Warkworth. Le but de cette mesure est, semble‑t‑il, de déceler si un détenu a consommé des substances illégales. L’article 68 du Règlement sur le système correctionnel, DORS/92‑620 [le Règlement] prévoit qu’une copie des résultats de l’analyse doit être remise au détenu :

(1) Le laboratoire doit remettre une attestation du résultat de l’analyse au coordonnateur du programme de prises d’échantillons d’urine et, sur demande du directeur du pénitencier, en fournir une copie par transmission électronique.

(2) Le coordonnateur du programme de prises d’échantillons d’urine doit remettre une copie de l’attestation du laboratoire à la personne qui a fourni l’échantillon d’urine.

[5]  N’ayant pas reçu une copie de l’attestation du laboratoire faisant état du résultat de son analyse d’urine, M. Creelman a déposé une plainte écrite le 29 mars 2015. La mesure corrective demandée était énoncée en ces termes : [traduction« Où se trouve le résultat de laboratoire concernant mon analyse d’urine et pourquoi le coordonnateur du programme de prises d’échantillons d’urine a‑t‑il omis une fois de plus de le remettre, comme la loi l’exige » [en caractères gras et souligné dans l’original].

[6]  La réponse du directeur adjoint, Opérations par intérim est datée du 23 juin 2015. Il écrit que l’échantillon a fui et n’a pas été analysé et que l’échantillonneur a fourni à M. Creelman une capture d’écran d’une analyse d’échantillon d’urine consignée dans le Système de gestion des délinquants [SGD] qui le montre. Les paragraphes qui suivent sont les passages pertinents de la réponse :

[traduction]

Votre plainte a été reçue le 30 mars 2015. J’ai interrogé J. Moorcraft, échantillonneur d’analyses d’urine et j’ai passé en revue les renseignements se rapportant à vos observations.

[…]

Il a été conclu que votre échantillon d’urine a fui dans le sac avant d’être envoyé au laboratoire; il n’y avait donc aucun résultat ou document d’analyse à recevoir. J. Moorcraft a fait savoir qu’il vous a envoyé une capture d’écran de l’analyse d’échantillon d’urine consignée dans le SGD. Il a indiqué qu’une fois qu’il reçoit les résultats du laboratoire, tous les délinquants en reçoivent une copie. [Non souligné dans l’original.]

[7]  Était jointe à cette réponse la capture d’écran qui y est mentionnée, laquelle indique que l’échantillon a fui dans le sac. Le document montre qu’il a été imprimé le 22 juin 2015 – la veille du jour où la réponse a été écrite et, détail important, près de trois mois après le dépôt de la plainte.

[8]  M. Creelman dit que l’échantillonneur ne lui a remis aucune capture d’écran et que la première fois qu’il l’a vue, c’est quand la réponse à la plainte, datée du 23 juin 2015, lui a été fournie. Dans l’affidavit déposé au soutien de sa demande, il fait remarquer que le paragraphe 55 de la DC 566 10 prescrit ce qui suit : « [l]es résultats négatifs ainsi que tout motif d’ordre technique pour lequel l’échantillon n’a pu être utilisé seront communiqués à l’agent de libération conditionnelle dès que possible et enregistrés dans le SGD dans un délai de 15 jours ». Il atteste avoir été informé par son agente de libération conditionnelle que celle‑ci n’a reçu aucune communication au sujet de son échantillon. En fait, ajoute‑t‑il, [TRADUCTION] « elle n’a reçu depuis plusieurs années aucun résultat d’analyse concernant les détenus dont elle est chargée ». Il a expliqué l’importance qu’il y a, en tant que détenu, tant au sein de l’établissement qu’en ce qui concerne la libération conditionnelle, d’avoir des résultats de dépistage de drogue négatifs, et donc pourquoi il était si intéressé par ses résultats.

[9]  M. Creelman a déposé un grief initial le 29 juin 2015, soulignant l’écart relatif à la date de la capture d’écran et faisant remarquer que son agente de libération conditionnelle n’avait pas été informée du résultat d’une manière conforme à la DC 566 10. Il a rencontré un directeur adjoint qui lui a dit qu’il prendrait ses suggestions en délibéré et qui, comme dans le cas de la plainte, a apposé sur la réponse au grief la mention [traduction« Pas d’autre mesure requise ».

[10]  Insatisfait de la réponse, M. Creelman a déposé le 19 août 2015 un grief au palier final, dans lequel il soulève quatre questions :

  1. que son agente de libération conditionnelle n’a pas été informée que l’échantillon avait fui et ne pouvait pas être analysé, ce qui est contraire au paragraphe 55 de la DC 586 10;

  2. que la réponse [traduction« Pas d’autre mesure requise » était inappropriée [traduction« car les procédures ont été de toute évidence et sans aucun doute violées »;

  3. que, contrairement au paragraphe 22 de la Ligne directrice LD 080 1, ses documents originaux ne lui ont pas été renvoyés;

  4. que son grief n’a pas été l’objet d’une enquête et d’une analyse, comme l’exige la ligne directrice LD 081 1, annexe E.

Il a demandé que l’on prenne les mesures correctives suivantes :

[traduction]

Que l’on réponde à toutes les questions soulevées dans le présent grief, conformément aux procédures indiquées à l’annexe « E » de la LD 081 1 et que le programme d’analyse d’urine de l’EW soit appliqué d’une manière strictement conforme aux diverses exigences du RSCMLC, par opposition au système actuellement appliqué, qui facilite la tâche du personnel. Si l’échantillonneur ne réussit même pas à visser le haut d’un flacon à échantillon, quelle chance y a‑t‑il que l’on exécute correctement les autres procédures?

[11]  Comme l’atteste M. Creelman, il a reçu la réponse au grief final par laquelle son grief était rejeté [traduction« 933 jours après l’avoir présenté ».

[12]  À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève quatre questions qui requièrent l’attention de la Cour :

  1. Quelle est la norme de contrôle qui s’applique à la décision faisant l’objet du présent contrôle?

  2. Était‑il loisible au délégué de rejeter un grief final s’il ne l’avait pas été à un palier inférieur?

  3. Était‑il loisible au délégué de rejeter un grief final en se fondant sur les dispositions de la DC 081, ou ces dispositions sont‑elles invalides, en tout ou en partie, parce qu’elles enfreignent le Règlement?

  4. La réponse au grief final était‑elle raisonnable?

[13]  Le défendeur soutient, et je suis d’accord, que les décisions du Service correctionnel du Canada sont des questions mixtes de faits et de droit, susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Johnson c Canada (Commissaire du service correctionnel), 2018 CF 529.

[14]  Malheureusement, aucune partie ne traite de la norme de contrôle concernant l’interprétation du Règlement et de la DC 081. Dans la décision Fischer c Canada (Procureur général), 2013 CF 861, la Cour a indiqué : « [d]ans le contexte du contrôle judiciaire de décisions rendues lors du processus de règlement de griefs des détenus du SCC, les questions d’équité procédurale, de même que les questions relatives à l’interprétation de dispositions législatives, sont généralement soumises à la norme de contrôle de la décision correcte ». Ce commentaire a toutefois été fait avant des arrêts plus récents de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale, qui ont conclu que les décisions que rendent des personnes qui interprètent leur loi constitutive sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd, 2016 CSC 47, Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2016 CAF 200, conf. par 2018 CSC 31. Selon moi, ces décisions ont force exécutoire et la manière dont les décideurs du défendeur interprètent le Règlement et la DC 081 doit être évaluée selon la norme de la décision raisonnable.

[15]  M. Creelman dit que le Règlement n’autorise pas le délégué à rejeter une plainte parce qu’il la considère comme frivole ou vexatoire. Il soutient que, selon une interprétation appropriée du paragraphe 74(4) du Règlement, un grief ne peut être rejeté que par un supérieur au stade de la plainte et uniquement pour les raisons énumérées.

[16]  Le texte des articles 74 et 75 du Règlement est le suivant :

(1) Lorsqu’il est insatisfait d’une action ou d’une décision de l’agent, le délinquant peut présenter une plainte au supérieur de cet agent, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service.

(2) Les agents et le délinquant qui a présenté une plainte conformément au paragraphe (1) doivent prendre toutes les mesures utiles pour régler la question de façon informelle.

(3) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), le supérieur doit examiner la plainte et fournir copie de sa décision au délinquant aussitôt que possible après que celui‑ci a présenté sa plainte.

(4) Le supérieur peut refuser d’examiner une plainte présentée conformément au paragraphe (1) si, à son avis, la plainte est futile ou vexatoire ou n’est pas faite de bonne foi.

(5) Lorsque, conformément au paragraphe (4), le supérieur refuse d’examiner une plainte, il doit fournir au délinquant une copie de sa décision motivée aussitôt que possible après que celui‑ci a présenté sa plainte.

Lorsque, conformément au paragraphe 74(4), le supérieur refuse d’examiner la plainte ou que la décision visée au paragraphe 74(3) ne satisfait pas le délinquant, celui‑ci peut présenter un grief, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service :

a) soit au directeur du pénitencier ou au directeur de district des libérations conditionnelles, selon le cas;

b) soit, si c’est le directeur du pénitencier ou le directeur de district des libérations conditionnelles qui est mis en cause, au commissaire.

[Non souligné dans l’original.]

[17]  Le défendeur n’a pas traité de cette disposition réglementaire; il soutient plutôt que le commissaire est habilité à rejeter un grief, conformément au paragraphe 21 de la DC 81 :

Si une partie d’une plainte ou d’un grief est jugée futile, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, ou encore offensante, le décideur peut rejeter la plainte ou le grief en partie ou en totalité, en indiquant le (les) motif(s) de sa décision. [Non souligné dans l’original.]

Il soutient que ce paragraphe de la DC 081 montre que l’étendue des personnes autorisées à rejeter un grief n’est pas aussi étroite que M. Creelman le dit; Elle englobe la totalité des décideurs qui prennent part au processus de règlement des griefs.

[18]  Avant de passer à la validité du paragraphe 21 de la DC 081, il nous faut examiner l’interprétation du Règlement. Comme le délégué s’est appuyé sur le paragraphe 21 de la DC 081 et non sur le Règlement, il n’a pas interprété le Règlement et il n’y a donc pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de son interprétation. À mon avis, l’interprétation que fait M. Creelman du Règlement est correcte, et il s’agit de la seule interprétation raisonnable.

[19]  L’article 90 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions (la Loi) dispose : « [e]st établie, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96u), une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire. »

[20]  La marche à suivre pour régler le grief d’un détenu est exposée aux articles 74 à 82 du Règlement, et elle peut se résumer comme suit :

  1. un détenu insatisfait d’une action ou d’une décision d’un agent peut présenter une plainte au supérieur de cet agent, par écrit (paragraphe 74(1));

  2. l’agent et le détenu doivent s’efforcer de régler la question de façon informelle (paragraphe 74(2));

  3. si la plainte n’est pas réglée ou rejetée conformément aux paragraphes 74(4) et (5), le supérieur examine la plainte et fournit la décision au détenu (paragraphe 74(3));

  4. si le supérieur est d’avis que la plainte est futile ou vexatoire ou n’est pas faite de bonne foi, il peut la rejeter et refuser de l’examiner (paragraphe 74(4));

  5. si le supérieur rejette la plainte parce qu’il considère qu’elle est futile ou vexatoire ou n’a pas été faite de bonne foi, il fournit au détenu sa décision motivée (paragraphe 74(5));

  6. si, conformément au paragraphe 74(4), le supérieur a rejeté la plainte, ou si le détenu est insatisfait de la décision visée au paragraphe 74(3) du supérieur, il peut présenter un grief, par écrit, au directeur du pénitencier ou, si le grief concerne ce dernier, au commissaire (article 75);

  7. le directeur du pénitencier examine le grief afin de déterminer s’il relève de la compétence du Service correctionnel du Canada (paragraphe 76(1));

  8. la personne qui examine le grief déposé de la manière indiquée à l’étape 6 qui précède « doit remettre copie de sa décision au délinquant » aussitôt que possible (article 78);

  9. si le détenu est insatisfait de la décision du directeur du pénitencier qui est visée à l’étape 8, il « peut en appeler au commissaire » (paragraphe 80(1));

  10. le commissaire, ou son délégué, « transmet au délinquant copie de sa décision motivée aussitôt que possible » (paragraphe 80(3).

[21]  À mon avis, la seule interprétation raisonnable du Règlement est que seule la plainte, et non un grief ultérieur, peut être rejetée parce qu’elle est frivole ou vexatoire ou n’a pas été faite de bonne foi. De ce fait, ni le directeur de l’établissement ni le commissaire ou son délégué ne sont autorisé par le Règlement à rejeter un grief. À cela s’ajoute le fait que le Règlement dispose que si un supérieur rejette une plainte, sa décision elle‑même peut faire faire l’objet d’un grief.

[22]  Après avoir conclu que le délégué n’est pas autorisé par le Règlement à rejeter un grief parce qu’il est frivole ou vexatoire ou n’a pas été fait de bonne foi, j’examinerai maintenant la DC 081.

[23]  Le délégué a considéré que le paragraphe 21 de la DC 081 permet aux décideurs, tant au stade de la plainte qu’à celui du grief, de rejeter un grief parce qu’il est frivole ou vexatoire ou n’a pas été fait de bonne foi. Je conclus qu’il s’agit là d’une interprétation raisonnable de cette disposition et que, conformément à la norme de contrôle applicable, elle ne peut pas être infirmée.

[24]  Néanmoins, même s’il s’agit d’une interprétation raisonnable, il convient de vérifier si le paragraphe 21 de la DC 081 est valide. La question se pose précisément parce que ce paragraphe explicite bel et bien la procédure de règlement des plaintes et des griefs qui est énoncée dans le Règlement. Il explicite les motifs de rejet d’une plainte en incluant le mot « offensant » comme motif possible, et il inclut le pouvoir de rejeter les griefs en plus des plaintes.

[25]  Aux dires du défendeur, M. Creelman ne peut pas contester la DC par l’intermédiaire du processus de règlement des griefs ou de la présente demande. Il se fonde sur la décision Spidel c Canada (Procureur général), 2012 CF 1245 [Spidel]. M. Spidel, détenu à l’Établissement Ferndale, avait déposé un grief au troisième palier en vue de contester la DC 083, une directive portant sur les comités de détenus. Le juge O’Reilly a décrit le contexte, aux paragraphes 1 à 3 de ses motifs :

En 2009, le directeur de l’Établissement Ferndale a rejeté la nomination de monsieur Michael Spidel au comité de détenus. La question a finalement été soumise à la présente Cour par la voie d’un contrôle judiciaire. La juge Anne Mactavish a conclu que M. Spidel avait été traité de manière inéquitable et que la décision du directeur avait été déraisonnable (Spidel c Canada, 2011 CF 999).

M. Spidel a par la suite déposé un autre grief dans lequel il a relevé plusieurs erreurs dans la Directive du commissaire relative aux comités de détenus [DC 083]. Son principal souci était que la DC 083 ne concordait pas avec la décision de la juge Mactavish. Il a déposé cet autre grief au troisième et dernier palier de la procédure de règlement des griefs des détenus, au motif que, selon lui, les questions relatives à la teneur des directives du commissaire devaient être soumises directement au commissaire lui‑même. Une déléguée de ce dernier, sous‑commissaire principale [SCP], a conclu que le grief de M. Spidel soulevait essentiellement des questions de politique générale qui débordaient le cadre du processus de règlement des griefs. La SCP a donc rejeté le grief de M. Spidel et suggéré qu’il soumette l’affaire à un comité de détenus, dont les membres peuvent formuler des recommandations à propos de questions qui concernent la population carcérale dans son ensemble.

M. Spidel est d’avis que la SCP a commis une erreur en concluant que sa plainte débordait le cadre de la procédure de règlement des griefs et qu’il aurait fallu la soumettre à un comité de détenus. Il me demande d’infirmer la décision de la SCP et de renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen.

[26]  Au paragraphe 16 de ses motifs, la Cour a décrété qu’un détenu ne pouvait pas contester une directive du commissaire au moyen de la procédure de règlement des griefs :

Il se peut que la question d’une directive du commissaire soit une « action ou décision » du commissaire. Mais il est clair à mes yeux qu’une plainte concernant la teneur d’une telle directive ne relève pas de la procédure de règlement des griefs des délinquants.

[27]  Contrairement à M. Spidel, M. Creelman n’a pas déposé une plainte ou un grief pour contester une DC. S’il l’avait fait, la décision Spidel aurait peut‑être étayé la position du défendeur. Avant la présente instance, M. Creelman n’a jamais eu l’occasion de contester la validité de la DC sur laquelle se fonde le défendeur parce que cette occasion ne s’est présentée qu’après la réponse donnée à la dernière étape de la procédure de règlement des griefs. Contrairement à la décision Spidel, M. Creelman conteste devant la Cour le fait de savoir si le commissaire ou son délégué, au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, peut rejeter un grief en invoquant la DC 081, alors que le Règlement ne confère pas ce pouvoir au commissaire. En bref, il conteste la validité de la source qu’a invoquée le délégué.

[28]  Je conviens avec M. Creelman qu’on ne l’empêche pas de contester dans la présente demande si la DC sur laquelle se fonde le commissaire lui confère effectivement le droit de rejeter un grief au dernier palier de la procédure.

[29]  Il dit que sur le plan des principes il est logique que le commissaire n’ait pas la possibilité de rejeter un grief, surtout quand les personnes d’un rang inférieur au sien ne l’ont pas fait. Il soutient que si les personnes d’un rang plus élevé que celui du supérieur peuvent rejeter une plainte, cela permettra à des personnes d’un rang supérieur de rejeter un grief pour n’importe quel motif et d’éviter ainsi d’avoir à effectuer un examen sérieux.

[30]  Bien que le délégué n’indique rien d’explicite dans sa décision quant à la question de la validité de la DC 081 à la lumière du Règlement, il convient de conclure, comme le dit son avocat, qu’il a considéré que la DC 081 était valide, indépendamment du Règlement.

[31]  M. Creelman soutient qu’une DC ne peut élargir légalement le Règlement, et il laisse entendre que le commissaire l’a illégalement élargi pour faciliter sa tâche et celle du personnel correctionnel. Rien dans le dossier ne confirme ce motif allégué.

[32]  Néanmoins, je conviens avec M. Creelman que le commissaire n’a pas le pouvoir d’ajouter des éléments à la procédure de règlement des griefs que prescrit le Règlement ou de la modifier. L’article 96 de la Loi indique expressément que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements « fixant la procédure de règlement des griefs des délinquants ». Ce pouvoir ayant été conféré au gouverneur en conseil, le commissaire ne peut l’usurper par une directive du commissaire qui modifie en pratique le Règlement : voir les décisions Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, et Ishaq c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 156.

[33]  Pour ces motifs, je conclus que la décision du délégué selon laquelle il a le pouvoir de rejeter un grief au dernier palier, même s’il n’a pas été rejeté auparavant, est déraisonnable. Cette décision n’est pas conforme au Règlement et s’appuie sur une disposition non valide de la DC 081.

[34]  Compte tenu de cette conclusion, il est peut‑être inutile de traiter du caractère raisonnable de la réponse au grief final qui est fondée sur la DC 081, mais comme cette question a été pleinement débattue, il y aurait peut‑être lieu de le faire.

[35]  La raison que le délégué a donnée pour rejeter le grief dans son intégralité est le suivant : [traduction« […] étant donné que vos préoccupations ont déjà été transmises au personnel en question et que les observations que vous avez formulées dans votre grief final consistaient en des allégations selon lesquelles le personnel n’avait pas agi d’une manière conforme aux politiques ou à la loi, mais sans effet négatif direct sur vous, ainsi qu’en des remarques désobligeantes à propos du personnel […] ».

[36]  Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable que le délégué conclue que le grief était frivole, vexatoire ou offensant, ou non fait de bonne foi.

[37]  Il est allégué que le grief était frivole parce qu’il ne visait pas un but sérieux, en ce sens que M. Creelman avait été informé de l’échantillon d’urine qui avait fui mais qu’il avait poursuivi son grief même s’il avait été informé de ce fait et s’il avait fait part de ses préoccupations à d’autres agents. Il est allégué aussi que le grief était vexatoire parce qu’il avait pour but de harceler, de poursuivre des fins autres que la réparation d’un tort présumé, ou de perturber ou de discréditer le processus de règlement des griefs. L’avocat dit que le grief menace les instances judiciaires, fait état d’incompétence, dit que la conclusion du grief initial ([traduction] « Pas d’autre mesure requise ») avait pour but d’éviter toute faute, allègue qu’il y a eu fraude et met en doute les capacités de l’agent ayant procédé à l’analyse d’urine. Il est en outre allégué que le grief était offensant, car il a été déposé dans le but de léser, de dénigrer, de rabaisser ou d’insulter de façon générale le décideur à l’encontre duquel il a été déposé.

[38]  J’ai passé en revue le dossier relatif au grief, et plus particulièrement le grief écrit qui a été déposé au dernier palier. Il exprime, en termes non équivoques, l’opinion de M. Creelman selon laquelle l’échantillonneur n’a pas dit la vérité quand il a déclaré qu’il lui avait transmis une copie de la capture d’écran, alors qu’il ne l’avait pas fait. Il allègue également que l’échantillonneur a omis de se conformer à la DC 566 10 car il n’a pas transmis à l’agente de libération conditionnelle de M. Creelman un rapport indiquant que l’échantillon d’urine n’avait pas été analysé à cause de la fuite. En s’exprimant ainsi, M. Creelman n’écrivait rien de plus que ce qui était pour lui la vérité. Dans le dossier, on trouve un certain appui à l’égard de ces prétentions.

[39]  M. Creelman a fait remarquer dans son grief initial que la capture d’écran semble avoir été imprimée plusieurs mois après qu’on la lui a censément montrée, et un jour seulement avant la réponse. Ce fait, bien qu’il soit loin d’être concluant, ajoute foi aux allégations de M. Creelman. On ne peut pas [traduction« léser, dénigrer, rabaisser ou insulter de façon générale » quelqu’un en disant la vérité. L’observation de l’avocat, et la décision du délégué, tiennent pour acquis qu’il n’y a aucune vérité à ces allégations, mais le dossier, s’il avait été examiné, démontre peut‑être bien le contraire. Pour ce motif, je conclus que la décision selon laquelle le grief était offensant est déraisonnable. J’ajouterais que M. Creelman a peut‑être bien usé d’un langage péremptoire, mais il n’était pas vulgaire ou grossier.

[40]  La conclusion selon laquelle le grief était vexatoire parce qu’il avait pour but de harceler, de poursuivre des fins autres que la réparation d’un tort présumé ou de perturber ou de discréditer le processus de règlement des griefs, est elle aussi déraisonnable. Là encore, si le délégué avait fait enquête il aurait découvert qu’il y avait peut‑être bien un fondement à certaines des préoccupations de M. Creelman quant au processus d’analyse d’urine, au défaut de l’échantillonneur de signaler l’échantillon renversé à M. Creelman ou à son agente de libération conditionnelle, et à l’absence apparente de vérité de la part de l’échantillonneur, qui avait déclaré qu’il avait informé M. Creelman de la situation.

[41]  Au vu du dossier qui m’a été soumis, je conclus que le grief a été déposé avec un objectif légitime à l’esprit, c’est‑à‑dire faire remarquer que l’échantillonneur ne se conformait pas aux règles prescrites en matière de prises d’échantillons d’urine et de déclaration des résultats, ainsi que dans l’espoir que l’on change plus tard les procédures de façon à ce qu’elles soient conformes à ce qui est prescrit.

[42]  Enfin, l’énoncé fait dans la réponse au grief final, soit : [traduction« vous n’avez pas expliqué en quoi ces mesures vous ont touché », ne peut être considéré que comme une réponse raisonnée si l’on présume que rien dans le processus ou dans la réponse au grief n’était tout à fait conforme et véridique. Un examen des deux aurait révélé que la question de savoir si le processus prescrit avait été suivi par l’échantillonneur à l’égard de l’échantillon de M. Creelman était douteuse et que, de ce fait, son droit à ce que l’on effectue son analyse d’urine de la manière prescrite avait été touché d’une manière directe et négative. Un examen du processus de règlement des griefs aurait également soulevé la question de savoir si l’échantillonneur avait dit avec franchise à la personne répondant au grief initial qu’il avait fourni la copie de la capture d’écran à M. Creelman. Étant donné que la réponse reposait en partie sur cette information, cela aussi a eu un effet direct sur M. Creelman.

[43]  En résumé, je conclus que la décision du délégué du commissaire de rejeter le grief était fondée sur un paragraphe non valide de la DC 081, qu’elle était déraisonnable et qu’elle ne saurait être maintenue. Les préoccupations de M. Creelman méritent qu’on les examine en détail avant de se prononcer sur leur bien‑fondé. Pour ce motif, la décision est infirmée et le grief final doit être examiné par le commissaire ou un autre de ses délégués d’une manière conforme aux présents motifs.

[44]  M. Creelman a demandé qu’on lui octroie des dépens de 300 $ s’il obtenait gain de cause. Il s’agit là d’un montant raisonnable, qui représente ses débours, et c’est celui qui sera ordonné.


JUGEMENT rendu dans le dossier T‑589‑18

LA COUR ORDONNE : la présente demande est accueillie; la décision qu’a rendue le délégué du commissaire au dernier palier de grief, en date du 20 février 2018, est infirmée et le grief au dernier palier doit être examiné par le commissaire ou un autre de ses délégués, qui y répondra ensuite; des dépens des 300 $ sont accordés à M. Creelman.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de novembre 2018.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑589‑18

 

INTITULÉ :

DWIGHT CREELMAN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

PAR VOIE DE VIDÉOCONFÉRENCE DEVANT LA COUR

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 septembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 octobre 2018

 

COMPARUTIONS :

Dwight Creelman

LE DEMANDEUR

 

 

Jonathan Roth

 

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

‑ AUCUN ‑

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

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