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Date : 20181102


Dossier : IMM‑1562‑18

Référence : 2018 CF 1107

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 2 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

CLEMENCIA KAPUUO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, qui vise la décision de la Section de la protection des réfugiés [la Commission] datée du 8 mars 2018 [la décision], par laquelle la Commission déclarait que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

I.  Contexte

[2]  La demanderesse, une citoyenne de la Namibie, de la tribu herero, demande l’asile en raison de sa crainte de son beau‑père violent. Elle est née dans le petit village herero d’Aminius, en Namibie, en 1987. Son père est décédé et elle a ensuite été élevée par sa grand‑mère. Après le décès de sa grand‑mère, elle a commencé à vivre avec sa mère et le nouvel époux de celle‑ci. À l’âge de seize ans, son beau‑père a commencé à l’agresser sexuellement, commençant par des caresses et des attouchements qui ont culminé par un viol alors qu’elle était âgée de dix‑neuf ans.

[3]  La demanderesse fait en outre valoir qu’elle a informé sa mère des agressions, mais sa mère et son beau‑père l’ont battue pour avoir parlé. Lorsqu’elle était âgée de vingt‑deux ans, à la suite d’une relation avec un petit ami, la demanderesse a donné naissance à une fille qui se trouve toujours en Namibie et qui est aux soins de sa sœur. Lorsque la demanderesse était âgée de 23 ans, le beau‑père l’a obligée à coucher avec son frère, a fait preuve de violence verbale, s’est adressé à elle en termes dégradants et l’a menacée de la chasser de la maison si elle n’obéissait pas, tout en lui offrant de l’argent si elle acceptait. Lorsqu’elle a refusé, il l’a battue et l’a agressée sexuellement, ce qui l’a poussée à quitter son foyer et à chercher refuge auprès de son frère. Lorsque sa mère et son beau‑père ont fait des démarches pour la retrouver, son frère a pris des dispositions pour qu’elle se rende au Canada. Elle n’a pas tenté d’obtenir la protection de l’État en Namibie et a demandé l’asile au Canada à son arrivée en 2011.

[4]  Bien que la Commission ait jugé la demanderesse crédible, elle a rejeté sa demande en s’appuyant sur deux questions déterminantes : la disponibilité de la protection de l’État et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Walvis Bay.

II.  Les questions en litige et discussion

[5]  Les questions en litige suivantes sont soulevées à l’égard de la protection de l’État et de la PRI : La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans (i) la détermination du critère juridique et (ii) l’application du critère aux faits.

[6]  La norme de la décision correcte s’applique à l’examen des critères juridiques appliqués; par contre, l’application des faits aux critères pour les questions liées à la protection de l’État (selon Szalai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 972, au paragraphe 27) et à la PRI (selon Juhasz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 300, aux paragraphes 24 à 26) doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable.

A.  La protection de l’État

(1)  La Commission a‑t‑elle déterminé le bon critère?

[7]  Le critère approprié exige une évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État sur un plan opérationnel. L’analyse doit porter non seulement sur les efforts déployés par l’État, mais sur les résultats réels obtenus (Sokoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1072, aux paragraphes 19, 20 et 23). Je suis convaincu que la Commission a déterminé le critère approprié.

(2)  La Commission a‑t‑elle appliqué raisonnablement le critère aux faits?

[8]  La demanderesse prétend que la Commission n’a pas correctement appliqué le critère aux faits, car elle a uniquement tenu compte des efforts de l’État, et non des répercussions ou des résultats de ces efforts. Je n’en suis pas convaincu, car la Commission a fait mention de différents exemples documentant la mise en œuvre d’initiatives de protection, plutôt que de simples efforts. Ces exemples comprennent l’adoption de lois, la mise en œuvre de programmes et les poursuites en vertu de la loi. Par conséquent, la Commission était convaincue qu’il y avait une protection de l’État adéquate, en concluant que la preuve documentaire [traduction« laisse entendre que l’État déploie des efforts raisonnables pour protéger les femmes contre la violence familiale et est efficace dans la mise en œuvre de ses lois » (au paragraphe 24).

[9]  Un décideur ne commet pas une erreur en faisant simplement mention des efforts déployés par l’État pour améliorer la protection de ses citoyens. Ce qui est important, c’est plutôt la question de savoir si le décideur est conscient de la distinction entre les efforts déployés et le caractère adéquat de la protection sur le plan opérationnel, et s’il traite de ce dernier aspect (Lakatos c Canada (Immigration et Citoyenneté), 2018 CF 367, au paragraphe 26).

[10]  En l’espèce, la Commission a énoncé cette même distinction lorsqu’elle a déclaré [traduction« le tribunal est conscient qu’au moment de procéder à une analyse relative à la protection de l’État, il ne suffit pas de s’appuyer exclusivement sur les lois adoptées sans tenir compte de la question de savoir si l’intention réelle de la loi est mise en œuvre » (décision, au paragraphe 16).

[11]  La demanderesse fait également valoir que, lorsque la Commission a tiré sa conclusion quant au caractère adéquat de la protection de l’État, elle a renvoyé au dossier de façon sélective, tout en ignorant les éléments de preuve contradictoires, et qu’elle a omis de citer les sources sur lesquelles elle s’était appuyée.

[12]  Même si la Commission n’a pas fait mention de tous les éléments de preuve, elle a manifestement reconnu les faiblesses dans le système judiciaire. La Cour reconnaît que la protection de l’État n’a pas à être parfaite (Soe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 557, au paragraphe 118).

[13]  En ce qui concerne les critiques selon lesquelles la Commission a renvoyé de façon sélective aux éléments de preuve (par exemple, le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2017), qu’elle a fait fi d’éléments de preuve contradictoire à propos du défaut d’appliquer les lois et qu’elle a complètement omis de tenir compte d’autres éléments de preuve tirés du cartable national de documentation, la Commission n’a pas à présenter un examen exhaustif des faiblesses dans chaque document. Le juge Mosley a formulé une observation similaire dans la décision Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 [Jean‑Baptiste] au paragraphe 19 :

[...] la SPR n’était pas obligée de passer au peigne fin tous les documents énumérés dans le Cartable national de documentation dans l’espoir de trouver des passages susceptibles d’appuyer la demande du demandeur et de préciser pourquoi elle n’appuie pas le demandeur.

[14]  En l’espèce, la Commission a présenté une évaluation équitable de certaines faiblesses et lacunes dans le système, et elle s’est attardée à la question de la violence et de la discrimination contre les femmes en Namibie. Ses conclusions sont appuyées par une lecture de la preuve dans son ensemble. Certes, comme il était mentionné dans la décision Jean‑Baptiste, la Commission n’est pas tenue de faire mention de chaque document dans la preuve (au paragraphe 20).

[15]  La Commission a également jugé que le fardeau de preuve auquel doit satisfaire un demandeur d’asile est directement proportionnel au niveau de démocratie dans l’État, et il a conclu que la Namibie est une démocratie multipartite dont la force policière fonctionne et dont le dossier en matière de droits de la personne est respectable. Il était loisible à la Commission de tirer l’ensemble de ces conclusions à la lumière de la preuve.

[16]  Enfin, la Commission a précisé que la demanderesse n’a jamais demandé l’aide de la police. Lorsque cette dernière a été interrogée à ce propos, elle a répondu qu’il était inutile de le faire. La Commission a raisonnablement conclu qu’un demandeur d’asile ne peut pas réfuter la présomption relative à la protection d’un État où le fonctionnement de la démocratie n’est pas remis en question en soulevant uniquement une réticence subjective à solliciter la protection de l’État, car un demandeur d’asile ne peut pas simplement s’appuyer sur une croyance personnelle selon laquelle la protection de l’État ne sera pas assurée sans la mettre à l’épreuve (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 33).

B.  La possibilité de refuge intérieur

[17]  Je conclus, comme je l’ai fait pour la première question en litige, que la Commission (i) a déterminé le bon critère et (ii) a appliqué raisonnablement le critère aux faits.

(1)  La Commission a‑t‑elle déterminé le bon critère?

[18]  Pour conclure à l’existence d’une PRI, la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, (i) que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge, et (ii) la situation qui existe dans la partie du pays où la Commission juge qu’il existe une PRI, sont telles que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles propres au demandeur d’asile, il ne serait pas déraisonnable pour ce dernier d’y chercher d’y chercher refuge. (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589). La Commission a fait remarquer que c’est au demandeur d’asile de démontrer qu’il est exposé à une possibilité sérieuse, ou à un risque raisonnable, d’être persécuté dans la région de la PRI éventuelle, en l’espèce, Walvis Bay.

[19]  La demanderesse allègue que la Commission a élevé le premier volet du critère fondé sur la PRI en examinant la question de savoir si la demanderesse [traduction« serait » poursuivie par l’agent de persécution, de sorte qu’il y [traduction« aura » de la persécution.

[20]  On a fait remarquer que l’utilisation du terme [traduction« serait » n’est pas nécessairement rédhibitoire, s’il ressort de l’ensemble de la décision que le décideur a compris et a appliqué le bon critère (Talipoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 172, au paragraphe 30). En l’espèce, je conclus que le décideur a compris et appliqué le bon critère juridique à l’égard des deux volets du critère.

(2)  La Commission a‑t‑elle appliqué raisonnablement le critère aux faits?

[21]  En ce qui concerne l’application du critère de la PRI à Walvis Bay, la Commission s’est penchée sur la question de savoir s’il était raisonnable pour la demanderesse de s’y réinstaller, en tenant compte de sa viabilité pour se rendre de manière sécuritaire à la PRI et d’y rester sans être confrontée à des difficultés excessives. En ce qui concerne sa famille violente, la Commission a conclu que la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve convaincant portant que sa mère ou son beau‑père possédaient les ressources, les moyens ou l’intérêt de procéder à une recherche à l’échelle de la Namibie, ou qu’ils avaient continué à la poursuivre, à communiquer avec elle ou à poser des questions à son sujet au cours des années qui ont suivi son départ de la Namibie.

[22]  Dans la décision Kambiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 930 [Kambiri], la demanderesse, une jeune femme de la Namibie craignant d’être persécutée par son beau‑père, a également fait valoir que la Commission avait commis une erreur en concluant qu’elle disposait d’une PRI viable à Walvis Bay. Dans Kambiri, le juge Noël a conclu que la Commission avait « analysé expressément l’existence de la protection de l’État à Walvis Bay [...] [s]a conclusion selon laquelle, selon la prépondérance des probabilités, son beau‑père ne pourrait pas la retrouver aussi loin de son village, dans une ville où vivent plus de 40 000 personnes, est raisonnable » (au paragraphe 30).

[23]  En l’espèce, comme dans Kambiri, la Commission a examiné la preuve dont elle était saisie et les observations de la demanderesse au moment de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le beau‑père de la demanderesse – l’agent de persécution éventuelle – ne la poursuivrait pas à Walvis Bay, qui est située à une distance considérable. Je conclus, comme le juge Noël, que la conclusion de la Commission quant au premier volet du critère relatif à la PRI est raisonnable.

[24]  Dans le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la demanderesse soutient que la Commission a déraisonnablement appuyé ses conclusions sur son opinion selon laquelle la demanderesse pouvait s’adapter à Walvis Bay parce qu’elle s’était adaptée au Canada, et qu’elle pourrait s’intégrer sans problèmes à la culture et à la société de Walvis Bay. Elle a fait valoir que la Commission a omis de se pencher sur l’intégralité de sa situation personnelle, y compris son état psychologique et les autres éléments de preuve objectifs concernant les risques auxquels les femmes célibataires sont exposées à Walvis Bay.

[25]  La Cour a conclu que la preuve psychologique peut être déterminante quant au caractère raisonnable d’une PRI proposée (Cartagean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 289, au paragraphe 11); en l’espèce, l’agent a examiné le rapport psychologique en conséquence.

[26]  Dans la décision Hasstrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 711 [Haastrup], aux paragraphes 26 et 27, la juge Strickland a conclu que le défaut de la Commission de tenir compte d’un rapport médical contenant des renseignements à propos de la santé mentale de la demanderesse dans le cadre de l’analyse relative à la PRI était une erreur susceptible de contrôle. Cependant, dans cette affaire, la Commission n’a fait aucune mention du rapport médical dans sa décision.

[27]  En revanche, dans la présente affaire, la Commission a expliqué pour quelle raison le rapport n’était pas convaincant et elle a raisonnablement traité de la situation particulière de la demanderesse.

III.  Conclusion

[28]  Étant donné que la Commission n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle à l’égard des questions soulevées, la demande est par conséquent rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

[29]  Malgré cette issue défavorable, je reconnais les efforts déployés par l’avocate de la demanderesse pour présenter, de façon habile, la position de sa cliente.


JUGEMENT dans IMM‑1562‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’a été proposée et l’affaire n’en a soulevé aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de novembre 2018.

Maxime Deslippes, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1562‑18

 

INTITULÉ :

CLEMENCIA KAPUUO LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 novembre 2018

 

COMPARUTIONS

Annie O’Dell

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Annie O’Dell

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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