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Date : 20181018


Dossier : IMM-718-18

Référence : 2018 CF 1032

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

KIRIJA LINTON ET

 LINTON ASIRVATHAM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le gestionnaire de programme de migration par intérim au Haut-Commissariat du Canada à Colombo, au Sri Lanka [HCC-Colombo] a refusé de rouvrir la demande de résidence permanente présentée depuis l’étranger par Kirija Linton à titre de personne à charge d’une personne protégée au Canada, soit son époux, Linton Asirvatham.

[2]  Les parties reconnaissent que la présente demande est théorique, car la demande de résidence permanente a récemment été rouverte; Mme Linton a obtenu un visa de résidence permanente et vit maintenant au Canada avec son époux.

[3]  Les demandeurs prient la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’instruire la demande de contrôle judiciaire même si elle théorique. Pour les motifs qui suivent, la Cour ne donne pas suite à la demande.

[4]  Les demandeurs sont des Tamouls du Sri Lanka. L’époux de Mme Linton a quitté le Sri Lanka en 2010, a obtenu le statut de réfugié au Canada en 2014 et est ensuite devenu résident permanent en 2016. En 2016, Mme Linton a présenté une demande de résidence permanente à titre de membre de la famille d’une personne protégée. Les agents du bureau des visas du HCC‑Colombo ont demandé à Mme Linton de produire plusieurs documents, notamment le formulaire de Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA] de son époux, incluse dans la demande d’asile de ce dernier. Mme Linton a produit tous les documents demandés, à l’exception du formulaire FDA.

[5]  De mars 2016 à mars 2017, Mme Linton et le personnel du HCC‑Colombo ont correspondu au sujet de l’obligation de produire le formulaire FDA. Au final, Mme Linton a fourni, sous forme d’affidavit, une version du formulaire FDA sans exposé circonstancié. Le HCC-Colombo n’a pas jugé le document satisfaisant.

[6]  Le HCC-Colombo a indiqué à Mme Linton qu’elle devait produire un formulaire FDA où figure l’exposé circonstancié pour des motifs liés à l’admissibilité. Selon elle, elle n’était pas tenue de produire ce document pour les motifs suivants :

  • Il n’est pas obligatoire de produire le formulaire FDA;

  • La demande de son époux ne soulevait aucune question d’admissibilité;

  • Les formulaires FDA sont des documents confidentiels au Canada et les envoyer au Sri Lanka pourrait exposer Mme Linton et son époux à des risques, car des citoyens sri-lankais travaillant au HCC-Colombo pourraient voir le formulaire FDA.

[7]  Le HCC-Colombo aurait exigé la production du formulaire FDA pour parvenir à trouver des incohérences entre les demandes des époux, soit pour fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Linton, soit pour justifier une contestation indirecte de la demande de son époux.

[8]  En mars 2017, la demande de visa de résidence permanente de Mme Linton a été rejetée en application du paragraphe 16(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, au motif que tous les éléments de preuve et les documents requis n’avaient pas été présentés, et sur le fondement du paragraphe 11(1), au motif que l’agent n’était pas convaincu que Mme Linton n’était pas interdite de territoire et qu’elle respectait les exigences de la Loi. La Cour a refusé d’autoriser le contrôle de la demande le 23 août 2017.

[9]  En janvier 2018, Mme Linton a demandé au HCC-Colombo de rouvrir sa demande de résidence permanente, au motif que l’examen qu’il a mené et qui l’a obligée à produire le formulaire FDA était fondé sur des stéréotypes. Le gestionnaire a répondu que le dossier était clos et que la décision initiale était maintenue. Cette décision a donné lieu à la présente demande de contrôle judiciaire.

[10]  Dans le cadre du présent litige, le HCC-Colombo s’est rendu compte qu’il n’avait pas besoin du formulaire FDA de l’époux de Mme Linton. En effet, la version électronique de ce document pouvait être obtenue directement auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, comme il est prévu dans le Protocole d’entente entre le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, l’Agence des services frontaliers du Canada et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [le protocole d’entente], et son annexe, Annexe sur l’échange de renseignements entre Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [l’annexe]. À l’audience, Mme Jackman a informé la Cour qu’elle avait trouvé le protocole d’entente sur Internet, mais qu’elle n’était pas parvenue à trouver le document en annexe sur l’échange de renseignements [1] . Les versions française et anglaise des documents sont jointes aux présents motifs à l’annexe A.

[11]  Après avoir pris connaissance du protocole d’entente et de l’annexe, le HCC-Colombo a rouvert la demande de visa de résidence permanente de Mme Linton. À la suite de l’examen de sa demande et de l’ensemble des documents qu’il jugeait pertinents, y compris le formulaire FDA de son époux, le décideur n’avait aucune préoccupation en ce qui a trait à l’admissibilité, et le visa demandé a été délivré.

[12]  L’arrêt de principe concernant le caractère théorique est l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. Aux paragraphes 31, 34 et 40 de l’arrêt, la Cour suprême du Canada a énoncé les facteurs dont le tribunal doit tenir compte lorsqu’il décide d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’instruire une affaire même s’il n’y a aucun litige actuel. Voici ces facteurs : (1) l’existence d’une relation de nature contradictoire entre les parties, (2) le souci d’économie judiciaire et (3) le fait que la Cour ne doit pas s’ingérer dans le domaine législatif.

[13]  Au paragraphe 40 de l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a informé les juges que l’application de ces facteurs n’est pas un processus mécanique et que ces facteurs ne doivent pas tous tendre vers la même conclusion :

En exerçant son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un pourvoi théorique, la Cour doit tenir compte de chacune des trois raisons d’être de la doctrine du caractère théorique. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’un processus mécanique. Il se peut que les principes examinés ici ne tendent pas tous vers la même conclusion.  L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement.

[14]  Les demandeurs font valoir qu’il subsistait une relation de nature contradictoire entre les parties, car aucun demandeur n’avait consenti à l’examen du formulaire FDA. En effet, Mme Linton a refusé de produire le formulaire FDA, même si, ce faisant, elle devait être séparée de son époux plus longtemps. Les demandeurs soutiennent que la relation est toujours de nature contradictoire, puisqu’ils ont été lésés par le défendeur.

[15]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’y a plus de relation de nature contradictoire entre les parties puisque la demande de visa de résidence permanente a été rouverte, réexaminée et approuvée. L’arrêt Borowski nous enseigne que, malgré la disparition du litige actuel, le débat peut se poursuivre s’« il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire ». Les exemples fournis par la Cour suprême s’appliquent dans les cas où d’autres accusations en instance sont portées par le défendeur (Vic Restaurant Inc c City of Montreal, [1959] SCR 58 [Vic Restaurant]), ou si des intervenants participent aux instances (Law Society of Upper Canada c Skapinker, [1984] 1 RCS 357). En l’espèce, il n’y a aucune autre question en litige entre les demandeurs et le défendeur qui pourrait constituer une conséquence accessoire.

[16]  Les demandeurs soutiennent qu’ils ont été lésés par le défendeur, car ce dernier a accédé à leurs renseignements sans leur consentement. C’est peut‑être le cas; or, selon la Cour, les demandeurs devraient plutôt présenter une plainte en vertu de l’article 29 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21. Cette faute alléguée ne semble en aucun cas être liée à une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et ne constitue pas non plus une question qui devrait retenir l’attention de la Cour à cette étape-ci.

[17]  L’économie des ressources judiciaires est le deuxième facteur dont il faut tenir compte. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a indiqué qu’il est possible de consacrer des ressources judiciaires limitées à l’instruction d’une affaire devenue théorique si la décision a des effets concrets sur le droit des parties (comme dans l’arrêt Vic Restaurant), si une question importante peut autrement échapper au contrôle judiciaire, et dans les cas qui soulèvent une question d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher.

[18]  Il n’y aura aucun effet concret pour les demandeurs si la présente demande est instruite et tranchée sur le fond. Les demandeurs soutiennent que cette question pourrait échapper au contrôle judiciaire, car ce n’est que dans le cadre du présent litige qu’ils ont appris que le protocole d’entente et l’annexe permettaient au défendeur d’accéder au formulaire FDA sans consentement. Ils allèguent que d’autres demandeurs ne seront probablement jamais informés de cette pratique. De plus, selon les demandeurs, la question revêt un intérêt public puisqu’il s’agit d’une pratique discriminatoire à l’encontre des Tamouls et que le HCC-Colombo, où les demandeurs tamouls sont très nombreux, accède automatiquement au formulaire FDA dans tous les cas.

[19]  Comme il est mentionné précédemment, la question de savoir si l’accès non consensuel  au formulaire FDA est une atteinte à la vie privée relève plutôt du commissaire à la protection de la vie privée. Les présents motifs sont du domaine public. Si la pratique relative à la communication des renseignements n’était pas connue auparavant, ce n’est plus le cas; le protocole d’entente et l’annexe qui figurent à l’annexe A sont accessibles à tous. Je ne puis concevoir que cette pratique ne sera pas portée à la connaissance d’autres demandeurs, qu’ils soient tamouls ou non. Il est peu probable que l’on exige à l’avenir que les demandeurs de visas de résidence permanente produisent une copie du formulaire FDA de leur époux, car les décideurs savent désormais qu’ils bénéficient d’un accès unilatéral à ce document. L’accès unilatéral aux documents de la CISR d’une personne protégée n’est pas une question qui doit être tranchée par la Cour dans le cadre de la présente demande, car elle a été soulevée après la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire. Cette question pourra être tranchée dans une affaire qui n’est pas théorique. Par ailleurs, il y a peu d’intérêt à utiliser les ressources limitées de la Cour pour instruire la présente affaire à ce moment-ci.

[20]  Enfin, les demandeurs soutiennent qu’il est nécessaire de valider la légalité de la pratique relative à la communication des renseignements personnels entre les parties aux ententes qui figurent à l’annexe A. Les demandeurs affirment que, ce faisant, la Cour ne créerait pas une loi, mais interpréterait une loi qui est continuellement appliquée. Là encore, la légalité de cette pratique est une question qui peut être tranchée par le commissaire à la protection de la vie privée, si une plainte est déposée. À ce moment-ci, il n’est pas nécessaire que la Cour se penche sur cette question.

[21]  Pour ces motifs, je n’exercerai pas mon pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente demande théorique. Même si la demande est rejetée en raison de son caractère théorique, les parties ont eu l’occasion de soumettre toute question à la Cour aux fins de certification. Aucune question n’a été posée et aucune question n’est soulevée compte tenu de la nature de l’affaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-718-18

LA COUR STATUE que la demande est théorique et qu’elle est par conséquent rejetée.

« Russel W. Zinn » 

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de novembre 2018.

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


ANNEXE A














 Le texte français suit :






 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-718-18

 

INTITULÉ :

KIRIJA LINTON ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER OCTOBRE 2018

 

jugement et MOTIFS :

le juge ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

le 18 octobre 2018

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

pour les demandeurs

Ian Hicks

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 



[1] La version anglaise du protocole d’entente figure à l’adresse https://www.canada.ca/en/immigration-refugees-citizenship/corporate/mandate/policies-operational-instructions-agreements/agreements/memorandum-understanding-border-services-agency-refugee-board.html et la version française à l’adresse https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/mandat/politiques-directives-operationnelles-ententes-accords/ententes/protocole-entente-agence-services-frontaliers-commission-refugie.html.

 

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