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Date : 20181120


Dossier : IMM‑1340‑18

Référence : 2018 CF 1166

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2018

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

SHAUN FARMAN RUZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Shaun Farman Ruz [M. Ruz], demande le contrôle judiciaire de la décision du délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le délégué du ministre] datée du 28 juillet 2017, par laquelle il rejetait sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] restreint fondée sur l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] et concluait que le demandeur n’était pas une personne à protéger. Cela a eu pour conséquence qu’il n’y a pas eu sursis à l’exécution de la mesure de renvoi visant M. Ruz, qui est frappé d’une interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I.  Contexte

[3]  M. Ruz est citoyen de l’Iraq. Le 10 février 2013, il est arrivé au Canada et a présenté une demande d’asile.

[4]  Le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) de M. Ruz comprenait des renseignements sur son identité, sa date de naissance, ses expériences de travail en Iraq et des allégations concernant les risques auxquels il était exposé; certains de ces renseignements ont par la suite été contredits par des renseignements fournis par M. Ruz et obtenus par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

[5]  Dans les observations mises à jour soumises par M. Ruz à l’appui de sa demande d’ERAR restreint, M. Ruz a indiqué qu’il avait grandi dans la région du Kurdistan iraquien et qu’il était membre de l’Union patriotique du Kurdistan. En 2000, il s’est rendu au Royaume‑Uni [R.‑U.] et a demandé l’asile. M. Ruz affirme que, pendant qu’il se trouvait au R.‑U., il a été recruté pour travailler dans le domaine du renseignement contre des terroristes pour le compte de l’Iraq. Toutefois, M. Ruz a été impliqué dans une bagarre dans un bar et a été reconnu coupable de coups et blessures avec préméditation. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de six ans. M. Ruz affirme que, pendant qu’il purgeait sa peine, on lui a offert la possibilité de retourner en Iraq, dont il s’est prévalu en 2011.

[6]  M. Ruz raconte qu’à son retour en Iraq, il est devenu membre du groupe de lutte contre le terrorisme [CTG], où il a été entraîné à la collecte de renseignements. Il affirme qu’il a été mis en danger après avoir été identifié par un membre du groupe Ansar al‑Islam, sur lequel il enquêtait à titre d’agent infiltré. Il a fui l’Iraq après avoir quitté le CTG sans permission, parce qu’il craignait que le groupe terroriste exerce des représailles à son endroit.

[7]  La Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu initialement que M. Ruz n’était pas membre de l’Union patriotique du Kurdistan et que, par conséquent, il n’était pas interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. En appel, la Section d’appel de l’immigration (SAI) a conclu que d’autres éléments de preuve permettaient de conclure qu’il était membre de l’Union patriotique du Kurdistan et l’a déclaré interdit de territoire. Toutefois, il semble qu’on n’ait pas donné suite à cette interdiction de territoire au Canada fondée sur des raisons de sécurité.

[8]  M. Ruz a également fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)b) en raison de sa condamnation au R.‑U. pour voies de fait et son cas a été déféré pour enquête. La SI a déclaré M. Ruz interdit de territoire pour grande criminalité et a pris une mesure d’expulsion (aussi appelée « mesure de renvoi »). En raison de cette décision, M. Ruz ne peut présenter de demande d’asile. Toutefois, la conclusion d’interdiction de territoire et la prise de la mesure de renvoi font en sorte que M. Ruz a droit à un ERAR restreint.

[9]  La première étape dans l’examen d’une demande d’ERAR restreint consiste en la conduite d’une « évaluation des risques » par l’agent d’immigration, puis en la formulation d’une conclusion préliminaire quant à savoir si le demandeur est une personne à protéger. Deuxièmement, un agent de l’ASFC procède à une « évaluation des restrictions ». En l’espèce, puisque M. Ruz a été déclaré interdit de territoire pour criminalité en raison d’une déclaration de culpabilité prononcée à l’extérieur du Canada, l’évaluation des restrictions a porté sur les facteurs énoncés dans les articles 96 à 98 de la Loi. (Dans d’autres cas, l’évaluation des restrictions est plus restreinte et peut être limitée par exemple aux facteurs énoncés à l’article 97.) Troisièmement, les résultats de l’évaluation des risques et de l’évaluation des restrictions sont communiqués au demandeur, qui a alors la possibilité de soumettre des observations. Enfin, un délégué du ministre examine les évaluations, les observations du demandeur et d’autres renseignements, notamment toute recherche indépendante, pour établir si la demande d’ERAR restreint doit être autorisée ou rejetée.

A.  L’évaluation des risques ‑ 2013

[10]  En août 2013, M. Ruz a déposé une demande d’ERAR et a présenté des observations dans lesquelles il décrivait les risques auxquels il soutenait être exposé s’il était renvoyé en Iraq.

[11]  L’agent a effectué l’évaluation des risques le 25 septembre 2013 et l’a envoyée au Centre d’exécution de la loi de l’ASFC en y joignant une note de service et en précisant que l’évaluation des risques fait partie d’un processus global d’examen de cas décrit dans le Guide des personnes protégées (PP3). L’agent a pris connaissance de la description par M. Ruz de sa participation aux activités du CTG kurde et de sa désertion. L’agent a conclu qu’il était plus probable que le contraire que M. Ruz soit exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie s’il retournait en Iraq.

B.  L’évaluation des restrictions ‑ 2014

[12]  L’évaluation des restrictions a été préparée par la Direction générale du règlement des cas de l’ASFC en mai 2014. Cette évaluation comprend un sommaire des instances antérieures de M. Ruz en matière d’immigration, y compris le rapport et le renvoi aux termes de l’article 44 de la Loi (concernant son admissibilité), les entrevues avec d’autres agents d’immigration et agents de l’ASFC, les conclusions de la SI et de la SAI, les audiences de contrôle des motifs de détention et l’information recueillie par l’ASFC. L’évaluation mentionne entre autres que M. Ruz avait utilisé différents noms, différentes dates de naissance, différentes versions des périodes qu’il a passées au R.‑U. et en Iraq et qu’il a nié à de nombreuses reprises avoir été condamné au R.‑U. jusqu’à ce qu’on lui présente le document britannique. L’évaluation des restrictions comprend des extraits des rapports d’interdiction de territoire, des audiences de la SI et des contrôles des motifs de détention, lesquels font état des contradictions dans les récits de M. Ruz et concluent qu’il n’était ni digne de foi ni crédible. L’évaluation des restrictions souligne que des [traduction« commissaires [de la SI] et des représentants de l’Agence des services frontaliers du Canada ont déclaré que M. Ruz manque constamment de crédibilité dans ses communications avec les responsables de l’immigration. Il a sciemment dissimulé des renseignements et fourni des renseignements contradictoires, aux entrevues et par écrit, en ce qui concerne son identité, son emploi, son emploi du temps, son lieu de résidence et ses activités criminelles ».

[13]  L’évaluation des restrictions inclut également une longue liste de documents qui ont été divulgués à M. Ruz, par exemple des transcriptions et des documents à communiquer portant sur des instances antérieures.

[14]  Le 9 juin 2014, un décideur principal de l’ASFC a fourni une « lettre de divulgation » à M. Ruz ainsi qu’une copie de l’évaluation des risques de 2013 et de l’évaluation des restrictions de 2014. La lettre qui accompagne les documents explique que M. Ruz pourrait avoir soumis des observations, des arguments et des éléments de preuve qui seront pris en compte par le décideur (le délégué du ministre). Selon la lettre, les observations et les éléments de preuve devraient être limités aux questions soulevées dans l’évaluation des risques, dans l’évaluation des restrictions et dans tout autre document joint. De plus, M. Ruz a été avisé qu’il pouvait soumettre de nouveaux éléments de preuve liés au risque auquel il serait exposé à son retour, éléments qui n’étaient pas normalement accessibles au moment où sa demande a été présentée.

[15]  La lettre de divulgation expliquait que le délégué du ministre pouvait tenir compte des documents sur la situation récente et actuelle dans le pays et énumérait plusieurs exemples de rapports qui pouvaient être pris en compte.

[16]  La lettre de divulgation comportait également le passage suivant : [traduction« Dans sa décision, le délégué du ministre, bien qu’il ne soit pas lié par toute décision, évaluation ou recommandation antérieure, tient compte de tout élément de preuve pertinent qui lui est présenté, ce qui comprend vos observations, l’ERAR et l’évaluation des restrictions. »

C.  Les observations que le demandeur a présentées au délégué du ministre

[17]  En juin 2014, M. Ruz a présenté ses observations dans une lettre accompagnée de plusieurs pièces jointes, y compris des reportages et des rapports sur les conditions en Iraq. M. Ruz a déclaré qu’il s’appuyait sur ses observations antérieures. Il a ajouté que de nouveaux développements en Iraq, notamment l’incapacité du gouvernement à contrer la montée de l’extrémisme, ont accru les risques auxquels il serait exposé. Il a déclaré qu’à titre d’ancien membre du CTG, son employeur pourrait constituer une menace pour lui et qu’il pourrait également être ciblé par les groupes terroristes qui contrôlent certaines régions du pays.

[18]  Dans une lettre datée du 21 février 2017, le décideur principal, en sa qualité de délégué du ministre, a indiqué à M. Ruz qu’il allait prendre la décision définitive. Étant donné le temps écoulé depuis les évaluations et les observations antérieures, M. Ruz a été invité à mettre à jour ses observations. Le délégué du ministre a réitéré l’information qui figure dans la lettre de divulgation précédente et a attiré l’attention de M. Ruz sur un rapport produit en 2016 par le ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni sur la situation qui règne en Iraq.

[19]  Dans ses observations soumises en juin 2017, M. Ruz a de nouveau rappelé qu’il avait demandé l’asile au Royaume‑Uni en 2000, qu’il était retourné en Iraq en 2011, qu’il avait commencé à travailler pour le CTG, qu’il avait été formé en collecte de renseignements et de preuve auprès de personnes et sur des appareils électroniques, qu’il avait participé à des opérations d’infiltration et que son identité avait été découverte par le groupe Ansar al‑Islam pendant qu’il était agent secret. M. Ruz croyait avoir été visé par un attentat à la bombe survenu au poste de police de Kirkuk en raison de son rôle dans l’opération d’infiltration. M. Ruz a réitéré que sa connaissance des méthodes du CTG et sa désertion faisaient en sorte qu’il constituait une cible pour les groupes militants islamiques.

[20]  M. Ruz a également affirmé, pour la première fois, que son appartenance à la religion chrétienne faisait en sorte qu’il était une cible pour l’État islamique.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[21]  Le délégué du ministre a examiné l’évaluation des risques, l’évaluation des restrictions, les observations de M. Ruz et les documents qu’il a soumis ainsi que les documents portant sur les conditions dans le pays. Le délégué du ministre a conclu qu’il était peu probable que M. Ruz soit exposé aux risques décrits dans les articles 96 et 97 de la Loi s’il était renvoyé en Iraq.

[22]  Le délégué du ministre a examiné le formulaire FDA original de M. Ruz, qui décrivait le travail que ce dernier avait effectué en Iraq au cours des années 2000 ainsi que son recrutement par le CTG en 2008 pour travailler dans le renseignement à Souleimaniye. Le délégué du ministre a cité des passages de documents de la SI et de la SAI, de contrôles des motifs de détention et d’autres entrevues dans lesquelles des incohérences dans les récits de M. Ruz ont été relevées et a exprimé des préoccupations concernant son manque de crédibilité. Le délégué du ministre a souligné que le formulaire FDA modifié de M. Ruz contredisait son formulaire FDA initial concernant le moment où il a quitté l’Iraq pour le Royaume‑Uni ainsi que le moment et la raison de son retour en Iraq. Le délégué du ministre a également souligné que ce n’est que lorsque M. Ruz avait été confronté à une preuve de sa condamnation qu’il a reconnu avoir été condamné au Royaume‑Uni.

[23]  En ce qui concerne la présente évaluation des risques, le délégué du ministre a d’abord examiné les conclusions incompatibles sur la question de savoir si M. Ruz avait bel et bien été au service du CTG. Le délégué du ministre a souligné que l’agent qui a mené l’évaluation des risques en 2013 avait reconnu que M. Ruz avait joué un rôle dans le CTG et qu’il avait déserté le CTG. L’agent a conclu que M. Ruz pourrait être visé par des représailles graves et arbitraires s’il retournait en Iraq. Toutefois, l’agent n’a pas trouvé de références fiables sur des sanctions prises contre des officiers iraquiens ayant déserté. Le délégué du ministre a souligné que la SI a par la suite conclu à l’absence d’éléments de preuve crédibles sur son emploi au CTG. Le délégué du ministre a souligné que beaucoup de renseignements qui accompagnaient l’évaluation des restrictions étaient différents des renseignements figurant dans l’évaluation des risques et que l’agent qui avait préparé l’évaluation des risques n’avait pas eu la possibilité d’examiner toute l’information.

[24]  Le délégué du ministre a examiné les observations de M. Ruz, qui ont été mises à jour en 2014 et en 2017. Le délégué du ministre a résumé ainsi les risques énumérés par M. Ruz : sa crainte des insurgés, sa crainte de subir des représailles de la part des autorités (y compris le CTG ou l’Union patriotique du Kurdistan) et la crainte d’être persécuté en raison de son appartenance religieuse.

[25]  Le délégué du ministre a conclu que l’observation de M. Ruz selon laquelle il serait menacé par les autorités iraquiennes en raison de son partage d’éléments de preuve vidéo et photographiques avec les autorités canadiennes n’avait aucun fondement. Le délégué du ministre a déclaré que ces éléments de preuve n’avaient [traduction« aucune valeur », parce qu’aucune explication n’accompagnait ces photos; par exemple, les dates, les noms et les lieux n’étaient pas précisés. Le délégué du ministre a souligné que, puisque rien n’explique de quelle façon des fonctionnaires iraquiens pourraient apprendre que les photos ont été remises aux autorités canadiennes, le simple fait que le délégué du ministre et un autre agent ont vu les photos n’entraînerait pas de répercussions.

[26]  En ce qui concerne le risque auquel M. Ruz est exposé en raison des insurgés comme le groupe Ansar al‑Islam, le délégué du ministre a conclu qu’aucun élément de preuve ne donne à penser que le groupe Ansar al‑Islam est toujours actif en Iraq. Le délégué du ministre a tenu compte des éléments de preuve documentaire qui indiquent que la région de Souleimaniye, où M. Ruz avait habité et où habitaient des membres de sa famille, est relativement stable et exempte d’attaques terroristes et que l’exécution de la loi y est adéquate. Le délégué du ministre a conclu que M. Ruz était relativement à l’abri des terroristes.

[27]  En ce qui concerne le risque de représailles de la part des autorités iraquiennes, le délégué du ministre a conclu que peu d’éléments de preuve indiquent que M. Ruz ait déserté pendant qu’il était en service actif. Aucun renseignement n’a été fourni sur son contrat de travail, et rien ne permet de croire qu’il y ait eu conscription. Le délégué du ministre a également tenu compte du risque auquel sont exposés les déserteurs, mais a conclu qu’aucun élément de preuve n’a été fourni sur le traitement des déserteurs du CTG et que les éléments de preuve sur la situation dans le pays concernant la désertion par les militaires en général ne permettent pas de conclure que le risque allégué est bien réel.

[28]  En ce qui concerne l’affirmation de M. Ruz selon laquelle il allait être persécuté parce qu’il est chrétien, le délégué du ministre a d’abord remarqué que la preuve à l’appui de cette affirmation n’est pas abondante. Le délégué du ministre a également évalué le risque et a conclu que les éléments de preuve documentaires indiquent que les membres de minorités religieuses dans la région Kurdistan iraquien sont protégés et qu’il existe des communautés chrétiennes [traduction« assez importantes ». Il existe également peu d’éléments de preuve qui permettent de croire que le gouvernement souhaite poursuivre les apostats. Le délégué du ministre a ajouté que M. Ruz n’était pas strict sur le plan religieux lorsqu’il vivait en Iraq et que sa famille ne serait pas importunée par sa conversion.

[29]  Le délégué du ministre a également conclu que l’État islamique est en recul en Iraq et que la région kurde n’est pas un secteur durement touché par le conflit. Le délégué du ministre a conclu qu’il n’existait pas plus qu’une simple possibilité que M. Ruz soit exposé aux risques mentionnés dans les articles 96 et 97 de la Loi.

III.  Les questions en litige

[30]  M. Ruz soutient que le délégué du ministre a contrevenu à l’équité procédurale et que sa décision n’est pas raisonnable. Ses observations écrites et verbales portent sur les questions suivantes :

  • La question de savoir si le délégué du ministre a commis une erreur en ne tenant pas d’audience pour permettre à M. Ruz de réfuter les conclusions défavorables quant à sa crédibilité;

  • La question de savoir si le délégué du ministre a commis une erreur en utilisant incorrectement dans l’évaluation des risques des documents qui avaient été recueillis pour l’évaluation des restrictions;

  • La question de savoir si le délégué du ministre a mal interprété un argument clé, ce qui a mené à une conclusion déraisonnable.

IV.  La norme de contrôle applicable

[31]  Les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Les questions de fait et de droit doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable. En général, la décision du délégué du ministre quant à un ERAR est examinée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kadder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 45, au paragraphe 11, 265 ACWS (3d) 1006).

[32]  M. Ruz soutient que le défaut de tenir une audience pour lui permettre de réfuter les inférences relatives à sa crédibilité violait son droit à l’équité procédurale. Il affirme qu’une audience s’impose, conformément à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement].

[33]  Dans la décision Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, au paragraphe 13, [2016] ACF no 106 (QL) [Zmari], la Cour a souligné que la jurisprudence n’est pas unanime quant à la question de savoir si la décision de ne pas tenir d’audience est une question d’interprétation de la Loi et du Règlement, ce qui est une question de fait et de droit, ou une question d’équité procédurale. Toutefois, en l’espèce, il ne semble pas qu’une audience ait été demandée ni que le délégué du ministre ait interprété le Règlement. Par conséquent, je ne peux m’appuyer sur la jurisprudence selon laquelle la décision de tenir une audience doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable, parce que cette décision suppose que le décideur interprète sa loi habilitante. La question clé consiste à établir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce, ce qui doit être examiné selon la norme de la décision correcte.

[34]  La question de savoir si le délégué du ministre a mal interprété un argument ou la preuve qui s’y rattache est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[35]  Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour s’attarde « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Il faut faire preuve de déférence à l’égard du décideur (en l’espèce, envers l’agent), et la Cour ne procède pas à une nouvelle pondération de la preuve.

V.  Le délégué du ministre a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience?

A.  Les observations du demandeur

[36]  M. Ruz soutient qu’une audience aurait dû être tenue, parce que la décision du délégué du ministre est truffée de références à sa crédibilité concernant des éléments de preuve cruciaux. Il soutient que l’évaluation des risques ne comprenait pas de conclusions quant à sa crédibilité et que l’évaluation des restrictions ne comportait pas de conclusion; par conséquent, il ne pouvait pas savoir que les questions de crédibilité devaient être abordées.

[37]  M. Ruz soutient que le défaut de tenir une audience afin de lui permettre de répondre aux préoccupations quant à sa crédibilité constituait un manquement à l’équité procédurale. Il soutient que les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement indiquent tous qu’une audience doit être tenue.

[38]  M. Ruz soutient que les conclusions déguisées du délégué du ministre sur sa crédibilité, en particulier en ce qui concerne ses déclarations contradictoires sur ses activités antérieures et les photographies [traduction« sans valeur » qui illustraient son travail au CTG, sont directement liées au risque auquel il est exposé. Il ajoute que son statut de membre du CTG était au cœur de sa demande d’asile. Si le délégué du ministre avait accepté ce fait, il aurait pu en arriver à une conclusion différente.

B.  Les observations du défendeur

[39]  Le défendeur soutient que le délégué du ministre a appuyé sa décision sur son évaluation des éléments de preuve relatifs au risque allégué, et non sur la crédibilité. Le délégué du ministre a examiné les risques avancés par M. Ruz en fonction des conditions actuelles dans le pays, en accordant plus de poids aux éléments de preuve indépendants et objectifs.

[40]  Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale découlant des références par le délégué du ministre aux antécédents de M. Ruz et des conclusions de la SI, de la SAI et d’autres décideurs concernant le manque de crédibilité du récit de M. Ruz, puisque ce dernier était entièrement au courant de ces faits. Il était au courant des préoccupations quant aux changements à son récit et a eu l’occasion de fournir des observations et des éléments de preuve au délégué du ministre. Dans les circonstances, une audience n’était pas requise.

C.  Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale

[41]  Une audience n’était pas requise, et ce, pour deux raisons. Premièrement, M. Ruz était manifestement au courant des éléments de preuve qu’il devait réfuter, il a eu l’occasion de répondre et a répondu. Deuxièmement, les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement ne font pas état de la nécessité de tenir une audience. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

[42]  L’observation de M. Ruz selon laquelle il n’était pas au courant des préoccupations quant à sa crédibilité ni [traduction« des éléments de preuve qu’il devait réfuter » et selon laquelle il n’a pas eu l’occasion de dissiper les préoccupations est quelque peu de mauvaise foi. L’évaluation des risques et l’évaluation des restrictions ont été entièrement divulguées à M. Ruz, et le processus lui a été décrit dans la lettre de divulgation. L’évaluation des restrictions comportait la divulgation d’une longue liste de documents, y compris des transcriptions d’audiences et de décisions qui faisaient état de préoccupations quant à sa crédibilité. L’évaluation des restrictions comportait de longs extraits de plusieurs de ces décisions, dans lesquelles les problèmes de crédibilité étaient clairement mentionnés. M. Ruz savait que dans son formulaire FDA, son formulaire FDA modifié et les éléments de preuve soumis à la SI, il avait apporté des modifications concernant son nom, sa date de naissance, ses séjours en Iraq et au Royaume‑Uni ainsi qu’au sujet de son enrôlement dans l’Union patriotique du Kurdistan et le CTG. Il avait également été personnellement avisé des décisions de la SI et de la SAI, qui ont fait ressortir les incohérences de son récit et selon lesquelles il n’était pas crédible. Bien qu’il suggère que le délégué du ministre n’aurait pas dû tenir compte de son dossier provenant d’autres instances, toutes ses instances en matière d’immigration sont liées, ce que révèlent les documents divulgués qui accompagnaient l’évaluation des restrictions. Il a présenté des observations au délégué du ministre en 2014 ainsi qu’en 2017, observations dont le délégué du ministre a tenu compte.

[43]  L’application des facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement n’a pas pour objet d’ouvrir la porte à une conclusion de manquement à l’équité procédurale lorsqu’un tel manquement n’existe pas. Les facteurs en question permettent de trancher la question de savoir s’il faut tenir une audience afin de prévenir tout manquement à l’équité procédurale. En l’espèce, il n’y a tout simplement pas eu de manquement à l’équité procédurale. Quoi qu’il en soit, l’application des facteurs ne permettrait pas de conclure à la nécessité de tenir une audience.

[44]  L’alinéa 113b) de la Loi prévoit la possibilité de tenir une audience pour rendre une décision sur un ERAR si le ministre estime que l’audience est requise. L’article 167 du Règlement énonce les facteurs à appliquer :

167 Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[Non souligné dans l’original.]

[45]  L’utilisation du terme « and » à la fin de l’alinéa b) dans la version anglaise ainsi que la jurisprudence qui a servi à interpréter les dispositions confirment que les trois facteurs doivent être présents (Demirovic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1284, aux paragraphes 9 et 10, [2005] ACF no 1560 (QL)).

[46]  En résumé, une audience n’était pas requise au titre du Règlement, parce que les trois facteurs qui doivent être réunis pour qu’une audience soit requise n’étaient pas présents. En particulier, la crédibilité n’a pas été un facteur déterminant dans la décision du délégué du ministre. Le délégué du ministre a évalué les risques allégués par M. Ruz en se rapportant aux éléments de preuve soumis et a accordé davantage de poids aux documents objectifs sur la situation dans le pays, qui ont permis de conclure qu’il n’existait pas plus qu’une simple possibilité que M. Ruz soit exposé aux risques mentionnés dans les articles 96 et 97 de la Loi.

[47]  M. Ruz s’est appuyé sur plusieurs affaires dans lesquelles la Cour a conclu à l’existence conclusions déguisées en matière de crédibilité et qu’une audience aurait dû être tenue. Toutefois, dans ces affaires (Zmari, aux paragraphes 19 et 20; Majali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 275 au paragraphe 41, [2017] ACF No 276 (QL); B147 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 843 aux paragraphes 16 et 17, 295 ACWS (3d) 597), la Cour a conclu que les trois facteurs énumérés à l’article 167 étaient présents.

[48]  En l’espèce, le délégué du ministre n’a pas tiré de nouvelles conclusions quant à la crédibilité de M. Ruz, mais a manifestement noté les préoccupations qui avaient été soulevées antérieurement, notamment quant au fait que M. Ruz avait modifié son formulaire FDA et avait présenté des récits contradictoires au sujet de son séjour au Royaume‑Uni, de son rôle dans le CTG et de sa rencontre avec le groupe Ansar al‑Islam.

[49]  Le récit de M. Ruz de son rôle dans le CTG, sa crainte de faire l’objet de représailles aux mains du groupe Ansar al‑Islam en raison de son travail d’infiltration et sa conversion récente à la religion chrétienne expliquent sa demande et les modifications qu’il a apportées à ses observations. Par conséquent, les éléments de preuve liés à ces trois aspects des risques auxquels il soutient être exposé étaient des éléments cruciaux de sa demande et de la décision.

[50]  Toutefois, l’issue n’aurait pas été différente si les affirmations de M. Ruz concernant le risque auquel il est exposé avaient été acceptées. Dans Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872, 256 FTR 53, la Cour a noté ce qui suit au paragraphe 27 :

Après examen des facteurs énumérés dans l’article 167 du Règlement, je suis d’avis que les circonstances qui eussent justifié la tenue d’une audience n’étaient pas présentes dans le cas qui nous occupe. La crédibilité des demandeurs n’a pas été l’aspect déterminant de la décision de l’agente, l’agente ayant plutôt estimé que les risques auxquels étaient censément exposés les demandeurs n’avaient pas été établis au vu de la preuve objective […]

[51]  De même, la question déterminante pour le délégué du ministre était le fait que les risques allégués n’étaient pas étayés par la preuve objective. Le délégué du ministre a déterminé le risque auquel M. Ruz était exposé aux mains des insurgés (Ansar al‑Islam) et des autorités iraquiennes ainsi que les risques de persécution religieuse sans égard aux problèmes de crédibilité relevés précédemment.

[52]  En ce qui concerne la crainte de M. Ruz que les autorités iraquiennes exercent des représailles à son endroit pour avoir déserté le CTG, les préoccupations quant à la crédibilité de M. Ruz en ce qui concerne la question de savoir s’il était membre du CTG n’ont pas été déterminantes. La conclusion a été fondée sur l’absence de preuve selon laquelle les déserteurs étaient exposés à un risque.

[53]  Bien que M. Ruz soutienne que les déserteurs du CTG ne sont pas traités comme les déserteurs des autres forces militaires, il n’a soumis quant à la façon avec laquelle les déserteurs sont traités par le CTG pour appuyer cette affirmation. Le délégué du ministre a également souligné que, bien que l’agent qui a mené l’évaluation des risques en 2013 ait accepté que M. Ruz eût déserté le CTG, l’agent n’a trouvé aucune preuve de la façon dont les déserteurs sont traités.

[54]  Le délégué du ministre a examiné la preuve dont il disposait sur les conséquences de la désertion des autres forces iraquiennes et a conclu qu’il y avait peu d’éléments donnant à penser que M. Ruz allait être poursuivi par les autorités. Il a souligné le fait que le bilan [traduction« peu reluisant » de l’Iraq en matière de droits de la personne n’est pas suffisant pour conclure que M. Ruz sera maltraité pour avoir quitté son emploi. Il a ajouté que, selon un rapport de la France, beaucoup de membres des forces peshmergas kurdes désertent en raison de problèmes de rémunération des militaires, mais que les forces attirent encore de nombreuses recrues. Le délégué du ministre a également reconnu le rapport danois, qui indique que la sanction en cas de désertion peut aller de la résiliation d’un contrat à la peine de mort. Toutefois, le délégué du ministre a conclu que peu d’éléments de preuve donnent à penser que ces sanctions ont été prises récemment et que M. Ruz serait poursuivi par les autorités pour désertion.

[55]  La crédibilité du récit de M. Ruz selon lequel il aurait été découvert par le groupe Ansar al‑Islam n’a également pas été un facteur déterminant. Le délégué du ministre a évalué le risque auquel M. Ruz était exposé aux mains des insurgés, y compris le groupe Ansar al‑Islam, dans la région dans laquelle il avait habité. Le délégué du ministre a souligné que les documents sur la situation dans le pays montrent que la région est relativement stable, qu’il est possible d’y bénéficier de la protection de l’État et que les attaques terroristes y sont peu fréquentes. Le délégué du ministre a conclu qu’aucun élément de preuve ne montre que le groupe Ansar al‑Islam est toujours actif en Iraq.

[56]  Bien que la référence du délégué du ministre à [traduction« l’affirmation » de M. Ruz au sujet du christianisme révèle que le délégué éprouve un certain scepticisme, le risque de persécution religieuse auquel M. Ruz est exposé a été évalué. Le délégué du ministre s’est appuyé sur les documents objectifs sur la situation dans le pays pour conclure qu’il existait des communautés chrétiennes [traduction« assez importantes », qu’il était possible de bénéficier de la protection de l’État, même pour un apostat, et que, puisque M. Ruz ne venait pas d’une famille religieuse, les membres de sa famille n’allaient pas être importunés par sa conversion.

VI.  Le délégué du ministre a‑t‑il commis une erreur en utilisant les documents divulgués pour l’évaluation des restrictions afin de déterminer le risque?

A.  Les observations du demandeur

[57]  M. Ruz soutient que l’évaluation des risques de 2013 et l’évaluation des risques de 2014 (ainsi que leurs documents respectifs) auraient dû être examinés séparément par le délégué du ministre. Il affirme que le délégué du ministre a commis une erreur en s’appuyant sur les documents fournis dans le contexte de l’évaluation des restrictions pour semer le doute sur sa crédibilité et sur les conclusions de l’agent qui figurent dans l’évaluation des risques de 2013.

[58]  M. Ruz soutient qu’il ne pouvait pas savoir que le dossier de l’évaluation des restrictions allait être utilisé. Par conséquent, il ne savait pas quelle était la preuve qui pesait contre lui et n’a pas eu l’occasion d’y répondre.

[59]  M. Ruz soutient que la lettre de divulgation, qui indique que ses arguments et ses éléments de preuve devaient [traduction« se limiter aux questions soulevées dans l’ERAR, dans l’évaluation des restrictions et dans tout autre document en pièce jointe », donne à penser que chaque évaluation est examinée séparément. Il soutient que cela signifie que les observations doivent être présentées séparément en réponse à chaque évaluation.

[60]  M. Ruz ajoute que la démarche adéquate a été décrite dans la décision Muhammad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 448, aux paragraphes 68 et 69, [2014] ACF no 477 (QL) [Muhammad], c’est‑à‑dire que les deux évaluations sont distinctes et que le délégué du ministre peut les soupeser.

B.  Les observations du défendeur

[61]  Le défendeur conteste l’affirmation selon laquelle M. Ruz ne savait pas quelle était la preuve qu’il devait réfuter. M. Ruz savait très bien que les préoccupations quant aux différentes versions de ses récits ont été énoncées dans l’évaluation des restrictions sur la foi des documents qui accompagnaient cette évaluation, qui ont tous été divulgués. M. Ruz a eu l’occasion de répondre aux questions soulevées dans les deux évaluations.

[62]  Aux termes de l’article 172 du Règlement, le délégué du ministre doit tenir compte de deux évaluations — l’évaluation des risques préparée en fonction des facteurs énoncés à l’article 97 et l’évaluation des restrictions, qui évalue les autres facteurs pertinents, en fonction de la raison de l’interdiction de territoire — ainsi que les observations et les documents sur la situation dans le pays. Toute l’information est prise en compte en vue de la prise de la décision. Le défendeur souligne que le processus d’ERAR restreint est déclenché par une conclusion d’interdiction de territoire et par une mesure de renvoi, et que, par conséquent, la décision quant à l’ERAR est fondée sur l’ensemble du dossier.

C.  Le délégué du ministre n’a pas commis d’erreur en examinant les deux évaluations et l’ensemble du dossier

[63]  L’affirmation de M. Ruz selon laquelle le délégué du ministre doit examiner séparément les deux évaluations et leurs dossiers respectifs n’est pas soutenue par le libellé de la Loi ou du Règlement ni par la jurisprudence. Compte tenu de la tâche du délégué du ministre, il ne serait tout simplement pas logique de suggérer que les dossiers ou les documents de chaque évaluation ne peuvent être pris en compte pour les besoins de la décision globale définitive.

[64]  M. Ruz a été interdit de territoire pour grande criminalité en raison de sa condamnation au Royaume‑Uni. Conformément à l’alinéa 112(3)b), M. Ruz ne peut pas obtenir l’asile. Toutefois, M. Ruz peut se prévaloir d’un examen des risques auxquels il est exposé, conformément au sous‑alinéa 113e)(ii) de la Loi. Les risques liés aux facteurs énumérés dans les articles 96 et 97 ont été évalués dans l’ERAR restreint.

[65]  L’article 172 du Règlement établit les éléments dont doit tenir compte le ministre (ou son délégué) dans son évaluation :

172 (1) Avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre tient compte des évaluations visées au paragraphe (2) et de toute réplique écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations, reçue dans les quinze jours suivant la réception de celles‑ci.

172 (1) Before making a decision to allow or reject the application of an applicant described in subsection 112(3) of the Act, the Minister shall consider the assessments referred to in subsection (2) and any written response of the applicant to the assessments that is received within 15 days after the applicant is given the assessments.

(2) Les évaluations suivantes sont fournies au demandeur :

(2) The following assessments shall be given to the applicant:

a) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi;

(a) a written assessment on the basis of the factors set out in section 97 of the Act; and

b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous‑alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.

(b) a written assessment on the basis of the factors set out in subparagraph 113(d)(i) or (ii) of the Act, as the case may be.

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added]

[66]  Le libellé sans équivoque de cet article ne permet pas de confirmer que les deux évaluations doivent être examinées séparément.

[67]  Contrairement à l’observation de M. Ruz, la lettre de divulgation n’indique pas que les deux évaluations et leurs dossiers respectifs allaient être examinés séparément. La lettre de divulgation indiquait clairement ce qui suit : [traduction« Lorsqu’il prend une décision, le délégué du ministre n’est pas lié par des décisions, des évaluations ou des recommandations précédentes. Il prendra toutefois en considération tous les éléments de preuve qui lui seront présentés, y compris vos observations, l’ERAR et l’examen des restrictions » [non souligné dans l’original]. Puisque l’évaluation des restrictions mentionnait très clairement les questions de crédibilité qui avaient été soulevées dans les procédures antérieures, M. Ruz a été avisé que cette information faisait partie du dossier dont disposait le délégué du ministre.

[68]  M. Ruz s’appuie sur la décision Muhammad, dans lequel la Cour a mentionné, aux paragraphes 68 à 70, la nécessité de soupeser l’information qui figure dans les deux évaluations. Toutefois, dans cette affaire, d’autres dispositions de la Loi s’appliquaient, et les éléments à soupeser étaient le risque auquel le demandeur était exposé en raison de son retour dans son pays d’origine et le risque qu’il représentait pour la société canadienne s’il restait au Canada. Ce ne sont pas ces éléments qui sont soupesés en l’espèce. Le risque auquel M. Ruz est exposé a été évalué au titre des articles 96 et 97 sans autre restriction.

[69]  La décision Muhammad ne permet pas de conclure que les évaluations doivent être prises en compte séparément. Cet arrêt soutient plutôt l’opinion selon laquelle le délégué du ministre doit tenir compte de toute l’information pour déterminer le risque auquel le demandeur est actuellement exposé. Dans Muhammad, la Cour a déclaré au paragraphe 69 :

[69]  Il s’ensuit que, non seulement le délégué du ministre peut mettre en balance les évaluations du risque de sécurité, mais qu’il peut également prendre une décision sur la question de savoir si le risque existe toujours. De toute évidence, si cette décision est prise, elle peut aller ou non dans le sens de l’évaluation des risques qu’a faite l’agent d’ERAR.

[70]  Le libellé du paragraphe 172(1) du Règlement précise qu’avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visée au paragraphe 112(3) de la LIPR, le ministre « tient compte des évaluations » visées au paragraphe 172(2), c’est‑à‑dire l’ERAR et le rapport d’évaluation de sécurité. Le Guide opérationnel ERAR va dans le même sens et décrit ces documents d’évaluations et oblige le délégué du ministre à les examiner avant de prendre sa décision. Contrairement à ce que prétend le défendeur, le rôle que joue l’agent d’ERAR ne se limite pas à donner un « avis ». Le Guide opérationnel ERAR n’indique pas non plus que la décision du délégué du ministre doit être fondée uniquement sur les évaluations, contrairement à ce que prétend le demandeur.

[70]  Le délégué du ministre n’est pas lié ni limité dans sa décision par l’évaluation des risques, qui constitue une évaluation préliminaire, ni par l’évaluation des restrictions. Si c’était le cas, la démarche en plusieurs étapes serait inutile. De plus, puisque le risque est toujours de nature prospective, le décideur ultime doit être en mesure de tenir compte de renseignements à jour.

[71]  Comme le mentionne le défendeur, dans une instance en immigration d’un demandeur, l’ASFC collabore avec les agents d’immigration, comme on peut s’y attendre, pour veiller à ce que le dossier soit complet. Il serait irréaliste et probablement absurde de s’attendre à ce qu’un décideur ne tienne pas compte de renseignements qui figurent au dossier et qui ont été recueillis pour les besoins d’une autre décision visant le même demandeur.

[72]  Tel qu’il a déjà été mentionné, M. Ruz est quelque peu de mauvaise foi lorsqu’il soutient qu’il ne savait pas que tous ses antécédents allaient figurer dans le dossier dont disposerait le délégué du ministre. L’évaluation des restrictions mentionnait les documents qui ont été divulgués, dont un grand nombre ont également été résumés dans l’évaluation des restrictions, et relevait les préoccupations en matière de crédibilité.

[73]  La question clé pour établir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale est celle à savoir si M. Ruz savait quelle était la preuve qu’il devait réfuter et s’il a eu l’occasion de répondre (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général) 2018 CAF 69, au paragraphe 56, [2018] ACF no 382 (QL); Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACF no 39 (QL), au paragraphe 28). Toute l’information qui allait être prise en compte avait été divulguée à M. Ruz. Il savait qu’il lui incombait de démontrer qu’il allait être exposé aux risques allégués s’il retournait dans son pays et il savait aussi que sa crédibilité avait posé problème dans plusieurs décisions et rapports antérieurs en matière d’immigration qui lui ont été divulgués. Il savait quelle était la preuve qu’il devait réfuter et il a eu l’occasion de répondre, ce qu’il a fait en 2014 et de nouveau en 2017.

[74]  Il importe particulièrement de souligner, comme il est indiqué précédemment, que les risques de M. Ruz ont été évalués, sans égard aux préoccupations quant à sa crédibilité divulguées dans l’évaluation des restrictions et dans les documents. La décision du délégué du ministre est fondée sur la conclusion selon laquelle les risques allégués n’étaient pas soutenus par la preuve.

VII.  Le délégué du ministre a‑t‑il mal interprété l’un des arguments clés de M. Ruz, ce qui a entraîné une conclusion déraisonnable?

A.  Les observations du demandeur

[75]  M. Ruz soutient que le délégué du ministre a mal compris l’un de ses arguments. M. Ruz explique qu’il serait exposé à un risque s’il retournait dans son pays, parce que les autorités iraquiennes craindraient qu’il ait divulgué des renseignements confidentiels aux autorités canadiennes, et non seulement des photos, bien que les photos le lient au CTG. M. Ruz affirme que ses supérieurs savent qu’il avait accès à des documents confidentiels, ce qui, combiné à son départ non autorisé du CTG et du pays, alimenterait les soupçons selon lesquels il aurait divulgué des renseignements secrets. M. Ruz soutient que le délégué du ministre a seulement porté attention aux photographies et à l’absence d’explication sur la façon dont les autorités iraquiennes pourraient apprendre que ces photographies ont été partagées.

[76]  M. Ruz soutient également que le risque auquel est exposé un déserteur d’une unité militaire spéciale comme le CTG est plus grand que le risque auquel sont exposés les autres déserteurs et que le délégué du ministre a seulement tenu compte de ce dernier risque.

[77]  M. Ruz fait aussi valoir que le délégué du ministre aurait dû expliquer pour quelle raison il est arrivé à une conclusion différente de celle de l’agent qui a effectué l’évaluation des risques de 2013.

B.  Les observations du défendeur

[78]  Le défendeur estime que le délégué du ministre n’a pas mal compris l’argument; il a plutôt apprécié tous les risques allégués, y compris les possibles conséquences liées à la désertion de M. Ruz. Le délégué du ministre a conclu raisonnablement que les photographies étaient sans valeur, parce qu’aucune explication n’a été donnée sur le lien entre les photographies et le risque allégué.

C.  Le délégué du ministre n’a pas mal interprété l’argument ou les éléments de preuve

[79]  M. Ruz a présenté des observations en 2013 concernant l’évaluation des risques et a présenté d’autres observations en 2014 et en 2017 en réponse à l’évaluation des restrictions. Dans ses observations présentées en 2013, M. Ruz a déclaré que le gouvernement iraquien et les agences de renseignement allaient savoir qu’il avait [traduction« fui l’Iraq et craindraient que M. Ruz divulgue des renseignements confidentiels au gouvernement canadien, y compris des éléments de preuve vidéo et photographique des activités du CTG qu’il avait apportés » [non souligné dans l’original].

[80]  Les observations présentées par M. Ruz en 2014 faisaient référence de façon générale à la situation difficile en Iraq et au fait qu’à titre d’ancien membre du CTG, sa vie était sérieusement menacée par son ancien employeur et les groupes terroristes.

[81]  Dans ses observations datant de 2017, M. Ruz indique qu’il [traduction« croit que sa participation à l’enquête du CTG et sa connaissance des méthodes du groupe ainsi que sa désertion subséquente du CTG l’exposent à une peine cruelle et inusitée ».

[82]  Le délégué du ministre n’a pas ignoré ni mal interprété les observations datant de 2013; la partie pertinente est citée dans la décision. Comme il est indiqué précédemment, les observations soumises en 2013 mentionnent la crainte de l’État iraquien que M. Ruz ait partagé des renseignements, par exemple les éléments de preuve vidéo et photographiques.

[83]  Les commentaires du délégué du ministre concernant les photographies ne passent pas à côté de l’objet de l’ensemble des observations, parce que les photographies et les vidéos sont les seuls documents qui ont été produits à l’appui de cette allégation. Aucun autre élément de preuve n’a été soumis pour appuyer l’hypothèse ou la croyance de M. Ruz selon laquelle l’Iraq allait supposer qu’il avait partagé de l’information. Par exemple, aucun élément de preuve documentaire n’a été soumis au sujet de personnes se trouvant dans une situation semblable qui auraient été détenues et interrogées à leur retour en Iraq, et M. Ruz n’a pas fourni d’élément de preuve démontrant qu’il savait personnellement que le CTG fonctionne de cette manière.

[84]  De plus, le délégué du ministre a évalué les trois éléments du risque allégué, y compris le risque associé aux insurgés et la crainte de représailles de la part des autorités iraquiennes. Le délégué du ministre a également abordé le risque auquel sont exposés les déserteurs. En s’appuyant sur les éléments de preuve dont il disposait, le délégué du ministre a conclu que ce risque ne constituait pas plus qu’une simple possibilité.

[85]  En l’espèce, le délégué du ministre n’avait pas l’obligation d’expliquer de façon plus détaillée pour quelle raison il est arrivé en 2017 à des conclusions différentes de celles auxquelles l’agent est arrivé en 2013. Le délégué du ministre a le mandat de mener une évaluation prospective des risques, et c’est ce qu’il a fait. Bien que l’agent ayant effectué l’évaluation préliminaire des risques en 2013 ait conclu que M. Ruz serait exposé à des risques, parce que ses supérieurs du CTG supposeraient probablement qu’il avait dit aux autorités canadiennes de quelle façon le CTG traite les prisonniers, le délégué du ministre a noté, de façon plus générale, que l’agent ne disposait pas de toute l’information lorsqu’il a produit son évaluation. Le délégué du ministre a fondé sa décision sur les éléments de preuve fournis, c’est‑à‑dire uniquement les photographies. Le délégué du ministre a accordé peu de poids aux photographies et a expliqué pourquoi il en était ainsi.

[86]  Le délégué du ministre n’est pas tenu d’être d’accord avec l’évaluation des risques (Placide c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1056, aux paragraphes 63 et 64, 359 FTR 217; Muhammad, au paragraphe 84). Comme il a été indiqué précédemment, si c’était le cas, l’approche en plusieurs étapes serait inutile. Une évaluation antérieure des risques pourrait n’avoir aucune utilité pour le délégué du ministre qui doit procéder à une évaluation prospective des risques auxquels un demandeur serait exposé à son retour dans son pays d’origine. En l’espèce, il importe avant tout de retenir que, bien que l’enjeu de la crédibilité de M. Ruz dans ses interactions antérieures avec des agents d’immigration et de l’ASFC ait été abordé, les risques que ce dernier a invoqués ont été évalués conformément aux facteurs énumérés dans les articles 96 et 97. Le délégué du ministre a conclu que les documents objectifs sur la situation dans le pays n’appuyaient pas les risques invoqués par M. Ruz.


JUGEMENT dans IMM‑1340‑18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme étant le défendeur approprié.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question de portée générale qui serait déterminante en appel ne se pose en l’espèce aux fins de certification.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de janvier 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1340‑18

 

INTITULÉ :

SHAUN FARMAN RUZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (colombie‑britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 octobre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge KANE

 

DATE DES MOTIFS :

le 20 Novembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Dean D. Pietrantonio

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brett J. Nash

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dean D. Pietrantonio

Avocat

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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