Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181012


Dossier : T-980-15

Référence : 2018 CF 1024

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

744185 ONTARIO INCORPORATED S/N

AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA)

défenderesse

et

LA MUNICIPALITÉ DE DISTRICT DE MUSKOKA

mise en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La Cour est saisie de l’appel de l’ordonnance du 11 août 2017 par laquelle un protonotaire a conclu que la Cour fédérale avait compétence à l’égard d’une mise en cause et a rejeté la requête en suspension de la défenderesse.

[2]  Je suis parvenu à la conclusion que la Cour n’a pas compétence à l’égard de la mise en cause. Par conséquent, je ferai droit à l’appel et suspendrai les procédures, comme l’exige le paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, RCS 1985, c F‑7.

II.  Les faits

[3]  Les faits de la présente affaire sont complexes et une grande partie du contexte est dépourvue de pertinence au regard de la question juridique dont je suis saisi, soit la compétence de la Cour pour instruire la mise en cause déposée par la défenderesse. De plus, les motifs de l’ordonnance du protonotaire donnent un résumé exhaustif du contexte factuel relatif à l’action sous‑jacente : 744185 Ontario Incorporated c Canada (Transport), 2017 CF 764, aux paragraphes 3 à 22 [Air Muskoka]. Je me contenterai donc de présenter un résumé succinct.

[4]  L’historique procédural de l’action sous‑jacente se résume comme suit : 744185 Ontario Incorporation (faisant affaire sous le nom d’« Air Muskoka ») et David Gronfors (collectivement désignés comme les « demandeurs ») ont intenté une action contre Sa Majesté la Reine du chef du Canada (la « défenderesse » ou la « Couronne ») dans laquelle ils allèguent une violation de bail et une négligence en ce qui concerne l’aéroport de Muskoka (l’« aéroport »). La défenderesse a ensuite déposé une mise en cause contre la municipalité de district de Muskoka (la « partie mise en cause » ou « Muskoka ») en vue d’obtenir de cette dernière une contribution et une indemnité pour tout montant qu’elle pourrait être tenue de payer. Elle a par la suite demandé une suspension des procédures parce que la Cour n’a pas, selon elle, compétence à l’égard de la mise en cause.

[5]  La défenderesse, qui est la propriétaire initiale de l’aéroport, a donné à bail des terrains de l’aéroport à Air Muskoka, la demanderesse, en 1983 pour une période de 40 ans. En 1985, ce bail a été cédé à M. Gronfors, le demandeur. En 1995, la défenderesse et M. Gronfors ont conclu une convention de bail supplémentaire qui autorisait ce dernier à utiliser des terrains additionnels adjacents à la zone déjà louée.

[6]  En 1996, la défenderesse et Muskoka ont conclu un certain nombre d’accords. La défenderesse a ainsi transféré la propriété de l’aéroport à Muskoka et adopté des dispositions concernant l’administration et la gestion de l’aéroport. Parmi ces accords figure celui relatif au transfert de l’aéroport, dont le préambule énonce :

[traduction]

ATTENDU QUE Sa Majesté souhaite mettre en œuvre la Politique nationale des aéroports, qui prévoit notamment le transfert de la gestion, de l’exploitation et de l’entretien de certains aéroports au Canada à des entités locales, afin de promouvoir le développement économique des collectivités desservies par ces aéroports ainsi que le développement commercial de ces derniers grâce à une participation locale;

[…]

ET ATTENDU QUE Sa Majesté souhaite transférer la gestion, l’exploitation et l’entretien de l’aéroport de Muskoka à l’exploitant de l’aéroport;

ET ATTENDU QUE l’exploitant de l’aéroport souhaite se charger de la gestion, de l’exploitation et de l’entretien de l’aéroport de Muskoka, pour son propre compte et non pour celui de Sa Majesté ou du ministre;

ET ATTENDU QUE l’exploitant de l’aéroport a été autorisé en vertu Règlement no 96‑41 de son Conseil daté du 16 septembre 1996 à signer le présent accord;

[…]

ARTICLE 3 – ENGAGEMENTS

Article 3.01 Gestion, exploitation et entretien de l’aéroport

3.01.01 Les parties aux présentes conviennent que Sa Majesté cessera de gérer, d’exploiter et d’entretenir l’aéroport à 23 h 59 le jour de la date de clôture et que l’exploitant de l’aéroport se chargera, à compter de minuit le jour de la date du transfert, de la gestion, de l’exploitation et de l’entretien de l’aéroport, pour son propre compte et non pour celui de Sa Majesté, conformément à l’accord d’exploitation et sous réserve des instruments ou de tout autre accord que les parties aux présentes pourraient conclure après la signature du présent accord.

3.01.02 Rien dans l’article 3.01.01 n’empêche Sa Majesté de remplir, ou de faire remplir à l’aéroport, à compter de la date de transfert et sous réserve des instruments ou de tout autre accord que les parties aux présentes pourraient conclure après la signature du présent accord, des fonctions gouvernementales, notamment :

a) des fonctions touchant à la navigation aérienne et au contrôle de la circulation aérienne;

b) certaines fonctions policières de protection, en particulier en ce qui a trait à la sécurité de l’aviation civile et à la prévention du terrorisme;

c) les fonctions assumées par les SCI dans le cadre de leurs mandats législatifs respectifs afin de s’assurer que les passagers et les biens qui entrent au Canada à l’aéroport respectent les exigences de la loi.

[7]  Un autre document faisant partie de l’accord entre la défenderesse et Muskoka est la convention d’indemnisation qui prévoit :

[traduction]

Article 3.01 Prise en charge

3.01.01 Le cessionnaire [Muskoka] convient et accepte par les présentes d’être lié par les accords et les engagements existants conclus avec Sa Majesté et aux termes desquels le cessionnaire devra, à compter de la date de transfert, respecter et exécuter l’ensemble des engagements, modalités et accords que Sa Majesté est tenue de respecter et d’exécuter en vertu de tous les accords existants.

[…]

Article 10.01 Indemnisation par le cessionnaire

10.01.01 Le cessionnaire indemnisera Sa Majesté, ses successeurs et ses ayants droit contre les actions, poursuites, réclamations et demandes de toute nature visant Sa Majesté et pour les dommages et pertes qu’elle pourrait subir ou les frais et dépenses qu’elle pourrait devoir assumer (y compris les frais juridiques qui s’imposent) à l’instance de personnes autres que Sa Majesté en raison du non‑respect ou de la non‑exécution des engagements, modalités et accords par le cessionnaire conformément à tout accord existant à compter de la date de transfert.

[8]  En juin 2015, les demandeurs ont intenté l’action sous‑jacente en Cour fédérale. Ils alléguaient que Muskoka ne s’était pas acquittée de ses obligations juridiques de bailleur, mais aussi que la défenderesse n’avait rien fait pour forcer Muskoka à respecter ses obligations, et que cette dernière avait intentionnellement entravé ses relations économiques, illégalement exigé des loyers, des frais d’entretien et des charges de carburant supplémentaires, manqué à l’engagement de jouissance paisible et refusé de louer à Air Muskoka les terrains adjacents pour lui permettre de développer son entreprise.

[9]  En avril 2016, la défenderesse a déposé une requête en radiation de la réclamation des demandeurs au motif qu’elle ne divulguait aucune cause d’action valable. Cette requête a été rejetée en août 2016.

[10]  En novembre 2016, la défenderesse a déposé une mise en cause contre Muskoka relativement à la mesure de réparation prévue à l’article 10.01.01 de la convention d’indemnisation, et lui demandait aussi une contribution et une indemnité au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario, LRO 1990, c N 1.

[11]  Enfin, en février 2017, la défenderesse a présenté une requête par laquelle elle sollicitait la suspension de la présente instance au titre du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, et faisait valoir que la Cour fédérale n’avait pas compétence à l’égard de la mise en cause. Selon cette disposition, la requête est automatiquement suspendue en cas de défaut de compétence de la Cour fédérale. Le protonotaire a rejeté cette requête dans son ordonnance, et la défenderesse interjette maintenant appel de celle‑ci en application de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

III.  Décision sous contrôle

[12]  Lorsqu’il a rejeté la requête en suspension de la défenderesse, le protonotaire a signalé que la compétence de la Cour fédérale à l’égard de l’action sous‑jacente intentée contre la défenderesse n’était pas contestée, et cette dernière le reconnaît. Le protonotaire a aussi fait remarquer qu’il devait d’abord, pour suspendre les procédures, être convaincu qu’il s’agissait d’une véritable mise en cause. Ayant appliqué les facteurs énoncés dans Dobbie c Canada (Procureur général), 2006 CF 552, il a estimé que la défenderesse avait bel et bien déposé une mise en cause « véritable », et qu’elle pouvait, si ladite mise en cause échappait à la compétence de la Cour fédérale, invoquer le paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Cette conclusion n’est pas contestée dans le présent appel.

[13]  Le protonotaire a rappelé le critère pertinent quant à la compétence, formulé par la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans l’arrêt ITO – International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752 [ITO] et récemment appliqué dans l’arrêt Windsor (City) c Canadian Transit Co, 2016 CSC 54 [Windsor Bridge]. La CSC a ainsi énoncé le critère suivant à trois volets : 1) il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral; 2) il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; 3) la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[14]  Le protonotaire a conclu que le premier volet du critère était rempli puisqu’il y avait attribution de compétence par le Parlement fédéral, que ce soit en vertu de l’alinéa 17(3)b) ou de l’alinéa 23b) de la Loi sur les Cours fédérales.

[15]  S’agissant du deuxième volet du critère ITO, le protonotaire a examiné la thèse du demandeur selon laquelle l’ensemble des règles de droit fédérales qui « constitue le fondement » de l’attribution légale de compétence relève du domaine de l’aéronautique. Il a également étudié l’argument de la défenderesse portant que la mise en cause est fondée sur une clause d’indemnisation sans lien avec le droit fédéral. Notant que la défenderesse s’appuyait fortement sur l’arrêt R c Thomas Fuller Construction Co (1958) Ltd, [1980] 1 RCS 695 [Fuller], le protonotaire a écarté ce précédent en faisant observer que l’arrêt Fuller portait sur une relation contractuelle entre les parties, tandis que les conventions de bail qui nous occupent portent sur un engagement fédéral dicté par la loi : l’entretien, l’exploitation et la gestion des aéroports. Selon le protonotaire, la partie mise en cause a « essentiellement pris en charge les obligations de la Couronne », et le droit aéronautique est essentiel à la solution du litige : Air Muskoka, au paragraphe 54. Toujours selon lui, cela suffit à constituer le fondement de l’attribution légale de compétence, tandis que l’existence d’une clause d’élection du for dans les conventions de transfert « augmente davantage le lien au droit fédéral » et établit de manière convaincante la compétence de la Cour à l’égard de la mise en cause : Air Muskoka, aux paragraphes 55 à 57.

[16]  Avant de clore la question, le protonotaire a rappelé que dans l’arrêt Windsor Bridge, la CSC a imposé une étape préliminaire à l’application du critère ITO : la Cour doit déterminer la nature ou le caractère essentiel de la demande. Tout en reconnaissant que l’action principale et la mise en cause étaient juridiquement distinctes, le protonotaire a déclaré que la demande concernait essentiellement l’exploitation, l’entretien et la gestion de l’aéroport. Il a ensuite ajouté que les juges minoritaires dans l’arrêt Windsor Bridge étaient d’avis que la possibilité de se prévaloir d’un recours adéquat devant un tribunal déjà saisi du litige, la célérité et l’utilisation économique des ressources judiciaires devaient être prises en compte pour décider si la Cour fédérale devrait exercer sa compétence à l’égard d’une demande. Selon le protonotaire, ces facteurs sont pertinents et militent en faveur de la compétence de la Cour à l’égard de la mise en cause.

[17]  Le protonotaire a ensuite conclu qu’il avait été satisfait au troisième volet du critère ITO puisque la Loi sur l’aéronautique est une loi du Canada, mais il n’a pas poussé son analyse plus loin.

[18]  Le protonotaire a conclu la décision en faisant remarquer que la partie mise en cause n’a pas pris position à l’égard de la requête même si elle sera liée par son issue. D’après lui, si Muskoka avait « une véritable objection » en ce qui concerne la compétence de la Cour, elle aurait pu prendre position, mais a choisi de ne pas le faire : Air Muskoka, au paragraphe 69.

IV.  Questions à trancher

[19]  La seule question à trancher dans le cadre du présent appel est de savoir si la Cour fédérale a compétence à l’égard de la mise en cause.

V.  Norme de contrôle

[20]  Les ordonnances des protonotaires portées en appel en application de l’article 51 des Règles des Cours fédérales ne peuvent être infirmées par la Cour « que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits » (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 64). De plus, la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a affirmé qu’il faut faire preuve d’une déférence accrue à l’égard des juges responsables de la gestion des instances parce qu’ils ont une connaissance approfondie de la procédure (Bande de Sawridge c Canada, 2001 CAF 338, au paragraphe 11).

VI.  Disposition législative

[21]  La disposition législative pertinente en l’espèce est le paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, reproduit intégralement ci‑après :

Suspension des procédures

50.1 (1) Sur requête du procureur général du Canada, la Cour fédérale ordonne la suspension des procédures relatives à toute réclamation contre la Couronne à l’égard de laquelle cette dernière entend présenter une demande reconventionnelle ou procéder à une mise en cause pour lesquelles la Cour n’a pas compétence.

Stay of proceedings

50.1 (1) The Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown where the Crown desires to institute a counter-claim or third-party proceedings in respect of which the Federal Court lacks jurisdiction.

[22]  Je note que cette disposition est rédigée sous forme impérative. La Couronne défenderesse demande la suspension de la présente instance, et la Cour n’a pas le pouvoir discrétionnaire de refuser cette demande si elle n’a pas compétence à l’égard de la mise en cause.

VII.  Analyse

[23]  Les parties ne contestent pas en substance qu’on doit appliquer le critère ITO pour déterminer si la Cour fédérale a compétence à l’égard de l’affaire. Cependant, il convient de souligner que l’analyse se limite aux questions soulevées dans la mise en cause, et non dans l’action principale. La CAF estime d’ailleurs que les mises en cause doivent être examinées indépendamment de l’action principale, même dans les affaires portant sur un engagement fédéral : Produits forestiers du Canada Limitée c Canada (Procureur général) 2005 CAF 220, aux paragraphes 53 à 56; Canada (Procureur général) c Gottfriedson, 2014 CAF 55, au paragraphe 34. Le simple fait que la Cour ait compétence à l’égard de l’action principale ne signifie pas qu’elle l’aura automatiquement à l’égard de la mise en cause; une analyse distincte s’impose.

A.  Partie I du critère ITO : y a‑t‑il attribution législative de compétence?

[24]  Même si elle reconnaît qu’il y a attribution de compétence par une loi du Parlement et que le premier volet du critère ITO est rempli, la défenderesse soutient que le protonotaire a commis une erreur de droit dans son analyse en fondant cette attribution de compétence sur les alinéas 17(3)b) ou 23b) de la Loi sur les Cours fédérales. Elle fait valoir que l’attribution législative de compétence par le Parlement découle de l’alinéa17(5)a) de cette loi étant donné que la mise en cause est une procédure civile fondée sur le droit provincial en matière de responsabilité contractuelle et délictuelle.

[25]  Aux termes de l’alinéa 17(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, les parties doivent convenir par écrit que l’affaire sera tranchée par la Cour fédérale. La défenderesse note qu’elle n’a conclu aucune convention de ce genre avec la partie mise en cause; elle rappelle en outre que les parties ne peuvent revendiquer, sur le fondement d’une convention de bail, un pouvoir qui leur est refusé par le Parlement d’étendre la compétence de la Cour et ajoute que le protonotaire a eu tort de conclure que la clause de sélection du for atteste la compétence de la Cour fédérale en l’espèce. À son avis, les parties ne sont pas liées entre elles par une relation contractuelle commune, et le seul rôle qu’il lui reste à remplir a trait à la réglementation de l’aéroport au titre de la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, c A‑2. S’agissant de l’alinéa 23b) de la Loi sur les Cours fédérales, la défenderesse fait remarquer qu’une demande de réparation doit être faite ou un recours exercé sous le régime d’une loi fédérale pour que cette disposition s’applique et soutient qu’elle n’a ni déposé de demande de réparation ni exercé de recours sous le régime d’une loi fédérale à l’encontre de la partie mise en cause.

[26]  Les demandeurs n’avancent en l’espèce aucun argument de fond concernant directement l’attribution législative de compétence, mais font valoir que la Loi sur l’aéronautique s’applique directement aux questions soulevées dans la mise en cause.

[27]  Je note qu’il s’agit d’une question de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte. En ce qui concerne la question de savoir si l’alinéa 17(3)b) ou l’alinéa 23b) de la Loi sur les Cours fédérales confère une attribution légale de compétence conformément au critère ITO, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard du protonotaire. Même si la défenderesse reconnaît que la première étape de ce critère est de toute façon remplie, il est juste de faire remarquer que le protonotaire a commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu que l’une ou l’autre de ces deux dispositions conférait à la Cour compétence pour instruire la mise en cause. Concernant l’alinéa 17(3)b), la défenderesse et la partie mise en cause n’ont signé aucune convention écrite prévoyant que la Cour fédérale statuerait sur la mise en cause. Quant à l’alinéa 23b), la mise en cause n’a rien à voir à mon avis avec le secteur de l’aéronautique – elle soulève plutôt une question contractuelle et d’indemnisation. Bien que la Loi sur l’aéronautique autorise la Couronne à « construire, entretenir et exploiter des aérodromes, prévoir et mettre en œuvre tous autres services et installations liés à l’aéronautique », la mise en cause ne fait pas intervenir cette loi fédérale de manière à en faire le fondement législatif de la mise en cause visant Muskoka. Le protonotaire a commis une erreur à cet égard lorsqu’il a conclu que les alinéas 17(3)b) ou 23b) de la Loi sur les Cours fédérales constituaient le fondement législatif de l’attribution de compétence quant à la mise en cause.

[28]  L’issue à cette étape du critère demeure néanmoins inchangée. L’alinéa 17(5)a) de la Loi sur les Cours fédérales constitue le fondement législatif de l’attribution de compétence : la Cour fédérale a compétence concurrente « dans les actions en réparation intentées […] au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada ». Cette disposition décrit bien la mise en cause, étant donné que la Couronne défenderesse réclame une réparation (c.‑à‑d. une contribution et une indemnité) à Muskoka pour toute somme qu’elle pourrait être tenue de verser dans le cadre de l’action principale.

[29]  Remplaçant cette partie erronée de la décision du protonotaire par la mienne, je passerai maintenant aux autres volets du critère ITO.

B.  Partie II du critère ITO : existe-t-il un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et constituant le fondement de l’attribution légale de compétence?

[30]  La défenderesse soutient qu’aucune loi fédérale n’est essentielle à la solution du litige ni ne constitue le fondement de l’attribution légale de compétence; elle ajoute qu’elle n’a plaidé aucun ensemble de règles de droit fédérales essentiel au règlement de la mise en cause et que les demandeurs n’en ont pas fait valoir non plus. La défenderesse rejette l’idée que la mise en cause soit en quelque sorte profondément ancrée dans le cadre de la Loi sur l’aéronautique et soutient plutôt que sa réclamation contre la partie mise en cause vise une rupture de contrat (poursuite qu’elle ne peut intenter qu’en cour supérieure provinciale, selon les arrêts McNamara Construction (Western) Ltd. c R., [1977] 2 RCS 654 et Fuller) et une négligence de la part des employés de Muskoka (au titre de la Loi sur le partage de la responsabilité). Selon la défenderesse, aucun aspect de la mise en cause ne fait directement intervenir la Loi sur l’aéronautique ou, plus généralement, le droit fédéral.

[31]  Les demandeurs soutiennent que la Couronne défenderesse n’a pas démontré pourquoi ou en quoi elle sera empêchée de demander une indemnisation ou une contribution à la partie mise en cause si elle ne peut invoquer la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario. Rappelant que cette loi a été adoptée pour permettre aux demandeurs partiellement responsables des pertes ou des préjudices qu’ils subissent de réclamer des dommages-intérêts à un auteur du délit et de contourner l’« interdiction de recouvrement » de la théorie de la négligence contributive élaborée sous le régime de la common law, les demandeurs font valoir que la common law en Cour fédérale a évolué et que l’interdiction procédant de la négligence contributive ne s’applique plus. Selon eux, le risque que la défenderesse ne puisse pas totalement recouvrer les dommages-intérêts auxquels elle pourrait avoir droit aux termes des dispositions de la Loi sur le partage de la responsabilité sur l’attribution et l’indemnisation est inexistant. Par ailleurs, ils ajoutent que la Loi sur l’aéronautique s’applique à la présente affaire, que les délits invoqués dans l’action principale ont été commis par la partie mise en cause sur les lieux loués, et qu’ils sont directement liés au bail entre les demandeurs et la défenderesse. Ils font remarquer que la convention de bail, régie selon eux par la Loi sur l’aéronautique, les autorise à exploiter des hangars et des installations de ravitaillement en carburant des aéronefs, etc., ajoutant qu’une jurisprudence abondante confirme que l’aéronautique relève de la compétence fédérale fondée sur l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[32]  Je suis d’accord avec la défenderesse. Le critère énoncé dans l’arrêt ITO consiste à déterminer s’il existe un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et constituant le fondement de l’attribution légale de compétence. Je n’ai pas réussi à trouver un tel ensemble de règles de droit fédérales, et à mon avis, le protonotaire ou les parties non plus. Les motifs du protonotaire sur ce point sont succincts et il ne s’est pas attardé sur la conclusion voulant que la Loi sur l’aéronautique soit essentielle à la solution de la mise en cause. Il est important de noter qu’une mise en cause est, par définition, connexe à l’action principale. D’ailleurs, il se peut très bien en l’espèce que l’action sous‑jacente fasse intervenir la Loi sur l’aéronautique et le droit aéronautique en général. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, la question pertinente est de savoir s’il existe un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution de la mise en cause, et non de l’action principale. Sur ce point, l’affirmation de la Couronne défenderesse selon laquelle toute application du droit fédéral est accessoire à sa mise en cause contre Muskoka repose sur une base solide. Comme l’a noté la CSC, « le fait que la Cour fédérale puisse devoir tenir compte des règles de droit fédérales en tant que facteur nécessaire ne suffit pas; ces règles de droit doivent être “essentiel[les] à la solution du litige” » : Windsor Bridge, au paragraphe 69. Toute application accessoire du droit fédéral à la mise en cause ne le rendrait pas « essentiel à la solution » de ce litige; le second volet du critère ITO n’est donc pas rempli.

[33]  Comme j’ai conclu que le deuxième volet du critère ITO n’est pas rempli en l’espèce, je n’ai pas besoin de passer à la troisième étape de l’analyse.

VIII.  Conclusion

[34]  Je ferai droit à l’appel. La Cour n’a pas compétence à l’égard de la mise en cause et la présente instance est suspendue en application du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.


ORDONNANCE dans le dossier T-980-15

LA COUR STATUE que :

  1. il est fait droit à l’appel;

  2. la requête en suspension est accueillie aux termes du paragraphe 50.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales;

  3. aucuns dépens ne sont adjugés.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de novembre 2018

Sandra de Azevedo, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-980-15

INTITULÉ :

744185 ONTARIO INCORPORATED S/N AIR MUSKOKA ET DAVID GRONFORS c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (TRANSPORTS CANADA)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 juin 2018

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

Le juge AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 12 octobre 2018

COMPARUTIONS :

Paul J. Daffern

POUR LES DEMANDEURS

Thomas L. James

POUR LA DÉFENDERESSE

S.O.

PARTIE MISE EN CAUSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paul J. Daffern Law Firm

Avocats

Barrie (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Blake, Cassels & Graydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

partie MISE EN CAUSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.