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Date : 20181126


Dossier : IMM‑1463‑18

Référence : 2018 CF 1182

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2018

En présence de :  Monsieur le juge Martineau

ENTRE :

REGINA DENIS

LINCOLN AGHO (personne mineure)

VENICE AGHO (personne mineure)

SNOW AYEVBOSA AGHO (personne mineure)

TROY OSARUYI AGHO (personne mineure)

demandeurs

et

LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

 I.  Introduction

[1]  La demanderesse principale, Mme Regina Denis [DP], est la personne désignée pour représenter ses enfants, Lincoln Agho, Venice Agho, Snow Ayevbosa Agho et Troy Osaruyi Agho [les demandeurs mineurs]. Les cinq demandeurs ont tenté en vain d’obtenir la protection du Canada en tant que réfugiés au sens de la Convention ou en tant que personnes à protéger, en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[2]  Selon son exposé circonstancié, présenté avec son formulaire Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA], la DP est née au Nigéria en 1976 et dirige sa propre entreprise de traiteur depuis 2007 dans ce pays. Elle affirme qu’elle a rencontré son époux, M. Donald Agho [M. Agho], en 2003 et l’a épousé en 2008. Les demandeurs mineurs, qui sont leurs enfants, sont nés respectivement en 2004, 2006, 2011 et 2013, et affirment tous être citoyens du Nigéria. La demande de la DP est fondée sur le fait que sa communauté sait désormais qu’elle est bisexuelle. Elle craint d’être persécutée par la police nigériane, par la famille de M. Agho et par les membres de son voisinage.

[3]  Les demandeurs ont demandé l’asile le 7 février 2017. Dans son exposé circonstancié, la DP déclare qu’elle s’est fait surprendre avec une partenaire sexuelle féminine le 13 janvier 2017. Les demandeurs mineurs craignent d’être persécutés du fait que leur mère est bisexuelle et les deux filles craignent d’être excisées contre leur gré.

[4]  Le lendemain d’une audience tenue le 24 mai 2017, soit le 25 mai 2017, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir leur identité selon la prépondérance des probabilités et a donc rejeté leurs demandes d’asile. Le 6 mars 2018, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs, ce qui a mené à la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]  La décision contestée est susceptible de faire l’objet d’un contrôle, selon la norme de la décision raisonnable, étant donné que l’analyse menée pour répondre à la question de l’identité est essentiellement fondée sur des faits (Tambadou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1042 au paragraphe 22; Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 743, au paragraphe 5). Le refus de la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve est également soumis à la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux paragraphes 22 à 30 [Singh]), de la même manière que la décision de la SAR de ne pas tenir une audience (Sisay Teka c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 314, au paragraphe 17).

[6]  Dans le cas qui nous occupe, deux exposés circonstanciés sont en jeu, et ils sont fondés sur des éléments de preuve contradictoires. Selon les exposés circonstanciés, les demandeurs ont fui les dangers qui menaçaient leur vie au Nigéria et sont arrivés au Canada le 29 janvier 2017. Le défendeur a présenté ses propres éléments de preuve, qui contredisent les faits relatés par les demandeurs. Ces éléments de preuve, qui seront décrits plus en détail ci‑après, indiquent principalement que les demandeurs seraient arrivés au Canada le 15 décembre 2016 avec des passeports espagnols indiquant les mêmes dates de naissance, des noms similaires, la citoyenneté espagnole, des adresses et des lieux de naissance en Espagne.

[7]  La décision repose sur les éléments de preuve contradictoires présentés par le défendeur et sur le fait que la SPR s’est fondée sur ces éléments pour tirer des conclusions erronées et déraisonnables sur l’identité des demandeurs, que la SAR a pleinement confirmée au moyen d’une analyse minimale. En résumé, il est nécessaire d’intervenir car la SAR n’a pas évalué les documents d’identité présentés par les demandeurs à la SPR, ni ne leur a accordé une importance suffisante. Elle n’a pas non plus admis le passeport nigérian original de la DP ainsi que les dossiers scolaires du Nigéria des deux demandeurs aînés en tant que nouveaux éléments de preuve et a refusé de tenir une audience.

 II.  Exposé circonstancié des demandeurs et éléments de preuve du ministre

[8]  Selon l’exposé circonstancié de la DP, les demandeurs se sont cachés dans la maison de son cousin après que son orientation sexuelle eut été révélée au grand jour. Les demandeurs ont quitté le pays dès que la DP a pu recourir aux services d’un agent d’immigration, à l’aide de l’argent que son cousin lui a donné. Avec l’aide de l’agent, les demandeurs se sont rendus à Toronto en passant par Amsterdam. M. Agho ne les a pas accompagnés. Cette version des faits est corroborée par la lettre de soutien de son cousin. La lettre précise que les demandeurs sont arrivés à sa maison le 13 janvier 2017 et s’y sont cachés de la police jusqu’au 28 janvier 2017, date à laquelle ils ont quitté le pays pour le Canada grâce à l’aide d’un agent. La DP a déclaré que les demandeurs allaient partout où l’agent les amenait et que ce dernier s’est occupé de leurs documents de voyage. La DP n’était pas au fait de la nature de ces documents de voyage, de l’information qu’ils contenaient (par exemple les noms), ne les avait pas en sa possession et ne savait pas où ils se trouvaient ni ce qui leur était arrivé.

[9]  Après que les demandeurs ont demandé l’asile, les autorités canadiennes de l’immigration ont cherché les noms de ceux‑ci dans la base de données du Système mondial de gestion des cas [SMGC]. Le 9 février 2017, un agent de l’immigration [l’interviewer] a interrogé la DP, en présence d’un interprète, et a déclaré qu’à leur avis, la DP et ses deux enfants aînés avaient présenté une demande de visa canadien le 14 décembre 2009 à Paris. Les deux enfants cadets n’étaient pas encore nés en 2009. Selon le résumé d’examen, la DP a nié avoir présenté une demande de visa en 2009 et n’a pas répondu lorsqu’il lui a été demandé en provenance de quel pays elle arrivait au Canada. Aucune décision sans appel n’a été rendue à l’égard de ces demandes de visa (voir le dossier certifié du tribunal [DCT] aux pages 144 et 302). Les notes relatives à la demande de visa indiquent que le nom de la DP est Regina Denis et que son pays de naissance est le Nigéria.

[10]  Le 25 mars 2017, la DP a été convoquée pour une deuxième entrevue, et le même interviewer l’a informée, par l’entremise d’un interprète, des renseignements supplémentaires découverts dans les notes du SMGC. Selon ces notes, des personnes ayant des noms très similaires à ceux des cinq demandeurs et des dates de naissance identiques ont obtenu des autorisations de voyage électronique [AVE] du Canada, le 27 septembre 2016, à une adresse en Espagne et en se servant de passeports espagnols. Ces personnes ont utilisé les passeports et les AVE en question le 15 décembre 2016 pour entrer au Canada à l’aéroport de Toronto.

[11]  Les notes relatives aux demandes d’AVE et les notes du SMGC semblent contenir les mêmes informations biographiques que les passeports espagnols, notamment les noms et les dates de naissance des demandeurs, et indiquent qu’ils sont tous citoyens espagnols. Les notes du SMGC dressent également la liste des adresses au Nigéria et au Canada divulguées dans le formulaire FDA et dans le formulaire de demande générique (DCT aux pages 61 et 62, 145, 319). D’après les notes, les personnes qui ont voyagé avec les passeports espagnols ont utilisé des noms très semblables à ceux qui ont été inscrits sur les formulaires FDA des demandeurs (le nom Regina Kingsley a été utilisé, et les quatre autres personnes avaient exactement les mêmes prénoms que ceux des demandeurs mineurs, mais les noms de famille utilisés étaient Agho et Kingsley). Selon les notes, le but du voyage était de visiter un oncle durant les vacances de Noël.

[12]  L’interviewer a informé la DP que, à la lumière de cette information, il soupçonnait que les demandeurs étaient entrés au Canada munis de ces passeports espagnols le 15 décembre 2016, et il a demandé à la DP de fournir une explication (DCT à la page 302). L’interviewer lui a également posé des questions à propos des demandes de visa présentées à Paris. La DP a répondu qu’elle n’était pas au courant des demandes de visa ou d’AVE. L’interviewer a mis fin à la deuxième rencontre en demandant à la DP de revenir à ce bureau pour fournir, avant le 30 mars 2017, des preuves supplémentaires de sa nationalité nigériane et de sa résidence dans le pays au cours des dix années précédentes.

[13]  Mis à part sa participation aux deux rencontres avec l’interviewer, la DP n’a jamais été détenue par les autorités d’immigration canadiennes en raison de préoccupations relatives à son identité.

 III.  Audience et historique procédural

[14]  Le 7 février 2017, les demandeurs ont présenté leurs demandes d’asile. Plus tard, la SPR leur a envoyé des avis de convocation à une audience qui se tiendrait le 24 mai 2017. Il est essentiel de remettre un peu en contexte la manière dont le ministre a produit ses éléments de preuve et le moment où il l’a fait, ainsi que d’expliquer le déroulement de l’audience de la SPR portant sur la présente affaire.

[15]  Dans son formulaire FDA, la DP a reconnu que les quatre demandeurs mineurs sont ses enfants et que leur père n’est pas au Canada. Dans la section de leur formulaire FDA où il est écrit : « Si vous êtes le parent de l’enfant, mais que l’autre parent n’est pas au Canada, avez‑vous des documents juridiques ou un consentement écrit qui vous autorise à vous occuper de l’enfant ou à voyager avec lui? Si la réponse est « OUI », quel(s) document(s) avez‑vous? Si la réponse est « NON », pourquoi n’avez‑vous aucun document? », la DP a écrit : [traduction] « Je vais demander une lettre de consentement. »

[16]  Le 27 avril 2017, la DP a reçu d’un agent de gestion des cas de la SPR une lettre lui demandant de fournir une preuve d’un [traduction] « consentement au voyage avec des demandeurs mineurs ». La DP avait jusqu’au 15 mai 2017 pour fournir la lettre, étant donné que l’alinéa 34(3)a) des Règles de la section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 [Règles de la SPR], exige que les documents soient déposés au plus tard dix jours avant la date fixée pour l’audience. La requête en question n’indiquait pas que les demandeurs auraient à fournir quelque autre document que ce soit (relatif à l’identité ou d’une autre nature) avant l’audience prévue et, de fait, la SPR n’a jamais exigé que les demandeurs fournissent des documents d’identité supplémentaires avant la tenue de l’audience.

[17]  En l’absence de la lettre de consentement de M. Agho, après avoir demandé l’asile, la DP aurait pu faire l’objet d’une mesure d’exclusion en application de l’article 98 de la Loi et de l’alinéa 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention] pour avoir commis une infraction d’enlèvement (conformément aux articles 283 et 284 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46 : Montoya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1674). Si la DP n’avait pas fourni la lettre dans le délai prévu, le ministre serait intervenu au motif d’une telle exclusion. En fait, le 15 mai 2017, l’avocat des demandeurs a fourni à la SPR une lettre de M. Agho dans laquelle il consentait à ce que la DP voyage avec les demandeurs mineurs et habite avec eux de façon permanente au Canada.

[18]  Comme l’indique la lettre de la SPR datant du 27 avril 2017, l’alinéa 34(3)a) des Règles de la SPR exige que les documents soient fournis pas moins de dix jours avant la date fixée de l’audience. Les demandeurs ont également présenté les documents suivants à la SPR, comme éléments de preuve de leur identité, dans le délai prévu dans les Règles de la SPR :

  • a) Une photocopie de la page du passeport nigérian expiré de la DP contenant de l’information biographique, laquelle indique que 2009 est la date de délivrance et que 2014 est la date d’expiration, précise qu’elle est une citoyenne nigériane, fournit sa date de naissance et indique qu’elle est née au Nigéria;

  • b) Des photocopies des certificats de naissance nigérians des demandeurs mineurs, rédigés à la main (les certificats de naissance originaux ont été fournis lors de l’audience);

  • c) Une photocopie du permis de conduire nigérian de la DP, délivré le 9 février 2016, sur lequel figurent son nom, sa date de naissance, son adresse au Nigéria et une photographie (le permis de conduire original a été fourni lors de l’audience).

[19]  De plus, l’avocat des demandeurs a fourni des documents supplémentaires le 23 mai 2017, le jour précédant la tenue de l’audience. Notamment, les deux documents suivants ont été présentés en preuve à cette date :

  • a) Une lettre de soutien du cousin de la DP datée du 17 mai 2017, où il affirme la connaître depuis sa naissance. La lettre corrobore la version des faits de la DP. Une copie du permis de conduire nigérian de ce cousin a été fournie avec la lettre;

  • b) Une lettre de soutien non datée provenant d’un homme nigérian qui a été le voisin de la DP durant deux ans. Il affirme qu’en janvier 2017, la police s’est présentée à son domicile à la recherche de la DP et que des [traduction] « rumeurs circulaient au sujet de la sexualité de cette dernière ». Une copie du permis de conduire nigérian de ce voisin a été fournie avec la lettre.

[20]  Le 23 mai 2017, le ministre a présenté un avis d’intention de dernière minute pour intervenir relativement à trois motifs, au titre  de l’article 29 des règles de la SPR et de l’alinéa 170e) de la Loi, à savoir « l’identité, la crédibilité et l’intégrité du programme ». Selon le paragraphe 27(3) des Règles de la SPR, l’intégrité du programme concerne la possibilité qu’une demande d’asile ait été faite sous une fausse identité ou à l’aide de documents frauduleux, qu’elle fasse l’objet de fausses déclarations ou que des modifications importantes aient été apportées à un formulaire FDA.

[21]  Parmi d’autres énonciations, la lettre du ministre exigeait que la SPR accorde une dispense de l’application de certaines dispositions des règles de la SPR :

[traduction]

LE MINISTRE REGRETTE la date tardive de cette intervention, et demande une dispense de l’application des exigences des articles 29, 33 et 36 des Règles de la SPR, étant donné le caractère exceptionnellement pertinent et probant des éléments de preuve qui doivent être divulgués.

[22]  En plus de la lettre, le ministre a produit une déclaration sur l’honneur d’un agent d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] de la région du Grand Toronto, datée du 23 mai 2017, à laquelle étaient joints des rapports du Système intégré d’exécution des douanes [SIED] de l’ASFC, ainsi que des extraits du SMGC, des données biographiques et des demandes de visas. La déclaration sur l’honneur atteste que l’agent a examiné le SIED de l’ASFC, dans lequel il était indiqué que les cinq personnes dont les noms étaient similaires à ceux des demandeurs étaient entrées au Canada le 15 décembre 2016 munies de passeports espagnols, qu’elles ont été examinées dans la même voie d’inspection primaire par le même agent des services frontaliers à l’aéroport de Toronto. Le ministre n’a pas présenté en preuve les copies des passeports espagnols, les demandes d’AVE, ni les demandes de visas de 2009.

[23]  Essentiellement, les règles que le ministre invoque dans sa lettre énoncent les formalités qui doivent être respectées lorsqu’un ministre intervient et que des documents sont présentés à la SPR, notamment l’exigence qu’un préavis de 10 jours soit envoyé pour la présentation de tels documents.

[24]  L’audience s’est déroulée à la date prévue, soit le 24 mai 2017. Ce jour‑là, les certificats de naissance originaux du Nigéria des demandeurs mineurs ont été fournis à la SPR ainsi que le permis de conduire original nigérian de la DP. L’avocat des demandeurs n’était pas certain que l’audience allait avoir lieu et se demandait si elle avait été ajournée en raison de l’intervention tardive du ministre. Le commissaire de la SPR a reconnu avoir reçu l’avis d’intervention ce matin‑là seulement. Cependant, la SPR a finalement autorisé l’intervention du ministre, admis les éléments de preuve tardifs du ministre et décidé de procéder à l’audience comme prévu.

[25]  Lors de l’audience, la DP a témoigné en edo, une langue nigériane, avec l’aide d’un interprète. Elle a été questionnée par le commissaire et le ministre au sujet des éléments de preuve du ministre, de son historique de voyage et de son identité. Une bonne partie de l’audience a porté sur les efforts déployés par la DP pour obtenir des documents supplémentaires de son époux au Nigéria, comme son passeport nigérian original expiré, dans le but de prouver son identité à la satisfaction de la SPR. C’était la première fois que la DP se voyait demander de fournir son passeport original nigérian. Les questions n’étaient pas axées sur le bien‑fondé de la demande d’asile des demandeurs, mis à part la question préliminaire de l’identité.

[26]  La DP a déclaré que ses enfants sont tous nés au Nigéria, elle a nié que ceux‑ci étaient nés en Espagne et nié avoir jamais été à Paris. Elle a affirmé qu’aucun de ses enfants n’était jamais allé en Espagne, à l’exception de son enfant aîné qui l’avait accompagnée, elle et son époux, à l’occasion d’un voyage de trois semaines en Espagne en 2005. La DP a déclaré qu’elle n’avait aucun document témoignant de son trajet du Nigéria à Amsterdam, puis à Toronto, étant donné que son agent s’en était occupé. La DP a affirmé qu’elle n’a pas fourni d’autres documents d’identité après la requête de l’interviewer car elle n’avait pas compris qu’il demandait ces documents pour établir son identité et qu’elle ne connaissait pas la nature des documents à fournir. La DP a déclaré qu’elle n’avait pas tenté d’obtenir de M. Agho son passeport original expiré ni tout autre document relatif à sa résidence ou à son identité entre la deuxième rencontre avec l’interviewer et l’audience de la SPR. Elle croyait que M. Agho était fâché contre elle après avoir découvert qu’elle entretenait une relation sexuelle avec une autre femme et qu’il ne collaborerait pas.

  IV.  Identité : la question déterminante dont la SPR était saisie

[27]  Le 25 mai 2017, la journée suivant l’audience, et deux jours après l’intervention tardive du ministre, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs, au motif qu’ils n’avaient pas établi leur identité selon la prépondérance des probabilités. La SPR a fondé sa conclusion sur les observations suivantes :

  • a) Certificats de naissance du Nigéria : Contrairement aux éléments de preuve du ministre, les quatre certificats de naissance originaux présentés pour établir l’identité des demandeurs mineurs [traduction] « ne contiennent aucune caractéristique de sécurité vérifiable »;

  • b) Photocopie du passeport nigérian expiré de la DP : Les caractéristiques de sécurité du passeport expiré de la DP n’ont pas pu être vérifiées étant donné que le passeport original n’a pas été présenté en preuve;

  • c) Permis de conduire nigérian : Le permis de conduire original de la DP comporte certaines caractéristiques de sécurité. Cependant, le permis de conduire à lui seul ne suffit pas à établir la [traduction] « résidence au Nigéria » de la DP puisque quiconque peut, de n’importe quel endroit du monde, faire une demande en ligne pour le renouveler. Même si la DP avait obtenu le permis en se présentant au bureau nigérian en personne, cela n’établit pas qu’elle est une résidente du Nigéria ou qu’elle était une résidente du Nigéria au moment où le permis a été délivré en février 2016 [traduction] « tout particulièrement en l’absence d’un passeport nigérian valide indiquant son historique de voyage et son identité »;

  • d) Deux lettres de soutien : La SPR a indiqué que les demandeurs avaient fourni deux lettres de soutien [traduction] « divulguées tardivement » pour [traduction] « répondre en partie à la demande [du ministre] de fournir une preuve de résidence au Nigéria ». La lettre du voisin indique uniquement qu’ils étaient voisins au cours des deux années précédentes, mais [traduction] « ne corrobore pas la déclaration [des demandeurs] selon laquelle ils ont résidé au Nigéria durant dix ans ». La lettre n’établit pas du tout la résidence au Nigéria puisque les éléments de preuve du ministre la contredisent. Aucun poids n’a été accordé à la lettre comme preuve de l’identité des demandeurs. La SPR n’accorde [traduction] « aucun poids » à la lettre du cousin pour ce qui est d’établir l’identité des demandeurs, étant donné que son contenu était [traduction] « en contradiction avec les éléments de preuve non contestés du ministre », selon lesquels cinq personnes portant les mêmes noms que les demandeurs sont arrivées au Canada avec des passeports espagnols en décembre 2016;

  • e) Passeports et documents de voyage : La SPR a indiqué que les demandeurs n’avaient pas fourni de passeports originaux [traduction] « pour établir leur identité nigériane alléguée » ni de [traduction] « documents pour corroborer leur historique de voyage allégué ». Les demandeurs n’ont pas [traduction] « expliqué de manière raisonnable ou suffisante l’absence totale de passeports ou de documents pour corroborer la version des faits de la DP concernant son voyage du Nigéria au Canada le 29 janvier 2017 »;

  • f) Demande d’éléments de preuve supplémentaires relatifs à l’identité : La SPR a remis en question le défaut de la DP de fournir des éléments de preuve supplémentaires touchant [traduction] « son identité et sa résidence au Nigéria au cours des dix dernières années » dans le délai prévu par l’interviewer. La SPR a rejeté l’explication de la DP selon laquelle elle ne connaissait pas la nature des autres documents d’identité qu’elle devait fournir et qu’elle avait fourni tous les documents qu’elle détenait, et a jugé que la DP manquait de crédibilité, étant donné le nombre de fois où il lui a été demandé de fournir des documents supplémentaires d’identité et de résidence. La SPR a rejeté l’explication de la DP selon laquelle elle ne pensait pas pouvoir obtenir davantage de documents de M. Agho car elle croyait qu’il était en colère, et a souligné que, lorsqu’elle lui a demandé la lettre de consentement, il s’est conformé à la demande. La SPR a soutenu que, si la DP n’avait pas été en mesure de fournir des documents d’identité supplémentaires, c’était parce que les demandeurs [traduction] « n’avaient pas de documents d’identité nigérians en vigueur et authentiques, comme des passeports, qu’ils pouvaient divulguer »;

  • g) Éléments de preuve du ministre : La SPR a soutenu que [traduction] « les éléments de preuve du ministre indiquent clairement que [les demandeurs] sont des citoyens espagnols, sans égard au fait de savoir s’ils sont ou pourraient être des citoyens nigérians ». À plusieurs reprises, dans la décision, la SPR a fait remarquer qu’elle privilégiait les éléments de preuve du ministre à ceux des demandeurs, soulignant que les éléments de preuve du ministre sont soutenus par un système sécurisé contenant de l’information faisant l’objet d’un suivi électronique. Cependant, la SPR a convenu que les [traduction] « éléments de preuve du ministre ne constituent pas une preuve définitive de la citoyenneté espagnole des demandeurs étant donné que le ministre n’a pas présenté en preuve les passeports originaux espagnols où figurent les noms des demandeurs et leurs dates de naissance ».

  V.  Appel interjeté devant la SAR

[28]  Le 22 juin 2017, les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR. Ils ont demandé à la SAR d’accepter le passeport original nigérian de la DP et d’en tenir compte, ainsi que les certificats scolaires nigérians des deux demandeurs mineurs aînés et leurs bulletins scolaires pour l’année scolaire 2015‑2016. Afin d’expliquer pourquoi ces documents n’étaient raisonnablement pas accessibles au moment où la SPR a rejeté les demandes, les demandeurs ont présenté un affidavit rédigé par la DP et une série de messages texte datés du 20 au 28 juin 2017, dans lesquels la DP convainc M. Agho de lui fournir son passeport nigérian original expiré. Les demandeurs ont également demandé à ce que la SAR leur accorde une audience.

[29]  La SAR a confirmé la décision de la SPR. Tout particulièrement, la SAR a tiré les conclusions suivantes :

  • a) Les nouveaux éléments de preuve : Tout d’abord, la SAR a rejeté les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs, car ils ne répondaient pas aux exigences d’admissibilité énoncées dans le paragraphe 110(4) de la Loi et dans l’arrêt Singh. Les éléments de preuve étaient raisonnablement accessibles aux demandeurs, puisque la DP a admis qu’elle n’avait déployé aucun effort pour obtenir d’autres documents d’identité de la part de M. Agho, même si elle a pu obtenir une lettre de consentement de ce dernier. La SAR a soutenu qu’elle n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’aller au‑delà des exigences obligatoires prévues au paragraphe 110(4) de la Loi (Singh, aux paragraphes 34 et 35). Ces documents pourraient avoir une valeur probante, mais le rôle de la SAR n’est pas de fournir aux demandeurs la possibilité de compléter une preuve déficiente. La SAR a rejeté la demande d’audience, car elle n’a admis aucun nouvel élément de preuve;

b)  Appel des conclusions de la SPR relatives à l’identité : Dans de brefs motifs sur le fond, la SAR a déclaré que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau d’établir leur identité conformément à l’article 106 de la Loi et à l’article 11 des Règles de la SPR. En tirant cette conclusion, la SAR a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Je ne suis pas d’avis que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a évalué les documents d’identité [des demandeurs], ou qu’elle a rejeté ces documents pour cause de soupçons. La SPR a évalué chacun des documents d’identité de la DP selon leur propre bien‑fondé, comme il a été mentionné précédemment, et a conclu que les certificats de naissance de ses enfants, rédigés à la main, la photocopie de la page biographique de son passeport expiré ainsi que son permis de conduire nigérian étaient insuffisants pour établir l’identité des demandeurs. En évaluant la question de savoir si la DP avait établi son identité, la Section a de plus tenu compte des éléments de preuve du ministre concernant la demande de visa et le voyage au Canada de personnes ayant les mêmes dates de naissance et pratiquement les mêmes noms que la DP et ses enfants, ce qui entrait en contradiction avec la version des événements fournie par la DP, et a conclu que les éléments de preuve du ministre étaient fiables. Par conséquent, je conclus que la SPR n’a pas rejeté les éléments de preuve relatifs à l’identité présentés par les demandeurs en raison des éléments de preuve et des demandes du ministre ou pour cause de soupçons, et j’estime que la Section a examiné la situation et a fondé ses conclusions concernant l’identité des demandeurs sur l’ensemble des éléments de preuve.

[30]  De plus, la SAR a soutenu que la SPR n’avait pas conclu que les documents d’identité des demandeurs étaient invalides et qu’elle avait reconnu que des documents d’identité délivrés à l’étranger sont présumés valides. Selon la SAR, la SPR avait conclu que ces documents étaient insuffisants pour établir l’identité des demandeurs puisqu’ils ne comportaient pas de caractéristiques de sécurité, qu’il s’agissait en partie de photocopies et que leur valeur probante était limitée car il était possible de les renouveler à l’extérieur du Nigéria ou par procuration. La SAR a également soutenu que les éléments de preuve du ministre étaient fiables et viendraient réfuter la présomption de validité. La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité de l’identité des demandeurs en raison de l’absence de documents de voyage. Selon la SAR, la SPR a tenu compte [traduction] « de l’absence de documents de voyage dans sa décision générale relative à l’identité des demandeurs, et n’a pas commis une erreur en procédant de la sorte ».

  VI.  Caractère raisonnable de la décision rendue par la SAR sur le bien‑fondé de l’appel

[31]  Même si les demandeurs ont contesté la décision préliminaire rendue par la SAR de ne pas admettre de nouveaux éléments de preuve ou de ne pas tenir une audience, je vais d’abord me pencher sur les arguments touchant le bien‑fondé de l’appel et le caractère raisonnable de la décision de la SAR concernant l’identité, dans le contexte général de l’affaire.

[32]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a approuvé aveuglément les conclusions de la SPR en ce qui concerne leurs documents d’identité sans même mener une analyse indépendante du dossier qui lui était présenté. Par conséquent, la SAR aurait commis une erreur en appliquant une norme de contrôle de la décision raisonnable à la décision de la SPR alors que cette dernière n’avait pas droit à la déférence. Les demandeurs ont également soutenu que la décision de la SAR était déraisonnable pour de nombreux motifs, dont bon nombre sont liés au défaut de la SAR de procéder à une analyse indépendante du dossier.

[33]  Les demandeurs soutiennent que, puisque les certificats de naissance et les permis de conduire sont des documents d’identité essentiels, il était déraisonnable que la SAR s’attende à ce qu’ils fournissent d’autres documents. Les demandeurs font remarquer que ni la SPR ni la SAR n’ont soutenu que les documents d’identité nigérians n’étaient pas valides, ce qui veut dire, de manière implicite, qu’elles ont reconnu ces documents comme étant authentiques : ces documents doivent donc établir l’identité des demandeurs. De plus, les demandeurs déclarent qu’il était déraisonnable pour la SAR de s’appuyer sur les éléments de preuve du ministre, puisqu’aucun des documents principaux à l’appui des notes du ministre n’a été fourni, par exemple les copies des demandes de visas faites depuis Paris ou les copies des passeports espagnols prétendument utilisés par les demandeurs. Selon les demandeurs, les allégations du ministre n’étaient que de simples soupçons et ne constituaient pas des éléments de preuve concrets sur lesquels il serait possible de se fonder pour démontrer la fausseté de leurs identités.

[34]  De plus, les demandeurs affirment que la décision de la SAR était déraisonnable, dans la mesure où elle a confirmé la décision de la SPR de rejeter les certificats de naissance et les permis de conduire comme éléments de preuve de l’identité des demandeurs sans fournir elle‑même de motifs. Il était déraisonnable de rejeter les certificats de naissance parce qu’ils ne comportaient pas de caractéristiques de sécurité, sans fournir d’autres motifs, d’autant plus que le cartable national de documentation [CND] ne prévoit pas que l’évaluation des certificats de naissance nigérians doit porter sur des caractéristiques de sécurité particulières. De plus, la SAR a répété l’erreur de fait de la SPR lorsqu’elle a affirmé qu’un permis de conduire nigérian pouvait être renouvelé à l’extérieur du pays : selon le CND, un nouveau permis de conduire peut uniquement être délivré en personne. Les demandeurs soutiennent également que la SAR a maintenu de façon déraisonnable les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité, lesquelles découlent du manque de documents établissant les antécédents de voyage des demandeurs puisque ces documents sont secondaires en ce qui concerne la question de l’identité (Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118).

[35]  Le défendeur est d’accord sur le fait que la SAR doit mener une analyse indépendante des éléments de preuve, mais affirme que cela a été effectué en l’espèce. Le défendeur soutient que les motifs invoqués par la SAR étaient brefs mais suffisants : la SAR a appliqué la norme de contrôle appropriée. Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité, à la lumière des éléments de preuve présentés par le ministre, lesquels ils n’ont pu expliquer. Selon le défendeur, ni la SAR ni la SPR n’ont soutenu que les documents d’identité des demandeurs n’étaient pas authentiques; les demandeurs ne se sont tout simplement pas acquittés du fardeau d’établir leur identité selon la prépondérance des probabilités en présentant des éléments de preuve suffisamment probants (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067). D’une manière ou d’une autre, les éléments de preuve contradictoires présentés par le ministre soutenaient de façon raisonnable une conclusion selon laquelle la présomption de validité des documents d’identité délivrés à l’étranger a été réfutée.

[36]  Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la SAR a tiré un certain nombre de conclusions susceptibles de faire l’objet d’un contrôle judiciaire, et je ferais d’ailleurs remarquer que les conclusions déraisonnables de la SAR découlent de son approbation apparemment aveugle des conclusions indéfendables de la SPR, lesquelles seront énoncées plus en détail ci‑dessous. Même si je ne crois pas que la norme de contrôle appliquée par la SAR est déterminante en l’espèce, étant donné que sa décision est déraisonnable sans égard à la norme qu’elle a appliquée, je crois qu’il convient de formuler quelques observations d’ordre général, après quoi je vais souligner un certain nombre d’erreurs déterminantes commises par la SAR.

[37]  De façon générale, une décision rendue par la SAR peut être déraisonnable si elle se reporte de manière inappropriée aux conclusions de la SPR au lieu d’appliquer la norme de la décision correcte et qu’elle ne réussit pas à tirer ses propres conclusions à l’égard des conclusions de droit, de fait ou de fait et de droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abdul Salam, 2018 CF 676, au paragraphe 11, Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 396, au paragraphe 4). Cependant, la SAR peut s’en remettre aux conclusions de fait de la SPR lorsque la SPR a bénéficié d’un véritable avantage, comme dans l’évaluation de la crédibilité après la tenue d’une audience; autrement, la SAR doit examiner les conclusions de la SPR selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, aux paragraphes 70 et 103 [Huruglica]). Je ferais remarquer, cependant, que dans certaines circonstances, la SPR n’aura pas d’avantage significatif par rapport à la SAR dans le cadre de l’appréciation de la crédibilité, par exemple dans le cas où la SAR peut écouter l’enregistrement de l’audience ou si les témoignages sont par ailleurs consignés dans le dossier dont dispose la SAR (Rozas Del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, aux paragraphes 90, 91 et 105). Cela dit, en ce qui concerne l’évaluation des éléments de preuve documentaire, notamment les documents d’identité, la SPR ne jouit pas en général d’un avantage significatif par rapport à la SAR, sauf si elle a procédé à l’évaluation des documents originaux, qui ne sont pas contenus dans le dossier dont dispose la SAR au moment où la SAR rend sa décision; dans de tels cas, il peut être raisonnable que la SAR s’en remette aux conclusions de la SPR en ce qui concerne l’authenticité de ces documents (Jadallah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1240, au paragraphe 54).

[38]  À cet égard, je formulerais les observations particulières suivantes. Il semble que les certificats de naissance originaux et le permis de conduire original n’ont pas été présentés à la SAR puisqu’ils avaient été saisis par le ministre après l’audience devant la SPR. Il serait possible de soutenir qu’il était approprié que la SAR s’en remette aux observations de la SPR en ce qui concerne les caractéristiques intrinsèques de ces documents d’identité. Cependant, l’information contenue dans le CND sur les documents d’identité nigérians étaient accessibles à la SAR au moment de l’appel, les conclusions de la SPR au sujet de l’information contenue dans le CND n’avaient droit à aucune déférence, et la SAR était tenue d’évaluer de façon indépendante les passages pertinents du CND. Par ailleurs, il ne semble pas que la SPR ait joui d’un avantage significatif au moment d’évaluer le témoignage de la DP formulé par l’interprète. La SAR avait accès à un enregistrement sonore de la totalité de l’audience. De toute manière, il ne s’agit pas d’un cas qui dont l’issue repose sur les conclusions quant à la crédibilité découlant du témoignage de la DP.

[39]  Finalement, je ne suis pas convaincu que la SAR a adéquatement suivi la démarche d’appel hybride exigée par Huruglica puisque « l’appui démesurément respectueux à toutes les conclusions de la SPR ainsi qu’un rehaussement de celles‑ci » soulève de sérieux doutes quant à l’indépendance de la SAR et à la rigueur de son analyse (Jeyaseelan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 278, aux paragraphes 17 à 19). De plus, la plus grande partie de la décision de la SAR s’appuie sur un sommaire des décisions rendues par la SPR ou reprend ses conclusions. À l’exception d’un seul passage, chaque conclusion rendue par la SAR semble prendre pour référence une conclusion de la SPR ([traduction] « la SPR a conclu », [traduction] « la SPR a considéré », [traduction] « la SPR a déterminé »). Ces expressions indiquent que la SAR s’est appuyée de façon inappropriée sur les conclusions de la SPR et n’a pas rempli son rôle de tribunal d’appel comme elle le devait (Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 33).

[40]  Cette discussion est essentiellement théorique puisqu’elle a trait aux conclusions de la SAR au sujet de l’authenticité des documents d’identité des demandeurs. Même si les conclusions de la SPR concernant les documents qui n’ont pas été présentés à la SAR auraient pu avoir droit à la déférence, sans égard à la norme utilisée, les conclusions de la SAR relatives aux certificats de naissance des demandeurs et au permis de conduire sont déraisonnables. Les documents délivrés par une autorité étrangère sont présumés valides et, afin de réfuter cette présomption, des éléments de preuve contraires doivent être présentés au décideur (Ramalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 10 (QL), 1998 CanLII 7241 (CF), aux paragraphes 4 à 6; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133, aux paragraphes 10 et 11 [Chen]). J’estime que de tels éléments de preuve n’ont pas été présentés à la SAR.

[41]  La SAR n’a pas accepté les certificats de naissance nigérians des demandeurs mineurs comme preuve d’identité en raison de l’absence de [traduction] « caractéristiques de sécurité vérifiables » et de sa préférence pour les éléments de preuve présentés par le ministre. Cependant, aucun élément de preuve ni passage du CND n’indique que des caractéristiques de sécurité de quelque nature que ce soit doivent figurer sur les certificats de naissance nigérians. D’ailleurs, ni l’une ni l’autre décision ne fournissent d’explication à savoir pourquoi des caractéristiques de sécurité devraient être exigées ni en quoi devraient consister précisément les caractéristiques de sécurité. En l’absence d’éléments de preuve exigeant la présence de caractéristiques de sécurité particulières, [traduction] « l’absence de caractéristiques de sécurité vérifiables » n’est pas un motif raisonnable pour réfuter la présomption selon laquelle un document délivré à l’étranger est valide (Duroshola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 518, au paragraphe 24; Chen, aux paragraphes 10 et 11). Même si la SAR n’avait pas en sa possession les certificats de naissance originaux, lesquels ont été présentés à la SPR, des photocopies avaient été versées au dossier. D’après ces copies, il semble que chacun des certificats de naissance avait été officiellement estampillé. Toutefois, ni la SPR ni la SAR n’ont fait mention de l’estampille, laquelle pourrait très bien correspondre à une caractéristique de sécurité permettant d’identifier l’autorité de délivrance au Nigéria (Elhassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1247, aux paragraphes 20 à 22; Adesida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 256, aux paragraphes 15 à 25).

[42]  De plus, la SAR n’a pas accepté le permis de conduire comme preuve de l’identité de la DP car, à son avis, le permis pouvait être renouvelé à n’importe quel endroit dans le monde ou par procuration et car, rappelons‑le, elle a privilégié les éléments de preuve du ministre. Je ferais d’abord remarquer que, selon le CND, les permis de conduire sont utilisés à des fins d’identification au Nigéria car le pays n’a pas de système établi de cartes d’identité nationales. Par conséquent, un permis de conduire nigérian est un document d’identité primaire, lequel, s’il est authentique, peut établir de façon indépendante l’identité d’un demandeur (Diallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 878, au paragraphe 4 [Diallo]). D’ailleurs, d’après les autres documents contenus dans le CND, le Nigéria a tenté d’adopter une carte d’identité nationale, et un certain nombre ont été délivrées, même s’il ne semble pas qu’elles soient totalement reconnues : [traduction] « Le journal The Sun rapporte que, malgré la date butoir du 1er septembre 2015 imposée à la Commission de la gestion de l’identité nationale pour la mise en œuvre de la carte d’identité nationale, des clients continuent d’essuyer un refus à Lagos, lorsqu’ils essaient d’utiliser la carte comme moyen d’identification pour effectuer des opérations (publication en ligne du journal The Sun, le 9 juillet 2015). »

[43]  En l’espèce, la conclusion de la SAR est jugée déraisonnable puisque la possibilité de faire une demande de permis de conduire à distance ou par procuration n’est pas pertinente pour la question de l’identité, laquelle n’est pas liée au lieu de résidence ou à la présence de la DP au Nigéria à un moment précis. Sans égard au fait qu’une personne résidait ou non au Nigéria ou qu’elle y était ou non présente physiquement lors de la délivrance ou du renouvellement de son permis, il demeure que ce document est reconnu par les autorités nigérianes comme pièce d’identité d’une personne en particulier, à moins que le document soit frauduleux ou ait été obtenu par des moyens frauduleux.

[44]  Dans tous les cas, comme les demandeurs l’ont souligné avec raison, le CND nigérian contenu dans le dossier dont dispose la SAR indique qu’une demande de renouvellement d’un permis de conduire ou de délivrance d’un nouveau permis peut être présentée en ligne de n’importe quel endroit, mais que le demandeur doit se présenter en personne au centre des permis de conduire pour fournir des signatures, des photographies et des données biométriques (DCT, pages 632 à 636). Dans le cadre du nouveau système, un permis de conduire nigérian pourra donc être délivré ou renouvelé uniquement en personne. La SPR a mal interprété le CND, lequel indique que, selon l’ancien système, les demandes de permis de conduire pouvaient être faites à distance, et le demandeur n’avait pas à se présenter en personne. Cet ancien système a été remplacé en 2012, et la DP s’est vue délivrer son permis de conduire en 2016. Encore une fois, cette erreur a été maintenue par la SAR, qui n’a pas effectué une analyse indépendante, et la Cour se demande sérieusement si la SAR a même lu les sections pertinentes du CND.

[45]  D’ailleurs, les motifs invoqués par la SAR au moment de rejeter les documents d’identité des demandeurs posent particulièrement problème car ils sont fondés sur des caractéristiques propres à tous les certificats de naissance et permis de conduire nigérians; les motifs ne ciblent pas les documents que les demandeurs ont présentés ni le témoignage de la DP en ce qui concerne la manière dont ces documents ont été obtenus, lesquels n’ont soulevé aucune préoccupation. Les conclusions de la SAR portant sur le permis de conduire de la DP et les certificats de naissance des demandeurs mineurs sont donc déraisonnables puisqu’elles laissent croire que même des documents authentiques du Nigéria ne seraient pas acceptables (Chen, au paragraphe 13; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 157, aux paragraphes 54 à 57). Vraisemblablement, les caractéristiques de sécurité absentes des certificats de naissance des demandeurs mineurs seraient absentes de tous les certificats de naissance nigérians. De même, s’il était vrai et pertinent qu’une personne peut obtenir un permis de conduire nigérian sans avoir à se présenter en chair et en os, cette possibilité s’appliquerait à l’obtention de tout permis de conduire nigérian. La SPR et la SAR ne peuvent se conférer elles‑mêmes un pouvoir discrétionnaire général leur permettant d’accepter ou de refuser des documents d’identité valides, à leur guise, en se fondant sur des déclarations générales contenues dans le CND pour le pays en question.

[46]  Je soulignerais également que la SAR n’a pas abordé la question des deux lettres de soutien fournies par les demandeurs. Il était déraisonnable d’en faire fi. La jurisprudence exige que la SAR tienne compte de tous les documents d’identité présentés par les demandeurs et qu’elle les évalue, malgré sa décision de rejeter les autres documents d’identité (Katsiashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 622, au paragraphe 25).

[47]  La lettre du cousin indique que la DP et ses enfants sont nigérians et qu’il connaît la DP [traduction] « depuis qu’elle est née », tandis que la lettre du voisin indique que les demandeurs ont vécu au Nigéria durant au moins deux ans avant leur arrivée au Canada. Je ferais remarquer qu’une photocopie du permis de conduire où figure l’identité de l’auteur était annexée à chaque lettre. La Cour a le droit d’inférer que la SAR n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve qui contredisent entièrement ces conclusions quant à l’identité (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204, aux paragraphes 30 et 31). De plus, la SAR ne peut raisonnablement faire fi des documents que les demandeurs ont présentés pour établir leur identité; la SAR doit effectuer une évaluation indépendante de chaque document d’identité contenu dans le dossier, même si d’autres documents d’identité sont considérés comme frauduleux (Aytac c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 195, aux paragraphes 40 à 42; Teweldebrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 418, aux paragraphes 19 à 21).

[48]  De plus, si le mutisme de la SAR peut être considéré comme une approbation des motifs invoqués par la SPR pour le rejet de ces lettres, cela était déraisonnable. La SPR ne pourrait raisonnablement pas rejeter la lettre du voisin pour la simple raison que le document ne couvre pas la période de dix ans requise par le ministre. Cette période est déterminée de façon entièrement arbitraire. Même si une résidence nigériane d’une durée de deux ans ne peut à elle‑même suffire à établir l’identité des demandeurs, elle corrobore certainement les autres éléments de preuve que ces derniers ont fournis à cet effet. Par ailleurs, bien que les éléments de preuve du ministre contredisent les faits relatés dans la lettre du cousin (à savoir que les demandeurs se sont cachés dans sa maison en janvier 2017), il demeure que ce cousin a déclaré qu’il connaît la DP depuis qu’elle est née, et cela ne pourrait être raisonnablement rejeté sans que d’autres explications ne soient fournies.

[49]  À la lumière de ces erreurs déterminantes, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que la SPR avait évalué les certificats de naissance et le permis de conduire [traduction] « selon leur bien‑fondé », sans effectuer sa propre analyse du CND ou des copies des documents d’identité contenues dans le dossier. À mon avis, ces conclusions déraisonnables sont sans l’ombre d’un doute déterminantes; toutefois, le fait que la SAR se soit appuyée sur les éléments de preuve du ministre pour rejeter les documents d’identité des demandeurs était déraisonnable.

  VII.  Fondement déraisonnable sur les éléments de preuve du ministre pour rejeter les documents d’identité des demandeurs

[50]  Pour arriver à la conclusion exposée ci‑dessus, j’ai tout particulièrement tenu compte du fait que la SAR a manifestement soutenu que les documents d’identité des demandeurs n’ont pas été rejetés uniquement en fonction des éléments de preuve du ministre. Il semblerait qu’ils ont plutôt été rejetés après que la SPR ait prétendument tenu compte de [traduction] « la totalité des éléments de preuve », ce qui, selon la Cour, fait référence aux documents d’identité, lesquels n’ont pas été évalués de manière adéquate, ainsi qu’à l’absence de documents de voyage. La SAR a également affirmé que la SPR n’avait pas jugé invalides les documents d’identité; elle avait simplement conclu qu’ils étaient insuffisants, mais que, dans tous les cas, la présomption d’authenticité aurait pu être réfutée à l’aide des éléments de preuve du ministre. Ces observations sont également déraisonnables pour un certain nombre de motifs.

[51]  Premièrement, la SAR ne pourrait pas raisonnablement contredire l’authenticité des documents primaires délivrés par le gouvernement nigérian en s’appuyant sur des sources secondaires (les notes du ministre, un affidavit et des notes d’examen provenant de l’entretien avec l’agent d’audience de l’ASFC), alors que le ministre n’a jamais présenté les documents primaires sur lesquels ces notes étaient fondées. Ces documents primaires doivent exister, être en la possession du ministre, et ce dernier doit pouvoir les produire. Si la Cour devait tirer une conclusion différente, presque tout document créé par notre gouvernement, qu’il soit primaire ou autre, et sans égard à son authenticité ou à sa forme, pourrait servir à contester des documents par ailleurs présumés valides qui proviennent d’un État étranger. De plus, les Règles de la SPR exigent qu’un demandeur fournisse des documents acceptables afin d’établir son identité (article 11) et, dans le cas où chaque partie fournit une copie d’un document à la SPR, elle doit fournir le document original « au plus tard au début de la procédure au cours de laquelle le document sera utilisé » (article 42). Il semble que, en l’espèce, le ministre et les demandeurs étaient tenus à des normes différentes. Si les demandeurs doivent présenter des documents d’identité acceptables et que le ministre a l’intention de remettre en question leur identité, il doit le faire en utilisant ses propres documents acceptables. Il est difficile de comprendre comment les notes du SMGC, lesquelles consistent essentiellement en un dossier de documents primaires détenus par le ministre, pourraient satisfaire à cette norme alors que le ministre n’a fourni aucune explication raisonnable pour ce qui est de la décision de ne pas produire ces documents primaires.

[52]  Deuxièmement, les éléments de preuve du ministre indiquent, au mieux, que les demandeurs pourraient être des citoyens espagnols. Cependant, la SPR a expressément conclu qu’elle ne pouvait pas tirer une telle conclusion étant donné que les passeports espagnols ne lui ont pas été présentés, et la SAR n’a pas conclu autrement. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que les éléments de preuve du ministre ou l’absence de documents de voyage ont un poids quelconque sur l’établissement de l’identité des demandeurs ou que les éléments de preuve du ministre réfutent la présomption selon laquelle les documents d’identité des demandeurs sont authentiques. Bien entendu, les éléments de preuve du ministre pourraient être tout à fait pertinents à l’égard du bien‑fondé des demandes d’asile des demandeurs et de l’évaluation de la crédibilité de leurs exposés circonstanciés, puisque les demandeurs affirment qu’en janvier 2017, la DP était au Nigéria lorsque le frère cadet de l’époux de sa partenaire l’a surprise avec son amante. Même si nous admettons que les passeports espagnols sont frauduleux, ou qu’ils n’ont pas été obtenus adéquatement, les demandeurs auraient tout de même à expliquer pourquoi nous ne devrions pas accepter les éléments de preuve du ministre indiquant que les demandeurs sont arrivés au Canada en décembre 2016, ce qui semble contredire leurs exposés circonstanciés ayant trait au bien‑fondé de leurs demandes. De plus, si le ministre avait décidé d’intervenir pour des raisons liées à une exclusion en vertu de la section 1(E) de la Convention, ces éléments de preuve auraient été directement pertinents en l’espèce. Évidemment, le bien‑fondé des demandes d’asile n’a pas encore été contesté étant donné que les demandes ont été rejetées uniquement en raison de l’identité des demandeurs. Il va également sans dire que le ministre n’a jamais cherché à s’appuyer sur ses éléments de preuve pour formuler un argument relatif à l’exclusion du fait que les cinq demandeurs sembleraient être des citoyens espagnols. L’identité, la crédibilité et l’intégrité du programme étaient les seuls motifs d’intervention du ministre.

[53]  Troisièmement, contrairement à ce que laissent constamment entendre les décisions de la SAR et de la SPR, l’article 106 de la Loi et l’article 11 des Règles de la SPR n’exigent pas qu’un demandeur d’asile prouve son identité nationale à l’exclusion de toutes les autres nationalités. Au contraire, ces dispositions exigent qu’un demandeur fournisse « des documents acceptables qui permettent d’établir son identité ». En outre, ces dispositions n’exigent pas qu’un demandeur fournisse des documents de voyage, comme des passeports, ni qu’il fournisse des documents établissant sa résidence dans le pays en question durant une période précise. Bien entendu, les passeports ou les documents qui établissent de la résidence d’un demandeur peuvent aider à établir son identité. Cependant, l’avocat du défendeur n’a pas été en mesure de me présenter un argument convaincant ou faisant autorité qui démontre que de tels documents doivent être fournis en plus des documents d’identité, comme un certificat de naissance ou un permis de conduire, en l’absence d’une conclusion défendable selon laquelle les documents d’identité présentés à la SPR ne sont pas frauduleux et n’ont pas été obtenus de façon frauduleuse.

[54]  Quatrièmement, même si une interprétation très large est donnée du pouvoir de la Cour d’examiner le dossier du tribunal (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (CanLII)), le rôle de la Cour n’est pas de réécrire une décision apparemment lacunaire et de remplacer les conclusions de fait du tribunal par ses propres conclusions (Sharif c Canada (Procureur général), 2018 CAF 205 (CanLII), aux paragraphes 26 et 27, faisant référence à Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 (CanLII); Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 (CanLII)). Pourtant, la Cour est particulièrement préoccupée de la décision de la SAR et des arguments présentés par le défendeur, car ils indiquent essentiellement que, lorsque les antécédents de voyage d’un demandeur d’asile ne sont pas clairs ou que ce dernier est soupçonné d’avoir voyagé à l’aide de documents frauduleux, le demandeur n’a pas établi son identité, sans égard au fait qu’il aurait présenté des documents d’identité valides n’ayant pas été remis sérieusement en question.

[55]  Il est courant que les personnes qui fuient la persécution suivent les directives d’un agent qui organise leur fuite, utilisent des faux documents de voyage, mentent au sujet des documents de voyage ou ne détiennent tout simplement pas de documents de voyage. Toutefois, la Cour maintient que ces facteurs sont secondaires aux conclusions générales en matière de crédibilité, qui consistent à déterminer si une personne est un réfugié, et qu’ils ne peuvent servir à contester la fiabilité des autres documents présentés par un demandeur (Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4, aux paragraphes 42 à 47; Cooper, aux paragraphes 3 à 8; Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 11; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 103, aux paragraphes 13 à 18; Teneqexhiu c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 397, aux paragraphes 5 et 6). En l’espèce, le témoignage de la DP est cohérent quant au fait qu’elle avait voyagé en suivant les directives d’un agent, que l’agent s’était occupé de leurs documents de voyage, qu’elle ne pouvait pas décrire l’information contenue dans ces documents et qu’elle ne savait pas où ils étaient ni ce qu’il en était advenu. La Cour a donc constamment mis en garde contre le fait de tirer des conclusions défavorables lorsque de tels faits surviennent, alors que la SPR et la SAR ont exactement procédé de la sorte en l’espèce. Autrement dit, il était déraisonnable que la SAR maintienne la [traduction] « préférence » de la SPR à l’égard des éléments de preuve du ministre, lesquels n’auraient pas pu établir plus qu’une possibilité de citoyenneté espagnole ou d’un voyage au moyen de faux documents espagnols. Il ne s’agit pas de motifs raisonnables pour rejeter des documents d’identité nigérians par ailleurs incontestés, pour conclure qu’ils sont [traduction] « insuffisants » ou pour réfuter leur présumée authenticité.

[56]  Le défendeur a reconnu, devant la Cour, que la SAR et la SPR n’avaient pas conclu que les cinq personnes arrivées à Toronto en décembre 2016 étaient effectivement les demandeurs. Cependant, si la Cour devait admettre que les éléments de preuve du ministre sont une véritable preuve que les demandeurs sont ces cinq personnes, il serait certainement raisonnable de conclure que les demandeurs sont arrivés au Canada en se servant de faux passeports espagnols. Toutefois, comme les demandeurs ont fourni des documents d’identité nigérians, il est néanmoins déraisonnable de conclure que ces derniers n’ont pas établi leur identité, sans préalablement effectuer une évaluation adéquate de ces documents d’identité, ou de s’appuyer sur leur historique de voyage pour contester leur identité ou leur crédibilité générale.

[57]  Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la décision de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas établi leur identité est déraisonnable. Cela serait suffisant pour demander l’annulation de la décision contestée et renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision. Je vais cependant aborder les autres questions soulevées par les parties.

  VIII.  Le refus de la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve était également déraisonnable

[58]  Le paragraphe 110(4) de la Loi énonce les principes qui s’appliquent au pouvoir discrétionnaire de la SAR pour ce qui est d’admettre de nouveaux éléments de preuve :

110(4). Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

 

110(4). On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

[59]  Les demandeurs soutiennent que les nouveaux éléments de preuve, le passeport original et les dossiers scolaires des deux demandeurs mineurs aînés pour l’année scolaire 2015‑2016, n’étaient pas raisonnablement accessibles au moment de la tenue de l’audience de la SPR, et que la SAR avait refusé de façon déraisonnable d’admettre ces documents. Ils affirment essentiellement que M. Agho avait ces documents en sa possession et ne voulait pas les transmettre aux demandeurs car il était en colère parce que la DP entretenait une relation intime avec une autre femme.

[60]  Même si ces documents très pertinents étaient probablement accessibles avant l’audience du 24 mai 2017, puisque la DP a pu obtenir la lettre de consentement de M. Agho le 15 mai 2017, j’estime qu’il était néanmoins déraisonnable que la SAR refuse d’admettre ces nouveaux documents. En l’espèce, je conclus que les demandeurs, dans les circonstances, n’auraient pas pu normalement présenter ces documents au moment où leurs demandes d’asile ont été rejetées par la SPR.

[61]  Sur ce point, je répéterais que la SAR a conclu essentiellement qu’elle [traduction] « n’a pas le pouvoir discrétionnaire d’aller au‑delà des dispositions du paragraphe 110(4) de la Loi, qui établissent les conditions explicites et obligatoires qui doivent être respectées pour que de nouveaux éléments de preuve soient admis ». Puisque les éléments de preuve des demandeurs existaient au moment où la SPR a rejeté leurs demandes et qu’ils étaient raisonnablement accessibles, et parce que M. Agho a fourni la lettre de consentement, [traduction] « ces éléments de preuve ne répondent pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la Loi, et la SAR ne peut pas les accepter ».

[62]  La SAR n’a pas nécessairement mal interprété l’arrêt Singh, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a soutenu ce qui suit (au paragraphe 63) :

Or, le paragraphe 110(4) n’est pas rédigé de façon ambiguë et ne confère aucune discrétion à la SAR. Tel que mentionné précédemment (voir les paragraphes 34, 35 et 38 ci‑haut), l’admissibilité d’une preuve nouvelle devant la SAR est assujettie à des critères bien définis, et ni le libellé de ce paragraphe ni le cadre plus large de l’article dans lequel il se trouve ne permettent de croire que le législateur entendait conférer à la SAR la discrétion de passer outre aux exigences qu’il a soigneusement prévues.

[Non souligné dans l’original.]

[63]  Il est vrai que la SAR ne peut aller au‑delà des trois conditions explicites touchant l’admission de nouveaux éléments de preuve énoncés au paragraphe 110(4) de la Loi. Selon l’arrêt Singh, ces trois conditions sont exhaustives. Toutefois, à la lecture du paragraphe lui‑même, il ne peut être affirmé que la SAR ne possède aucun pouvoir discrétionnaire au moment d’évaluer l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve dans les limites de ces trois conditions elles‑mêmes, sans faire entrer en jeu d’autres considérations selon lesquelles le parlement n’avait pas l’intention d’accorder à la SAR la compétence pour faire cet examen. Je le concède, les deux premières conditions, la nouveauté et l’accessibilité raisonnable, semblent être relativement objectives et ne confèrent à peu près aucun pouvoir discrétionnaire à la SAR. Toutefois, la troisième condition, touchant la question de savoir si le demandeur, dans les circonstances, aurait pu normalement présenter les éléments de preuve au moment où la SPR a rejeté la demande d’asile, est clairement assez vaste et suppose un certain degré de pouvoir discrétionnaire inhérent dans son application.

[64]  Il ne faut pas oublier que l’arrêt Singh indiquait également qu’il « va sans dire que la SAR aura toujours le loisir d’appliquer les exigences du paragraphe 110(4) avec plus ou moins de souplesse selon les circonstances propres à chaque affaire » (au paragraphe 64). De plus, la Cour a soutenu que la SAR ne peut se contenter de conclure que les éléments de preuve ne répondent pas aux exigences prévues par la loi sans évaluer toutes les conditions énoncées au paragraphe 110(4) de la Loi (Ajaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 928, au paragraphe 58; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230, au paragraphe 17).

[65]  Une évaluation adéquate de la troisième condition suppose essentiellement que soient prises en compte les attentes raisonnables d’un demandeur dans les circonstances qui, par exemple, permettent à la SAR de prendre en considération l’étonnement légitime d’un demandeur à l’égard du fait que les éléments de preuve relatifs à l’identité présentés à la SPR n’ont pas été jugés suffisants, ou l’équité globale de la procédure la SPR (Abdullahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1164, aux paragraphes 10 à 14), ou de nouvelles circonstances survenues peu de temps avant la tenue d’une audience de la SPR (Jeyakumar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 241, aux paragraphes 17 à 22), surtout lorsque la décision de la SPR est rendue peu de temps après la tenue de l’audience (Ogundipe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 771, aux paragraphes 22 à 27).

[66]  Je reconnais que les demandeurs ont uniquement soulevé la question de la non‑accessibilité raisonnable comme motif pour produire de nouveaux éléments de preuve bien qu’ils aient admis que ces documents existaient au moment où la SPR a rendu sa décision. Cependant, en l’espèce, des raisons impérieuses justifiaient que la SAR admette les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs en vertu de la troisième condition du paragraphe 110(4) de la Loi. Dans les circonstances, je ne crois pas qu’il était raisonnable que la SAR rejette les nouveaux éléments de preuve en se fondant sur le fait que ceux‑ci ne répondaient pas aux deux premières conditions prévues par la loi et qu’elle conclue simplement qu’elle ne pouvait pas poursuivre les procédures. D’après le dossier, il est clair que la troisième condition prévue par la loi était très pertinente en l’espèce. Même si la SAR n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs non pertinents, elle aurait certainement pu les examiner si, dans les circonstances, il était possible de s’attendre à ce que les demandeurs puissent raisonnablement présenter ces éléments de preuve à la SPR avant qu’elle ne rende sa décision. Le défaut de la SAR d’évaluer plus en détail l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve et, donc, d’effectuer une analyse de cette troisième condition, en soutenant essentiellement que son pouvoir discrétionnaire était limité par la disposition même qui exigeait qu’elle tienne compte de cette condition, étaient déraisonnables dans les circonstances particulières de la présente affaire.

[67]  En l’espèce, trois raisons impérieuses expliquent pourquoi il n’était pas possible de s’attendre à ce que les demandeurs puissent raisonnablement fournir d’autres documents d’identité avant que la SPR rejette leurs demandes, et la SAR n’en a pas tenu compte :

  • a) Les demandeurs n’auraient pas pu prévoir l’intervention tardive du ministre ni qu’ils répondraient à des éléments de preuve présentés pour mettre en cause leur identité;

  • b) La SPR n’a jamais avisé les demandeurs qu’ils devaient fournir d’autres documents d’identité même si elle les a avisés de fournir la lettre de consentement de M. Agho, laquelle ils ont fournie;

  • c) La SPR a rendu sa décision la journée suivant l’audience, ce qui a en fait empêché les demandeurs de fournir davantage de documents d’identité, même si la SPR connaissait l’existence probable du passeport original dont une photocopie lui avait été présentée.

[68]  J’estime que cette manière de procéder était injuste et semble être une odieuse tentative de trancher les demandes d’asile des demandeurs sans leur accorder une occasion véritable d’établir leur identité.

[69]  Le ministre n’est intervenu que la veille de l’audience au motif relatif à l’identité (parmi d’autres motifs). Cette intervention était très inhabituelle puisqu’elle n’a été pas faite dans les dix jours exigés par les Règles de la SPR et que les éléments de preuve du ministre ont également été présentés la veille de l’audience.

[70]  Habituellement, la SPR peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’exempter une partie de l’obligation de présenter un document dans le délai de dix jours; cependant, pour procéder de la sorte, la SPR doit tenir compte des considérations pertinentes prévues à l’article 36 des Règles de la SPR :

36. La partie qui ne transmet pas un document conformément à la règle 34 ne peut utiliser celui‑ci à l’audience à moins d’une autorisation de la Section. Pour décider si elle autorise ou non l’utilisation du document à l’audience, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

 

36. A party who does not provide a document in accordance with rule 34 must not use the document at the hearing unless allowed to do so by the Division. In deciding whether to allow its use, the Division must consider any relevant factors, including

a) la pertinence et la valeur probante du document;

(a) the document’s relevance and probative value;

 

b) toute nouvelle preuve que le document apporte à l’audience;

(b) any new evidence the document brings to the hearing; and

 

c) la possibilité qu’aurait eue la partie, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document aux termes de la règle 34.

 

(c) whether the party, with reasonable effort, could have provided the document as required by rule 34.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

 

[71]  Selon la lettre d’intervention du ministre, soumise la veille de l’audience, l’unique motif de la demande d’exemption des Règles de la SPR était [traduction] « la pertinence et la valeur probante » de ses éléments de preuve. Après avoir écouté l’enregistrement de l’audience de la SPR, la Cour estime que la SPR n’a pas tenu compte des considérations mentionnées précédemment. Notamment, il n’a pas été demandé au ministre si, en faisant des efforts raisonnables, il avait pu produire ses éléments de preuve dans le délai prévu. Si les demandeurs avaient été avisés adéquatement que le ministre interviendrait en raison de la question de l’identité et qu’il produirait des éléments de preuve à cet égard, ils auraient eu la possibilité de demander un ajournement et de présenter d’autres documents d’identité afin de répondre aux observations du ministre. Cependant, avant d’avoir été informés que le ministre interviendrait en fonction de motifs liés à l’identité, et puisque la SPR ne les avait pas avisés de fournir d’autres documents d’identité, la Cour conclut que les demandeurs n’auraient pas pu normalement fournir des documents d’identité supplémentaires avant l’audience, en plus des certificats de naissance, du permis de conduire, des deux lettres et de la photocopie du passeport déjà transmise.

[72]  Il ne peut pas être affirmé que les demandeurs savaient que d’autres documents d’identité devaient être présentés avant la tenue de l’audience de la SPR. Il est vrai que l’interviewer a demandé d’autres documents deux mois avant la tenue de l’audience de la SPR. Toutefois, je dois réitérer que les demandeurs n’ont jamais été avisés par la SPR que des documents supplémentaires d’identité devaient être présentés dans le cadre de leur audience. En effet, l’agent de gestion des cas de la SPR avait déjà communiqué avec les demandeurs au sujet de la nécessité d’obtenir une lettre de consentement de M. Agho pour démontrer que la DP n’avait pas enlevé les demandeurs mineurs. Il en découle que, si les demandeurs devaient fournir d’autres documents d’identité, la SPR aurait pu les en aviser et leur demander de fournir ces documents d’identité proprement dits.

[73]  Même si l’interviewer qui avait rencontré la DP avant l’audience n’était peut‑être pas convaincu que cette dernière ou les demandeurs mineurs avaient établi leur identité, une telle conclusion ne liait pas la SPR qui était toujours tenue d’effectuer une évaluation indépendante des documents d’identité des demandeurs (Diallo, au paragraphe 5; Matingou‑Testie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 389, au paragraphe 27; Jackson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1098, au paragraphe 34). Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’après qu’ils aient fourni les certificats de naissance et le permis de conduire, en plus des lettres provenant du cousin et du voisin, il était déraisonnable que la SPR s’attende à ce qu’ils fournissent d’autres éléments de preuve relatifs à leur identité ou à leur résidence, comme le passeport original, sans en faire d’abord la demande. Les demandeurs avaient le droit de s’attendre à ce que les documents d’identité traditionnels qu’ils avaient fournis, c’est‑à‑dire les certificats de naissance et le permis de conduire, suffisent à établir leur identité (Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245, au paragraphe 18).

[74]  La Cour remarque également que les demandeurs ont présenté une photocopie de la page biographique du passeport expiré de la DP. En temps normal, la SPR pourrait raisonnablement refuser d’accorder une valeur probante à la photocopie d’un document d’identité si celle‑ci n’est pas étayée par le document original, fourni sur demande écrite ou au moment de l’audience, et qu’aucune explication n’est fournie quant à ce manquement (article 42 des Règles de la SPR, Hernandez Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1138, aux paragraphes 7 et 8; Diallo, au paragraphe 10). Cependant, le ministre est intervenu à la dernière minute pour présenter ses propres éléments de preuve, lesquels n’étaient pas étayés par les documents primaires sur lesquels ils étaient fondés : les demandes de visa alléguées des demandeurs, les demandes d’AVE et les passeports espagnols. La SPR et la SAR n’ont ni accordé de poids à la photocopie du passeport, ni déterminé si l’intervention tardive du ministre avait eu une incidence quelconque sur l’incapacité des demandeurs de fournir ce passeport original.

[75]  D’ailleurs, l’article 36 des Règles de la SPR permet la présentation d’éléments de preuve supplémentaires après la tenue d’une audience de la SPR (Bakos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 191, au paragraphe 48). Cependant, la SPR a rendu sa décision le lendemain de l’audience. Cela a empêché les demandeurs de demander à déposer d’autres éléments de preuve relatifs à l’identité, même si la SPR savait que la DP détenait un passeport du Nigéria puisqu’une photocopie de ce document lui avait été présentée. Au contraire, la SPR a tiré des inférences défavorables du défaut des demandeurs de produire ce passeport en premier lieu, estimant essentiellement que les demandeurs n’avaient pas fourni le document original car il n’existait pas : [traduction] « Le tribunal conclut que, selon la prépondérance des probabilités, si la DP n’a pas pu fournir des documents additionnels pour prouver l’identité nigériane des demandeurs, c’est probablement parce que ceux‑ci ne pouvaient pas obtenir ni présenter de documents d’identité nigérians en vigueur et authentiques. »

[76]  Dans ces circonstances particulières, il était déraisonnable que la SAR rejette les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs. Je reconnais que l’étonnement d’un demandeur, en l’absence d’une justification à la lumière des circonstances, à l’annonce que les éléments de preuve présentés à la SPR étaient insuffisants après que la décision a été rendue, n’est pas généralement à lui seul un motif de présenter de nouveaux éléments de preuve à la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Desalegn, 2016 CF 12, aux paragraphes 22 à 24). Toutefois, étant donné la manière de procéder du ministre et de la SPR, les demandeurs n’auraient pas raisonnablement pu présenter ces éléments de preuve à la SPR, et le refus de la SAR de tenir compte adéquatement de cette condition prévue par la loi était déraisonnable dans les circonstances.

  IX.  La décision de la SAR de ne pas tenir une audience

[77]  Les demandeurs affirment que la décision de la SAR de ne pas tenir une audience était également déraisonnable; elle aurait dû tenir une audience afin d’évaluer les nouveaux éléments de preuve documentaire, car ceux‑ci répondent aux trois conditions conjonctives prévues au paragraphe 110(6) de la Loi.

[78]  Les paragraphes 110(3) et 110(6) de la Loi, lesquels établissent le pouvoir discrétionnaire de la SAR de tenir une audience après l’admission de nouveaux éléments de preuve, et l’article 111 de la Loi, lequel établit la compétence de la SAR, disposent que :

110 (3). Sous réserve des paragraphes (3.1), (4) et (6), la section procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la Section de la protection des réfugiés, mais peut recevoir des éléments de preuve documentaire et des observations écrites du ministre et de la personne en cause ainsi que, s’agissant d’une affaire tenue devant un tribunal constitué de trois commissaires, des observations écrites du représentant ou mandataire du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et de toute autre personne visée par les règles de la Commission.

110(3). Subject to subsections (3.1), (4) and (6), the Refugee Appeal Division must proceed without a hearing, on the basis of the record of the proceedings of the Refugee Protection Division, and may accept documentary evidence and written submissions from the Minister and the person who is the subject of the appeal and, in the case of a matter that is conducted before a panel of three members, written submissions from a representative or agent of the United Nations High Commissioner for Refugees and any other person described in the rules of the Board.

 

[…]

[…]

 

110 (6). La section peut tenir une audience si elle estime qu’il existe des éléments de preuve documentaire visés au paragraphe (3) qui, à la fois :

 

110(6). The Refugee Appeal Division may hold a hearing if, in its opinion, there is documentary evidence referred to in subsection (3):

a) soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

(a) that raises a serious issue with respect to the credibility of the person who is the subject of the appeal;

 

b) sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile;

(b) that is central to the decision with respect to the refugee protection claim; and

 

c) à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas.

 

(c) that, if accepted, would justify allowing or rejecting the refugee protection claim.

 

[…]

[…]

 

111(1). La Section d’appel des réfugiés confirme la décision attaquée, casse la décision et y substitue la décision qui aurait dû être rendue ou renvoie, conformément à ses instructions, l’affaire à la Section de la protection des réfugiés.

111(1). After considering the appeal, the Refugee Appeal Division shall make one of the following decisions:

(a) confirm the determination of the Refugee Protection Division;

(b) set aside the determination and substitute a determination that, in its opinion, should have been made; or

(c) refer the matter to the Refugee Protection Division for re‑determination, giving the directions to the Refugee Protection Division that it considers appropriate.

 

(2) Elle ne peut procéder au renvoi que si elle estime, à la fois :

(2) The Refugee Appeal Division may make the referral described in paragraph (1)(c) only if it is of the opinion that

 

a) que la décision attaquée de la Section de la protection des réfugiés est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

(a) the decision of the Refugee Protection Division is wrong in law, in fact or in mixed law and fact; and

 

b) qu’elle ne peut confirmer la décision attaquée ou casser la décision et y substituer la décision qui aurait dû être rendue sans tenir une nouvelle audience en vue du réexamen des éléments de preuve qui ont été présentés à la Section de la protection des réfugiés.

 

(b) it cannot make a decision under paragraph 111(1)(a) or (b) without hearing evidence that was presented to the Refugee Protection Division.

 

[79]  Puisque la SAR a refusé d’admettre de nouveaux éléments de preuve, elle ne s’est pas penchée sur la question relative à la tenue d’une audience. Cependant, comme la décision de ne pas admettre de nouveaux éléments de preuve était déraisonnable, certaines observations, visant à savoir si la SAR pourrait raisonnablement refuser de tenir une audience si elle admettait de nouveaux éléments de preuve, s’imposent également en l’espèce.

[80]  La SAR doit respecter les trois conditions énoncées dans le paragraphe 110(6) de la Loi si elle veut user du pouvoir discrétionnaire de tenir une audience. De plus, même si ces trois conditions sont respectées, la SAR conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir une audience, si elle est convaincue qu’elle peut statuer sur l’affaire sans tenir une audience (Singh, au paragraphe 71; Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 584, aux paragraphes 33 et 34). Toutefois, la SAR doit exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience de façon raisonnable (Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147, au paragraphe 18).

[81]  À mon avis, il serait déraisonnable que la SAR exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir une audience. Même s’il ne semble pas que la SAR et la SPR aient présenté des conclusions explicites quant à la crédibilité du témoignage de la DP, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que des conclusions défavorables quant à la crédibilité ont été tirées à l’égard de l’absence de documents de voyage et des antécédents de voyage des demandeurs. La SPR et la SAR se sont appuyées sur les antécédents de voyage soupçonnés des demandeurs et l’absence de documents de voyage pour contester leurs documents d’identité. De plus, je crois que les conditions relatives au caractère substantiel prévues à l’article 110(6) de la Loi sont remplies, puisque les nouveaux éléments de preuve pourraient être essentiels aux demandes des demandeurs et pourraient avoir une incidence sur l’issue de l’affaire, car la question de l’identité est déterminante. Si les demandeurs n’établissent pas leur identité, les demandes seront rejetées et les nouveaux éléments de preuve pourraient remédier à ce problème; il convient de tenir une audience pour examiner adéquatement ces nouveaux éléments de preuve (Osman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1048, aux paragraphes 33 et 34).

[82]  Je formulerai d’autres remarques concernant la compétence de la SAR en l’espèce et la nécessité de tenir une nouvelle audience, puisque la SPR ne s’est pas penchée tout particulièrement sur la question de la crédibilité des demandes elles‑mêmes. Ni la SPR ni la SAR n’ont rendu une décision sur le bien‑fondé des demandes d’asile des demandeurs, du fait que ces deux tribunaux ont rejeté les demandes pour des motifs liés à l’identité. En outre, à la suite de l’examen de l’enregistrement de l’audience de la SPR, je dois faire remarquer que la DP n’a pas été questionnée sur le fondement de sa demande d’asile, et les observations orales étaient essentiellement limitées à la question de l’identité.

[83]  Par conséquent, après avoir tranché sur l’identité des demandeurs, la SAR ne peut aborder le bien‑fondé des demandes d’asile et tirer d’autres conclusions de fond, à moins d’aviser les parties et de leur offrir l’occasion de présenter des observations sur ces questions (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684, au paragraphe 10; Fu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1074, au paragraphe 14; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux paragraphes 65 à 76). À défaut d’un avis émis par la SAR ou d’observations présentées par les demandeurs sur d’autres questions de fond, la SAR serait obligée de renvoyer les questions de fond laissées en suspens à la SPR afin que cette dernière tranche sur ces questions, en vertu de l’alinéa 111(1)c) et du paragraphe 111(2) de la Loi, après que la SAR aura tranché sur la question de l’identité (Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 12; Deng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 887, aux paragraphes 14 à 18).

  X.  Conclusion

[84]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour un nouvel examen conformément aux présents motifs de jugement. Les avocats n’ont soulevé aucune question de portée générale.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1463‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour un nouvel examen conformément aux présents motifs de jugement. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de janvier 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1463‑18

 

INTITULÉ :

REGINA DENIS, LINCOLN AGHO (PERSONNE MINEURE), VENICE AGHO (PERSONNE MINEURE), SNOW AYEVBOSA AGHO (PERSONNE MINEURE), TROY OSARUYI AGHO (PERSONNE MINEURE) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 NOVEMBRE 2018

 

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

 

POUR LES DEMANDEURS

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Odeleye Law Firm

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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