Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20181031


Dossier : ITA-11477-10

Référence : 2018 CF 1095

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 31 octobre 2018

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

DANS L’AFFAIRE DE LA LOI DE L’IMPÔT SUR LE REVENU,

et

DANS L’AFFAIRE D’UNE OU DES COTISATIONS ÉTABLIES PAR LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL EN VERTU D’UNE OU DE PLUSIEURS DES LOIS SUIVANTES : LA LOI DE L’IMPÔT SUR LE REVENU, LE RÉGIME DE PENSIONS DU CANADA, LA LOI SUR L’ASSURANCE­EMPLOI;

CONTRE :

ROCCO R. DIGIUSEPPE (PARFOIS APPELÉ RICCARDO DIGIUSEPPE ET RICKY RICCARDO DIGIUSEPPE)

86, BOULEVARD LAURENTIAN

MAPLE (ONTARIO)  L6A 2V8

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Par voie de requête, Romspen Investment Corporation, le créancier hypothécaire et le demandeur dans la présente requête (Romspen ou le demandeur), interjette appel de l’ordonnance que le protonotaire Aalto a rendue le 2 février 2017, par laquelle il ordonnait la distribution de fonds au montant de 380 228,32 $, soit l’excédent découlant de la vente, par Romspen, de deux biens hypothéqués en vertu du pouvoir de vente.

[2]  Romspen soutient que le protonotaire a commis un certain nombre d’erreurs en ordonnant la distribution d’un montant de (a) 61 039,21 $ plus les intérêts à Romspen au premier rang; (b) de 270 057,16 $ plus les intérêts à Sa Majesté la Reine représentée par le ministre du Revenu national (MRN) en second rang pour acquitter un certificat d’imposition en souffrance; (c) et du solde au Service des poursuites pénales du Canada (SPPC) pour acquitter partiellement une amende impayée. Plus particulièrement, Romspen soutient que le protonotaire a commis une erreur (1) en levant le voile de la personnalité morale; (2) en s’appuyant sur des [traduction] « preuves de faits similaires »; (3) en accordant la priorité aux créances du MRN et du SPPC au détriment des intérêts des propriétaires légaux des biens hypothéqués; (4) en traitant les engagements à payer comme étant distincts des hypothèques en cause; (5) en évaluant les réclamations de frais juridiques avec intérêts de Romspen.

[3]  Le MRN et le SPPC, les intimés dans la présente requête (les intimés), soutiennent que l’ordonnance était fondée en droit et qu’elle ne reflète aucune erreur manifeste et dominante qui justifierait l’intervention de cette Cour. Je suis du même avis et, pour les motifs énoncés ci-après, la requête est rejetée.   

II.  Contexte

[4]  Cette affaire fait suite à la déclaration de culpabilité en 2007 de M. Riccardo DiGiuseppe pour une fraude de plus de 5 000 $. Il a été conclu que M. DiGiuseppe a dissimulé, détourné et sous-déclaré des revenus provenant de deux entreprises qu’il exploitait; ce faisant, il a fraudé Revenu Canada d’environ 3,5 millions de dollars en impôt sur le revenu et en TPS. À la suite de sa déclaration de culpabilité, M. DiGiuseppe a été condamné par le juge Peter Tetley de la Cour de justice de l’Ontario à une peine d’emprisonnement et à une amende de 2 millions $.

[5]  Le MRN et le SPPC ont tenté de recouvrer les fonds dont M. DiGiuseppe est redevable en enregistrant les charges grevant le titre des biens dans lesquels M. DiGiuseppe détenait une participation. Ces biens comprenaient les deux biens en cause dans le présent appel, désignés dans l’ordonnance du protonotaire comme étant la propriété d’« Orillia » et la propriété de « Roseneath » (collectivement appelées les biens).

[6]  Le juge qui a prononcé la peine dans la procédure pénale, et par la suite le protonotaire, ont conclu que M. DiGiuseppe avait eu recours à des intermédiaires en guise de « prête-noms » pour les sociétés qu’il contrôlait, laissant ces personnes potentiellement exposées à une responsabilité personnelle alors que lui se soustrayait à tout contrôle.

[7]  Le recours de M. DiGiuseppe à des prête-noms correspondait à la façon dont étaient structurés les intérêts dans les propriétés d’Orillia et de Roseneath. La propriété de Roseneath était détenue par Mary Margaret Todd (Mme Todd) et la propriété d’Orillia était détenue par 1642848 Ontario Limited (164). Mme Todd était une ancienne employée de M. DiGiuseppe et également l’unique actionnaire et dirigeante de 164. Le dossier comprend un affidavit de Mme Todd dans lequel elle déclare avoir permis à M. DiGiuseppe d’enregistrer le bien dont il était propriétaire et les actions de sociétés qu’il contrôlait en son nom. Elle décrit avoir commis une erreur et atteste qu’elle n’a [traduction] « aucun intérêt dans aucune de ces propriétés ».

[8]  Romspen détenait des hypothèques sur les propriétés de Roseneath et d’Orillia. Des brefs d’exécution et des ordonnances de constitution de charge au nom du MRN et du SPPC ont par la suite été enregistrés sur les titres des deux propriétés. Lorsque les hypothèques sont devenues en souffrance, Romspen a exercé son pouvoir de vente, et a obtenu 950 000 $ pour les biens.

[9]  Lors d’une audience tenue le 17 décembre 2013, Romspen a demandé une ordonnance de mainlevée hypothécaire et de paiement de la dette. Après avoir examiné la comptabilisation de Romspen, la Cour a approuvé un paiement à Romspen pour le principal impayé, les intérêts, les frais et les dépenses administratives des hypothèques devant être acquittés, même s’il subsistait un différend concernant une facture de services de 21 691,43 $ de l’avocat de Romspen. Après le paiement approuvé à Romspen d’un montant de 514 273,42 $ et le paiement d’un certain nombre de frais divers, il a été ordonné de verser les fonds excédentaires (380 228,32 $) à la Cour en attendant une audience visant la collocation des titulaires des intérêts ou charges.

[10]  Dans son ordonnance et ses motifs datés du 2 février 2017, le protonotaire a déterminé l’ordre de distribution des fonds excédentaires entre Romspen, le MRN et le SPPC, qui étaient les seules parties à conserver une créance à l’égard de l’excédent.

III.  Ordonnance faisant l’objet de l’appel

[11]  Après avoir brièvement décrit le contexte, le protonotaire a présenté une chronologie sommaire des événements liés aux hypothèques et aux créances présentées. Il a constaté que Romspen avait refinancé les hypothèques en 2011, sachant que les intimés avaient déjà enregistré des charges contre M. DiGiuseppe sur le titre des propriétés; Romspen a soutenu que les charges du MRN et du SPPC étaient dénuées de sens parce que M. DiGiuseppe n’était pas détenteur d’un titre.

[12]  Le protonotaire a résumé la preuve par affidavit de Mme Todd, constatant que [traduction] « Mme Todd ne revendique aucun intérêt dans les biens ou le produit de la vente ». Il a ensuite résumé les allégations de fait présentées par Romspen dans le cadre d’un litige connexe selon lesquelles M. DiGiuseppe avait personnellement garanti les hypothèques, et a ensuite conclu que, nonobstant les modalités des documents hypothécaires, M. DiGiuseppe était considéré par Romspen comme le débiteur principal des hypothèques conformément aux conditions de la garantie et de la clause du garant. La Cour a en outre conclu que la preuve [traduction] « ne fait que renforcer le fait que Romspen traitait en tout temps avec M. DiGiuseppe, soit directement, soit par l’entremise de ses prête-noms ».

[13]  Le protonotaire a décrit la qualité de la preuve comptable à l’appui de l’affirmation de Romspen selon laquelle le solde impayé des hypothèques s’élevait à 370 116,55 $, ce qu’il a décrit au début de l’ordonnance comme [traduction] « la totalité des fonds excédentaires ». Il a ensuite déclaré ce qui suit :

[traduction]

[29]  De façon générale, il est à noter que la comptabilisation tenue par Romspen de la dette hypothécaire sur les biens laisse beaucoup à désirer. Elle porte à confusion, comporte une double comptabilisation et, pour diverses raisons qui seront examinées plus loin, n’est pas fiable.

[14]  Le protonotaire a ensuite résumé les créances présentées, soulignant la position de Romspen selon laquelle les intimés n’avaient aucun intérêt dans le produit de la vente puisque leurs créances ne concernaient que M. DiGiuseppe, lequel n’avait non plus aucun intérêt dans les biens. Il a ensuite relevé les soldes impayés des hypothèques en décembre 2011 et décembre 2013, tels qu’établis par la preuve de Romspen, notant que, sur la base du relevé de remboursement hypothécaire de Romspen, le montant total du solde impayé devait être payé à Romspen en décembre 2013.

[15]  Le protonotaire s’est penché sur l’allégation des intimés selon laquelle Mme Todd était une simple fiduciaire pour M. DiGiuseppe. Il a conclu qu’il n’y avait aucun doute que Romspen savait que Mme Todd était simplement une intermédiaire pratique pour détenir le titre des biens et des actions de 164 au nom de M. DiGiuseppe.  

[16]  Après avoir exposé les créances et la preuve, le protonotaire s’est penché sur le droit en ce qui a trait à la détermination de l’ordre de collocation des créanciers pour le produit d’une vente en vertu d’un pouvoir de vente. Il a exposé les dispositions pertinentes de la Loi sur les hypothèques, LRO 1990, c M.40, et de la Loi de 2010 sur le désintéressement des créanciers, LO 2010, c 16, annexe 4, et a souligné qu’en common law, l’ordre est établi selon le principe du « premier arrivé, premier servi ». Il a également souligné le statut particulier des créances de la Couronne, tel qu’il est énoncé dans la jurisprudence. Le protonotaire a conclu que Romspen avait priorité relativement au fonds excédentaires pour [traduction] « le principal impayé, les intérêts, les frais et les autres charges liés à l’hypothèque sur les biens ».

[17]  Le protonotaire a alors conclu que le MRN était le prochain dans l’ordre de collocation et que le SPPC avait droit à toute somme d’argent restante une fois les deux premiers créanciers payés.

[18]  Après avoir établi l’ordre de collocation, le protonotaire s’est ensuite penché sur la créance de Romspen. Il a fait remarquer que les conditions normalisées relatives aux charges ne permettent pas aux créanciers hypothécaires de recouvrer des frais déraisonnables ou des frais engagés après la vente de la propriété. Le protonotaire a ensuite examiné les factures de Romspen et a accueilli sa demande de remboursement des frais liés à l’exécution des hypothèques sur les deux propriétés, mais a conclu que d’autres factures portaient sur des questions non liées aux deux propriétés et sur des périodes postérieures au remboursement des hypothèques.

[19]  Après avoir examiné la preuve comptable de Romspen, le protonotaire a ensuite examiné l’argument de Romspen selon lequel les créances des intimés à l’égard de M. DiGiuseppe n’étaient pas liées aux fonds provenant de la vente de la propriété d’Orillia parce que les créances ne portaient pas sur 164, le détenteur corporatif du titre de la propriété.

[20]  Le protonotaire a souligné la [traduction] « preuve accablante » selon laquelle Mme Todd n’était qu’un simple prête-nom pour les biens et les actions de M. DiGiuseppe et que M. DiGiuseppe était la seule personne avec laquelle Romspen avait traité de façon sérieuse. Il a conclu que le titre des propriétés et les actions dans les biens étaient [traduction] « de la poudre aux yeux dans un château de cartes érigé par M. DiGiuseppe dans lequel Romspen était un participant consentant ». En se fondant sur la preuve, le protonotaire a conclu que le fait que le titre de la propriété d’Orillia était détenu par une société n’avait [traduction] « aucune importance » et a jugé que [traduction] « les exécutions du MRN et du SPPC sont liées aux propriétés comme si elles étaient toutes deux détenues au nom de M. DiGiuseppe. »  

IV.  Questions en litige

[21]  Romspen soulève les questions suivantes :

 

V.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[22]  La norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires d’un protonotaire a récemment été examinée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 (Corporation de soins de la santé Hospira). Dans cet arrêt, le tribunal, composé de cinq juges, a adopté à l’unanimité la norme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 (Housen).

[23]  Dans l’arrêt Housen, la Cour suprême a conclu que la norme de contrôle applicable est celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit. La norme de la décision correcte s’applique quant à elle aux questions de droit isolables (Housen, aux paragraphes 8 à 10 et 19 à 37).

[24]  La norme de l’erreur manifeste et dominante appelle un degré élevé de retenue : par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire (Cobalt Pharmaceuticals Company c Bayer Inc., 2015 CAF 116, au paragraphe 53 (Cobalt Pharmaceuticals Co)). Dans l’arrêt Benhaim c St‑Germain, 2016 CSC 48, aux paragraphes 38 et 39, la Cour suprême du Canada a décrit les erreurs manifestes et dominantes comme étant des erreurs évidentes touchant « directement à l’issue de l’affaire », qui tiennent, « non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil » :

[38]  Il est tout aussi utile de rappeler ce qu’on entend par « erreur manifeste et dominante ». Le juge Stratas décrit la norme déférente en ces termes dans l’arrêt South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46 :

L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue [...] Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier. 

[39]  Ou, comme le dit le juge Morissette dans l’arrêt J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII), « une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. Et il est impossible de confondre ces deux dernières notions. »

B.  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en ordonnant la distribution des fonds excédentaires?

(1)  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en concluant que Romspen a fait preuve d’aveuglement volontaire à l’égard d’une fraude ou d’une conduite irrégulière en ce qui a trait aux biens?

[25]  Romspen soutient que le protonotaire ne disposait d’aucune preuve pour appuyer la conclusion qu’il a agi autrement qu’honnêtement et raisonnablement en avançant des fonds en fonction de la garantie sur les biens. Romspen soutient que la preuve n’a pas démontré que sa conduite n’était pas conforme à une norme généralement reconnue de conduite raisonnable au sein des établissements de crédit, ni qu’il n’a pas fait les enquêtes qu’un prêteur honnête et raisonnable aurait faites. Par conséquent, Romspen soutient qu’il n’y avait aucun fondement sur lequel le protonotaire pouvait raisonnablement conclure que sa conduite était commercialement inacceptable ou déraisonnable et que ces conclusions constituent une erreur manifeste, dominante et justifiant l’intervention de la Cour. Je ne suis pas d’accord.

[26]  Le protonotaire a tiré un certain nombre de conclusions au sujet de la conduite de Romspen. Il n’est pas nécessaire de présenter chacune de ces conclusions, mais il est utile d’en relever un échantillon.

[27]  Le protonotaire a conclu ce qui suit : (1) Romspen savait que Mme Todd était simplement une intermédiaire pratique pour détenir un titre et des actions au nom de M. DiGiuseppe (motifs, au paragraphe 40); (2) il était raisonnable de déduire que Romspen était au courant de la déclaration de culpabilité pour fraude fiscale en 2008 et qu’il savait que M. DiGiuseppe se servait de prête-noms pour détenir des biens en son nom (motifs, au paragraphe 60); (3) M. DiGiuseppe était la seule personne avec laquelle Romspen a traité de façon sérieuse et Romspen était un participant consentant au [traduction] « château de cartes » érigé par M. DiGiuseppe (motifs, au paragraphe 63); et (4) le prétendu manque de connaissance de Romspen et sa confiance à l’égard d’une société à numéro pour [traduction] « se protéger des manigances de DiGiuseppe reviennent à un aveuglement volontaire » (motifs, au paragraphe 66).

[28]  Pour en arriver à ces conclusions, le protonotaire disposait d’un dossier complet, y compris le témoignage par affidavit de Mme Todd, de M. DiGiuseppe et de l’administrateur d’hypothèques de Romspen, M. Mucha. Il était aussi saisi du dossier de crédit ou du dossier de souscription de Romspen.

[29]  La preuve établit l’existence d’une relation d’affaires entre Romspen et M. DiGiuseppe dans les années antérieures à 2006. La preuve établit également que M. DiGiuseppe était impliqué dans le prêt de 1,25 million de dollars de 2006, un prêt qui devait être garanti par des hypothèques de premier rang sur les biens, une troisième propriété et la garantie personnelle de M. DiGiuseppe.

[30]  Le protonotaire a conclu que Romspen savait que M. DiGiuseppe était le véritable emprunteur des fonds avancés en contrepartie de la garantie des biens et qu’il était un participant consentant au stratagème. Ce faisant, le protonotaire a résumé le contenu du dossier de souscription de Romspen. Il constate que les principaux documents étaient adressés à M. DiGiuseppe et qu’il n’y avait aucune preuve dans le dossier de souscription indiquant que Romspen avait un intérêt dans la viabilité financière de Mme Todd ou de 164. Le protonotaire a également constaté que Mme Todd n’a pas retenu les services d’un avocat et qu’elle pensait que l’avocat qui correspondait avec Romspen représentait M. DiGiuseppe.

[31]  Le protonotaire a également fait référence à des documents signés par M. DiGiuseppe; à des dossiers montrant que M. DiGiuseppe a personnellement effectué des paiements; et à un billet à ordre sous-jacent signé par M. DiGiuseppe en décembre 2011 montrant de nouvelles avances de fonds consenties par Romspen. Le protonotaire a également constaté que Romspen tenait un seul compte du grand livre pour toutes ses transactions avec M. DiGiuseppe et ses parties liées, y compris Mme Todd et 164. La Cour constate que les paiements, les avances et les frais relatifs à tous les biens, y compris les propriétés de Roseneath et d’Orillia, s’entremêlaient. Tous ces éléments de preuve concordaient avec le témoignage de Mme Todd et ont été corroborés par celui-ci.

[32]  Il y avait suffisamment de preuves au dossier pour étayer les inférences et les conclusions tirées. Les inférences et les conclusions du protonotaire ne reflètent aucune erreur manifeste et dominante (Cobalt Pharmaceuticals Co, au paragraphe 53).

(2)  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en levant le voile de la personnalité morale de 164?

[33]  En soutenant que le protonotaire a commis une erreur en levant le voile de la personnalité morale de 164, le demandeur invoque l’identité juridique distincte d’une société et le principe selon lequel l’identité juridique distincte de la société ne devrait être écartée que dans des circonstances exceptionnelles.

[34]  Le demandeur soutient que, pour lever le voile de la personnalité morale, le critère en deux volets établi par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Yaiguaje c Chevron Corporation, 2013 ONSC 2527 (Yaiguaje) doit être satisfait. La décision Yaiguaje portait sur la relation qui unit une société mère à une filiale en propriété exclusive. Au paragraphe 95(ii), la Cour a énoncé le critère suivant :

  1. la ou les sociétés dont l’identité juridique distincte doit être ignorée sont des instruments de fraude ou un mécanisme pour soustraire l’alter ego à sa responsabilité en cas d’activités illégales.

[35]  Le demandeur ne formule aucun argument concernant le premier volet du critère, et sa pertinence n’est pas claire lorsque, comme en l’espèce, la relation en cause ne concerne pas une société mère et une filiale en propriété exclusive. Toutefois, en ce qui concerne le deuxième volet du critère, le demandeur soutient qu’il n’y a rien d’irrégulier à détenir des biens immobiliers dans une société à but unique en vue de les protéger des réclamations des créanciers des actionnaires de la société; que la preuve ne lie pas la constitution en société de 164 à la fraude fiscale commise par M. DiGiuseppe ou à un autre usage abusif; et qu’il n’y a aucune preuve de la complicité de Romspen dans ces stratagèmes.

[36]  Je suis d’accord avec les arguments du demandeur voulant que la jurisprudence reflète la position selon laquelle le voile créé par l’identité juridique distincte d’une société ne devrait être levé que dans des circonstances limitées (Clarkson Co Ltd c Zhelka (1967), 64 DLR (2d) 457 aux pages 469 et 470 (HCJ de l’Ont.) (Clarkson)). Ces circonstances comprennent les situations où la société est constituée en personne morale dans un but illégal, frauduleux ou inapproprié, ou, une fois l’entreprise constituée en personne morale, lorsque les personnes qui exercent le contrôle ordonnent expressément qu’un acte fautif soit posé (Clarkson, page 470; Shoppers Drug Mart Inc c 6470360 Canada Inc, 2014 ONCA 85, au paragraphe 43 (Shoppers Drug Mart)).

[37]  En ce qui concerne la décision contestée, le protonotaire a relevé le droit applicable, citant l’arrêt Shoppers Drug Mart. Le protonotaire a alors conclu que la preuve démontrait que M. DiGiuseppe s’était comporté de façon répréhensible et que Romspen était au courant :

[traduction]

[68]  Les faits en l’espèce sont accablants en ce qui concerne la conduite et les intentions de M. DiGiuseppe. Il était au beau milieu de son procès pour fraude lorsque Romspen avançait allègrement de l’argent sous le couvert des prête-noms de M. DiGiuseppe. Il suffit de regarder la chronologie pour voir que Romspen a émis le billet à ordre et a avancé d’autres fonds aux prête-noms de M. DiGiuseppe après sa déclaration de culpabilité pour une fraude fiscale de plus de 3,5 millions de dollars. Bien que la fraude soit spécifiquement liée aux activités de son bar de danseuses, Romspen connaissait néanmoins très bien le modus operandi de M. DiGiuseppe. Ainsi, les exécutions du MRN et du SPPC se rattachent aux biens comme s’ils étaient tous deux détenus au nom de M. DiGiuseppe.

[38]  Le protonotaire a énoncé correctement le droit, et je ne trouve rien à redire à ses conclusions.

[39]  Le demandeur soutient qu’en l’espèce, le voile a été levé de manière inversée de sorte que le propriétaire bénéficiaire a véritablement une responsabilité vis-à-vis la société. S’appuyant sur la décision de la Cour suprême du Connecticut dans l’affaire Commissioner of Environmental Protection c State Five Industrial Park, Inc, 304 Conn 128 (CS du Conn. 2012), le demandeur soutient que cette inversion soulève des préoccupations uniques, notamment le contournement des procédures normales de recouvrement judiciaire; la possibilité pour un créancier judiciaire d’accéder aux actifs de la société d’un actionnaire au détriment des autres, y compris des créanciers innocents; et l’incertitude créée dans la structure organisationnelle. Le demandeur soutient également qu’avant de lever le voile de la personnalité morale, il était nécessaire de s’assurer que les tiers créanciers de la société ne subissaient aucun préjudice (Winnipeg Enterprises Corporation c 4133854 Manitoba Limited, 2006 MBQB 186).

[40]  Les préoccupations soulevées par le demandeur sont des questions qui seraient examinées et évaluées dans le contexte des faits et des circonstances dont la Cour est saisie. En l’espèce, la preuve était que Mme Todd, bien qu’elle soit la propriétaire inscrite de la propriété de Roseneath et la détentrice des actions dans 164, n’a revendiqué aucun intérêt à l’égard des biens ou des actions dans 164. Il n’y a pas non plus de preuve que les intérêts de créanciers ou d’actionnaires tiers innocents étaient en jeu. Les arguments du demandeur selon lesquels Romspen était une partie innocente vont à l’encontre des conclusions du protonotaire, conclusions que j’ai déjà jugées comme n’étant pas erronées. Le demandeur ne soutient pas que l’inversion de la levée du voile corporatif est illégale, et aucune préoccupation unique qui pourrait être soulevée dans le cas d’une telle inversion n’a été démontrée au regard des faits tels qu’ils sont présentés.

[41]  Le demandeur soutient également que le protonotaire s’est fondé à tort sur la garantie personnelle de M. DiGiuseppe à l’égard de l’hypothèque de même que sur les motifs énoncés par le juge Tetley dans le procès pour fraude fiscale pour conclure que M. DiGiuseppe était le véritable emprunteur. Ces prétentions ne me convainquent pas.

[42]  Contrairement à ce que soutient le demandeur, le protonotaire n’a pas conclu à une mauvaise conduite d’après la décision du juge Tetley. Le protonotaire a plutôt invoqué la preuve au dossier à l’appui des conclusions qu’il a tirées à cet égard ainsi qu’à l’égard des connaissances de Romspen. De même, le protonotaire ne s’est pas fondé sur la garantie personnelle pour lever le voile de la personnalité morale, mais l’a plutôt considérée comme une preuve supplémentaire du fait que Romspen traitait avec M. DiGiuseppe soit directement, soit par l’entremise de prête­noms.

[43]  Le protonotaire n’a pas commis d’erreur en levant le voile de la personnalité morale de 164.

(3)  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en établissant l’ordre de collocation de Romspen à l’égard du produit de la propriété de Roseneath?

[44]  Romspen soutient qu’en tant qu’acquéreur de bonne foi, à titre onéreux et sans connaissance préalable d’un bien fiduciaire, il est à l’abri de tout intérêt que M. DiGiuseppe pourrait avoir eu dans la propriété de Roseneath.

[45]  J’ai déjà conclu que le protonotaire n’a pas commis d’erreur en concluant que Romspen était au courant de l’intérêt de M. DiGiuseppe à l’égard des biens. Il s’ensuit que Romspen n’était pas un acquéreur de bonne foi à titre onéreux et sans connaissance préalable. Cet argument est sans fondement.

(4)  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en traitant la garantie hypothécaire comme étant distincte de l’engagement de payer?

[46]  Romspen fait les observations suivantes au paragraphe 72 de ses observations écrites :

[traduction]

Le protonotaire a accepté la validité de la garantie hypothécaire de Romspen sur les propriétés d’Orillia et de Roseneath. Il est bien établi en droit qu’une hypothèque comprend un engagement de la part du débiteur hypothécaire de céder la possession du bien hypothéqué ainsi qu’un engagement de la part du débiteur hypothécaire de payer la dette hypothécaire. Dans l’arrêt The Huron & Erie Mortgage Corporation c Longo, le juge Barlow a cité Falconbridge comme suit :

[traduction]

Le créancier hypothécaire qui a intenté une action en recouvrement de l’hypothèque et en prise de possession de la terre hypothéquée peut également exercer le pouvoir de vente. Il n’y a rien d’incohérent dans les deux procédures. La prise de possession sera nécessaire en cas de vente. Le montant obtenu de la vente doit être affecté au paiement de la dette hypothécaire. Si le produit de la vente est suffisant, la créance relative à l’engagement de payer sera satisfaite; si le produit de la vente est insuffisant, un jugement personnel pour le montant insatisfait sera nécessaire. [Non souligné dans l’original.]

[47]  L’extrait de l’arrêt The Huron & Erie Mortgage Corporation c Longo, [1944] OR 424 (Cour sup.) établit que lorsqu’une dette hypothécaire est entièrement réglée à même le produit d’une vente, la réclamation relative à la promesse de paiement sera satisfaite.

[48]  Il ressort clairement de l’ordonnance que le protonotaire a reconnu la priorité de Romspen en vertu de l’article 27 de la Loi sur les hypothèques. Il est également évident que le protonotaire a ordonné le paiement de tous les frais et débours liés à la dette dont il a été convenu ou autrement jugés admissibles.

[49]  Romspen peut contester, et a contesté, l’évaluation faite par le protonotaire des frais réclamés, une question que j’aborde ci-après. Toutefois, Romspen n’est pas d’avis que le protonotaire a commis une erreur en concluant que Romspen était le premier dans l’ordre de collocation à l’égard des fonds excédentaires.   

[50]  Après avoir conclu que Romspen était premier dans l’ordre de collocation, le protonotaire a examiné la créance de Romspen à l’endroit des fonds en fonction de son rang. À la suite de cette analyse, le protonotaire a ordonné le paiement des créances qui n’étaient pas contestées ou qui ont été autrement reconnues comme étant exigibles en raison des efforts déployés par Romspen pour faire exécuter les hypothèques sur les biens. Les ordonnances de décembre 2013 et de février 2017 de la Cour, en l’absence de toute erreur dans l’évaluation des dépenses réclamées par Romspen, ont eu pour effet le paiement intégral de la dette garantie par les biens.

[51]  En résumé, Romspen a exercé le pouvoir de vente et a obtenu suffisamment de fonds de la vente pour régler intégralement la dette hypothécaire. Par conséquent, la promesse de paiement a été respectée. Le protonotaire n’a pas commis d’erreur en traitant la garantie hypothécaire comme étant distincte de l’engagement de payer.

(5)  Le protonotaire a-t-il commis une erreur en refusant des factures et des intérêts?

[52]  Romspen soutient que le protonotaire (1) a mal interprété le droit en rejetant les factures de l’avocat de Romspen et (2) a mal interprété la preuve lorsqu’il a déterminé que Romspen avait seulement le droit de recouvrer 50 510,03 $ de ses frais juridiques relativement à l’administration de l’hypothèque. Romspen soutient que le protonotaire a commis une erreur en interprétant beaucoup trop étroitement l’article 27 de la Loi sur les hypothèques et en limitant le recouvrement aux dépenses directement liées au bien. Romspen soutient en outre que, même en l’absence d’une erreur de droit, la décision du protonotaire de refuser des frais liés à l’exécution d’une hypothèque dans certains cas et de les autoriser dans d’autres cas rend impossible le traitement des montants réclamés de manière raisonnée ou uniforme.

[53]  Au sujet de la comptabilisation de Romspen à l’appui de sa réclamation à l’égard des fonds excédentaires, le protonotaire a signalé que les factures indiquant les comptes de l’avocat de Romspen ont été communiquées sous forme expurgée au MRN et au SPPC pour protéger le secret professionnel de l’avocat. Ces factures et comptes ont été fournis à la Cour sous une forme non expurgée.

[54]  En examinant la réclamation, je ne suis pas en mesure de conclure, comme le soutient le demandeur, que le protonotaire a commis une erreur d’interprétation du droit en ce qui concerne le recouvrement des frais et dépens en vertu de l’article 27 de la Loi sur les hypothèques.

[55]  Le protonotaire s’est fondé sur deux décisions de la Cour supérieure de l’Ontario interprétant l’article 27, 1427814 Ontario Ltd c 3697584 Canada Inc (2004), 35 RPR (4th) 182, (C.S. de l’Ont.) et Chong & Dadd c Kaur, 2013 ONSC 6252 (Chong). En se fondant sur ces décisions, le protonotaire a conclu qu’il avait la compétence pour confirmer la proposition selon laquelle les frais engagés après la vente d’une propriété ne peuvent être recouvrés à même le produit de l’hypothèque et les frais engagés pour l’exécution d’une hypothèque doivent être raisonnables.

[56]  Cette conclusion n’est pas incompatible avec la décision de la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire 30724453 Nova Scotia Company c 1623242 Ontario Inc, 2015 ONSC 2105, invoquée par le demandeur. Dans cette décision, le juge Price déclare au paragraphe 116 que [traduction] « [l]es frais que doit supporter le créancier hypothécaire, dans le cas d’une instance visant l’exercice d’un pouvoir de vente, ou qui sont payés au créancier hypothécaire ou au tribunal, dans le cas d’une saisie hypothécaire, sont les frais alors exigibles, et non des frais futurs. »

[57]  Comme il a été indiqué dans la décision Chong, un créancier hypothécaire a droit à une indemnisation pour les coûts engagés en réponse à un manquement. Toutefois, ces frais doivent être engagés de façon raisonnable et appropriée, et [traduction] « un créancier hypothécaire doit être en mesure de déterminer, de faire valoir et ensuite de défendre son droit à des frais juridiques relativement à la dette hypothécaire » (Chong, au paragraphe 40). En l’espèce, le protonotaire a conclu que Romspen n’avait pas réussi à faire valoir ni à défendre son droit aux honoraires réclamés. Je ne vois aucune erreur dans cette conclusion qui justifierait l’intervention de la Cour.

[58]  Le protonotaire a procédé à un examen approfondi de la preuve fournie par Romspen, en signalant des exemples à l’appui de la conclusion selon laquelle la preuve prêtait à confusion, comportait une double comptabilisation et n’était pas fiable. Le protonotaire a signalé que Romspen ne tenait qu’un seul compte du grand livre pour toutes ses transactions avec M. DiGiuseppe et ses parties liées, dont Mme Todd et 164. Il a ajouté que les paiements, les avances et les frais s’entremêlaient, et qu’aucun compte n’était lié spécifiquement aux biens.

[59]  Le protonotaire s’est penché sur les 43 factures présentées à l’appui de la réclamation de Romspen pour les honoraires et les dépenses liés aux services juridiques. Les motifs indiquent qu’une partie importante des frais réclamés ont été engagés après la mainlevée des hypothèques et qu’il n’est pas fait mention du temps consacré aux actes consignés, ce qui oblige la Cour à faire des approximations du temps d’après les factures.

[60]  Le protonotaire a également signalé que sur les 43 factures, 28 étaient antérieures à l’ordonnance de la Cour de décembre 2013, laquelle ordonnait le versement à Romspen du principal impayé, des intérêts et des autres frais liés aux biens. Le protonotaire a conclu que l’explication de l’inadvertance de M. Mucha pour justifier la présentation tardive des factures n’était pas raisonnable et que cela, conjugué à la reconnaissance par M. Mucha d’erreurs dans les calculs antérieurs de la dette hypothécaire, remettait en question la précision même de la comptabilisation sur laquelle l’ordonnance de décembre 2013 était fondée.

[61]  Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce qu’il est impossible de rapprocher les montants autorisés et les montants refusés pour quelque raison que ce soit ou de manière cohérente. Si cet argument est fondé, il repose sur le contexte d’un dossier de preuve que le protonotaire décrit comme portant à confusion et fondé sur des [traduction] « sables mouvants ».

[62]  Le demandeur n’a pas contesté les conclusions du protonotaire quant à la qualité et à l’exactitude de la preuve. Les conclusions du protonotaire doivent faire l’objet d’une grande retenue. Ni les observations des parties ni l’examen du dossier ne révèlent une erreur qui donnerait à penser que l’intervention de la Cour en appel est justifiée.

VI.  Conclusion

[63]  La requête est rejetée.

[64]  Les intimés souhaitent obtenir, et recevront, leurs dépens relatifs à la présente requête en appel. Dans la mesure où une partie peut demander que les dépens de l’instance devant le protonotaire soient payés à même l’excédent, les parties doivent se conformer à l’ordonnance du protonotaire.




 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.