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Date: 20030916

Dossier : T-792-00

Référence: 2003 CF 1064

Ottawa, Ontario, ce 16 ième jour de septembre 2003

Présent:           L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

                                              EXPRESS HÂVRE ST-PIERRE LTÉE

                                                                                                                                   Demanderesse

                                                                             et

                                                              DENIS LEBLANC

                                                                             

                                                                                                                                          Défendeur

et

ROBERT DEBLOIS

Défendeur - mis en cause

                                                                             

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


[1]                Suite à une décision de la Cour fédérale d'appel en date du 20 janvier 2003, le présent jugement a pour objet de déterminer si le refus de réintégrer le défendeur, M. Denis Leblanc, suite à la conclusion de réintégration de l'arbitre François G. Fortier était fondé ou non sur des motifs injustifiés ou illégaux, ainsi que de fixer l'indemnité réparatrice en conséquence. De plus, le défendeur Leblanc demande paiement des honoraires de ses avocats ainsi que les dépens. La Cour se penche sur la question en litige telle qu'exposée par la Cour d'appel, et ce, dans le cadre d'une action simplifiée présentée par le défendeur.        

EXPOSÉ DES FAITS ET DES PROCÉDURES ANTÉRIEURES

[2]                À ce titre, je reprends en partie le résumé de ce litige tel que présenté par mon collègue le juge Rouleau dans sa décision du 20 juin 2001. Le 8 mai 1997, le défendeur, alors âgé de 56 ans est à l'emploi de la demanderesse, Express Hâvre Saint-Pierre Inc., à titre de chauffeur depuis 12 ans et est démis de ses fonctions par la demanderesse. Le défendeur a subséquemment logé une plainte pour congédiement injustifié qui fut jugée partiellement fondée par l'arbitre François G. Fortier le 16 mars 1999. L'arbitre a annulé le congédiement du défendeur et a ordonné sa réintégration. Il a de plus substitué au congédiement une suspension d'un mois et a ordonné à la demanderesse de verser au défendeur le salaire dont il avait été privé depuis le 7 juin 1997 jusqu'au 1er avril 1999. L'arbitre a conservé juridiction pour déterminer les sommes dues advenant mésentente entre les parties à ce sujet.


[3]                Le 2 avril 1999, le représentant de la demanderesse, M. Pierre Vigneault, a avisé l'employé qui avait remplacé le défendeur, M. Marc-André Gingras, qu'à la suite d'une restructuration de la compagnie, deux camions affectés au transport de longue distance seraient vendus, son poste aboli dès le 16 avril 1999 et le travail correspondant confié à des sous-traitants. La demanderesse a offert à M. Gingras de se porter acquéreur de l'un des camions, ce qu'il fit. M. Gingras a continué à fournir ses services à la demanderesse.

[4]                Au début du mois de juin 1999, le défendeur a communiqué avec un autre représentant de la demanderesse, M. Nicolas Vigneault, lequel lui aurait signifié que son poste était aboli. M. Vigneault a alors offert au défendeur de travailler soit à Montréal, soit à Hâvre St-Pierre. Le défendeur, résident de Québec et alors âgé de 59 ans, a refusé.

[5]                Les parties, incapables de s'entendre quant aux modalités de la réintégration, se sont donc présentées à nouveau devant l'arbitre François G. Fortier le 29 juin 1999. Entre temps, les procureurs du défendeur, compte tenu de la situation, avaient, le 21 juin 1999, déposé une seconde plainte à nouveau devant l'arbitre pour congédiement injustifié. Le 18 août 1999, l'arbitre Fortier a rendu sa décision et a fixé le quantum des dommages pour la période comprise entre le 7 juin 1997 et le 1er mai 1999. Les sommes déterminées par l'arbitre Fortier ont été payées le ou vers le 16 septembre 1999 par la demanderesse.


[6]                 La seconde plainte a été entendue le 16 février 2000 par l'arbitre Me Robert Deblois. L'arbitre a d'abord conclu que même si M. Gingras effectuait maintenant du travail en sous-traitance pour la demanderesse, celui-ci était toujours un employé de la demanderesse au sens du Code canadien du travail. Il a de plus déterminé que l'ancienne fonction du défendeur s'exerçait donc encore, par le biais de M. Gingras, selon les mêmes conditions sauf sur deux aspects, soit ceux de la rémunération et de la propriété du véhicule. L'employeur ne pouvant pas prétendre

que la fonction n'existait plus au sein de son entreprise, il lui était dès lors impossible de plaider qu'il y avait eu suppression du poste. L'arbitre a jugé que la preuve démontrait que le défendeur avait été victime d'un congédiement injustifié. Il a noté que la demanderesse avait vendu ses camions sans donner au défendeur l'opportunité de s'en porter acquéreur et ce, même si elle était au courant du contenu de la décision de l'arbitre quant à la réintégration. L'arbitre Deblois a donc ordonné le paiement d'une indemnité en faveur du défendeur.

[7]                Cette décision de Me Deblois a fait l'objet d'un contrôle judiciaire accueillie par le juge Rouleau (référence: [2001] A.C.F. no 1007). Ce dernier a déterminé que l'arbitre Deblois n'avait pas compétence pour se saisir de l'affaire, mais que le défendeur pouvait demander l'exécution par équivalent de l'ordonnance de l'arbitre Fortier. Le juge Rouleau, aux paragraphes 36 à 39 de ses motifs, s'est exprimé ainsi:

En l'espèce, la première ordonnance de l'arbitre a été déposée le 3 juin 1999 (p. 112 du dossier du défendeur), de sorte que le défendeur pouvait se prévaloir des recours en exécution forcée devant la Cour fédérale. Il aurait pu demander l'exécution en nature ou par équivalent, mais ne l'a pas fait.

Ceci entraîne des conséquences fâcheuses pour le défendeur. La seconde décision arbitrale doit être complètement annulée, alors même qu'il semble bien qu'elle soit bien fondée, du moins quant à l'appréciation de la preuve et quant au fond du litige. Accorder la présente demande de contrôle judiciaire aura pour effet de retourner le dossier devant cette Cour qui sera saisie d'un nouveau recours en exécution forcée. Il a fort à parier que le résultat sera le même en bout de ligne.


Lesecond arbitre n'avait donc pas compétence pour se saisir de l'affaire. J'ajoute immédiatement que de nombreuses erreurs sont survenues dans ce dossier, tant de la part des décideurs que de la part des parties, de sorte que le défendeur ne devrait pas avoir à souffrir de payer des frais en raison de la procédure intentée par erreur devant le second arbitre et devant cette Cour.

La décision de l'arbitre François G. Fortier ayant été déposée au greffe de la Cour fédérale et cette ordonnance ayant valeur de jugement, j'accorde au défendeur Denis Leblanc jusqu'au 1er octobre 2001 pour poursuivre son recours en exécution forcée et je ne permets aucun recours à la demanderesse à l'encontre du défendeur Denis Leblanc jusqu'à ce que jugement soit rendu par cette Cour relativement à sa poursuite en exécution forcée. [Je souligne]

[8]                Suite à cette ordonnance, le défendeur a présenté deux requêtes: une qui a été rejetée par le juge Pinard le 12 juillet 2001; et l'autre qui a été accueillie par la juge Tremblay-Lamer. Cette dernière requête visait à obtenir l'exécution par équivalent de la décision de l'arbitre Fortier rendue le 16 mars 1999. Plus particulièrement, le défendeur voulait faire exécuter la décision de l'arbitre Fortier, compte tenu de la décision du juge Rouleau, afin d'obtenir le même jugement accordé par l'arbitre Deblois dans la deuxième plainte de congédiement. Aux paragraphes 22 à 24 de sa décision, rendue le 27 août 2001, ma collègue la juge Tremblay-Lamer s'est prononcée ainsi:

Bien que l'intimé ait payéles sommes déterminées par l'arbitre, il n'a toutefois pas respecté l'ordonnance de réintégration. Contrairement à ce que l'intimé soutient à cet égard, le dépôt d'une deuxième plainte de congédiement injuste par le requérant ne peut être considéré comme une renonciation à l'ordonnance de réintégration laquelle demeurait néanmoins valide.

La Cour fédérale est une cour d'équité. Il est un principe d'équité bien établi que tout droit doit donner ouverture à un remède. Lorsque celui-ci n'est pas disponible, il est du devoir du juge d'en façonner un. En conséquence, je suis d'avis qu'en l'espèce, la Cour peut ordonner l'exécution par équivalent de l'ordonnance de réintégration prévue à la décision de l'arbitre Fortier rendue le 16 mars 1999, le calcul de l'indemnitécompensatrice étant le seul moyen d'accomplir l'exécution de cette partie de la décision arbitrale.


Puisque les parties n'ont pas soumis de preuve et n'ont pas fait de représentations quant aux dommages reliés au refus de l'intimé de respecter l'ordonnance de réintégration, il faudra procéder par instance à gestion spéciale pour déterminer l'indemnité compensatrice. [Je souligne]

[9]                Cette décision a été portée en appel par la demanderesse. Près d'un an et demi plus tard, le 20 janvier 2003, la Cour d'appel fédérale accueillit l'appel et modifia partiellement l'ordonnance pour qu'elle se lise désormais comme suit:

(...) un juge sera nommé pour procéder, par instance à gestion spéciale, à la détermination, sur la base de la preuve existante dans le dossier T-792-00, de la question de savoir si le refus de réintégrer l'intimésuite à l'ordonnance de réintégration de l'arbitre François G. Fortier était fondéou non sur des motifs injustifiés ou illégaux, et fixer l'indemnité réparatrice en conséquence.

[10]            Cependant, entre temps, le 31 janvier 2002, Me Richard Morneau, protonotaire assigné au dossier pour gestion spéciale suite à l'ordonnance de la juge Tremblay-Lamer, ordonna que l'indemnité compensatrice due à M. Leblanc, s'il y a lieu, soit déterminée dans le cadre d'une action simplifiée. Le défendeur a donc introduit une action simplifiée le 14 février 2002.

[11]            Dans une ordonnance en date du 20 juin 2002 relative à la conférence préparatoire et à la conduite de l'action, le protonotaire détermina entre autres, que le montant de l'indemnité mensuelle sera de 4 000,00$ et que s'il y a lieu, le calcul devra se faire en tenant compte de ce montant.

[12]            Le 6 février 2003, le protonotaire a indiqué que l'audience prévue pour le 12 février 2003 procéderait suivant les directives de la Cour d'appel dans sa décision en date du 20 janvier 2003. Cette audience a été ajournée et finalement entendue devant moi le 2 septembre 2003.

QUESTION EN LITIGE

[13]            Conformément à la décision de la Cour d'appel, la question en litige peut se résumer ainsi:

Sur la base de la preuve existante dans le présent dossier, est-ce que le refus de réintégrer le défendeur M. Leblanc suite àl'ordonnance de réintégration de l'arbitre François G. Fortier était fondé ou non sur des motifs injustifiés ou illégaux? Dans l'affirmative, la Cour devra fixer l'indemnité réparatrice en conséquence.

ANALYSE

Congédiement

[14]            De par sa deuxième plainte devant l'arbitre Deblois et de par sa requête visant à obtenir l'exécution par l'équivalant de la décision de l'arbitre Fortier, l'argument du défendeur est facilement identifiable. Ce dernier continue d'alléguer que la soi-disant suppression de poste de camionneur n'était qu'en fait une manoeuvre pour éviter la réintégration du défendeur suite à la première sentence arbitrale. Quant à la demanderesse, celle-ci soumet que si le défendeur n'a pas réintégré son emploi, c'est que cet emploi n'existait plus au moment que la décision fut connue et qu'il s'agit donc d'une difficulté d'exécution d'une décision arbitrale qui a conduit ultimement à un licenciement.

[15]            Ainsi, la Cour doit déterminer si le refus de réintégrer le défendeur était fondé ou non sur des motifs injustifiés ou illégaux. Cette question a été adressée à deux reprises dans la présente affaire: dans la décision de l'arbitre Deblois et dans la décision ci-haut citée du juge Rouleau.

[16]            Alors, bien que la décision de Me Deblois ait été annulée, le raisonnement quant à sa conclusion sur le congédiement n'en demeure pas moins important. En effet, dans son jugement référé ci-haut, le juge Rouleau a confirmé l'exactitude de la deuxième décision arbitrale:

22) La demanderesse a plaidé, devant l'arbitre, que le poste du défendeur avait été supprimé. L'arbitre a donc examiné le bien-fondéde cette objection préliminaire en traitant d'abord de la nature de la fonction occupée par M. Gingras, l'employé qui a remplacéle défendeur. L'arbitre conclut:

la lumière de la jurisprudence et de la doctrine, et compte tenu de la preuve qui a été soumise devant l'arbitre soussigné, il est clair que M. Gingras était et est demeuré un employé au sens du Code canadien du travail de Express Hâvre St-Pierre Ltée."


23) L'arbitre a ensuite examiné la notion de "cessation d'une fonction" qui a maintenant été remplacée par celle de "suppression de poste". Il cite le passage suivant de l'arrêt Transport Guilbault inc. c. Lucien Leclerc, [1986] A.C.F. no 321, (21 mai 1986, dossier A-618-85):

"L'arbitre a rejeté cette prétention parce qu'il a jugé que "la cessation d'une fonction" dont parle cette disposition ne pouvait résulter de ce qu'un employeur ait décidé de faire exécuter par un entrepreneur des travaux, qui étaient jusque-là exécutés par ses employés. C'est là, à notre avis, une erreur. La cessation d'une fonction, au sens de l'alinéa 61.5(3)a), c'est la cessation d'une fonction au sein de l'entreprise d'un employeur donné. Cette cessation peut résulter de la décision prise par cet employeur de confier à un entrepreneur les travaux qu'il faisait jusque-là accomplir par ses employés. Dès lors que cette décision est réelle et n'a rien de simulé, on ne saurait interpréter autrement l'alinéa 61.5(3)a) sans limiter indûment la liberté de l'employeur de structurer et organiser son entreprise comme il l'entend."

24) L'arbitre a donc conclu qu'il n'y avait pas eu de cessation de la fonction qu'occupait initialement le défendeur. Il écrit:

"Ladite fonction s'exerce encore, par le même employé que précédemment [M. Gingras] et selon les mêmes conditions sauf sur deux aspects, soit ceux de la rémunération et de la propriété du véhicule tel qu'examiné précédemment. Fondamentalement, l'employeur ne peut pas prétendre que la fonction n'existe plus au sein de son entreprise.

En voie de conséquence, l'arbitre soussigné conclut que lorsque le plaignant a communiqué avec M. Nicolas Vigneault, au début de juin 1999, il était inexact de prétendre que le poste avait été aboli alors que tel n'était pas le cas, M. Gingras continuant à travailler pour Express Hâvre St-Pierre ltée comme il le faisait depuis le congédiement du plaignant même si certaines de ses conditions de travail avaient changé et qu'il s'était porté acquéreur du camion propriété de l'entreprise."

25) La demanderesse prétend que l'arbitre a commis une erreur en appliquant l'arrêt Transport Guilbault, précité, mais n'indique pas la nature de cette erreur. Il appert que l'arbitre a cité l'affaire Guilbault afin d'illustrer l'étendue de la notion de cessation des fonctions ou suppression de poste. Cependant, ayant précédemment conclu que M. Gingras était toujours un employé de la compagnie et qu'il occupait toujours le même poste, le passage cité ci-haut devenait naturellement inapplicable. Compte tenu du fait que la demanderesse ne semble pas contester la conclusion de l'arbitre quant à la nature du lien d'emploi entre elle et M. Gingras, je ne vois pas en quoi l'on peut reprocher quoi que ce soit à l'arbitre à cet égard.

Conclusions sur le congédiement

26) L'arbitre a reproché à la demanderesse de ne pas avoir offert au défendeur un des camions qui faisaient l'objet d'une vente, alors même que la demanderesse savait qu'elle devait réintégrer le défendeur en vertu de l'ordonnance du premier arbitre. Il écrit:


"Il est loin d'être satisfaisant de prétendre, comme l'a fait le témoin Nicolas Vigneault, que si l'offre n'avait pas été faite au plaignant, c'est que simplement on n'y avait point pensé. C'est faire trop facilement abstraction d'un employé qui oeuvrait dans l'entreprise depuis douze (12) ans et dont les démarches venaient de connaître une issue favorable devant l'arbitre François G. Fortier. La preuve révèle que l'entreprise était informée que l'arbitre Fortier avait rendu sa décision avant que l'offre ne soit faite à M. Gingras. De toute évidence, l'employeur n'était pas intéressé à réengager le plaignant. Les échanges de correspondance qui vont suivre la décision de l'arbitre Fortier feront en sorte que ce ne sera qu'au début du mois de juin 1999 que le plaignant sera finalement informé de la position de l'employeur àl'effet que son poste avait été aboli, et cela lors d'une communication qu'il initiera directement auprès d'un représentant de la compagnie.

Rappelons que l'employeur n'a soumis aucun autre argument sinon de prétendre à la suppression du poste, argument que l'arbitre soussigné ne retient pas. Dans les circonstances, l'arbitre soussigné conclut donc qu'Express Hâvre St-Pierre ltée a congédié injustement le plaignant Denis Leblanc."

27) La demanderesse, en plus de ne rien proposer pour justifier un éventuel congédiement, reproche à l'arbitre de lui avoir imposé l'obligation de donner au défendeur un "droit de premier refus" quant à l'achat du camion. Selon elle: "[i]l serait aberrant que pour le simple fait de respecter une ordonnance de réintégration ultérieure une entreprise devrait acquérir un camion que pour les fins d'une réintégration et ce, sans tenir compte de ses besoins opérationnels, de son droit de gérance et des transformations intervenues dans le cours normal des affaires". À mon avis, la demanderesse interprète la décision de l'arbitre d'une façon outrancière. Il est clair que l'arbitre n'a retenu le fait de l'absence de proposition d'achat au défendeur contre la demanderesse que pour des fins de crédibilité. Il n'a certes pas imposé une telle obligation à la demanderesse mais a plutôt jugé que, dans les circonstances, le fait qu'on n'avait rien proposé au défendeur était suspect et, cumulé aux autres faits, minait la crédibilité de la demanderesse. Je ne relève aucune erreur de la part de l'arbitre quant àcette façon de procéder ni quant àcette question qui est au coeur de sa compétence de juge des faits.

28) Dans les circonstances et en l'absence de tout argument à l'effet contraire, j'estime que la décision de l'arbitre quant à la nature injuste du congédiement est tout à fait justifiée. [Je souligne]


[17]            Donc, sur la base de l'article 240 du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, et de la jurisprudence; particulièrement l'affaire Transport Guibault inc. c. Lucien Leclerc, [1986] A.C.F. no. 321, et plus récemment, l'affaire Côté et Far-Nic Transport inc., T.A., 2002-11-25 , où l'arbitre Blouin a conclu qu'un propriétaire d'un camion comme M. Gingras, le remplaçant du défendeur, est à toute fin légale un salarié même s'il est incorporé, et ce, parce qu'il fournit sa prestation de travail conformément aux directives de l'employeur, et sur la base de l'analyse de l'arbitre Deblois et celle du juge Rouleau, je ne peux que me ranger derrière les propos de ce dernier.

[18]            Il m'est donc possible de conclure que la demanderesse n'a jamais voulu réintégrer le défendeur puisque les changements au sein de la compagnie demanderesse visant à abolir le poste de camionneur, sont survenus dans les jours qui ont suivi la réception par l'employeur de la décision arbitrale ordonnant la réintégration du défendeur et ce à l'insu du défendeur. Effectivement, la preuve démontre que l'entreprise était au courant de la première décision arbitrale de Me Fortier avant que l'offre de sous-traitance ne soit faite à M. Gingras, le remplaçant du défendeur. Ce n'est qu'au début du mois de juin 1999 que le défendeur a été informé de la position de la demanderesse à l'effet que son poste avait été aboli. L'employeur n'a rien fait pour renseigner le défendeur de l'opportunité d'acheter un camion et exercer les fonctions de camionneur par contrat de sous-traitance.

[19]            Je constate que la demanderesse, sans consulter son avocat, a délibérément tenté de contourner la décision de réintégration de l'employé, agissant ainsi à l'encontre de la décision arbitrale. Cette constatation est basée entre autres sur les faits suivants:


1)         on n'a pas offert au défendeur d'acheter le camion et de faire le transport bien que les officiers de la demanderesse connaissait la décision arbitrale. La raison donnée soit un simple oubli, n'est pas crédible et démontre une intention de ne pas vouloir transiger avec le défendeur;

2)         les officiers de l'employeur ont informé leur avocat en juin 1999 qu'une réorganisation dans le transport avait eu lieu en avril 1999 et ce, malgré le fait que celui-ci était en discussion avec l'avocat du défendeur pour assurer le suivi de la décision arbitrale. Ceci démontre un manque de transparence et soulève des doutes quant à la raison d'être de la réorganisation. De plus, ce n'est qu'au début de juin que le défendeur était informé de la réorganisation du transport;

3)         Bien qu'il y a preuve à l'effet qu'il y avait eu des discussions chez la demanderesse concernant la réorganisation du transport afin de réaliser des économies, l'ensemble de la preuve démontre que l'élément déclencheur de ladite réorganisation était la décision arbitrale et que l'objectif était de ne pas réintégrer le défendeur;

4)         ce comportement de l'employeur démontre une mauvaise intention ayant comme simple objectif d'éviter la décision arbitrale;


5)         ce comportement est inacceptable et a eu comme conséquence d'enlever au défendeur le travail qu'il assumait depuis plus de 12 ans. Ceci créa un dommage important provenant des faits et gestes de la demanderesse. Donc, je conclus, à la lumière de la preuve, que la demanderesse a refusé de réintégrer le défendeur sur la base de motifs injustifiés et illégaux;

Indemnité

[20]            Étant d'avis que le refus de réintégrer M. Leblanc était fondé sur des motifs injustifiés, il reste maintenant à calculer l'indemnité réparatrice en conséquence. D'abord, il importe de rappeler l'indemnité que la demanderesse a déjà payée au défendeur pour la période précédant le 1er mai 1999 telle que calculée par l'arbitre Fortier le 18 août 1999:

-            25 440,00$ pour l'année 1997, portant intérêt de 5% à compter du 1er septembre 1997;

-            40 600,00$ pour l'année 1998, portant intérêt de 5% à compter du 1er juillet 1998;

-            16 044,00$ pour les quatre premiers mois de l'année 1999, portant intérêt de 5% à compter du 1er mars jusqu'à la date du paiement (16 septembre 1999).


[21]            Comme il l'a fait valoir dans sa requête devant la juge Tremblay-Lamer, le défendeur prétend avoir droit à l'exécution de l'indemnité telle qu'ordonnée par l'arbitre Deblois le 17 avril 2000, c'est-à dire, une compensation pour la non-réintégration, fixée à 16 mois, et calculée sur un montant de 4 000,00$ par mois (en référence aux calculs effectués par Me Fortier dans sa décision du 18 août 1999 ainsi qu'à l'ordonnance du protonotaire en date du 20 juin 2002), et ce, pour la somme totale de 64 000,00$.

[22]            Malgré que la décision de l'arbitre Deblois ait été annulée, j'adopte l'opinion de ma collègue la juge Tremblay-Lamer, citée ci-haut, alors qu'elle explique que la Cour fédérale est une cour "d'Equity" et qu'il revient au juge de façonner un remède lorsqu'aucun n'est disponible. L'exécution par équivalent de l'ordonnance de réintégration prévue à la décision de l'arbitre Fortier rendue le 16 mars 1999 ne peut se faire que par le calcul d'une indemnité compensatrice.

[23]            À ce titre, il m'apparaît de par la preuve et des dates indiquées au dossier que la compensation devrait être de 15 mois et non de 16 mois tel qu'allégué par le défendeur. L'indemnité ordonnée par l'arbitre Fortier dans sa décision du 18 août 1999 couvrait quatre mois de l'année 1999, donc jusqu'en avril 1999 inclusivement. Cependant il est logique de calculer l'indemnité de non-réintégration à partir du 1er mai 1999 jusqu'au 1er août 2000 non inclusivement, puisque la Régie des rentes du Québec a accordé au défendeur une rente d'invalidité débutant en août 2000. Ainsi, une indemnité réparatrice de 4 000,00$ par mois couvrant 15 mois équivalant à 60 000,00$ devra être payée au défendeur, avec intérêts au taux de 5%, tel que prévu à la Loi sur l'intérêt, L.R.C. (1985), ch. I-15, à compter du 1er mai 1999.    J'arrive à une telle compensation pour les raisons suivantes:


1)         le stratagème mis de l'avant par la demanderesse pour ne pas réintégrer le défendeur est inacceptable;

2)         l'ancienneté du défendeur auprès de l'employeur (plus de 12 ans);

3)         l'âge du défendeur, son niveau de scolarité et le peu de perspective d'avenir pour un futur emploi;

Les dépens

[24]            Par ailleurs, étant donné le comportement de la demanderesse dans ce dossier et son refus systématique de se plier à la conclusion de réintégration de l'arbitre Fortier, le défendeur me demande à titre de dépens, le paiement des honoraires avocat-client pour un montant de 36 949,00$. La demanderesse s'y objecte car elle prétend que le litige aurait pu être complètement réglé par l'arbitre Fortier lors de l'audition concernant le calcul de l'indemnité. De plus, elle prétend que le dépôt d'une deuxième plainte par le défendeur a été intentée sans justification et a empêché la résolution de l'affaire.


[25]            Tout compte fait de l'attitude de la demanderesse face au défendeur dans ce dossier, et suite à la réception de la décision de l'arbitre Fortier du 16 mars 1999, je ne crois pas que la demanderesse voulait régler le dossier. Au contraire, elle a créé une situation injustifiable lors de l'abolition du poste de M. Leblanc et a par un tel stratagème tenté de contourner la conclusion de réintégration de l'arbitre Fortier. Ceci est inacceptable et a eu comme conséquence l'initiation de procédures qui n'étaient pas nécessaires.

[26]            Par contre, le défendeur, tel que conclu par le juge Rouleau, n'aurait pas dû déposer une deuxième plainte de congédiement et aurait dû s'en tenir à des procédures concernant l'exécution de la décision de l'arbitre Fortier en date du 16 mars 1999. Par conséquence, des procédures non utiles ont été préparées et signifiées.

[27]            Étant donné l'entière discrétion donnée au juge par la Règle 400 des Règles de la Cour fédérale et tout en tenant compte du fait que le défendeur doit assumer une partie des honoraires de ses avocats, la demanderesse doit néanmoins assumer elle aussi une partie de ces honoraires en raison de son comportement inacceptable ainsi que la poursuite de son stratagème de contourner la décision arbitrale de l'arbitre Fortier. Un montant de 12 500,00$ m'apparaît approprié.

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT:

ACCUEILLE la présente action;


CONDAMNE la demanderesse à verser au défendeur Leblanc la somme de 60 000,00$ à titre d'indemnité réparatrice avec intérêt de 5 % en date du 1er mai 1999;

CONDAMNE la demanderesse sur une base avocat-client, à un montant de 12 500,00$ à titre de dépens à être payé au défendeur Leblanc;

"Simon Noël"

                                                                                                                       

                                                                                                                    Juge


                                                  COUR FÉDÉRALE

                                   AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                  

DOSSIER :                                         T-792-00

INTITULÉ :                                        EXPRESS HÂVRE-ST-PIERRE LTÉE C. ROBERT                           DEBLOIS ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Québec

DATE DE L'AUDIENCE :                2 septembre 2003

MOTIFS:                                           L'Honorable Juge Simon Noël

DATE DES MOTIFS :                       16 septembre 2003

COMPARUTIONS :

Me Jean-François La Forge                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Me Laval Dallaire                                                                        POUR LE DÉFENDEUR                   

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jean-François La Forge, avocat       POUR LA DEMANDERESSE

Québec (Québec)

Gagné Letarte                                                                             POUR LE DÉFENDEUR

Québec (Québec)                                                                      


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