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Date : 20181121


Dossier : IMM-2555-18

Référence : 2018 CF 1167

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

FARADJ MABROUK SEID

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur est un ressortissant Tchadien qui, le 9 août 2000, se voit reconnaitre le statut de réfugié au Canada, puis, un an plus tard, celui de résident permanent. Il conteste en l’instance une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 4 mai 2018, lui retirant le statut de réfugié au motif, fondé sur l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], qu’il se serait réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Tchad.

II.  Contexte

[2]  Les faits pertinents à la présente affaire peuvent se résumer comme suit :

  1. Le demandeur arrive au Canada en 1999;
  2. En 2005, il quitte le Canada pour le Tchad afin, dit-il, de régler les affaires de son père, suite au décès de celui-ci survenu, selon toute vraisemblance, en février 2003. Il dit notamment vouloir s’assurer de rembourser les dettes que son père a contractées de manière à éviter que sa mère et ses jeunes frères et sœurs ne perdent la résidence où ils habitent;
  3. Il dit aussi vouloir revenir au Canada dès 2006 mais affirme se buter à des difficultés administratives qui font obstacle à son retour;
  4. Il finit par séjourner quatre ans au Tchad; en 2006 et 2007, il y travaille en ressources humaines;
  5. En 2009, il tente d’obtenir un document de voyage à partir de la Lybie, mais cette demande lui est refusée pour manquement à l’obligation de résidence qui s’impose aux résidents permanents aux termes de la Loi. Toutefois, cette décision est renversée en appel pour des considérations d’ordre humanitaire et un document de voyage lui est alors émis, valable pour une durée de six mois. Ce document ne servira pas.
  6. En juin 2013, il dépose une nouvelle demande de document de voyage pour le Canada. Pour la même raison qu’en 2009, cette demande lui est refusée. Par contre, il échoue dans sa tentative de faire renverser cette décision et perd en conséquence son statut de résident permanent;
  7. En mars 2016, le ministre défendeur [Ministre] entreprend devant la SPR des procédures visant à faire constater la perte d’asile du demandeur. Le Ministre y allègue, sur la base des alinéas 108(1)a) et d) de la Loi, que ce constat s’impose compte tenu que le demandeur s’est de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité et qu’il est retourné volontairement s’y établir alors qu’il s’agit du pays qu’il avait préalablement quitté et en raison duquel il avait demandé l’asile au Canada.

III.  La décision de la SPR

[3]  Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu, la SPR a accueilli la demande du Ministre, étant satisfaite que le demandeur s’était de nouveau et volontairement réclamé de la protection du Tchad, comme le stipule l’alinéa 108(1)a) de la Loi. Pour ce faire, elle a d’abord jugé que le fait que le demandeur ait demandé - et obtenu - le renouvellement de son passeport tchadien en 2005 et 2010 et qu’il l’ait utilisé pour se rendre au Tchad, enclenchait l’application de la présomption se dégageant des principes énoncés dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés [Guide], tel qu’entérinés par la Cour, et voulant que le demandeur se soit ainsi réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité.

[4]  La SPR s’est ensuite dite d’avis que le demandeur, par ses explications sur les raisons qui l’avaient poussé à renouveler son passeport tchadien et à retourner au Tchad, n’avait pas réussi à repousser cette présomption. En particulier, la SPR a jugé que le demandeur n’avait pas expliqué de façon satisfaisante en quoi sa présence physique au Tchad était non seulement nécessaire ou urgente, mais également la seule option possible pour venir en aide à sa famille.

[5]  Le demandeur avait expliqué à la SPR qu’étant le deuxième enfant de la famille, la tradition voulait qu’il soit celui qui prenne la relève de son frère aîné qui s’était rendu au Tchad après le décès du père pour régler les affaires de la famille et qui souhaitait, après un séjour de deux ans dans ce pays, revenir au Canada pour y compléter ses études. La SPR a trouvé peu plausible que ses frères, tous citoyens canadiens, aient souhaité que ce soit le demandeur qui prenne la relève alors que le Canada lui avait accordé le statut de réfugié quelques années plus tôt du fait qu’il craignait pour sa vie au Tchad. Pour elle, ces explications ne constituaient ni des circonstances exceptionnelles, ni des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur, comme le stipule l’article 120 du Guide, et ne suffisaient pas, par conséquent, pour réfuter la présomption voulant que le demandeur se soit de nouveau et volontairement réclamé de la protection de son pays de nationalité.

[6]  La SPR s’est aussi dit non liée par la décision de la Section d’appel de l’immigration qui, en accueillant l’appel du demandeur suite au refus des autorités canadiennes de lui délivrer un document de voyage en 2009, avait conclu que le demandeur avait eu des raisons impérieuses de quitter le Canada pour le Tchad. Elle a précisé à cet égard que la notion de « raisons impérieuses » applicable dans le contexte de l’analyse de l’obligation de résidence était « complètement différente » de la notion de « circonstances exceptionnelles » applicable en matière de perte d’asile.

[7]  Étant satisfaite qu’il y avait constat de perte d’asile aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la Loi, la SPR a jugé qu’il ne lui était pas nécessaire, dans ces circonstances, de se prononcer sur le second motif de perte d’asile invoqué par le Ministre, soit celui, basé sur le l’alinéa 108(1)d) de la Loi, voulant que le demandeur soit retourné volontairement au Tchad pour s’y établir.

[8]  Enfin, la SPR a rejeté l’argument du demandeur à l’effet que le Ministre a commis un abus de procédure en attendant jusqu’en 2016 pour déposer sa demande de constat de perte d’asile alors qu’il savait depuis 2009 que le demandeur avait quitté le Canada pour le Tchad en 2005 et qu’il y avait séjourné jusqu’en 2009. Plus particulièrement, la SPR a jugé que ce délai s’expliquait en partie par le fait que le demandeur s’était prévalu des recours à sa disposition pour contester les deux décisions lui refusant un titre de voyage. Elle en a conclu, dans ces circonstances, qu’aucun préjudice important n’avait été causé au demandeur et que les délais encourus n’étaient pas de nature à déconsidérer « le régime de protection des droits de la personne ».

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[9]  Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en faisant défaut d’évaluer toute la preuve au dossier à partir des critères énoncés au Guide. Subsidiairement, il prétend avoir été victime d’un abus de procédure compte tenu du temps qu’a pris le Ministre à déposer sa demande de constat de perte d’asile. Toutefois, à l’audience du présent contrôle judiciaire, la procureure du demandeur n’a pas insisté sur ce point, spécifiant que l’argument avait un intérêt plutôt théorique dans les circonstances de la présente affaire.

[10]  La question en litige en l’espèce est donc celle de savoir si la SPR, en décidant comme elle l’a fait, a commis une erreur révisable. Il est bien établi à cet égard que le fait d’accueillir ou non une demande de constat de perte d’asile soulève des questions mixtes de droit et de fait qui commandent l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable, laquelle commande à son tour une certaine déférence de la part de la Cour à l’égard des conclusions tirées par la SPR (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 11 [Siddiqui CAF]). C’est ainsi que la Cour n’interviendra que si ces conclusions, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

V.  Analyse

[11]  Le paragraphe 108(1) de la Loi se lit comme suit :

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

 

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

 

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

 

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

 

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

 

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

 

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

 

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

[12]  Comme le soulignait encore récemment la Cour d’appel fédérale, la perte d’asile « est un concept qui fait partie du droit de l’immigration du Canada depuis qu’il a ratifié la Convention relative au statut de réfugié, 28 juillet 1951, R.T. Can 1969 no 6 » [Convention]. Elle est « fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bermudez, 2016 CAF 131 au para 22 [Bermudez]).

[13]  En fait, l’article 108 incorpore par renvoi l’article 1C de la Convention, lequel énumère les cas où la perte d’asile peut être constatée (Maqbool c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1146 au para 25 ; Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 329 au para 28, conf par 2016 CAF 134 [Siddiqui CF]). Parmi ces cas, il y a celui, prévu à l’alinéa 108(1)a), du réfugié qui s’est de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité. Pour qu’il y ait perte d’asile dans ce contexte, trois conditions doivent être réunies : (i) le réfugié doit avoir agi volontairement; (ii) il doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il se réclame de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; et (iii) il doit avoir obtenu effectivement cette protection (Maqbool au para 33 ; Siddiqui CF au para 28).

[14]  Il incombe au Ministre de prouver, selon la balance des probabilités, que la personne visée par une demande de constat de perte d’asile s’est à nouveau et volontairement réclamée de la protection du pays qu’il a fui pour éviter la persécution. Toutefois, suivant la jurisprudence de cette Cour, laquelle s’inspire de l’article 121 du Guide, il y a renversement du fardeau de la preuve lorsque le Ministre réussit à démontrer que cette personne a obtenu ou renouvelé un passeport de ce pays. Il y a alors présomption que le réfugié avait l’intention de se soumettre de nouveau à la protection du pays en question. Il y a par ailleurs présomption qu’il a obtenu la protection effective de ce pays lorsque le Ministre établit que le réfugié a utilisé ce passeport pour voyager (Mayell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139 au para 12 [Mayell]. Cette Cour a même caractérisée cette présomption de « particulièrement forte » lorsque le réfugié se sert de ce passeport pour se rendre dans son pays d’origine (Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 au para 16 [Abadi]).

[15]  Dans tous ces cas, il appartient au réfugié de prouver qu’il ne cherchait pas réellement à se réclamer de la protection dudit pays (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459 au para 42). Notamment, dans le cas où le réfugié retourne dans son pays d’origine à l’aide d’un passeport émis par ce pays, il lui faudra, pour renverser cette présomption, prouver que ce voyage a été rendu nécessaire en raison de circonstances exceptionnelles (Abadi au para 18).

[16]  Le demandeur plaide, comme moyen préliminaire, l’inapplicabilité de l’alinéa 108(1)a) à sa situation puisque la présente demande de constat de perte d’asile lui aurait été signifiée au Tchad alors que selon l’article 118 du Guide, ce motif de perte d’asile ne s’applique qu’aux réfugiés qui résident hors du pays dont ils ont la nationalité.

[17]  Cet argument est problématique à au moins deux égards. D’une part, il est tardif, puisqu’il n’a pas été soulevé devant la SPR. Dans de tels cas, la Cour ne se saisira normalement pas de la question puisque celle-ci n’a pas fait l’objet d’un débat, preuve à l’appui, devant l’instance dont la Cour doit réviser le travail dans le cadre du contrôle judiciaire dont elle est saisie (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 ; Siddiqui CAF au para 26). D’autre part, la preuve au dossier démontre que le demandeur vivait en Libye depuis 2014. Elle révèle aussi que lors de son séjour au Tchad, il avait établi sa résidence dans la ville de Kousséri, au Cameroun, située à moins de cinq kilomètres de la ville de N’Djaména au Tchad, là où il menait ses activités quotidiennes et où résidaient sa mère et ses jeunes frères et sœurs. Ainsi, au moment où le Ministre a entrepris la présente procédure de constat de perte d’asile, le demandeur demeurait hors du pays dont il avait la nationalité. Aussi, bien qu’il y ait mené des activités sur une base quotidienne, il semble n’avoir jamais établi sa résidence physique au Tchad.

[18]  Cet argument préliminaire, invoqué tardivement, n’est donc pas appuyé par la preuve et doit être rejeté.

[19]  Sur le mérite même de la décision de la SPR, le demandeur reproche à celle-ci de ne pas s’être attardée aux trois conditions requises par le Guide pour décider si un réfugié s’est de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité. En particulier, s’il reconnaît être volontairement retourné au Tchad, il soutient que la SPR ne pouvait, à la lumière de la preuve au dossier, conclure à la présence d’une intention de sa part de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays ou encore conclure à l’obtention effective de cette protection.

[20]  Pourtant, tant en vertu du Guide que suivant la jurisprudence de la Cour, il y a présomption, forte pour certains, qu’un réfugié qui retourne dans son pays d’origine à l’aide d’un passeport émis par ce pays s’est intentionnellement de nouveau réclamé de la protection dudit pays et qu’il a obtenu la protection effective de celui-ci. Cette présomption, toujours suivant le Guide et la jurisprudence de cette Cour, ne peut être repoussée que dans les cas où le réfugié fait la preuve de la présence de circonstances exceptionnelles expliquant qu’il se soit ainsi réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité (Guide aux para 123-124; Abadi au para 18; Maqbool au para 34).

[21]  Or, en l’espèce, la SPR a jugé que l’explication donnée par le demandeur pour repousser cette présomption n’était pas suffisante. Notamment, elle a jugé peu plausible, comme je l’ai déjà mentionné, que ses frères, tous citoyens canadiens, l’aient laissé partir pour le Tchad afin de continuer ou compléter le travail entrepris par le frère aîné alors qu’ils le savaient tous sous la protection du Canada parce qu’il craignait pour sa vie s’il devait retourner au Tchad. Cette explication semblait d’autant plus peu plausible, suivant la SPR, que c’est pour permettre au frère aîné de venir terminer ses études au Canada que le demandeur avait accepté de prendre le risque de retourner au Tchad. La SPR n’a rien vu dans le retour du demandeur au Tchad et les raisons qui ont été invoquées pour le justifier qui soit le résultat de circonstances exceptionnelles ou qui soit indépendant de la volonté du demandeur.

[22]  Comme cette Cour l’a rappelé, d’ordinaire, les gens n’abandonnent pas des refuges pour retourner dans des endroits où leur sécurité personnelle est menacée, à moins que pour des motifs impérieux, ils ne soient poussés à le faire (Ortiz Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1346 au para 8).

[23]  À mon sens, la SPR n’a pas commis d’erreur révisable en concluant que le demandeur n’avait pas réussi à repousser la présomption qui pesait contre lui du fait qu’il ait obtenu en 2005 et 2009 un passeport tchadien et qu’il s’en soit servi pour se rendre dans ce pays et qu’il y avait donc matière à conclure qu’il s’était ainsi réclamé de nouveau, et ce, de manière volontaire, intentionnelle et effective, de la protection du pays dont il a la nationalité. J’estime aussi que la SPR n’a pas erré en se disant non-liée par le fait que la Section d’appel de l’immigration [SAI] ait conclu, en 2011, dans le cadre du premier appel logé par le demandeur, que le retour de celui-ci au Tchad était justifié par des motifs impérieux puisqu’elle ne se posait pas les mêmes questions que la SAI, la grille d’analyse qu’elle devait appliquer étant différente de celle qui s’imposait à la SAI. De toute façon, ce n’était manifestement plus l’avis de la SAI lors de l’appel logé à l’encontre du deuxième refus d’émettre un document de voyage au demandeur pour manquement à l’obligation de résidence.

[24]  Selon moi, ces conclusions, tirées par la SPR, appartiennent aux issues possibles, acceptables en regard des faits du dossier et du droit. En d’autres termes, elles sont raisonnables.

[25]  D’ailleurs, je dénote de la transcription de l’audience devant la SPR un demandeur contrit, qui dit ne pas avoir bien réfléchi au geste qu’il a posé en retournant au Tchad et qui dit le regretter, précisant que quelque chose en lui disait qu’il ne pouvait retourner dans ce pays (Dossier certifié du tribunal, à la p 153). Nous sommes loin, je pense, du réfugié que des raisons impérieuses ou indépendantes de sa volonté poussent à retourner dans un endroit où il sait sa sécurité personnelle menacée.

[26]  Ultimement, le demandeur soutient que l’émission d’un passeport par le pays de nationalité du réfugié, comme facteur déclencheur de la présomption prévue au Guide et dans la jurisprudence de cette Cour, est aujourd’hui dépassée et ne saurait donc plus servir de fondement à la perte d’asile puisqu’il n’y a pas de corrélation entendue entre l’utilisation d’un passeport comme titre de voyage et la garantie que la protection du pays émetteur sera accordée. Toutefois, comme on l’a vu, l’obtention, à la demande du réfugié, d’un passeport de son pays de nationalité et l’utilisation subséquente de celui-ci pour se rendre dans ce pays, crée une présomption, réfutable, ne l’oublions pas, que le réfugié s’est réclamé de nouveau, et ce, de manière volontaire, intentionnelle et effective, de la protection dudit pays. Ces principes reflètent toujours l’état du droit de même que les normes d’application de l’article 1C de la Convention, tel qu’énoncés dans le Guide et l’on ne m’a pas convaincu qu’il y a maintenant lieu de se distancer des uns ou des autres. En l’instance, le demandeur s’est vu fournir l’occasion de repousser cette présomption. Ses explications à cet égard n’ont pas convaincu la SPR. Comme je viens de le mentionner, je n’y vois pas matière à intervenir.

[27]  Je rappelle que lorsqu’elle est saisie d’une demande de constat de perte d’asile, la SPR n’a pas compétence, contrairement à la SAI lorsque celle-ci siège en appel d’une décision refusant l’émission d’un titre de voyage à un résident permanent pour manquement à l’obligation de résidence, pour considérer des motifs d’ordre humanitaire (Abadi au para 24; Bermudez au para 41), pas plus qu’elle n’a compétence, du moins dans l’état actuel du droit, pour apprécier le risque de persécution auquel serait exposé la personne dont la perte d’asile a été constatée, si elle devait retourner dans son pays de nationalité (Abadi au para 20; Norouzi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 368 au para 43, question certifiée mais appel – dossier A-159-17 des dossiers de la Cour d’appel fédérale -- abandonné le 6 juillet 2017).

[28]  Enfin, même s’il n’a pas insisté sur ce point à l’audience du présent contrôle judiciaire, le demandeur soutient, de façon subsidiaire, que le Ministre a commis à son égard un abus de procédure en n’initiant sa demande de constat de perte d’asile auprès de la SPR qu’en mars 2016 alors qu’il savait depuis 2009 que le demandeur était retourné au Tchad quatre ans auparavant.

[29]  Cet argument doit échouer également. La question de savoir si un délai entraine un abus de procédure justifiant, comme en l’espèce, l’annulation de la décision sous examen dépend des circonstances de chaque cas, mais le critère permettant de conclure à un tel abus est élevé puisque le délai en cause «doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important […] d’une telle ampleur qu’il heurte le sens de la justice et de la décence du public » (Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 aux para 115, 133 [Blencoe]).

[30]  Le délai abusif doit toutefois être celui encouru dans le cadre de la procédure administrative ou judiciaire déjà entamée (Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591 au para 30 [Torre]). Ici, c’est la procédure entreprise par le Ministre en mars 2016 auprès de la SPR. Celle-ci a connu son dénouement le 4 mai 2018, soit dans un délai somme toute raisonnable. Comme on l’a vu, le délai dont se plaint le demandeur n’est pas celui-là mais plutôt celui qui sépare le dépôt de la demande de constat de perte d’asile et le moment où le Ministre aurait eu connaissance du fait que le demandeur a séjourné au Tchad.

[31]  Or, ce délai ne peut pas servir à calculer un délai excessif menant à un abus de procédure (Torre au para 32). Mais même s’il le pouvait, je ne serais pas enclin à conclure qu’il y a eu abus de procédure dans les circonstances de la présente affaire. Comme l’a souligné la SPR, ce délai s’explique en partie par les recours exercés par le demandeur devant la SAI et par les constats de non-respect de son obligation de résidence qui sont à la base de ces recours. Au surplus, comme le souligne cette fois le Ministre, ce délai s’explique aussi en partie par les propres actes du demandeur, qui, après avoir eu gain de cause devant la SAI en octobre 2011, a attendu une année avant de demander un titre de voyage, titre qui lui a été émis pour une période expirant en mai 2012 mais qu’il n’a finalement pas utilisé pour des raisons qui demeurent obscures.

[32]  Il y a abus de procédure « lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » », ce qui sera « extrêmement rar[e] » (Blencoe au para 120). Nous ne sommes pas ici en présence d’un cas de cette nature, et ce, même si l’on prend en compte le délai écoulé entre le moment où le Ministre a eu connaissance du fait que le demandeur avait séjourné au Tchad entre 2005 et 2009 et le moment où il a déposé devant la SPR sa demande de constat de perte d’asile.

[33]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[34]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question en vue d’un appel. Je suis aussi d’avis qu’il n’y a pas ici matière à certification.


JUGEMENT dans IMM-2555-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2555-18

 

INTITULÉ :

FARADJ MABROUK SEID c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 novembre 2018

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

 

Pour le demandeur

 

Me Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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