Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181102


Dossier : IMM-1560-18

Référence : 2018 CF 1104

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

MARC JEAN DAVID

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre du refus d’un agent d’immigration [agent] d’accorder au demandeur, sur la base de considérations d’ordre humanitaire, une dispense des conditions de résidence permanente en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Le demandeur est un citoyen d’Haïti, né en 1988. Il est arrivé au Canada en septembre 2013 à titre de résident temporaire dans la catégorie étudiant. Il a étudié à l’Université du Québec à Montréal [UQAM] de septembre 2013 à décembre 2014 (en génie logiciel, et subséquemment en administration). De juillet à août 2014, il a travaillé à temps plein en dehors du campus, et à partir de septembre 2014, il a travaillé à temps partiel en dehors du campus. En octobre 2014, il a subi un accident de travail et a reçu des indemnités de remplacement de revenu de la Commission de la santé et de la sécurité du travail [CSST], et ce, jusqu’en août 2015. À la même époque, son permis d’études a expiré et il n’a pas été renouvelé depuis.

[3]  Le 5 août 2016, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada, fondée sur des considérations humanitaires [demande CH]. De fait, suite à la suspension temporaire des renvois [STR] en Haïti et au Zimbabwe, en décembre 2014, les frais de sa demande CH ont été acquittés par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada en vertu du Programme de prêts aux immigrants [Programme]. Aux termes de la Politique d’intérêt public temporaire du 4 février 2016, les ressortissants haïtiens et zimbabwéens avaient jusqu’au 5 août 2016 pour faire une demande CH en vertu du Programme.

[4]  En bref, le demandeur explique dans sa demande CH que, suite au séisme de 2010, il lui sera difficile de trouver un emploi ou de reprendre ses études en Haïti. Il risque d’être ciblé par des criminels. Il a également des souvenirs très douloureux d’Haïti. Des proches sont morts durant le séisme, tandis que sa mère est décédée un an auparavant. Tout cela l’a beaucoup affecté sur le plan psychologique. Au Canada, par contre, il peut compter sur des amis et divers membres de sa famille, même si sa marraine à Montréal a arrêté de le soutenir financièrement.

[5]  Le 26 septembre 2016, le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion du Québec a délivré au demandeur un Certificat de sélection du Québec [CSQ] dans la catégorie « cas humanitaire-levée STR », en vertu de l’alinéa 18d) du Règlement sur la sélection des ressortissants étrangers, RLRQ c I-0.2, r 4 [RSRÉ].

[6]  Le 22 mars 2018, l’agent a déterminé que les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur ne justifient pas qu’il soit dispensé des obligations législatives pour que sa demande de résidence permanente soit traitée au Canada.

[7]  La décision de l’agent se résume comme suit :

  • a) L’Établissement du demandeur au Canada : L’agent note que le demandeur n’a jamais obtenu un permis de travail. Il lui était interdit de travailler à moins qu’il s’agisse d’un emploi sur le campus de l’établissement où il était inscrit à temps plein. De plus, le dossier ne démontre pas ses sources de revenus ou son autonomie financière. L’agent note que le demandeur a suivi des études universitaires au Canada mais n’accorde pas un poids significatif à cet élément parce que le demandeur les a interrompues. L’agent traite le réseau d’amis du demandeur comme un élément positif. Finalement, l’agent note que le demandeur est au Canada depuis quatre ans, mais conclut que son établissement au Canada demeure limité;

  • b) Conditions défavorables en Haïti : L’agent se réfère aux observations du demandeur et note que les autorités canadiennes ont mis en place une STR à cause de la situation en Haïti. Ultimement, l’agent conclut que le demandeur n’a pas démontré comment la situation en Haïti pourrait l’affecter directement. L’agent note également que le demandeur a vécu la majorité de sa vie en Haïti, connait la langue et les coutumes, et son père est encore là. L’agent présume que le demandeur a un réseau là-bas. Le demandeur a complété des études supérieures en Haïti. Tous ces facteurs favorisent son rétablissement en Haïti; et

  • c) CSQ : L’agent prend également en compte le CSQ émis au demandeur, mais conclut que ce dernier ne contrebalance pas les autres facteurs et le fait qu’il considère qu’une dispense n’est pas justifiée.

[8]  C’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à l’examen du mérite de la décision sous étude, tandis que la norme de la décision correcte s’applique au respect des principes d’équité procédurale (Ikeji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1422 au para 21). La Cour doit donc se demander, à la lumière des motifs fournis par l’agent, si le rejet de la demande CH est une issue acceptable compte tenu de la preuve au dossier et des principes applicables en pareille matière.

[9]  En bref, le demandeur soutient que l’agent a tiré des conclusions de fait erronées, non-appuyés par la preuve au dossier, tandis qu’il a commis une erreur de droit en notant que le demandeur a travaillé illégalement au Canada. La conclusion de l’agent à propos de son autonomie financière est déraisonnable. Il a vécu chez sa marraine, Mme Monique Paul, pendant les deux premières sessions d’études, et c’est elle et la famille du demandeur, qui ont pourvu à ses besoins financiers. Il a également reçu des indemnités de remplacement de revenu de la CSST. De surcroît, le demandeur avait le droit de travailler hors campus depuis le mois de juin 2014; subsidiairement, l’agent a violé son droit à l’équité procédurale en omettant de l’aviser de ses réserves. Enfin, la conclusion de l’agent à l’effet que le demandeur peut se rétablir en Haïti est déraisonnable, alors que l’agent s’est trompé au niveau des diplômes délivrés par les autorités haïtiennes.

[10]  Il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce. L’agent n’a pas omis de considérer l’ensemble de la preuve au dossier, ni tout facteur pertinent pouvant justifier une dispense pour des motifs humanitaires. L’agent a notamment considéré l’établissement du demandeur au Canada, les conditions défavorables en Haïti et le fait qu’un CSQ a été octroyé au demandeur.

Faible degré d’établissement

[11]  L’absence d’autonomie financière du demandeur est un élément déterminant. D’une part, le demandeur a abandonné ses études universitaires au Canada, notamment parce qu’il n’avait pas assez de ressources financières et qu’il ne recevait plus d’indemnités de la CSST, tandis que le demandeur ne recevait plus le soutien de sa marraine. D’autre part, même si d’autres membres de la famille du demandeur le soutenaient encore financièrement (ce qui ne ressort pas des preuves déposées à l’appui de la demande CH), il n’était pas déraisonnable de conclure que le demandeur n’était pas lui-même financièrement autonome, ce qui constitue certainement un facteur négatif au niveau de son établissement au Canada (He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 278 aux paras 14-15; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 661 au para 26).

[12]  D’autre part, bien que le permis d’études délivré au demandeur en septembre 2013 mentionne que ce dernier ne peut travailler hors campus à moins d’avoir obtenu l’autorisation, il faut cependant tenir compte du fait que, depuis juin 2014, l’alinéa 186v) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [RIPP], un étudiant à temps plein n’a pas besoin de permis de travail si les conditions suivantes sont remplies :

v) s’il est titulaire d’un permis d’études et si, à la fois :

(v) if they are the holder of a study permit and

 

(i) il est un étudiant à temps plein inscrit dans un établissement d’enseignement désigné au sens de l’article 211.1,

 

(i) they are a full-time student enrolled at a designated learning institution as defined in section 211.1,

(ii) il est inscrit à un programme postsecondaire de formation générale, théorique ou professionnelle ou à un programme de formation professionnelle de niveau secondaire offert dans la province de Québec, chacun d’une durée d’au moins six mois, menant à un diplôme ou à un certificat,

 

(ii) the program in which they are enrolled is a post-secondary academic, vocational or professional training program, or a vocational training program at the secondary level offered in Quebec, in each case, of a duration of six months or more that leads to a degree, diploma or certificate, and

(iii) il travaille au plus vingt heures par semaine au cours d’un semestre régulier de cours, bien qu’il puisse travailler à temps plein pendant les congés scolaires prévus au calendrier;

 

(iii) although they are permitted to engage in full-time work during a regularly scheduled break between academic sessions, they work no more than 20 hours per week during a regular academic session;

 

[13]  En l’espèce, le demandeur a mis fin à ses études à temps plein en décembre 2014. Si le rejet d’accorder une dispense reposait exclusivement sur le fait que le demandeur n’aurait pas respecté les conditions de son permis d’études en travaillant hors campus entre juillet et décembre 2014, il y aurait peut-être lieu d’intervenir. Toutefois, même si le demandeur n’a pas travaillé illégalement en 2014, son lien d’emploi n’avait pas été rompu et il a continué à recevoir des indemnités de remplacement de revenu de la CSST jusqu’en août 2015. Or, à partir de janvier 2015, il lui fallait obtenir un permis de travail. Cela dit, il faut lire la décision de l’agent dans son ensemble et à la lumière des considérations humanitaires pouvant justifier une dispense des conditions législatives de résidence.

Conditions défavorables dans le pays d’origine

[14]  L’agent n’a pas commis d’erreur révisable en déterminant que les allégations du demandeur ne sont pas appuyées par la preuve au dossier et que le demandeur n’a pas démontré que les conditions défavorables dans son pays d’origine sont suffisantes en soi pour justifier l’octroi d’une dispense.

[15]  Entre autre, le demandeur n’a pas démontré à la satisfaction de l’agent qu’il risque d’être personnellement visé par des criminels ou que sa condition psychologique empêche à son retour. L’agent n’a pas agi de façon déraisonnable en notant que les craintes du demandeur n’étaient pas en lien avec sa situation personnelle (Bakenge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 517 aux paras 27-33; Cadet c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1242 au para 10; Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417 au para 19; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 909 aux paras 55-56 [Kanthasamy]).

[16]  L’agent a également considéré les allégations du demandeur au niveau des difficultés en Haïti. Si la situation antérieure a pu justifier une suspension temporaire des renvois, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certes, le renvoi comportera des défis, mais les divers facteurs énumérés par l’agent dans sa décision l’aideront à se rétablir en Haïti.

[17]  À ce chapitre, le demandeur reproche à l’agent d’avoir noté qu’il a complété des études « supérieures » en Haïti. On parle ici d’un diplôme de « Bacc1 » (2002-2008) et un « Bacc2 » (2009-2010), ce qui correspond à des études « secondaires ». Il n’empêche, cette erreur de qualification n’est pas déterminante au niveau des facteurs positifs de rétablissement en Haïti (Aguilar Sarmiento c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 481 aux paras 12-14).

[18]  En l’espèce, l’agent a effectué une analyse complète des possibilités de rétablissement en Haïti en respectant l’analyse globale appuyée par la Cour suprême dans Kanthasamy et la jurisprudence postérieure (Hameed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 657 aux paras 18-22).

Certificat de sélection du Québec

[19]  Il est utile ici d’apporter quelques précisions au sujet de l’importance relative du CSQ émis au demandeur dans l’évaluation de sa demande CH, et ce, bien que le demandeur n’a pas plaidé devant moi que la décision de l’agent serait révisable, parce que ce dernier n’a pas considéré ou accordé de poids au fait qu’un CSQ a été délivré dans la catégorie humanitaire.

[20]  Soulignons que les exigences pour se voir octroyer un CSQ dans la catégorie humanitaire peuvent différer des exigences imposées à une dispense sur la base des considérations d’ordre humanitaire en vertu de la LIPR. L’article 18 du RSRÉ englobe la catégorie des ressortissants étrangers qui sont dans une situation particulière de détresse. En particulier, l’alinéa 18d) vise un ressortissant étranger qui fait l’objet d’un avis positif quant à son parcours d’intégration au Québec suite à la révocation du sursis des mesures de renvoi vers un pays dont il est ressortissant et a présenté une demande de résidence permanente qui est traitée au Canada en vertu de l’article 25 de la LIPR ou de l’article 65.1 du RIPP.

[21]  Bien qu’il existe des similarités entre les facteurs d’établissement considérés dans une demande pour un CSQ et une demande CH, la délivrance d’un CSQ par le gouvernement du Québec n’est pas déterminant en soi (Jean François c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1174 aux paras 13-20 [Jean François]; Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 744 aux paras 14-18). En l’espèce, l’agent a pris le CSQ du demandeur en compte et est arrivé à sa propre conclusion, à savoir que l’établissement du demandeur au Canada est limité, alors que les motifs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense.

Conclusion

[22]  Dans son ensemble, la décision de l’agent s’appuie sur la preuve au dossier et n’est pas dépourvue d’un fondement rationnel. Les erreurs reprochées par le demandeur n’affectent pas l’essence du raisonnement de l’agent au niveau du faible degré d’établissement du demandeur au Canada, de sa capacité d’adaptation en Haïti, de l’absence d’un risque personnalisé de retour en Haïti et de l’insuffisance de facteurs humanitaires particuliers justifiant une dispense des conditions législatives de résidence permanente. Faut-il le rappeler, il incombe à l’agent et non à la Cour de pondérer les facteurs pertinents. Ce n’est pas parce que la Cour pourrait en arriver à une conclusion différente que la décision de l’agent est déraisonnable.

[23]  Pour ces motifs, la Cour rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune question d’importance générale n’a été soulevée par les procureurs.


JUGEMENT au dossier IMM-1560-18

LA COUR statue que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1560-18

 

INTITULÉ :

MARC DAVID JEAN c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 octobre 2018

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Danny Ablacatoff

 

Pour le demandeur

Me My Dung Thi Tran

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vanna Vong Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.