Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181023


Dossier : T‑1718‑16

Référence : 2018 CF 1060

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2018

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

ENTRE :

SHAWN KINGHORNE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNACE ET MOTIFS

[1]  Le procureur général du Canada a déposé la présente requête en vertu du paragraphe 303(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106(les Règles), par laquelle il demande qu’on lui retire la qualité de défendeur dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Subsidiairement, le procureur général demande que la Grand Manan Port Authority (GMHA) – l’organisme décisionnel ayant rendu la décision visée par la demande de contrôle judiciaire – soit constituée comme partie à l’instance, conformément à l’alinéa 104(1)b) des Règles.

[2]  Pour les motifs énoncés ci‑dessous, la requête du procureur général est rejetée.

I.  Le contexte

[3]  La GMHA est une société privée sans but lucratif à laquelle le ministre des Pêches et Océans a délégué le pouvoir de gérer, d’exploiter et d’entretenir plusieurs ports sur l’île de Grand Manan conformément à une convention de bail, en vertu du Règlement sur les ports de pêche et de plaisance, DORS/78‑767. L’une des exigences du bail et du pouvoir délégué oblige la GMHA à garantir l’accès du public aux ports sans discrimination. Toutefois, la GMHA a le pouvoir de refuser l’accès à un port si cet accès rend l’utilisation du port dangereuse ou qu’il entrave, perturbe ou rend difficile ou l’utilisation du port. La GMHA est autorisée à adopter ses propres politiques pour assurer la gestion des ports dont elle a la responsabilité.

[4]  White Head Cove est l’un des ports que gère la GMHA; ce port est très prisé par les pêcheurs de homards comme point de départ le jour de l’ouverture de la pêche aux homards, le premier jour de la saison du homard dans la région environnante. À compter de 2015, invoquant la demande excessive pour ses installations d’accostage ainsi que des préoccupations pour la sécurité de ses utilisateurs réguliers, la GMHA a adopté une politique selon laquelle [traduction« seuls les bateaux de White Head dont le port d’attache est White Head douze mois par année sont autorisés à prendre la mer au port de White Head » le premier jour de la pêche au homard.

[5]  Le demandeur, Shawn Kinghorne, n’a pas été reconnu comme pêcheur ou propriétaire de bateau ayant White Head comme port d’attache normal et il s’est donc vu refuser l’accès au port le jour de l’ouverture de la pêche en 2015 et, à nouveau, en 2016. Il a déposé la demande de contrôle judiciaire en l’espèce relativement à la décision prise en 2016 par la GMHA de lui refuser l’accès au port de White Head au début de la saison du homard en 2016. Les principales questions qui sont soulevées par cette demande sur le fond sont de savoir si le demandeur n’a pu bénéficier de l’équité procédurale dans le processus décisionnel et si la GMHA a mal interprété ou mal appliqué sa politique quand elle a décidé que le demandeur n’avait pas établi son port d’attache à White Head douze mois par année.

II.  L’historique procédural

[6]  Lorsqu’il a présenté sa demande, le demandeur a désigné la GMHA comme défenderesse. Dans sa réponse, la GMHA a déposé le dossier certifié du tribunal et ses affidavits dans les délais impartis par les Règles des Cours fédérales, mais peu de temps après, elle a indiqué au demandeur qu’elle croyait qu’elle n’aurait pas dû être constituée comme défenderesse, étant donné son rôle d’organisme décisionnel.

[7]  Le demandeur a présenté une requête ex parte afin d’obtenir des directives pour savoir quelle entité devait recevoir signification. La Cour a refusé de rendre jugement à la lumière du dossier dont elle était saisie et elle a ordonné à la GMHA de présenter une requête si elle estimait avoir été erronément constituée comme partie. Cette requête a par la suite été déposée; dans celle‑ci, la GMHA demandait une ordonnance enjoignant au demandeur de modifier son avis de demande afin de désigner le ministre des Pêches et Océans et le procureur général du Canada (ou, subsidiairement, uniquement le procureur général du Canada) comme défendeurs à la place de la GMHA.

[8]  Ma collègue, la protonotaire Aylen, a statué que la GMHA, en sa qualité d’organisme décisionnel, n’était pas la défenderesse appropriée, que ni celle‑ci ni le ministre n’étaient « directement touchés » par l’ordonnance recherchée et que, par conséquent, le procureur général était le seul défendeur approprié, conformément au paragraphe 303(2) des Règles. En appel de cette ordonnance (2017 CF 1012), le juge Barnes, de la Cour fédérale, a confirmé la décision de la protonotaire et a statué que celle‑ci avait correctement appliqué les paragraphes 303(1) et 303(2) des Règles. Il a fait remarquer que le procureur général n’avait pas présenté de requête en bonne et due forme devant la protonotaire ni devant lui pour qu’une autre personne la remplace à titre de défendeur au titre du paragraphe 303(3) des Règles. Il a refusé d’examiner une requête informelle en ce sens et il a précisé ce qui suit au paragraphe 12 de sa décision :

[…] Un grand nombre de questions qui surviennent lors des arguments oraux devant moi, qui sont pertinentes à cette disposition, n’avaient pas été communiquées et aucune preuve n’avait été présentée pour expliquer pourquoi la procureure générale est incapable ou réticente à agir dans un rôle de représentation, sauf pour dire qu’elle serait toujours réticente lors d’affaires comme l’espèce. Il ne convient pas de décider s’il s’agit d’une opinion bien fondée du rôle du procureur général étant donné la minceur du dossier devant moi.

[9]  Le procureur général dépose maintenant la présente requête dans le but d’être remplacé conformément aux dispositions du paragraphe 303(3) des Règles.

III.  La preuve et les observations des parties

A.  Le procureur général

[10]  La preuve produite par le procureur général se résume à l’affidavit d’un employé du ministère des Pêches et Océans Canada (le MPO) qui occupait le poste de directeur régional responsable du Programme des ports pour petits bateaux (le Programme des PPB) dans la région pertinente en 2015 et 2016.

[11]  Ce directeur donne des explications au sujet du programme des PPB, dans le cadre duquel le MPO supervise la conformité aux conditions des conventions de bail signées avec les administrations portuaires comme la GMHA, et il établit les circonstances dans lesquelles le programme des PPB a eu connaissance de la création de la politique en cause qui porte sur l’accès à White Head ainsi que du litige attribuable à l’application de cette politique au demandeur. L’affidavit indique clairement que le programme des PPB et le MPO n’ont joué aucun rôle dans le choix des membres du conseil d’administration de la GMHA ni dans l’élaboration, l’imposition ou la mise en application de ses politiques, qu’ils se limitent à assister à des réunions sur demande et qu’ils ignorent comment la GMHA a appliqué sa politique au demandeur, outre ce que révèle le dossier certifié préparé par la GMHA pour les besoins de la présente demande. Voici la conclusion de l’affidavit : [traduction« La décision de la GMHA de refuser au demandeur l’accès à White Head équivalait à l’exercice d’un pouvoir légal dans le cadre de sa gestion du port de White Head. La GMHA est la mieux placée pour présenter à la Cour des observations au sujet du caractère raisonnable de l’application de sa politique dans le cas de M. Kinghorne ».

[12]  Il convient de signaler que l’employé du MPO qui a signé l’affidavit ne prétend pas s’exprimer au nom du procureur général ni du ministère de la Justice et qu’il ne témoigne pas de la volonté ni de la capacité du procureur général d’agir en qualité de défendeur, mais il se contente de préciser qu’à son avis, la GMHA est la mieux placée pour le faire. On ne sait pas si l’affiant a passé en revue la preuve par affidavit déposée par la GMHA, si quelqu’un du programme des PPB, du MPO ou du cabinet du procureur général est entré en contact avec la GMHA pour préciser ou ajouter des détails qui pouvaient manquer au dossier, ni si la coopération de la GMHA a été demandée ou si cette dernière l’a offerte ou refusée à un certain point.

[13]  L’argumentaire du procureur général ne révèle pas non plus tout à fait clairement s’il refuse d’agir en qualité de défendeur en l’espèce ou s’il s’en juge simplement incapable.

[14]  Le procureur général est d’avis qu’on devrait lui retirer la qualité de défenderesse et que la GMHA devrait la remplacer en raison de deux facteurs : la GMHA est la mieux placée pour s’exprimer au sujet de la décision, à titre d’unique auteure de la politique et d’organisme chargé de son application, et la GMHA est également la mieux placée pour s’exprimer au sujet de toute préoccupation qu’elle ou la Cour pourrait avoir à cet égard, étant donné qu’elle est l’organisme qui a la responsabilité exclusive de se conformer à la décision de la Cour et de la mettre en application, et que le procureur général n’a pas le pouvoir d’obliger la GMHA à coopérer à la mise en application des ordonnances de la Cour et à se conformer à ces ordonnances.

[15]  En ce qui concerne les principes juridiques applicables, le procureur général invoque l’arrêt récent de la Cour suprême Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation, 2015 CSC 44, dans lequel la Cour s’est penchée sur la question de la qualité pour agir des décideurs administratifs lorsqu’il s’agit de leur participation à des appels ou à des contrôles judiciaires de leurs décisions. La Cour suprême a conclu que la participation du tribunal administratif devrait être envisagée dans une perspective fonctionnelle qui établit un équilibre entre la nécessité d’une décision bien éclairée et l’importance d’assurer l’impartialité du tribunal administratif. Le procureur général fait valoir que l’application de ces facteurs milite en faveur de la participation de la GMHA en l’espèce, parce qu’elle est la seule partie bien éclairée qui est en mesure de s’opposer à la demande et que le maintien de l’impartialité de la GMHA ne suscite aucune préoccupation, étant donné que la décision en cause est de la nature de l’exercice de fonctions réglementaires plutôt que d’une décision judiciaire ou quasi judiciaire entre deux parties dans un contexte contradictoire.

[16]  Subsidiairement, le procureur général demande que la GMHA soit constituée comme défenderesse en application de l’article 104 des Règles, en tant que « personne dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance ».

B.  La GMHA

[17]  La GMHA s’oppose tant au redressement principal qu’au redressement subsidiaire demandés dans la requête du procureur général.

[18]  La GMHA ne nie pas qu’elle a agi indépendamment du MPO pour élaborer, mettre en œuvre et appliquer la politique et que, sauf en ce qui concerne son obligation de se conformer aux conditions de son bail, ne relève pas de l’autorité ni du contrôle du MPO – ni du procureur général d’ailleurs.

[19]  Toutefois, elle nie être exclusivement responsable de l’application de ses décisions en ce qui concerne l’accès aux installations portuaires. Elle a déposé l’affidavit du président de son conseil d’administration, dans lequel ce dernier fait valoir que la GMHA dépend du programme des PPB du MPO et qu’elle s’en remet à celui‑ci – plus particulièrement à l’agent chargé de l’application de la loi désigné qui est employé par le programme des PPB du MPO – en ce qui concerne la mise en œuvre et l’application efficaces de ses politiques opérationnelles, y compris celles qui concernent le mouillage des bateaux et l’accès public.

[20]  Le président explique en outre que même si le conseil n’agit pas officiellement à titre de tribunal quasi judiciaire lorsqu’il s’agit de permettre l’accès aux installations portuaires, il [traduction« doit couramment apprécier les intérêts divergents de deux ou plusieurs parties dans un contexte de ressources publiques limitées. Les administrateurs sont régulièrement appelés à prendre des décisions et à voter sur des questions qui peuvent avoir des conséquences négatives pour leurs amis et leurs collègues pêcheurs. En ce sens, le conseil est chargé d’arbitrer des conflits. Une décision du conseil peut avoir des répercussions économiques importantes pour les parties touchées ».

[21]  En dernier lieu, l’affidavit fait valoir que la GMHA n’est au courant d’aucune lacune dans le dossier factuel, étant donné qu’elle a présenté un dossier complet constitué des communications et des documents pertinents dans le cadre de la demande, en plus de six affidavits détaillés au sujet de la politique sur White Head et des circonstances de l’espèce.

[22]  Selon l’argument central de la GMHA dans le cadre de la requête, le procureur général n’a toujours pas produit une preuve ou un argument convaincant qui expliquerait pourquoi il est incapable d’agir en qualité de défendeur ou n’est pas disposé à le faire dans la présente affaire. Elle invoque la décision Douglas c Canada (Procureur général), 2013 CF 451, rendue par la Cour et l’observation que celle‑ci contient selon laquelle lorsqu’il agit à titre de défendeur dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le procureur général n’est pas tenu de défendre avec vigueur la demande et qu’il peut même l’appuyer ou restreindre sa participation à la présentation d’observations afin d’aider la Cour à rendre une décision conforme au droit.

[23]  Pour prouver que rien dans la structure de la délégation de pouvoir ou dans l’objet du litige ne porte atteinte à la capacité ou à la volonté d’agir du procureur général, la GMHA invoque également la décision Archer c Canada (Procureur général), 2012 CF 1175, dans laquelle le procureur général avait été constitué comme défendeur dans une demande de contrôle d’une décision rendue par une administration portuaire agissant dans le cadre de la même structure organisationnelle et de la même délégation de pouvoir que la GMHA en l’espèce.

[24]  En dernier lieu, la GMHA fait valoir que le procureur général a accès à toute l’information utile et pertinente, notamment en ce qui concerne la portée des pouvoirs des administrations portuaires et la gestion des ports dans la région, grâce à son accès aux représentants du programme des PPB du MPO, comme en fait foi l’affidavit produit à l’appui de sa requête.

C.  Le demandeur

[25]  Le demandeur n’a pas joué un rôle actif dans le cadre de la présente requête, même si ses observations étaient plutôt en faveur de la position du procureur général.

IV.  Analyse

[26]  Comme l’admet le procureur général, la décision Douglas c Canada est la seule affaire publiée dans laquelle l’application du paragraphe 303(3) des Règles a été étudiée. Dans cette affaire, la Cour a établi le cadre de l’application de l’article 303 des Règles dans le dossier dont elle était saisie. Voici comment elle s’est exprimée à ce sujet :

[59]  Bref, dans le contexte de cette demande de contrôle judiciaire, l’article 303 des Règles s’applique conformément à l’analyse suivante : comme aucune personne n’était directement touchée par l’ordonnance recherchée ou ne devait être désignée à titre de défendeur en application du paragraphe 303(1), le procureur général a été désigné défendeur à bon droit, en application du paragraphe 303(2). Le paragraphe 303(2) exige que le procureur général soit désigné comme défendeur par défaut, afin de lui permettre de jouer son rôle de protecteur de la primauté du droit. Toutefois, ce rôle ne force pas le procureur général à s’opposer à la demande – il peut l’appuyer ou limiter sa participation à la présentation d’observations qui aideront la Cour à rendre une décision conforme au droit. La Cour peut, sur requête du procureur général, se demander si une autre personne devrait être désignée comme défendeur en remplacement de celui‑ci, à condition que le procureur général convainque la Cour qu’il est incapable d’agir à ce titre.

[Non souligné dans l’original.]

[27]  En ce qui concerne la requête en l’espèce, outre le fait que le procureur général allègue que non seulement est‑il incapable d’agir, mais qu’il n’est également pas disposé à le faire, ce cadre d’analyse est directement applicable par ailleurs à l’affaire dont je suis saisie. Tant le procureur général que la GMHA sont d’accord sur le fait que la décision en cause dans la demande en l’espèce constituait un exercice du pouvoir légal de gérer et de réglementer l’accès du public au port, lequel a été délégué à la GMHA par le MPO, et que cette décision est susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Il a déjà été établi judiciairement qu’aucune autre personne n’est directement touchée par l’ordonnance recherchée et que le procureur général devait être désigné comme partie défenderesse, conformément au paragraphe 303(2) des Règles.

[28]  La prochaine étape de l’analyse consiste donc à décider si le procureur général a présenté une preuve ou une explication suffisante pour convaincre la Cour qu’il est incapable d’agir ou qu’il n’est pas disposé à le faire. Il ne s’agit pas simplement de savoir s’il existe une autre personne ou un autre organisme qui serait mieux placé que le procureur général pour défendre la décision visée. Comme il a été établi aux paragraphes 57 et 58 de la décision Douglas et comme l’a reconnu le juge Barnes lorsqu’il a refusé de se pencher sur l’application du paragraphe 303(3) des Règles en l’absence de données probantes, le procureur général doit se décharger du fardeau de convaincre la Cour qu’il est incapable d’agir en qualité de défendeur ou qu’il n’est pas disposé à le faire. La question de savoir quelle autre personne ou quel autre organisme devrait remplacer le procureur général ne se pose que si ce dernier réussit à convaincre la Cour.

[29]  La preuve dont je suis saisie n’appuie pas la conclusion selon laquelle le procureur général est incapable d’agir en qualité de défendeur dans la présente affaire. Le procureur général fait valoir qu’il n’est pas bien placé pour s’opposer à la demande sur le fond et qu’il ne connaît pas suffisamment le contexte et la justification de la décision en cause pour aider la Cour à trancher les questions dont elle est saisie. Toutefois, l’affidavit qui a été présenté ne fait ressortir aucune déficience ni lacune réelle dans le dossier, qui se compose du dossier certifié du tribunal et des six affidavits déjà produits par la GMHA, ni comment une déficience de cette nature, si tant est qu’il en existe une, aurait une incidence sur la capacité du procureur général de s’acquitter de son rôle de partie défenderesse.

[30]  En ce qui concerne l’allégation selon laquelle le procureur général n’est pas disposé à agir, il n’existe tout simplement aucune preuve à cet égard. L’affiant n’allègue pas que le procureur général n’est pas disposé à agir; il expose simplement sa croyance selon laquelle la GMHA serait mieux placée pour agir, ce qui représente un postulat bien différent. Quoi qu’il en soit, l’affiant est un employé du ministère des Pêches et Océans, et non du cabinet du procureur général. Rien ne donne à penser qu’il pourrait même être autorisé à témoigner quant aux souhaits ou à l’intention du procureur général lui‑même.

[31]  L’unique explication que la Cour peut relever quant à l’allégation selon laquelle le procureur général est incapable d’agir ou n’est pas disposé à le faire est comprise dans les paragraphes suivants de ses prétentions écrites :

[traduction]

24.  La GMHA ne fait pas partie de la Couronne fédérale et n’est pas un ministère fédéral. Le PGC agit uniquement au nom de la Couronne elle‑même ou de ministères du gouvernement fédéral. Le PGC n’a pas le pouvoir de représenter les intérêts de la GMHA ni de recevoir des directives ou de demander l’avis de la GMHA dans la présente instance.

25.  Le seul rôle du PGC en l’espèce consiste à agir dans l’intérêt public. Dans cette optique, il ne peut intervenir utilement, si ce n’est que pour donner son avis au sujet de la décision à l’étude, ce qui relève du rôle même de la Cour dans le cadre de la présente demande.

[Non souligné dans l’original.]

[32]  Ces observations semblent découler d’une perception étroite du rôle du procureur général, qui se limiterait à agir comme cabinet d’avocats interne pour le compte du gouvernement, conformément aux pouvoirs qui sont prévus à l’alinéa 5d) de la Loi sur le ministère de la Justice, LRC 1985, c J‑2. Ce faisant, ces observations passent totalement sous silence les fonctions et les attributions importantes qui sont énoncées à l’alinéa 5a) de la même loi. Je reproduis ci‑dessous les alinéas 5a) et 5d) :

  Les attributions du procureur général du Canada sont les suivantes :

a) il est investi des pouvoirs et fonctions afférents de par la loi ou l’usage à la charge de procureur général d’Angleterre, en tant que ces pouvoirs et ces fonctions s’appliquent au Canada, ainsi que de ceux qui, en vertu des lois des diverses provinces, ressortissaient à la charge de procureur général de chaque province jusqu’à l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1867 dans la mesure où celle‑ci prévoit que l’application et la mise en œuvre de ces lois provinciales relèvent du gouvernement fédéral;

(…)

d) il est chargé des intérêts de la Couronne et des ministères dans tout litige où ils sont parties et portant sur des matières de compétence fédérale;

 

  The Attorney General of Canada

(a) is entrusted with the powers and charged with the duties that belong to the office of the Attorney General of England by law or usage, in so far as those powers and duties are applicable to Canada, and also with the powers and duties that, by the laws of the several provinces, belonged to the office of attorney general of each province up to the time when the Constitutional Act, 1867, came into effect, in so far as those laws under the provisions of the said Act are to be administered and carried into effect by the Government of Canada;

(…)

(d) shall have the regulation and conduct of all litigation for or against the Crown or any department, in respect of any subject within the authority or jurisdiction of Canada;

[33]  Les motifs de la décision Douglas contiennent une description exhaustive du rôle spécial que joue le procureur général dans les instances en matière de contrôle judiciaire, un rôle qui est en accord avec les pouvoirs et les attributions décrits à l’alinéa 5a) de la Loi sur le ministère de la Justice. Ce rôle n’est pas celui d’un avocat dont les services auraient été retenus pour défendre les intérêts d’un ministère ou d’un fonctionnaire du gouvernement en particulier qui aurait agi comme décideur, mais bien le rôle historique de gardien de l’intérêt public et de défenseur de la primauté du droit. En s’acquittant de ce rôle, le procureur général est chargé d’aider la Cour à prendre une décision conforme au droit; il s’agit d’un rôle délicat qu’il est constitutionnellement tenu d’exercer de bonne foi, objectivement, de façon indépendante et dans l’intérêt public, même s’il peut le conduire à adopter une position contraire à la décision du décideur (voir l’analyse complète aux paragraphes 60 à 70 de la décision Douglas).

[34]  C’est ce rôle que le procureur général est appelé à jouer quand il est constitué comme défendeur sous le régime du paragraphe 303(2) des Règles. En outre, lorsqu’il présente une requête fondée sur le paragraphe 303(3) des Règles pour être remplacé en tant que défendeur, la Cour s’attend à ce qu’il garde ce rôle précis à l’esprit quand il aborde et explique les motifs pour lesquels il est incapable de jouer ce rôle ou il n’est pas disposé à le faire. En toute déférence, l’impression que laisse la documentation du procureur général et ses observations à l’appui de la requête expliquent les raisons pour lesquelles le ministre des Pêches et Océans juge qu’il est incapable de donner des consignes au ministère de la Justice ou qu’il n’est pas disposé à le faire afin que celui‑ci défende la GMHA, et que le procureur général n’a jamais songé à décider s’il est capable de jouer son rôle indépendant ou s’il est disposé à le faire, comme le prévoit le paragraphe 303(2) des Règles.

[35]  Pour ces motifs, je ne suis pas convaincue que le procureur général, dans les circonstances en l’espèce, est incapable d’agir en qualité de défendeur ou n’est pas disposé à le faire. Cela est déterminant en ce qui concerne cet aspect de la requête.

[36]  J’ajouterais que j’ai tenu compte des observations du procureur général en ce qui a trait au très récent arrêt de la Cour suprême du Canada (Ontario (Commission de l’énergie), précité) sur la question de la participation des tribunaux au contrôle judiciaire de leurs décisions. Toutefois, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la question de savoir si la GMHA pourrait à bon droit intervenir dans la demande et serait ainsi une personne apte à le remplacer à titre de partie défenderesse ne se pose pas, étant donné que je n’ai pas été convaincue que le procureur général est incapable d’agir ou n’est pas disposé à le faire.

[37]  Je vais maintenant me pencher sur la deuxième partie de la requête du procureur général, dans laquelle il demande une ordonnance en jonction de la GMHA comme défenderesse additionnelle au titre l’alinéa 104(1)b) des Règles. Cette disposition précise confère à la Cour le pouvoir d’ordonner « que soit constituée comme partie à l’instance toute personne qui aurait dû l’être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance ».

[38]  La Cour a déjà établi que la GMHA, en sa qualité d’organisme ayant pris la décision, n’était pas autorisée à être désignée à titre de défenderesse en application du paragraphe 303(1) des Règles. Elle n’est donc pas une personne qui aurait dû être désignée comme partie.

[39]  Le procureur général fait valoir que la présence de la GMHA devant la Cour est nécessaire pour les mêmes motifs que ceux qu’il a invoqués dans le but d’établir qu’il est incapable d’agir à titre de défendeur et, plus particulièrement, pour assurer la complétude du dossier. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, je ne suis pas convaincue que le procureur général est incapable d’agir à titre de défendeur. En outre, selon la preuve dont je suis saisie, la GMHA a déjà produit un dossier certifié complet et plusieurs affidavits dans lesquels sont énoncées les circonstances de l’adoption de sa politique et de son application au demandeur. Rien dans la preuve devant moi ne montre que la participation de la GMHA continuerait d’être nécessaire pour éclairer l’un ou l’autre des aspects de la décision ou que la GMHA omettrait de fournir de l’information ou de l’aide supplémentaire, dans la mesure où le procureur général ou le demandeur lui en réclamerait. Aucune preuve ne donne à penser que la GMHA doit être désignée à titre de défenderesse pour qu’elle se conforme à l’une ou l’autre des ordonnances recherchées dans la demande. De plus, il n’existe pas de preuve ni d’argument convaincant donnant à penser que l’intervention de la GMHA pourrait être nécessaire à l’élaboration d’un redressement approprié dans les circonstances.

[40]  Par conséquent, rien ne me permet de conclure que la présence de la GMHA devant la Cour est nécessaire à la résolution de toutes les questions en litige dans la présente demande. Dans les circonstances de l’espèce et compte tenu des indications énoncées dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie), je n’ai aucun doute que la GMHA puisse obtenir l’autorisation d’intervenir si elle ressentait le besoin d’expliquer son dossier ou si elle s’inquiétait de la possibilité que la décision de la Cour ait des répercussions sur ses activités. Toutefois, la GMHA ne désire manifestement pas intervenir ou participer dans le cadre de la demande, et on doit tenir pour acquis qu’elle serait satisfaite de toute décision que la Cour pourrait rendre. Les règles de la Cour ne prévoient pas la jonction forcée d’une personne qui n’est pas tenue d’être désignée et qui n’est pas une participante nécessaire au litige. Je tiens également compte des préoccupations légitimes de la GMHA voulant que son indépendance et son impartialité doivent être protégées, compte tenu des circonstances difficiles dans lesquelles évoluent les bénévoles qui composent son conseil d’administration.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête du procureur général est rejetée avec dépens payables par le procureur général à la Grand Manan Port Authority.

« Mireille Tabib »

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de décembre 2018.

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1718‑16

 

INTITULÉ :

SHAWN KINGHORNE C LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

halifax (noUvELLE‑ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 septembrE 2018

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

la PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 OctobrE 2018

 

COMPARUTIONS :

Robert Mroz

 

POUR Le demandeur

 

Jessica Thompson

 

POUR LA DÉFENDERESSE

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

 

Sarah Shiels

POUR LA PARTIE INTIMÉE À LA REQUÊTE

LA GRAND MANAN PORT AUTHORITY

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Avocats

Fredericton (Nouveau‑Brunswick)

 

POUR Le demandeur

 

Nathalie G. Drouin

Procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUUR

 

Clifford Shiels Legal

Avocats

Yarmouth Nouvelle‑Écosse)

POUR LA PARTIE INTIMÉE À LA REQUÊTE

LA GRAND MANAN PORT AUTHORITY

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.