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Dossier : IMM‑1113-18

Référence : 2018 CF 1203

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2018

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

BAL KRISHAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a refusé d’accorder le statut de réfugié à Bal Krishan (le demandeur).

II.  Le contexte

[2]  Le demandeur est né dans la province du Pendjab, en Inde, en 1948. En 1966 ou autour de cette année‑là, le demandeur a déménagé à Kargill, dans l’État du Jammu‑et‑Cachemire. En 1981, le demandeur a épousé Neeru Attar (dans le dossier certifié du tribunal (le DCT), on lit plutôt « Neru »); ensemble, ils ont eu trois enfants : Shivalli, Ankur et Rubal.

[3]  Le demandeur a déclaré que, en mars 1994, il avait été agressé et gravement battu par des terroristes pendant une émeute, parce qu’il était hindou. Le demandeur a déclaré qu’il avait eu la jambe cassée lors de ces agressions et qu’il avait subi un traumatisme crânien. En décembre 1994, sa famille et lui auraient encore une fois été la cible d’agressions en raison de leur identité religieuse. Le demandeur affirme que les agressions de 1994 lui ont causé un trouble de stress post‑traumatique (TSPT), des problèmes de pertes de mémoire et une dépression, dont il souffre toujours.

[4]  Le demandeur est retourné au Pendjab en 1997, en raison de pressions familiales. Le demandeur affirme avoir souffert de mauvais traitement et de discrimination à cause de son statut d’hindou dans l’État majoritairement sikh du Pendjab. Il affirme aussi que les membres de sa famille lui ont causé des difficultés financières et un traumatisme émotionnel. Il déclare qu’il a finalement subi une hémorragie cérébrale, du fait de ce traumatisme émotionnel.

[5]  Le 8 mai 2000, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis. Il avait déjà visité les États‑Unis, en 1999 et était retourné en Inde, en conformité avec le visa qui lui avait été délivré. Cette fois, le demandeur a décidé de demeurer illégalement aux États‑Unis. Il n’est pas retourné en Inde depuis.

[6]  Le demandeur a habité aux États‑Unis par la suite et a occupé de petits boulots payés en espèces, y compris pour une entreprise de construction et à une station‑service. Selon la preuve qu’il a présentée, il a entièrement subvenu lui‑même à ses besoins pendant les 17 années où il est demeuré aux États‑Unis. Selon son témoignage, lorsque Donald Trump a accédé à la présidence, le demandeur a craint que l’on trouve et que l’on expulse les étrangers clandestins aux États‑Unis, comme lui.

[7]  Par conséquent, le demandeur est entré au Canada en août 2017, au point d’entrée d’Emerson, au Manitoba, en taxi, et a été mis en liberté par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) aux soins de sa fille, qui habite au Manitoba. Le demandeur a présenté une demande d’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[8]  La fille du demandeur, Rubal Attar, a un statut valide de résidente permanente au Canada, et, parce que le demandeur s’était présenté à un point d’entrée, il était visé par l’une des trois exceptions à l’Entente sur les tiers pays sûrs.

[9]  Selon les notes de l’agent examinateur datées du 3 septembre 2017, la fille a déclaré, dans le cadre d’une conversation téléphonique avec un surintendant, qu’elle ignorait que son père venait au Canada. Le demandeur a toutefois déclaré pendant l’entrevue qu’il avait parlé à sa fille [traduction] « peut‑être le mois dernier ». Ceci contredit une affirmation faite dans une déclaration solennelle que l’on trouve dans le DCT et dont les agents examinateurs ont fait mention dans leurs notes, où il est indiqué qu’un chauffeur de taxi a témoigné qu’il avait parlé à la fille après qu’elle eut parlé au demandeur par téléphone. Le chauffeur de taxi a dit que la fille l’avait convaincu de conduire son père de l’autre côté de la frontière plutôt que de le laisser sortir pour qu’il traverse la frontière à pied.

[10]  En outre, selon les notes des agents examinateurs, le demandeur a affirmé avoir perdu son téléphone cellulaire une semaine avant de se rendre à la frontière. Les agents au point d’entrée avaient toutefois confisqué son téléphone à ce moment‑là. Le demandeur avait aussi détruit délibérément sa carte SIM et avait finalement avoué qu’il avait brisé la carte SIM et qu’il l’avait laissée dans le taxi, où des agents des services frontaliers l’avaient trouvée.

[11]  Pendant l’entrevue, les agents de l’ASFC étaient préoccupés par l’état de confusion dans lequel le demandeur semblait se trouver et l’ont envoyé à l’hôpital Altona, au Manitoba, afin qu’il subisse une évaluation par un médecin. Il a obtenu son congé et le Dr Basta a conclu qu’il se trouvait dans un état mental stable.

[12]  Le 4 décembre 2017, un tribunal de la SPR (le tribunal) a été convoqué afin d’entendre la demande du demandeur. Étant donné que le demandeur a éprouvé une détresse importante pendant cette première séance, le tribunal a ajourné et a planifié une deuxième audience pour le 1er février 2018. Le tribunal a rendu sa décision le 12 février 2018.

[13]  Le tribunal n’était pas convaincu de l’existence d’éléments de preuve crédibles permettant de conclure qu’il y avait une « possibilité sérieuse » que le demandeur soit persécuté pour l’un des motifs reconnus par la Convention. Le tribunal n’était pas convaincu non plus qu’il y avait des motifs sérieux de croire, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait soumis à la torture, que sa vie serait menacée ou qu’il serait exposé au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était expulsé en Inde.

[14]  Je rejette la présente demande pour les motifs qui suivent.

III.  Les questions en litige

[15]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision du tribunal de rejeter la demande d’asile du demandeur était‑elle raisonnable?
  2. Le tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve dont il disposait?
  3. Le tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne soulevant pas la disposition relative aux « raisons impérieuses »?

IV.  La norme de contrôle

[16]  Dans Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1355, je me suis penchée sur une situation où l’analyse de la norme de contrôle était relativement semblable à celle de l’espèce. Dans cette affaire, un demandeur à qui il avait été interdit, aux termes du paragraphe 110(2) de la LIPR, d’exercer un recours auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) contestait la décision de la SPR. Dans cette affaire, ce qui était en litige, c’était la conclusion de la SPR selon laquelle les observations des demandeurs n’étaient pas crédibles ainsi que la question de savoir si la décision rendue par la SPR avait fait abstraction d’éléments de preuve. Dans cette décision, j’ai conclu que la décision rendue par la SPR était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et je conclus de même en l’espèce.

V.  Analyse

[17]  Le demandeur formule trois arguments centraux. Il fait valoir, premièrement, que le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble des facteurs cumulés qui sous‑tendent sa situation, lesquels feraient de son renvoi en Inde un acte cruel. Deuxièmement, le demandeur fait valoir que le commissaire ayant présidé l’audience a mal interprété la preuve dont il disposait en la rapportant incorrectement dans le dossier. Enfin, le demandeur fait valoir que le tribunal n’a pas soulevé la disposition relative aux « raisons impérieuses » qu’elle devait soulever en fonction des faits qui lui étaient soumis.

A.  La décision du tribunal de rejeter la demande d’asile du demandeur était‑elle raisonnable?

[18]  Le demandeur soutient que le tribunal a omis de prendre en considération l’intersectionnalité ou les motifs cumulés. Le demandeur fait remarquer que la Cour a conclu que le fait d’omettre de se pencher sur l’intersectionnalité des facteurs de risque constituait une erreur susceptible de contrôle, en citant Gorzsas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 458, pour étayer cette proposition.

[19]  Le demandeur s’appuie sur Abbar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1101 (Abbar). Dans cette affaire, le juge Shore a conclu que la SAR avait commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité de la demanderesse. Le juge Shore a conclu qu’un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles‑mêmes ne sont pas des persécutions, auxquelles viennent s’ajouter, dans certains cas, d’autres circonstances adverses. En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, permettent raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ».

[20]  Le juge Shore a particulièrement mentionné ce qui suit au paragraphe 47 :

[...] la SAR n’a pas examiné entièrement la crainte de persécution en Somalie exprimée par la demanderesse, y compris son profil de femme âgée handicapée et de femme non accompagnée sans soutien familial en Somalie, en tenant compte des conditions du pays et des facteurs de risque liés à un retour possible dans des régions contrôlées par Al‑Shabaab.

[21]  Le demandeur soutient que sa situation est plutôt semblable, en ce sens qu’il est âgé, qu’il souffre de problèmes de santé mentale, qu’il est une personne âgée non accompagnée sans soutien familial en Inde et qu’il pourrait être exposé à des facteurs de risque s’il retournait en Inde à ce moment‑ci, y compris une tension ethnique et le risque que son beau‑fils l’agresse.

[22]  Le demandeur fait aussi remarquer qu’en fonction des pièces et des affidavits du témoin expert du milieu universitaire, l’Inde n’a pas la capacité d’offrir une assistance publique adéquate aux personnes âgées. Le demandeur soutient que ceci n’est pas exclu par le sous‑alinéa 97(1)(iv) de la LIPR, qui exclut précisément le risque auquel le demandeur s’expose en raison de l’incapacité d’un pays de fournir des soins médicaux ou de santé en tant que motifs de reconnaissance du statut de réfugié. Le demandeur fait plutôt valoir qu’en raison du fait qu’il est une personne âgée qui éprouve des problèmes de santé, l’absence de soins publics aux personnes âgées en Inde est très pertinente et que le sous‑alinéa 97(1)(iv) ne l’exclut pas. Le demandeur a en outre fait valoir que le tribunal avait minimisé la preuve dont il disposait concernant ses problèmes de santé mentale.

[23]  J’accepte l’argument du défendeur voulant que le tribunal ait tiré une conclusion raisonnable en rejetant l’observation selon laquelle le demandeur s’exposait à un risque personnel de perdre la vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il retournait en Inde.

[24]  Je reconnais que la conclusion du décideur, selon laquelle le demandeur manquait de crédibilité, était raisonnable. Le récit du demandeur comporte des incohérences importantes.

[25]  Lorsque le tribunal a jugé que le demandeur manquait de crédibilité, il disposait d’éléments de preuve pour étayer cette décision :

[26]  Le demandeur fait valoir que le tribunal n’a pas procédé à une appréciation cumulative des facteurs ci‑après et que, si une telle appréciation a été faite, alors une inférence déraisonnable a été tirée :

[27]  Le tribunal a apprécié ces facteurs de façon cumulative (contrairement à l’argument avancé par le demandeur) au paragraphe 33 [version française] de sa décision. Il était raisonnable pour le tribunal de conclure que ces facteurs, ensemble, n’équivalaient pas à de la persécution.

[28]  Je retiens la thèse avancée par le défendeur selon laquelle le tribunal a expressément mentionné, au paragraphe 32 de la décision que les « circonstances personnelles et les vulnérabilités du demandeur d’asile, dont son âge, son état de santé et ses finances » avaient été appréciés de façon [traduction« cumulative ». Je rejette, par conséquent, l’observation du demandeur selon laquelle le tribunal a commis une erreur en n’examinant pas du tout le recoupement cumulatif de ces facteurs.

[29]  La question suivante est, bien entendu, celle de savoir si le tribunal a tiré une conclusion raisonnable en fonction du recoupement cumulatif de ces facteurs quant à la question de savoir si le demandeur pouvait être admissible au titre de l’article 96 ou du paragraphe 97(1).

[30]  En l’espèce, je m’appuierai sur la décision rendue par le juge en chef Crampton dans Paz Guifarro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182. Dans cette affaire, le juge en chef Crampton a conclu que la SPR ne commettait pas d’erreur en rejetant la demande d’asile si elle concluait que le risque personnel auquel le demandeur serait exposé était partagé par un sous‑groupe de personnes suffisamment important pour que le risque puisse être raisonnablement qualifié de répandu ou de courant dans le pays en cause.

[31]  Les facteurs soulevés par le demandeur, lorsqu’on les examine ensemble, sont des risques semblables à ceux auxquels est exposé un sous‑groupe important de la population de l’Inde. De même, je conclus que, selon les faits en l’espèce (où Rubal Attar prend déjà soin de son père et que sa sœur en Australie a pris soin de sa famille et l’a soutenue par le passé), il est raisonnable de conclure qu’elles continueront probablement de le faire à l’avenir. Il s’agit d’une décision raisonnable que de conclure que le demandeur ne serait pas, selon ses observations, indigent et mendiant dans la rue en Inde.

[32]  Je ne souscris pas non plus aux observations du demandeur qui établissent une comparaison entre l’affaire en l’espèce et celle dans Abbar.

[33]  Dans Abbar, précitée, la demanderesse de 80 ans était membre d’un clan minoritaire, et son fils ainsi que son mari avaient été assassinés par le groupe terroriste Al Shabaab dans le cadre d’une attaque ciblée. Vu le contrôle qu’exerce actuellement Al Shabaab en Somalie et après avoir apprécié les facteurs de façon cumulative, le juge Shore a conclu que la SAR avait commis une erreur dans sa décision.

[34]  Ces faits diffèrent clairement de ceux en l’espèce. Le demandeur ne s’expose à aucune persécution personnelle particulière. Comme le tribunal le fait remarquer, les hindous composent 80,5 p. 100 de la population en Inde, ce qui mène à la conclusion raisonnable qu’il est raisonnablement improbable que le demandeur soit victime de discrimination fondée sur ses croyances religieuses ou son origine ethnique s’il retournait en Inde.

[35]  En ce qui concerne les problèmes cognitifs du demandeur, je rejette l’argument du demandeur selon lequel le tribunal a pris ses problèmes à la légère. Le demandeur renvoie correctement à la conclusion de son premier médecin, qui indiquait qu’il avait des [traduction] « pensées suicidaires passives » en raison de son TSPT. Le demandeur a extrapolé à partir de cette conclusion pour faire valoir que le tribunal avait commis une erreur en concluant que sa preuve n’était pas crédible et qu’il avait également commis une erreur en refusant d’accorder le statut de réfugié à une personne âgée souffrant de maladie mentale.

[36]  Je ne crois toutefois pas que les problèmes cognitifs dont souffre le demandeur puissent justifier entièrement les incohérences que le tribunal a raisonnablement relevées. Le demandeur allègue que le décideur a [traduction] « fait une sélection minutieuse » des éléments qu’il voulait exclure du rapport, mais je conclus que c’est le demandeur qui, maintenant, « sélectionne minutieusement » des éléments du rapport.

[37]  Dans le rapport du Dr Munir Ahmed sur un examen de l’état de santé mentale, il a cependant été conclu ce qui suit au sujet du demandeur : [traduction] « apparence soignée, coopératif, établit un bon contact visuel, débit et rythme de la parole normaux, processus cognitif cohérent, pas de délire ou d’hallucinations, ne réagit pas à des stimuli internes, aucune agitation psychomotrice, bonne capacité d’introspection et bon jugement ».

[38]  On l’a dirigé, pour un suivi, vers un psychologue, le Dr Derksen, le 21 décembre 2017. Le rapport qui en a résulté dépassait à peine une page. Dans ce rapport, on concluait que le demandeur souffrait probablement de TSPT et qu’il affichait des symptômes liés à l’humeur. Une conclusion de TSPT ne justifie toutefois pas les déclarations incohérentes faites par le demandeur.

[39]  Je ne souhaite pas atténuer les répercussions qu’un TSPT peut avoir sur la vie d’une personne, mais la Cour a rejeté des demandes de contrôle judiciaire à l’encontre de refus d’accorder le statut de réfugié, pour d’autres motifs, même dans des cas où le TSPT était allégué et soutenu par un rapport (Asif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1323). Il n’est pas concluant en soi.

[40]  Je souligne que, dans la situation en l’espèce, le demandeur a eu un seul rendez‑vous avec le médecin précisément pour des fins d’immigration et qu’aucune preuve médicale n’a été présentée pour montrer que le TSPT dont souffre le demandeur pourrait s’aggraver si celui‑ci retournait en Inde, et il n’y a pas non plus de preuve d’un plan de traitement ou du fait qu’il a été dirigé ailleurs. Le rapport au complet comportait deux pages et, sans l’en‑tête, il n’aurait comporté qu’une seule page.

[41]  Je ne puis conclure que le tribunal n’a pas pris à la légère les problèmes du demandeur liés au TSPT. Le tribunal a plutôt fait tout ce qu’il pouvait pour veiller à aborder adéquatement les problèmes de santé mentale du demandeur. Il faut aussi tenir compte du fait qu’un avocat a représenté le demandeur tout au long des audiences.

[42]  Le tribunal, bien qu’il ait conclu que le demandeur comprenait les enjeux inhérents à une demande d’asile, a nommé une représentante désignée (la RD) pour venir en aide au demandeur s’il éprouvait un problème de mémoire. Le décideur a permis de suspendre la première audience et de la reprendre quand il a conclu que le demandeur était devenu extrêmement stressé et il n’a pas tiré d’incidence défavorable du retard ainsi occasionné. De même, le décideur a fait preuve d’indulgence à l’égard de la RD et lui a même permis de répondre à certaines des questions posées à son père. Je ne peux conclure que la nomination de la RD, afin d’aider le demandeur dans le cadre d’une audience sur des questions de fait et de droit, donne lieu à une inférence selon laquelle le demandeur est incapable de vivre en Inde.

[43]  En outre, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel le décideur a tiré une conclusion raisonnable sur la présence de l’ex‑beau‑fils. Selon le propre témoignage du demandeur, l’ex‑beau‑fils réside en Australie et, même si son épouse et sa fille ont habité en Australie, elles étaient retournées en Inde et il n’y avait aucune preuve de contact avec l’ex‑mari de la fille depuis le retour en Inde. Cela ne mène à rien de plus qu’un risque minime de préjudice pour le demandeur.

[44]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le tribunal a tiré une conclusion raisonnable sur les faits. Une appréciation cumulative des facteurs ne m’amène pas à conclure que le tribunal a rendu une décision déraisonnable.

[45]  Je conclus aussi que le décideur a examiné raisonnablement l’état cognitif et la crédibilité du demandeur et qu’il n’a pas rendu une décision déraisonnable à cet égard.

A.  Le tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve dont il disposait?

[46]  Le demandeur fait valoir que le tribunal a mal rapporté la preuve dont il disposait pour déterminer si le demandeur avait déclaré ou non pendant les audiences que la relation avec son épouse et son fils en Inde était brisée, et que l’ex‑beau‑fils constituait une menace.

[47]  Le demandeur soutient que l’analyse du tribunal sur ce qui s’est produit à l’audience diffère de ce qui est réellement survenu à cette occasion. Le demandeur n’a pas présenté d’autre mémoire des arguments, de sorte que ses arguments et ses documents ne se fondaient pas sur la transcription de l’audience. Le demandeur a toutefois avancé qu’il avait de bonnes notes sur l’audience et qu’il pouvait faire ses observations sans transcription.

[48]  Le tribunal a conclu qu’il n’avait été aucunement question, pendant l’audience, de la rupture alléguée entre l’épouse du demandeur et celui‑ci, mais le défendeur concède que cette question a été mentionnée quand la RD a effectivement déclaré pendant la première audience que le demandeur et son épouse s’étaient séparés. Le tribunal a donc commis une erreur en indiquant qu’aucune preuve n’avait été présentée pour montrer que le demandeur et son épouse étaient séparés.

[49]  La question demeure, la décision rendue par le tribunal devient‑elle déraisonnable en fonction de cette unique interprétation erronée de la preuve susmentionnée?

[50]  Dans Castillo Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 648 (Castillo Mendoza), le juge Zinn a conclu, au paragraphe 24, ce qui suit : « […] l’erreur en question est sans importance quant à l’issue de l’affaire, car la Commission a affirmé qu’elle aurait tiré la même conclusion si la police avait été l’agent de persécution lors de chaque incident. Ce ne sont pas toutes les erreurs commises par la Commission qui constituent des erreurs susceptibles de contrôle. L’erreur doit toucher le cœur de la décision ».

[51]  La Cour a conclu qu’une « erreur qui touche le cœur de la décision » doit en être une en l’absence de laquelle la Commission aurait pu conclure à une issue différente. Cela reflète la conclusion tirée dans Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 210 (Tran), où le juge Grammond, en citant le paragraphe pertinent de Castillo Mendoza, a conclu ainsi : « Une décision est tout de même raisonnable si elle contient des erreurs qui ne modifieraient pas l’issue » (Tran, au paragraphe 13).

[52]  La majeure partie de la preuve n’étayait pas le fait que le mari et l’épouse étaient séparés. La première et l’unique référence au fait que le demandeur et son épouse étaient séparés, à la première audience, a été faite par la RD, qui s’est exprimée ainsi :

[traduction]

[...] Il y a une autre chose qu’il a oublié de mentionner ou a tout simplement omis. Ma mère et mon père sont, comme, étaient réellement séparés. Il n’est pas resté en Inde longtemps. Ils n’ont pas rempli les papiers, mais ils sont séparés.

Le commissaire présidant l’audience : Bien, merci.

[53]  Dans une autre partie de la transcription, d’autres éléments de preuve ont été obtenus :

[traduction]

Le commissaire présidant l’audience : Êtes‑vous marié?

Le demandeur d’asile : Oui, est‑ce que je suis marié?

Le commissaire présidant l’audience : Depuis combien d’années?

(Courte pause)

Le commissaire présidant l’audience : Êtes‑vous marié depuis longtemps, ou?

Le demandeur d’asile : Oui, 1981. Je me suis marié en 1981.

Le commissaire présidant l’audience : Combien d’enfants avez‑vous?

Le demandeur d’asile : J’ai trois enfants.

[...]

Le commissaire présidant l’audience : Votre épouse et votre fils ont‑ils obtenu des visas de visiteur pour se rendre en Australie?

Le demandeur d’asile : Oui, ils ont des visas de visiteur.

Le commissaire présidant l’audience : Depuis combien de temps sont‑ils en Australie?

Le demandeur d’asile : Je ne peux pas vous dire exactement depuis combien de temps, mais cela fait plus d’un mois qu’ils sont là.

Le commissaire présidant l’audience : Quel âge a votre fils?

Le demandeur d’asile : 34 ans.

[54]  Je conclus que cette erreur ne touche pas le cœur de la décision et que l’appréciation en général était raisonnable. Le décideur a effectivement commis une erreur en mentionnant qu’il n’avait jamais été question de la séparation pendant l’audience, mais on recense plusieurs occurrences où le demandeur a témoigné au sujet de son épouse et qui amèneraient à tirer une inférence raisonnable selon laquelle son épouse et lui n’étaient pas séparés. Cela comprend le fait que le demandeur appelle Neeru son [traduction« épouse » et le fait qu’il ne parle pas d’eux comme d’un couple séparé, et ce, à de nombreuses occasions dans le dossier. Par exemple, dans le Fondement de la demande d’asile, le demandeur a déclaré : [traduction] « Mon épouse est aussi tout le temps inquiète ».

[55]  Ce n’est qu’à la deuxième audience, quand l’avocat l’interroge, que le demandeur dit clairement, sans l’aide de la RD, que sa relation avec son épouse est pratiquement inexistante à ce moment‑là.

[56]  Le commissaire lui a demandé pourquoi il n’avait pas donné d’information jusqu’à tout récemment sur le fait qu’il était séparé de son épouse et qu’elle refusait de le soutenir en Inde jusqu’à ce jour‑là. Le demandeur a répondu qu’il oubliait des choses. Il semblerait que la séparation a uniquement été mentionnée quand la question du soutien du demandeur a été soulevée, ce qui semble plutôt intéressé, mais, quoi qu’il en soit, le défendeur a reconnu qu’il était erroné de ne pas dire qu’elle avait été soulevée.

[57]  Cette erreur, aussi regrettable soit‑elle, n’est pas déterminante, puisque, selon la preuve dans son ensemble, il était tout de même raisonnable pour le décideur de supposer que le demandeur serait pris en charge par des membres de sa famille s’il retournait en Inde.

[58]  Le demandeur soutient aussi que le tribunal a commis une erreur en concluant que son épouse et son fils étaient retournés à Amritsar, en Inde. Le demandeur soutient dans le mémoire, au contraire, que la RD a témoigné pendant l’audience que sa mère et son frère ne se trouvaient pas en Inde et que l’ex‑beau‑fils les tuerait s’ils y retournaient. Le demandeur s’appuie sur cette déclaration pour faire valoir que l’insistance du tribunal sur une [traduction] « version contre‑factuelle de ce qui s’est passé à l’audience » devrait diminuer la retenue dont la Cour ferait preuve à l’égard des décisions et des motifs du tribunal.

[59]  Le demandeur a toutefois tort d’affirmer qu’une erreur a été commise, puisque, pendant la deuxième audience, lorsqu’il a été question de la possibilité que l’ex‑beau‑fils qui demeure en Australie s’en prenne à son épouse et à son fils, selon la preuve présentée, l’épouse et le fils étaient retournés en Inde et y habitaient :

[traduction]

Le commissaire : Et votre épouse ainsi que votre fils habitent avec votre fille en Australie, est‑ce exact?

Le demandeur d’asile : À ce moment‑ci, ils sont de retour en Inde. Ils viennent visiter et retournent. J’ai appris qu’ils étaient retournés en Inde de ma fille assise à côté de moi. Je n’ai toutefois pas eu de conversation avec mon épouse ou avec mon fils depuis un certain temps ».

[...]

Le demandeur d’asile : Ma fille m’a dit qu’ils sont à Amritsar; toutefois, je ne leur parle pas.

[60]  Cette déclaration a été faite après que l’on eut établi que l’ex‑beau‑fils demeurait en Australie et que sa fille devait s’acquitter de son obligation d’amener son enfant voir son père tous les dimanches. Le demandeur a déclaré pendant la deuxième audience que l’ex‑mari habitait en Australie, et qu’il ne résidait pas en Inde, contrairement aux observations faites par son avocat au paragraphe 32 du mémoire du demandeur.

[61]  Le tribunal n’a pas fait une mauvaise interprétation de la preuve; c’est plutôt l’argument avancé par le demandeur qui portait à confusion.

[62]  Le demandeur fait valoir qu’il s’agissait d’une erreur que de conclure que l’ex‑beau‑fils ne s’en prendrait pas à l’épouse et au fils. Cet argument semblait être lié au fait que l’épouse et le fils s’étaient rendus en Australie pour rendre visite à la fille et que son ex‑mari en Australie avait menacé de s’en prendre à eux. Il est aussi évident que le demandeur a déclaré pendant la deuxième audience que l’ex‑mari habitait en Australie, et qu’il ne résidait pas en Inde. Ils sont retournés en Inde depuis et n’ont eu aucun incident avec l’ex‑beau‑fils qui est resté en Australie. Je conclus que le tribunal n’a commis aucune erreur de fait, puisqu’il s’agissait d’une conclusion raisonnable. Les arguments liés à une interprétation erronée de la preuve quant à la question du danger potentiel que pose l’ex‑beau‑fils du demandeur en Inde ne sont pas convaincants.

[63]  Le tribunal n’a pas fait une mauvaise interprétation de la preuve; c’est plutôt l’argument avancé par le demandeur qui portait à confusion. Le demandeur a fait valoir que le tribunal avait commis une erreur en concluant que le fils et le père entretenaient toujours une relation et que sa famille prendrait donc soin de lui s’il retournait en Inde.

[64]  Après lecture de la transcription, on constate qu’aucune preuve n’a été présentée sur la rupture de la relation entre le demandeur et son fils.

[65]  La preuve était que le fils divorcé de 34 ans habitait avec sa mère et exploitait une compagnie de taxi. Son père a témoigné ainsi : [traduction] « [...] il est en mesure de travailler. Il est en mesure de retourner au travail ».

[66]  En outre, la fille en Australie les aidait, tout comme sa fille au Canada, bien qu’elle ait affirmé être incapable de le faire sur le plan financier. La RD a témoigné que son père n’avait pas assisté au mariage, parce qu’il n’avait pas payé de dot, en raison du fait qu’il n’avait pas d’argent pour le faire. Dans son témoignage, il avait déclaré auparavant qu’il n’avait pas pu assister au mariage de sa fille en 2008, en Inde, parce qu’il habitait illégalement aux États‑Unis et qu’il ne pourrait pas y retourner. Vu l’ensemble de ces renseignements, il était raisonnable pour le commissaire de conclure que, à son retour en Inde, le demandeur serait soutenu par l’un des membres de sa famille, qui comprend son épouse et ses trois enfants adultes.

[67]  En conclusion, je soutiens que, même si le tribunal avait convenu que le demandeur avait présenté des éléments de preuve au cours de la première audience concernant sa séparation d’avec son épouse, l’issue aurait été la même. Le Fondement de la demande d’asile du demandeur semblait indiquer que celui‑ci et son épouse entretenaient toujours une relation, puisqu’il avait parlé de la situation de son épouse et de son fil en Inde de façon assez détaillée. Il n’est fait aucunement mention de séparation ou d’abandon dans le Fondement de la demande d’asile du demandeur, dans l’exposé circonstancié supplémentaire ou dans tout autre document écrit au dossier.

[68]  En fait, quand le demandeur a témoigné qu’il n’avait plus de relation avec son épouse et son fils au cours de la deuxième audience, le commissaire présidant l’audience a conclu que ce témoignage n’était pas convaincant et pas suffisamment crédible.

[69]  Vu ce qui précède, je ne pense pas que l’erreur commise par le commissaire présidant l’audience constitue une erreur telle qu’elle est susceptible de contrôle judiciaire, puisqu’elle ne touche manifestement pas le cœur de l’affaire.

B.  Le tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne soulevant pas la disposition relative aux « raisons impérieuses »?

[70]  L’article 108 de la LIPR est ainsi libellé :

Perte de l’asile

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

Cessation of Refugee Protection

Rejection

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

(d) the person has voluntarily become re‑established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

Cessation of refugee protection

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

Effect of decision

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Exception

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

[71]  Le demandeur fait valoir que le tribunal a rendu une décision déraisonnable en n’effectuant pas une analyse relative à la question de savoir s’il existait ou non des raisons impérieuses pour l’exempter aux termes du paragraphe 108(4). Le demandeur fait valoir qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une [traduction] « condition préalable », en ce sens où il faut d’abord conclure que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention avant de procéder à l’analyse.

[72]  Le demandeur fait valoir que le tribunal n’a pas du tout pris en considération la disposition relative aux raisons impérieuses, ce qui contrevient à la conclusion tirée dans Yamba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15191 (CAF) (Yamba). Le demandeur fait valoir que, conformément à l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale, lorsque des raisons impérieuses entrent en jeu dans l’examen d’une demande d’asile, la disposition relative aux raisons impérieuses doit être explicitement prise en compte, que la question ait été ou non soulevée par le demandeur d’asile.

[73]  Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel la disposition relative aux raisons impérieuses ne s’applique pas en l’espèce.

[74]  Dans Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, [1992] 2 CF 739 (CAF), on a conclu que la disposition relative aux raisons impérieuses était conçue pour accorder la reconnaissance du statut de réfugié à ceux qui avaient souffert d’une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constituait une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, alors même qu’ils n’auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution.

[75]  Dans Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315, on a affirmé qu’une analyse des raisons impérieuses n’était effectuée que si l’on concluait que le demandeur aurait été un réfugié par le passé pour que la disposition relative aux raisons impérieuses s’applique. C’était aussi le cas dans Castillo Mendoza, où le juge Zinn a suivi le raisonnement de la CAF dans Yamba.

[76]  Comme le défendeur le fait remarquer, il est en outre bien rétabli que, pour que la SPR entreprenne une analyse relative aux raisons impérieuses, elle doit d’abord conclure qu’il existait une demande valide du statut de réfugié (ou de personne à protéger) et que les motifs de la demande ont cessé d’exister (en raison d’un changement de la situation dans le pays). C’est alors seulement que la SPR doit examiner la question de savoir si la nature des expériences du demandeur dans l’ancien pays était à ce point épouvantable que l’on ne devrait pas s’attendre à ce qu’il ou elle rentre dans son pays et se réclame de la protection de l’État, comme ce qui a été conclu dans Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 5.

[77]  Le juge Zinn, dans Castillo Mendoza, aux paragraphes 27 à 29, indique clairement qu’il faut avoir établi une condition préalable et que le « demandeur doit déjà avoir eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger ». Dans Castillo Mendoza, les demandeurs ne se qualifiaient pas comme réfugiés au sens de la Convention, et il a aussi été conclu qu’ils n’étaient pas des personnes à protéger. Au paragraphe 40 de Nyiramajyambere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 678, le juge O’Keefe a fait remarquer, après un examen de la jurisprudence, qu’il fallait « [...] qu’il soit explicitement confirmé que le demandeur d’asile a eu antérieurement droit au statut de réfugié et qu’il soit reconnu qu’il n’a plus cette qualité du fait d’un changement de circonstances ».

[78]  De même, dans les faits en l’espèce, il n’a pas été conclu que le demandeur avait eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Vu l’absence de condition préalable, le tribunal n’avait pas besoin de mener une analyse relative au paragraphe 108(4).

[79]  Le demandeur fait en outre valoir que le tribunal a, en fait, accepté ses affirmations au sujet des agressions de 1994. En se fondant sur cette supposée acceptation, le demandeur fait valoir que le tribunal était tenu de soulever la question et de tenir compte de la disposition relative aux raisons impérieuses.

[80]  Je ne souscris pas à cette interprétation de la décision du tribunal. Dans la décision du tribunal, il est très clairement mentionné que l’exposé circonstancié du demandeur constitue tout simplement des « allégations », et il est déclaré ceci : « En bref, le demandeur d’asile prétend ce qui suit […] » (au paragraphe 2 de la décision). Cela ne peut être interprété comme une acceptation par le tribunal des faits allégués. En réalité, après une lecture de la décision, il en ressort clairement que le tribunal n’a pas conclu que l’exposé circonstancié du demandeur était crédible sur les questions de fait.

[81]  Je suis en outre d’accord avec le défendeur pour dire que, même si nous devions convenir que le tribunal a accepté l’exposé circonstancié du demandeur, le tribunal n’a pas commis d’erreur en ne soulevant pas la question de la disposition cumulative.

[82]  La disposition relative aux raisons impérieuses au paragraphe 108(4) s’inspire du paragraphe 5 de la section C de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] RT Can no 6. Ce paragraphe prévoit l’exception fondée sur un changement de circonstances pour les réfugiés d’avant 1951 (les réfugiés statutaires) qui sont capables de démontrer, en se fondant sur « des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures », qu’ils ne peuvent pas retourner dans leur pays (Suleiman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1125 (Suleiman), au paragraphe 12).

[83]  La disposition relative aux raisons impérieuses vise à s’assurer qu’il ne soit pas attendu d’une personne qui a été victime de formes graves de persécution qu’elle retourne dans l’État en cause. Bien qu’il y ait eu un changement de régime dans le pays, ou des conditions sociales différentes, la disposition relative aux raisons impérieuses reconnaît que cela n’a pas nécessairement entraîné un changement complet dans « l’attitude de la population » ni dans les « dispositions d’esprit du réfugié » (Suleiman, au paragraphe 13).

[84]  Le juge en chef Crampton, dans Alfaka Alharazim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1044, a également conclu ce qui suit :

[49] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que la catégorie de situations à l’égard de laquelle un décideur peut, en appliquant la LIPR, commettre une erreur susceptible de contrôle en omettant d’examiner l’applicabilité du paragraphe 108(4) doit être circonscrite étroitement, pour faire en sorte que cette catégorie inclue uniquement des situations véritablement exceptionnelles ou extraordinaires. Il s’agira de situations qui comportent une preuve prima facie de persécution passée qui est d’une gravité si exceptionnelle qu’elle atteint un degré tel qu’on la qualifie d’« épouvantable » ou d’« atroce ».

[85]  Je souscris à l’opinion du juge en chef Crampton et, vu ces faits, les allégations formulées par le demandeur n’équivalent pas aux situations véritablement exceptionnelles ou extraordinaires qualifiées d’épouvantables ou d’atroces, et je conclus que le tribunal ne se trouvait pas dans une situation où il devait déterminer si le paragraphe 108(4) s’appliquait.

[86]  Par conséquent, étant donné qu’une telle conclusion n’a pas été tirée, la condition préalable qui aurait exigé du tribunal qu’il tienne compte de la disposition relative aux raisons impérieuses n’existait pas.

VI.  Conclusion

[87]  En dépit de l’erreur commise par le tribunal dans sa mauvaise interprétation de la preuve qui lui a été présentée pendant la première audience concernant la séparation du demandeur, sa décision appartient aux issues raisonnables, intelligibles et pouvant se justifier au sens de l’arrêt Dunsmuir. Le tribunal a fait une appréciation raisonnable de la crédibilité du demandeur et une appréciation cumulative raisonnable des facteurs exposés par celui‑ci. Le tribunal n’a commis aucune erreur en ne soulevant pas la disposition relative aux raisons impérieuses. Vu les motifs qui précèdent, il convient de confirmer la décision du tribunal et de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

VII.  Les questions proposées à des fins de certification

[88]  Le demandeur a proposé les questions suivantes à des fins de certification.

Le critère pour déterminer s’il y a une obligation d’examiner la question de savoir s’il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour accorder l’asile aux termes du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés diffère‑t‑il de celui pour déterminer s’il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour accorder l’asile? (La première question)

Si les critères sont différents, quel est le critère pour déterminer s’il y a une obligation d’examiner la question de savoir s’il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour accorder l’asile aux termes du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés? (La deuxième question)

[89]  L’alinéa 74d) de la LIPR prévoit que le jugement est susceptible d’appel uniquement si le juge « certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci ». Une question certifiée doit satisfaire à un certain nombre d’exigences. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans Liyanagamage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1994), 176 NR 4, [1994] ACF no 1637 (Liyanagamage), une question certifiée doit être de portée générale et permettre de régler un appel. Pour être de portée générale, la question doit être d’une nature telle qu’elle « transcende les intérêts des parties au litige, qu’elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale ».

[90]  C’est l’article 108 qui fait l’objet du litige en l’espèce.

A.  La première question

[91]  À première vue, cette question semble quelque peu tautologique. Le fait de demander si deux questions juridiques sont identiques ou semblables exige que nous établissions clairement ce que constitueraient les deux critères juridiques selon ce que propose le demandeur. Le demandeur n’a pas présenté une délimitation aussi claire dans ses observations écrites, et ce, bien qu’il ait fait des observations orales pour compléter ses observations écrites.

[92]  Le demandeur a proposé dans ses observations orales qu’il fallait répondre aux deux questions suivantes pour satisfaire à la disposition relative aux raisons impérieuses :

La Commission devait‑elle soulever la question de la disposition relative aux raisons impérieuses aux termes du paragraphe 108(4)?

Dans le cas où cette question est soulevée, quelle devrait être la décision?

[93]  Le demandeur soutient qu’en faisant valoir que la condition préalable n’a pas été satisfaite (et que la question de la disposition relative aux raisons impérieuses n’aurait donc pas dû être soulevée), le défendeur applique le même critère aux premier et deuxième échelons.

[94]  Selon les observations écrites du défendeur, la réponse à la première question ne permettra pas de régler cette question ou la demande en général, ce qui la rend donc inappropriée pour la certification. Le défendeur a également soutenu que la première question cherche à savoir si deux critères juridiques sont identiques ou différents, alors qu’il faut déterminer si le tribunal avait l’obligation de tenir compte des raisons impérieuses.

[95]  En ce qui concerne la deuxième question, le défendeur soutient qu’elle dépend entièrement de l’issue de la première question et qu’elle ne serait en aucun cas déterminante en l’espèce.

[96]  En outre, le défendeur fait valoir que ce sujet n’a pas été pleinement débattu devant la Cour, puisqu’il a été présenté initialement en réplique et qu’il a seulement été soumis complètement pour la première fois à l’audience. Étant donné que la Cour n’a pas eu la chance d’avoir un dossier complet, le défendeur soutient que ce sujet ne devrait pas être débattu en appel pour la première fois.

[97]  Pour commencer cette analyse, je dois me demander si cette question transcende « les intérêts des parties au litige [et si] elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Liyanagamage). Je conclus tout d’abord que la question que soumet le demandeur aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale.

[98]  La « disposition relative aux raisons impérieuses » a certes des conséquences importantes pour les parties qui participent au processus de demande de statut de réfugié, mais je conclus que la thèse avancée par le demandeur ne constitue pas une question grave de portée générale. Cela s’explique par le fait que le droit qui entoure la disposition relative aux raisons impérieuses est généralement bien établi à ce moment‑ci, en ce sens que la question de la disposition relative aux raisons impérieuses peut uniquement être soulevée si la condition préalable a été satisfaite. Comme ce qui est indiqué dans Ogunfowora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1997 CanLII 5493 (CF), si la « question proposée a déjà fait l’objet d’une réponse dans la jurisprudence », elle n’a pas à être certifiée en vertu du critère de l’importance générale. Une question d’importance générale doit en être une qui n’a pas été tranchée auparavant : « toutes les questions certifiées à bon droit ne bénéficient d’aucune source jurisprudentielle » (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 36).

[99]  Le droit entourant la question avancée par le demandeur sur l’interprétation de la disposition relative aux raisons impérieuses a été clairement établi dans Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, au paragraphe 5 :

[5] Le problème que pose cet argument est que la SPR n’a pas conclu que Mme Brovina a été victime de persécution dans le passé. Pour que la Commission entreprenne une analyse des raisons impérieuses, elle doit d’abord conclure qu’il existait une demande valide du statut de réfugié (ou de personne à protéger) et que les motifs de la demande ont cessé d’exister (en raison d’un changement de la situation dans le pays). C’est alors seulement que la Commission doit évaluer si la nature des expériences du demandeur dans l’ancien pays était à ce point épouvantable que l’on ne devrait pas s’attendre à ce qu’il ou elle rentre dans son pays et se réclame de la protection de l’État.

[100]  Brovina et les conclusions tirées dans cette affaire ont été citées de manière positive ou neutre à 93 reprises. Selon mon appréciation, cela explique l’invraisemblance pratique de la thèse du demandeur, puisqu’il s’agit d’un domaine bien tranché du droit où il y a source jurisprudentielle (voir, par exemple, Yamba). C’est à dire que, si l’on interprétait le paragraphe 108(4) de la façon proposée par le demandeur, soit que le décideur doit tenir compte de la disposition relative aux des raisons impérieuses, même si le décideur n’a trouvé aucune allégation crédible de persécution passée, il faudrait prendre en considération la disposition relative aux raisons impérieuses dans pratiquement tous les appels de demande d’asile.

[101]  Même la jurisprudence que le demandeur m’a remise en feuilles mobiles à l’audience n’établit pas le bien‑fondé que le demandeur (supposément, puisque ni la Cour ni le défendeur n’ont eu l’avantage d’examiner des observations écrites) pense établir.

[102]  Dans Umwizerwa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 564, que le demandeur a présenté à l’appui des questions certifiées, le juge Shore s’est exprimé ainsi :

[33] Selon la jurisprudence, il faut qu’il soit explicitement confirmé que le demandeur d’asile a eu antérieurement droit au statut de réfugié pour que cela commande l’application de l’exception des raisons impérieuses prévue au paragraphe 108(4) (par exemple, JNJ c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1088, 194 ACWS (3d) 1225, au paragraphe 41). Il n’y a aucune confirmation explicite en l’espèce. Cependant, il ressort également de la jurisprudence que la conclusion peut se dégager des répercussions qui découlent du raisonnement énoncé dans la décision (Decka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 822, aux paragraphes 11 à 15, 140 ACWS (3d) 354; Alharazim, au paragraphe 36; Kumarasamy, au paragraphe 10).

[103]  Toutefois, qu’il s’agisse d’une déclaration implicite ou claire, il demeure qu’une conclusion de condition préalable est établie en fonction du cas exposé par le demandeur. Cela n’est pas convaincant pour certifier une question sur la reformulation du critère.

[104]  De même, une autre décision présentée par le demandeur, Rose c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 537, contredit, elle aussi, le même principe. Dans cette affaire, une conclusion établissait la condition préalable et prouvait que la SPR avait donc commis une erreur en ne prenant pas en compte la disposition relative aux raisons impérieuses.

[105]  Dans mon analyse, les autres affaires citées par le demandeur (Escamilla Marroquin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1114; Rajadurai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 532; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 FC 290; Jairo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 FC 622) soutiennent la proposition selon laquelle il faut établir la condition préalable pour atteindre le « premier échelon » prévu au paragraphe 108(4).

[106]  Il est reconnu que l’approche à l’égard de la jurisprudence comporte certaines subtilités; à titre d’exemple, le juge en chef Crampton a conclu dans Alharazim qu’il doit y avoir une preuve prima facie de persécution passée qui atteint un degré tel qu’on la qualifie d’épouvantable ou d’atroce pour satisfaire à la condition préalable. D’autres, comme le juge Hughes dans Kumarasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 290, ont plutôt affirmé que la condition préalable est établie si le demandeur est « gravement et personnellement touché » par des persécutions passées. Il s’agit là de critères aux différences subtiles dont il faut être certain, mais ils confirment tous deux qu’il faut établir la condition préalable, ce qui correspond exactement à la proposition que le demandeur tente de changer dans la question proposée à des fins de certification.

[107]  Je conclus que la première question ne satisfait pas au critère de la certification.

B.  La deuxième question

[108]  Si les critères sont différents, quel est le critère pour déterminer s’il y a une obligation d’examiner la question de savoir s’il existe des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures pour accorder l’asile aux termes du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[109]  Je conclus que la deuxième question dépend entièrement de la première. Étant donné que, selon mon appréciation, la première question ne devrait pas être dûment certifiée, il en va de même de la deuxième.




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