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Dossier : IMM-1950-18

Référence : 2018 CF 1132

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 novembre 2018

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ANTONIO EDUARDO DA SILVA FELIX

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision d’un représentant du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (l’agent), datée du 28 mars 2018, rejetant la demande de résidence permanente du demandeur présentée depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

II.  Contexte

[2]  Le demandeur, Antonio Eduardo Da Silva Felix, est un citoyen du Portugal âgé de 67 ans. Il est devenu résident permanent du Canada en 1960 à l’âge de 8 ans et il a vécu la majorité de sa vie au centre-ville de Toronto.

[3]  Le demandeur s’est marié et il a eu quatre enfants au Canada. Il a 16 petits-enfants, un arrière‑petit‑enfant et une grande famille élargie, dont presque tous les membres vivent dans la région de Toronto.

[4]  Le demandeur a souffert presque toute sa vie de dépendances liées à l’alcool et aux drogues. Non par hasard, il a accumulé plus de 30 condamnations criminelles, y compris pour agression armée, port d’une arme dissimulée, vol et de nombreuses accusations liées aux narcotiques. La preuve soumise à la Cour, dont disposait également l’agent, indique que le demandeur n’a pas consommé de drogues illégales depuis 2012.

[5]  Le demandeur éprouve de nombreux problèmes de santé graves, y compris l’hépatite C, une arthrose grave, une dépression majeure accompagnée d’attaques d’anxiété et de panique et une incontinence urinaire et fécale. En raison de ces problèmes de santé, le demandeur utilise un scooter électrique et une canne pour marcher. Il a besoin de couches pour son incontinence. Il a besoin d’un traitement antiviral pour son hépatite C.

[6]  Au moment de son expulsion, le demandeur vivait avec sa sœur, Filomena Felix (Filomena), qui agissait comme son aidante naturelle. Filomena a déclaré que le demandeur ne pouvait pas marcher sans aide, qu’il avait besoin d’aide pour prendre son bain et qu’il est maintenant [traduction] « plus comme un petit enfant que comme un adulte » en raison de ses faiblesses. Filomena a aussi déclaré que le demandeur perd sa capacité de parler, a de la difficulté à se rappeler des choses et qu’il est tout à fait incapable de prendre soin de lui-même. Le demandeur a déclaré qu’il serait perdu sans les soins de sa sœur, à cause de ses faiblesses physiques et de sa dépendance affective.

[7]  Le demandeur a aussi déclaré qu’il n’est plus capable de parler le portugais et qu’il se rappelle très peu son enfance au Portugal.

[8]  La preuve concernant les faiblesses du demandeur est corroborée abondamment par des lettres de son médecin de famille, deux psychiatres différents qui l’ont évalué, un travailleur social et de nombreuses autres personnes qui connaissent le demandeur et qui ont tous été entendus par l’agent.

[9]  En 2001, le demandeur a été déclaré coupable de trafic de cocaïne, en violation du paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19. Cette déclaration de culpabilité a amené la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié à conclure, en octobre 2007, que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité et elle a pris une mesure d’expulsion.

[10]  En septembre 2009, la Section d’appel de l’immigration (SAI) a sursis à la mesure d’expulsion, à plusieurs conditions, y compris celle que le demandeur ne commette pas d’autres infractions criminelles.

[11]  En mai 2011, le demandeur a été accusé de trafic de cocaïne. Il a été déclaré coupable de cette accusation en juin 2012. En raison de cette déclaration de culpabilité, le sursis à la mesure d’expulsion a été annulé en vertu du paragraphe 68(4) de la Loi.

[12]  En septembre 2012, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la mesure d’expulsion. La Cour a rejeté la demande d’autorisation en février 2013.

[13]  En fin de compte, le demandeur a été renvoyé du Canada le 20 octobre 2013 et a été expulsé aux Açores, au Portugal, où il habite aujourd’hui.

[14]  En mars 2013, avant son expulsion, le demandeur a présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande). Dans ses motifs du 28 mars 2018, l’agent a rejeté la demande (la décision). Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision.

III.  Question en litige

[15]  La question en litige est la suivante :

  1. La décision de l’agent est-elle raisonnable?

IV.  Norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.

V.  Analyse

[17]  Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision en invoquant trois motifs :

  1. l’analyse de l’agent est compartimentée;
  2. l’agent n’a pas accordé assez d’importance à la qualité de l’établissement et de l’intégration du demandeur au Canada en raison de son casier judiciaire bien rempli;
  3. l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve essentiels.

A.  L’analyse de l’agent est compartimentée

[18]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a compartimenté son analyse – examinant chaque facteur séparément – et réduisant ainsi l’incidence globale des nombreux facteurs en jeu. Le défendeur n’a pas abordé cet argument.

[19]  Comme il est souligné dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 45 et 60, un agent ne devrait pas adopter une démarche fragmentaire, écartant tous les facteurs parce que, séparément, ils ne répondent pas au critère des difficultés. Une analyse en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi devrait plutôt être entreprise à l’égard de la situation du demandeur dans son ensemble.

[20]  Toutefois, même si l’agent a abordé les facteurs un à un, le demandeur n’indique pas de partie précise de la décision qui laisse croire à une compartimentation incorrecte des circonstances et en l’espèce la démarche était raisonnable.

B.  L’appréciation de la preuve par l’agent

[21]  Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en accordant moins d’importance à la qualité de l’établissement du demandeur au Canada en raison de son casier judiciaire bien rempli. Le défendeur n’aborde pas ce point précisément, mais il déclare qu’il ne revient pas à la Cour d’évaluer le poids qui devrait être accordé à la preuve (Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault), 2002 CAF 125, au paragraphe 11).

[22]  Je suis d’accord avec le défendeur. La décision de l’agent de tenir compte du casier judiciaire bien rempli du demandeur lorsqu’il a évalué la qualité de son établissement au Canada est raisonnable.

C.  L’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve essentiels

[23]  Le demandeur soutient que, bien que les agents d’immigration aient un pouvoir discrétionnaire quant au poids à accorder à la situation personnelle des demandeurs dans les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, ils ne peuvent faire abstraction de facteurs clés (Koromila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 393, aux paragraphes 67 à 69). Le demandeur reconnaît qu’un agent n’est pas tenu d’aborder chaque point, mais il soutient que les facteurs clés et la preuve doivent être abordés. Sur ce point, le demandeur est d’avis que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa dépendance affective et physique envers sa famille ainsi que de la preuve de la non‑disponibilité de soins de santé raisonnables au Portugal pour ses problèmes de santé.

[24]  Aux pages 7 et 8 de la décision, l’agent a noté que le demandeur [traduction] « n’avait pas vu de médecin pour traiter son hépatite C » au Portugal. L’agent a ensuite consulté un document de l’Organisation mondiale de la santé qui indique que tous les résidents du Portugal ont accès à des soins de santé et il a conclu ce qui suit :

[traduction]

Je n’ai pas d’information qui indique pourquoi le demandeur n’a pas pu consulter un médecin au Portugal pour traiter son hépatite C, dans un contexte où la majorité des soins de santé semblent être accessibles à tous les citoyens et pour lesquels les coûts semblent être payés par l’État.

[25]  Toutefois, l’agent disposait d’éléments de preuve qui laissaient entendre ce qui suit :

[26]  Le défendeur soutient que les observations du demandeur équivalent à un désaccord quant au poids accordé à la preuve par l’agent.

[27]  Je ne suis pas d’accord. Selon la prépondérance de la preuve, je suis convaincu que l’agent avait des éléments de preuve importants expliquant pourquoi le demandeur a toujours de la difficulté à avoir accès à des soins de santé raisonnables au Portugal. Ces éléments de preuve faisaient partie intégrante de la demande du demandeur et ils n’ont pas été pris en compte. L’agent n’a pas tenu compte des divers obstacles qui empêchent le demandeur d’avoir accès à des soins de santé adéquats au Portugal – obstacles liés à ses vulnérabilités affectives et physiques à l’égard desquelles il dépend de sa famille au Canada ainsi que des obstacles inhérents à l’accès au système médical portugais en tant que personne expulsée. Le demandeur est une personne extrêmement vulnérable; les motifs de l’agent démontrent un mépris total à l’égard de cette vulnérabilité.

[28]  Je remarque que l’agent a reconnu que le demandeur a bénéficié du soutien de sa famille lorsqu’il était au Canada, qu’après son expulsion il vivait dans un lieu qui n’était pas sécuritaire et que le demandeur a soumis plusieurs documents expliquant certaines des lacunes du système médical portugais. L’inclusion de ces déclarations dans la décision ne fait que renforcer l’omission fondamentale de l’agent de tenir compte des obstacles auxquels ferait face le demandeur pour avoir accès à des soins de santé pour son état de santé au Portugal, ce qui rend la décision déraisonnable.



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