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Date : 20011128

Dossier : T-2092-00

Référence neutre : 2001 CFPI 1301

ENTRE :

                                                               BADJECK, Benjamin

                                                                                                                                               Demandeur

ET :

                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                              ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                   

                                                                                                                                                   Défendeur

                                                           MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU


[1]                 Il s'agit d'un appel interjeté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté (L.R.C. 1985, c. C-29) ("la Loi") et ses règlements, de la décision du juge de la citoyenneté Jeanine C. Beaubien rendue le 12 septembre 2000, refusant la demande de citoyenneté canadienne du demandeur au motif qu'il ne rencontrait pas les exigences de résidence prévues à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi, plus précisément aux motifs que le demandeur n'avait pas établi et maintenu résidence au Canada en faisant défaut de démontrer, dans ses intentions et dans les faits, qu'il avait centralisé son mode de vie au Canada.

[2]                 Le demandeur est né le 1er novembre 1945, à Ékoum, au Cameroon. Depuis le 25 juin 1977, il est marié à dame Francine Décarie, citoyenne canadienne de naissance. De leur mariage sont nés deux enfants, à savoir Louis Gervais, né à Yaoundé le 21 septembre 1979, et Marie Caroline, née à Yaoundé le 27 janvier 1981, tous deux citoyens canadiens de naissance.

[3]                 De 1970 à 1976, le demandeur fut étudiant à l'Université de Montréal poursuivant des études de doctorat en économie après avoir obtenu en 1970 une maîtrise en agriculture de l'Université de Cornell dans l'État de New York aux États-Unis. De septembre 1976 à septembre 1977, le demandeur a travaillé au sein du Conseil économique canadien à Ottawa.


[4]                 En 1973, le demandeur obtient une première fois son statut de résident permanent au Canada qu'il a perdu pour avoir vécu en permanence à l'étranger de 1979 à 1993 avec son épouse. Ainsi, de janvier 1979 au 30 juin 1993, le demandeur a vécu avec sa conjointe et les enfants nés de leur mariage en Afrique et en Italie assumant diverses fonctions de conseiller au sein des organismes des Nations Unies ou reliés aux Nations Unies.

[5]                 Au cours de l'année 1990, le demandeur et son épouse décidaient de se rétablir au Canada avec les enfants. Pour ce faire, le demandeur déposait auprès de l'Ambassade du Canada à Rome une demande de droit d'établissement à titre d'immigrant indépendant, et il obtenait un visa d'immigrant après avoir clairement indiqué aux autorités d'Immigration Canada la nature de son travail et la profession qu'il exerçait et qu'il continue d'exercer au sein de divers organismes des Nations Unies à travers le monde, ce qui l'obligeait de s'absenter du Canada pour de longues périodes.

                                                                                   

[6]                 Le ou vers le 30 juin 1993, le demandeur et sa famille, en sa qualité de résident permanent du Canada, se rétablissent au Canada.

[7]                 Depuis son rétablissement au Canada, le demandeur a poursuivi son travail de conseiller au sein d'organismes des Nations Unies et ce, à compter de décembre 1994 alors qu'il a oeuvré pendant une période de trois ans à titre de conseiller auprès de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) à Abuja, au Nigeria.


[8]                 De janvier 1998 au 16 janvier 1999, le demandeur a travaillé en Tanzanie pour le compte de la FAO et depuis la fin de son contrat avec la FAO en Tanzanie, il continue d'agir comme consultant pour la FAO et divers autres organismes relevant des Nations Unies.

[9]                 Tout au long de cette période de 1993 à février 1999, le demandeur a agi comme un véritable résident canadien, faisant ses rapports d'impôts au Canada et y payant ses impôts et y ayant tous ses liens : conjoint, enfants, patrimoine, institutions bancaires, amis et relations.

[10]            Au cours de cette même période, le demandeur a obtenu des permis de retour d'Immigration Canada lorsqu'il devait s'absenter pour une période de plus de six mois pour l'exercice de sa profession, les autorités d'Immigration Canada étant satisfaites des liens d'attachement permanent qu'il avait avec le Canada.


[11]            Depuis 1993, les enfants du demandeur ont étudié dans des institutions d'enseignement situées à Montréal. Marie Caroline fréquente l'Université McGill et est actuellement en troisième année au département d'environnement après avoir terminé ses études de baccalauréat au Collège Marie de France situé à Montréal. Louis Gervais est en première année en sciences politiques à l'Université Concordia après avoir terminé des études collégiales au Collège Vanier et des études secondaires à l'école secondaire Louis Riel.

[12]            En 1993, le demandeur a soutenu son épouse dans ses démarches auprès du Barreau du Québec pour sa réadmission à l'Ordre du Barreau, et de 1994 à 1997, le demandeur a financièrement soutenu son épouse dans sa formation de deuxième cycle à l'école des Hautes Études Commerciales (HEC) visant l'obtention d'un diplôme d'études supérieures en gestion.

[13]            En juin 2000, l'épouse du demandeur a établi son bureau de pratique privée et le demandeur fut accepté comme caution auprès de son institution financière relativement à sa marge de crédit qu'elle avait obtenue pour les opérations de son cabinet.

[14]            De 1993 à aujourd'hui, tous les honoraires et revenus tirés des activités professionnelles que le demandeur exerce au sein des organismes auprès des Nations Unies sont déposés dans son compte bancaire situé à Montréal.


[15]            Tous les biens et les avoirs du demandeur sont au Canada; depuis 1985, le demandeur est copropriétaire avec son épouse d'un duplex situé à Chambly, et le 30 mars 1994, le demandeur faisait l'acquisition d'un duplex qu'ils aménageaient et où ils demeurent depuis avril 1994.

[16]            Au sein du milieu du travail du demandeur et dans les divers organismes internationaux où il a oeuvré, il est considéré et perçu comme un canadien et ce, notamment en raison de sa formation universitaire acquise au Canada, de son mariage avec Francine Décarie, de ses enfants canadiens qui fréquentent des universités canadiennes et de tous ses autres liens avec la réalité canadienne.

[17]            Le ou vers le 16 février 1999, le demandeur déposait sa demande de citoyenneté canadienne auprès du bureau de la citoyenneté, Citoyenneté et Immigration Canada.


[18]            Le ou vers le 12 septembre 2000, le juge de la Citoyenneté, ayant étudié la demande du demandeur et l'ayant rencontrée en entrevue, refusait sa demande aux motifs qu'il n'avait pas établi et maintenu résidence au Canada, et qu'il avait fait défaut de démontrer, dans ses intentions et dans les faits, qu'il avait centralisé son mode de vie au Canada.

[19]            Tous les faits ci-dessus furent portés à la connaissance du juge de la Citoyenneté, tel qu'il appert plus amplement de la preuve documentaire imposante demandée par la juge de la Citoyenneté et versée au dossier du demandeur, et rien de tout ceci ne semble être contesté.

[20]            Dans sa décision du 12 septembre 2000, la juge de la citoyenneté conclut que le demandeur n'a pas satisfait aux conditions concernant sa résidence au Canada en ayant fait défaut de se conformer à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi, en ce que le demandeur, s'étant absenté du Canada pour une durée totalisant 1419 jours pour la période du 30 juin 1993 au 16 février 1999, n'avait pas établi avoir résidé au moins trois ans au Canada dans les quatre années précédant immédiatement sa demande de citoyenneté. Elle refusa la demande dans les termes suivants :

SELON LA DOCUMENTATION VERSÉE À VOTRE DOSSIER, VOUS ÊTES ARRIVÉ AU CANADA LE 30 JUIN 1993. VOUS AVEZ OBTENU LE DROIT D'ÉTABLISSEMENT LE 30 JUIN 1993. AU MOMENT DU DÉPÔT DE VOTRE DEMANDE SOIT LE 16 FÉVRIER 1999, VOS ABSENCES TOTALISAIENT 1419 JOURS. DANS CES CIRCONSTANCES, VOUS DEVIEZ ME CONVAINCRE, AFIN DE SATISFAIRE À L'EXIGENCE RELATIVE À LA RÉSIDENCE, QUE VOS ABSENCES DU CANADA POUVAIENT ÊTRE CONSIDÉRÉES COMME DES PÉRIODES DE RÉSIDENCE AU CANADA.


LA JURISPRUDENCE DE LA COUR FÉDÉRALE EXIGE QUE, POUR ÉTABLIR LA RÉSIDENCE, L'INDIVIDU MONTRE, DANS L'INTENTION ET DANS LES FAITS, QU'IL A CENTRALISÉ SON MODE DE VIE AU CANADA. SI LA RÉSIDENCE EST ÉTABLIE, LES ABSENCES DU CANADA N'AFFECTENT PAS CELLE-CI, TANT ET AUSSI LONGTEMPS QU'IL EST DÉMONTRÉ QUE L'INDIVIDU A QUITTÉ LE CANADA POUR UNE FIN TEMPORAIRE UNIQUEMENT ET QU'IL A TOUJOURS CONSERVÉ UNE FORME DE RÉSIDENCE RÉELLE ET TANGIBLE.

J'AI DONC EXAMINÉ AVEC SOIN VOTRE CAS POUR DÉTERMINER SI VOUS AVIEZ ÉTABLI RÉSIDENCE AU CANADA AVANT VOS ABSENCES DE TELLE SORTE QUE CELLES-CI SOIENT CONSIDÉRÉES COMME UNE PÉRIODE DE RÉSIDENCE; ET SI PENDANT CES ABSENCES, VOUS AVIEZ MAINTENU DES LIENS SUFFISANTS AVEC LE CANADA. LES FAITS RECUEILLIS M'ONT AMENÉ À CONCLURE QUE VOUS N'AVIEZ PAS ÉTABLI NI MAINTENU RÉSIDENCE AU CANADA ET PAR CONSÉQUENT, JE CONSIDÈRE QUE VOUS NE REMPLISSEZ PAS LA CONDITION RELATIVE À LA RÉSIDENCE.

[21]            Il s'agit de la décision attaquée en l'instance.

[22]            De plus, à la page 30 du dossier du demandeur, constitué des notes manuscrites du juge de la citoyenneté suite à l'entrevue du 9 mai 2000 avec le demandeur, nous retrouvons les constatations de fait et de droit suivantes relevées par le juge de la citoyenneté, à savoir que:

A) le demandeur est venu au Canada en 1970 pour suivre des études de doctorat en économie;


B) durant les absences de 1460 jours du demandeur, sa famille demeura au Canada et ses visites à sa famille étaient, aux dires du demandeur, approximativement de 15 jours par an. À deux reprises, son épouse er ses deux enfants l'ont visité au Nigéria et en Tanzanie;

C) le demandeur est très qualifié en économie de l'agriculture et de l'alimentation et il rend indiscutablement de grands services dans le cadre de ses mandats reçus des Nations Unies pour des pays en voie de développement tels le Nigéria et la Tanzanie;

D) le demandeur a une grande connaissance de l'histoire du Canada;

E) il parle les deux langues officielles du Canada;

F) il réalise presque toutes les conditions nécessaires pour mériter l'approbation de sa demande de citoyenneté;

G) le demandeur affirme, au questionnaire, qu'à son retour au Canada, il créé sa propre entreprise spécialisée en développement agricole international, économie et gestion;


H) le demandeur aurait cherché à justifier ses absences du Canada en faisant valoir que l'Organisation des Nations Unies est un organisme subventionné largement par le Canada et, par "déduction", qu'il travaille pour une organisation reconnue par le Canada. Selon la juge de la citoyenneté, "Malheureusement pour cet argument, il ne s'agit pas d'une entreprise canadienne".

I) "Sans vouloir contester la valeur du travail du demandeur et ses nombreux investissements", la juge de la citoyenneté note qu'elle ne peut réconcilier et justifier les absences de 1460 jours du demandeur du Canada;

J) pour la juge de la citoyenneté, "le critère de présence physique au Canada est le critère de base pour déterminer si un demandeur rencontre les exigences de l'alinéa 5(1)(c) de la Loi".   


[23]            La question principale que soulève le présent appel est celle de savoir si, eu égard aux faits et à la preuve devant le juge de la citoyenneté à l'appui de la demande de citoyenneté du demandeur, celle-ci a commis une erreur de droit en concluant que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences relatives à la résidence prévues à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi, plus précisément qu'il n'avait ni établi ni maintenu de résidence au Canada et qu'il n'avait pas centralisé son mode de vie au Canada. La présente affaire soulève également la question de savoir si la juge de la citoyenneté a commis une erreur révisable en omettant ou négligeant de considérer et de qualifier la nature des liens existant entre le demandeur et le Canada ainsi que les liens factuels l'unissant à la réalité canadienne.

[24]            Tout d'abord, le demandeur soumet que la juge de la citoyenneté n'a pas appliqué le bon critère en déclarant que le critère de présence physique au Canada est le critère de base dans l'appréciation des exigences de l'article 5(1)(c) de la Loi. La juge de la citoyenneté adopta, selon le demandeur, une approche interprétative restrictive

de cette disposition contrairement à l'état du droit canadien en cette matière.


[25]            Le demandeur soutient que le critère fondamental reconnu par la jurisprudence de cette Cour dans l'appréciation et l'application de l'article 5(1)(c) de la Loi consiste à déterminer si le Canada, pour le candidat à la citoyenneté, est le pays où il a centralisé son mode d'existence : Koo c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1993] 1 F.C. 286 (C.F.). En effet, cet arrêt a établi que dans l'appréciation et l'application de ce critère retenu par la jurisprudence, la juge de la citoyenneté doit entre autres chercher à déterminer les 5 éléments suivants : a) le lieu où réside la famille proche du candidat et les personnes à sa charge; b) si la forme de présence physique du candidat au Canada dénote que celui-ci revient dans son pays ou qu'il ne vient qu'en visite; c) à quoi est imputable l'absence physique du candidat; d) les qualités des attaches du candidat au Canada, particulièrement si elles sont plus importantes que celles existant avec un autre pays; e) si les attaches du candidat avec le Canada démontrent une primauté ou le caractère prioritaire de sa résidence au Canada par rapport à d'autres pays en relation avec le candidat.

[26]            Le demandeur soumet que la juge de la citoyenneté a erré en faits et en droit en omettant ou négligeant de considérer les éléments de droit précités et en effectuant les constatations de fait suivantes :

A) le 30 juin 1993, la famille du demandeur et lui-même se rétablissaient au Canada;

B) depuis le rétablissement de la famille du demandeur au Canada, soit depuis le 30 juin 1993, la famille immédiate du demandeur réside de façon continue et en permanence au Canada;

C) le demandeur n'a aucun actif ni aucune résidence ailleurs qu'au Canada;


D) lorsqu'il s'absente du Canada pour les fins de son travail dans le cadre des Nations Unies ou d'organismes affiliés, le demandeur n'a et ne conserve aucune attache avec les pays où il travaille pour le bénéfice des Nations Unies;

E) lorsque le demandeur revient au Canada, il y revient dans son pays où il possède sa maison qu'il partage avec sa famille, ses actifs, ses comptes bancaires, où il paie ses impôts, où son épouse travaille, où ses enfants étudient, où les revenus de son emploi sont investis et dépensés pour le bien-être de sa famille;

F) le demandeur n'a aucune attache à l'étranger de la nature de celles ci-dessus mentionnées qu'il a au Canada et qu'il préserve; le caractère prioritaire de sa résidence par rapport à d'autres pays où il a séjourné pour les fins de son travail seulement;

G) ses absences physiques ne sont attribuables qu'à l'exercice de son travail qu'il exerce au sein des Nations Unies depuis déjà 1979.


[27]            Le demandeur soumet que les éléments mentionnés ci-dessus, omis par la juge de la citoyenneté, démontrent que celui-ci s'est établi au Canada tant en pensée qu'en faits en y centralisant son mode de vie et en y conservant les éléments les plus importants de sa vie. Il ajoute que, en ce qui concerne ses absences physiques du Canada, celles-ci sont entièrement attribuables à l'exercice de sa profession au sein de Nations Unies en raison de l'expertise qui lui est reconnue tant par les Nations Unies que le Canada.

[28]            Le demandeur se fonde également sur les observations faites par le juge Dubé dans l'arrêt Yen c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [1997] A.C.F. no 1340 (QL) (C.F.) et qui sont, selon lui, d'une extrême importance dans l'appréciation des faits pertinents de la présente affaire. Dans cet arrêt, le juge Dubé reprend le principe établi par la jurisprudence que la présence physique à plein temps au Canada n'est pas une condition de résidence essentielle: Re Papadogiorgakis, [1978] 2 F.C. 208 (C.F.). Il souligne qu'un candidat à la citoyenneté qui élit domicile de façon évidente et définitive au Canada, dans l'intention bien claire d'avoir des racines permanentes dans ce pays, ne devrait pas être privé de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie à l'étranger.


[29]            Le demandeur soumet également que, contrairement aux constatations du juge de la Citoyenneté, la condition de résidence prescrite à l'article 5(1)(c) de la Loi implique des éléments plus fondamentaux qu'un simple calcul de jours passés au Canada. Ainsi, la qualité de l'attachement du demandeur et sa fidélité au Canada démontrent et établissent un attachement réel avec le Canada : Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 410 (QL) (C.F.). En effet, il n'a aucun attachement, de la nature de ceux qu'il a avec le Canada, avec aucun autre pays, ni de lien notable avec un autre pays que le Canada : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Yang, [1999] A.C.F. no 423 (QL) (C.F.).

[30]            Le demandeur soumet respectueusement que, pour les motifs mentionnés ci-dessus, la juge de la Citoyenneté a commis une erreur en concluant que le demandeur ne rencontrait pas les exigences de la "résidence" de l'article 5(1)(c) de la Loi.

      

[31]            Selon le défendeur, l'alinéa 5(1)(c) de la Loi prévoit que les personnes désirant obtenir la citoyenneté canadienne doivent résider au Canada au moins 1095 jours durant les quatre années précédant leur demande de citoyenneté. Le défendeur relève qu'au fil des vingt dernières années, quatre courants jurisprudentiels ont émergé au sein de cette Cour quant à l'interprétation de la notion de "résidence" utilisée à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi.

[32]            Premièrement, il y a l'interprétation développée par le juge Muldoon et selon laquelle la notion de résidence devrait être interprétée comme la présence physique au Canada : Re Harry (1998), 144 F.T.R. 141. Deuxièmement, il y a l'interprétation mise de l'avant par l'Honorable juge Thurlow dans l'arrêt Papadogiorgakis, supra, et selon laquelle la notion de résidence ne serait pas restreinte à la présence physique mais s'évaluerait à la lumière de la qualité de l'attachement au Canada de la personne demandant la citoyenneté, soit si cette dernière a établi et maintenu un mode de vie au Canada. Troisièmement, il y a l'interprétation développée par le juge Reed dans l'arrêt Koo, supra, et selon laquelle la résidence d'une personne serait l'endroit où elle a centralisé son mode d'existence. Enfin, il y a l'interprétation développée par le juge Pinard selon lequel des absences trop longues durant la période prévue à la Loi ne permettent pas de rencontrer les exigences de l'alinéa 5(1)(c) de la Loi : Re Bernal, (4 novembre 19980, Doc. No. T-781-98 (C.F.).

[33]            Le défendeur soumet qu'il appert du présent dossier que la juge de la Citoyenneté était bien au fait de ces divers courants jurisprudentiels en rendant sa décision.    En effet, elle a spécifiquement déterminé que le demandeur n'avait pas établi sa résidence avant ses nombreuses et longues absences du Canada pas plus qu'il n'avait maintenu sa résidence pendant ses absences. Selon le défendeur, cette conclusion du juge n'est pas déraisonnable dans les circonstances puisque le dossier révèle que :


A) le demandeur travaille à l'extérieur du Canada depuis plus de 20 ans;

B) bien que le demandeur soit devenu soit devenu résident permanent pour une première fois en 1973, celui-ci a perdu son statut en raison de ses longues absences du Canada;

C) bien que le demandeur ait obtenu à nouveau le statut de résident permanent du Canada en 1993 lorsque sa famille est revenue s'installer au pays, celui-ci a continué à travailler à l'étranger en revenant au Canada que pendant de courtes périodes de temps pour visiter sa famille.

[34]            Le défendeur soumet que lorsque ces faits sont analysés à la lumière des six facteurs élaborés par le juge Reed dans l'arrêt Koo, il appert que le demandeur ne rencontre pas tous ces facteurs. De fait, le demandeur a été présent physiquement au Canada moins de 100 jours dans la période de quatre ans (1461 jours d'absence) précédant immédiatement sa demande de citoyenneté. Il s'agit, selon le défendeur, d'une période d'absence considérable lorsque l'on prend en compte les critères prévus à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi. Au surplus, les absences physiques du demandeur ne sont pas imputables à une situation manifestement temporaire puisque le dossier révèle que le demandeur travaille à plein temps à l'étranger depuis plus de vingt ans.


[35]            Par conséquent, soutient le défendeur, étant donné le nombre substantiel d'absences du demandeur du Canada dans le présent dossier, il était correct pour la juge de la Citoyenneté de conclure que le demandeur n'avait pas rencontré le critère de résidence prévu à l'alinéa 5(1)(c) de la Loi.

[36]            Le défendeur soutient qu'il n'y a aucun doute que le demandeur fera un excellent citoyen canadien. Lorsqu'il aura rempli les exigences applicables en matière de résidence, il pourra certainement présenter une autre demande pour obtenir la citoyenneté canadienne: Fong c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, (26 mai 2000), Doc. No. T-1049-99.

[37]            Ainsi, le défendeur soumet respectueusement que la preuve contenue au présent dossier démontre que le demandeur n'a pas satisfait au critère de résidence de l'alinéa 5(1)(c) de la Loi et que la juge de la Citoyenneté n'a donc pas erré en faits et en droit en rejetant la demande de citoyenneté du demandeur.

[38]            D'entrée de jeu, il convient de noter que la norme de contrôle applicable dans les appels en matière de citoyenneté à été établi par la jurisprudence comme étant celle de l'absence d'erreur : Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 164 F.T.R. 177 au para. 33; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hung, [1998] A.C.F. no 1927, au para. 12 (QL) (C.F.). Bien qu'il faille faire preuve de retenue à l'égard des conclusions de fait des juges de la Citoyenneté, la décision du juge de la Citoyenneté en l'espèce pourra être annulée si celle-ci fit complètement abstraction d'éléments de preuve importants sans fournir d'explications : Hung, supra.


[39]            Une personne qui fait une demande d'attribution de la citoyenneté au titre du paragraphe 5(1)(c) de la Loi doit avoir résidé au Canada pendant au moins trois ans dans les quatre années précédant la date de sa demande. Cette Cour a noté à maintes reprises que les décisions judiciaires aux interprétations radicalement divergentes ont gravement compliqué l'application de la loi. L'appréciation de la jurisprudence au regard de la condition de résidence faite par la juge de la Citoyenneté en l'espèce n'est guère un exemple de précision et d'éloquence, et la manière dont elle cite les éléments développés par les différents courants jurisprudentiels peut certes porter à confusion. Or, dans l'affaire Lam, supra au para. 33, le juge Lutfy fait remarquer que la décision d'un juge de la Citoyenneté ne doit pas être annulée simplement parce qu'une partie au différend n'accepte pas le critère qui a été appliqué pour déterminer la résidence. Voici ce que le juge Lutfy a écrit à ce sujet:

Cependant, lorsqu'un juge de la citoyenneté, dans les motifs clairs qui dénotent une compréhension de la jurisprudence, décide à bon droit que les faits satisfont sa conception du critère législatif prévu à l'alinéa 5(1)(c), le juge siégeant en révision ne devrait pas remplacer arbitrairement cette conception par une conception différente de la condition en matière de résidence. C'est dans cette mesure qu'il faut faire montre de retenue envers les connaissances et l'expérience particulières du juge de la citoyenneté durant la période de transition.


[40]            En l'espèce, le juge de la Citoyenneté semble avoir décidé d'utiliser le critère applicable en matière de résidence qui a été énoncée dans les décisions Papadogiorgakis et Koo, supra, soit le fait que la personne doit s'être établi en pensée et en fait ou avoir conservé ou centralisé son mode de vie habituel au Canada. En effet, suivant une certaine jurisprudence, il n'est pas nécessaire que la personne qui demande la citoyenneté canadienne soit physiquement présente au Canada pendant toute la durée des 1095 jours, lorsqu'il existe des circonstances spéciales et exceptionnelles, à condition que le demandeur démontre qu'il a établi et maintenu un pied à terre au Canada : Laï, supra. Les motifs du juge Muldoon exposés dans les affaires citées par le défendeur ne peuvent pas être considérés comme établissant de façon définitive la façon de définir la résidence. Cependant, le demandeur doit démontrer de façon objective qu'il a établi sa propre résidence au Canada pour plus tard être réputé résident du pays pendant ses absences du Canada depuis 1993 : Papadogiorgakis, supra à la page 214. Une simple intention d'établir sa résidence n'est pas suffisante. En l'espèce, la preuve établit qu'avant de quitter le pays en juin 1993 pour effectuer des missions à l'étranger sous la tutelle des Nations Unies, le demandeur avait vécu au Canada pendant un peu plus d'une année. Pendant cette période, et subséquemment, le demandeur a agi comme un véritable résident canadien. Ainsi, dans l'arrêt Somnath, supra, une période de 3 mois a été jugé suffisante pour fonder une conclusion que la personne avait établi sa résidence au Canada et ce, étant donné les liens importants que l'appelant avait tissés avec le Canada. Je suis donc peu disposé à conclure qu'une telle conclusion en l'espèce peut être considérée comme erronée.

[41]            Après qu'un candidat à la citoyenneté ait établit sa résidence au Canada, ce qu'a démontré à mon avis le demandeur en l'espèce, la question se pose de savoir s'il a maintenu ou non son mode de vie centralisé au Canada. À ce sujet, l'analyse quant à la résidence peut être plus souple face à des absences temporaires, puisque le demandeur aura satisfait à la première condition de base, à savoir l'établissement de sa résidence au Canada.


[42]            En l'espèce, au cours de la période pertinente de quatre ans précédant le 16 février 1999, date de sa demande de citoyenneté, le demandeur n'a été physiquement présent au Canada moins de 100 jours. Or, bien qu'il n'ait pas le nombre de jours de résidence prévu, le demandeur a présenté une déclaration crédible d'intention d'élire résidence au Canada, ainsi que des indications irréfutables, qui constituent une preuve qu'il a établi et maintenu son centre de mode de vie habituel au Canada. À mon avis, la juge de la Citoyenneté a adopté une approche très restrictive dans son interprétation de l'exigence de résidence et commis une erreur en plaçant une emphase démesurée sur le nombre d'absences prolongées et non-temporaires du demandeur du Canada, et en ne tenant pas compte de tous les éléments de preuve pertinents au dossier dans son analyse portant sur la résidence. À mon avis, l'examen des facteurs énoncés par le juge Reed dans l'affaire Koo, supra, démontre clairement en l'espèce que le demandeur a clairement établi son foyer au Canada avec l'intention manifeste d'y conserver sa résidence permanente.


[43]            À mon avis, dans des cas extrêmes d'absences prolongées, comme en l'espèce, le demandeur devra faire la preuve non-contestée que la justification pour ses absences est compatible avec son intention d'élire et de maintenir résidence au Canada et d'y retourner, et que ses absences prolongées ne résultent pas de l'adoption d'un pays autre que le Canada comme pays de résidence. En l'espèce, le défendeur n'a pas réussi à prouver que le demandeur a un lien notable avec un autre pays que le Canada. À mon avis, un demandeur de citoyenneté qui élit domicile de façon évidente et définitive au Canada, dans l'intention bien claire et arrêtée d'avoir des racines permanentes dans ce pays, comme le demandeur en l'espèce, ne devrait pas être privé de la citoyenneté simplement parce qu'il doit gagner sa vie et celle de sa famille en travaillant à l'étranger.

[44]            Bien qu'il ait été décidé dans certaines décisions que les personnes demandant la citoyenneté sont tenues de respecter strictement la lettre de l'alinéa 5(1)(c) même si les absences ont un caractère spécial, nécessaire et exceptionnel, il a été statué dans un nombre comparable sinon plus élevé de décisions que, dans certains cas en fonction de moins de critères et de liens que dans le cas de M. Badjeck, la citoyenneté devrait être attribuée si la qualité des liens avec le Canada est significative. À mon avis, le décision du juge de la Citoyenneté en l'espèce est erronée et, par conséquent, l'intervention de la Cour est justifiée.

[45]            Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

      JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 28 novembre 2001

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