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Date : 20030728

Dossier : T-241-02

Référence : 2003 CF 924

OTTAWA (ONTARIO) LE 28 JUILLET 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

                                                           EXPRESS FILE, INC.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

HRB ROYALTY, INC.

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Il s'agit d'un appel d'Express File, Inc. (la demanderesse), en vertu de la règle 51 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, de l'ordonnance, en date du 22 novembre 2002 par laquelle Me Richard Morneau, protonotaire, a notamment radié le passage souligné ci-dessous au paragraphe 6 de l'affidavit de M. Gary Porter en date du 26 juillet 2002 :

[TRADUCTION] Mes affidavits précédents portent sur le fait qu'il y a, depuis longtemps, des Canadiens qui résident au Canada tout en travaillant aux États-Unis. Ces personnes font la navette entre les deux pays chaque jour ou s'installent pour une plus longue période chez nos voisins américains; ces Canadiens résident au Canada, mais travaillent pour des entreprises américaines à titre de vendeurs, représentants commerciaux, etc. Puisqu'ils travaillent aux États-Unis ou pour des entreprises américaines, ils sont assujettis à l'impôt dans ce pays. J'ai été avisé par mon avocat, M. Kenneth D. McKay, et je crois sincèrement, que le téléjournal intitulé « The National » a, le 22 avril 2002 à 22 h (HNE), diffusé un reportage nommé « Cross Border Quest » (Passer la frontière). Ce reportage témoigne du fait que près de 50 000 résidents canadiens travaillent aux États-Unis ou pour des entreprises américaines et sont payés en dollars américains par les entreprises. Un enregistrement de l'émission sur bande magnétoscopique et une transcription de son contenu sont joints à l'affidavit de Mme Geraldine Lonergan , lequel, si je comprends bien mon avocat, sera déposé avec mon affidavit.

[2]                Le protonotaire a aussi ordonné que les paragraphes 2 et 4 de l'affidavit de Mme Geraldine Teresa Lonergan, en date du 29 juillet 2002 (le premier affidavit de Mme Lonergan), soient radiés :

[TRADUCTION]

2.      À la demande de M. Kenneth D. McKay, avocat de la demanderesse, j'ai visionné le bande magnétoscopique contenant le reportage tiré du téléjournal « The National » , lequel a été diffusé sur les ondes de la CBC (Société Radio-Canada) et qui est intitulé « Cross Border Quest » ( Passer la frontière ). Est jointe à la pièce A une copie de la bande magnétoscopique. Ce reportage a été diffusé le 22 avril 2002 dans le cadre de l'émission « The National » .

3.     Je suis ensuite allée voir le site Internet de l'émission (http://cbc.national/transcripts) et j'ai téléchargé la transcription du reportage CROSS BORDER QUEST. Une copie de cette transcription est jointe comme pièce B à mon affidavit.

4.     J'ai comparé la transcription (pièce B) avec la bande magnétoscopique (pièce A) et je confirme que la transcription est fidèle au reportage.

[3]                Essentiellement, le protonotaire a conclu que les extraits des deux affidavits cités ci-dessus (les paragraphes contestés) constituent du ouï-dire, ce que reconnaissent les parties. Il en va de même pour le reportage Cross Border Quest de Radio-Canada. Toutefois, la demanderesse fait valoir que le protonotaire aurait dû rejeter la requête de HRB Royalty (la défenderesse) visant à radier les paragraphes contestés aux motifs que :

a)         elle était prématurée;

b)         les éléments de preuve contestés sont fiables et nécessaires;

c)         les éléments de preuve contestés offrent une garantie substantielle de fiabilité.

[4]                De plus, la demanderesse soutient que le protonotaire a erré en rejetant la requête reconventionnelle de la demanderesse visant à déposer l'affidavit supplémentaire de Mme Lonergan (le second affidavit de Mme Lonergan), signé en date du 2 octobre 2002, lequel énonce, entre autres, les efforts de la demanderesse pour obtenir une meilleure preuve.

[5]                En l'espèce, le demanderesse n'a pu me convaincre que l'ordonnance contestée est manifestement erronée, en ce sens que l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits ou qu'il a mal exercé son pouvoir discrétionnaire sur une question ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause (voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. (C.A.), [1993] 2 C.F. 425, à la p. 454).

[6]                La règle 50 confère au protonotaire la compétence d'entendre les requêtes présentées par les parties. Suivant la règle 81, les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s'ils sont présentés à l'appui d'une requête, ce qui n'exclut pas nécessairement la preuve par ouï-dire si celle-ci est « raisonnablement nécessaire » et « fiable » : voir Lecoupe c. Canada (Forces armées canadiennes, chef d'état-major) (1994), 81 F.T.R. 91, au paragr. 10; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 91 F.T.R. 260, aux paragr. 9 et 10).

[7]                Au cours des dernières années, la Cour suprême a adopté une approche en quelque sorte plus souple pour ce qui est de la règle du ouï-dire, à savoir une approche « fondée sur les principes qui sous-tendent la règle du ouï-dire, plutôt que les restrictions des exceptions traditionnelles » : R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, à la p. 540 (Khan). Dans l'arrêt R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, aux p. 931 et 932 (Smith), le juge en chef Lamer note ce qui suit en se reportant aux propos tenus par la juge McLachlin dans l'arrêt Khan, précité :

Le juge McLachlin a ajouté que même si, en Angleterre, la Chambre des lords avait décidé, dans l'arrêt Myers c. Director of Public Prosecutions, [1965] A.C. 1001, que la création d'exceptions additionnelles à la règle du ouï-dire exigeait l'intervention du législateur, notre Cour, dans l'arrêt Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608, a refusé de suivre l'avis exprimé par la majorité dans l'arrêt Myers, préférant plutôt souscrire à l'opinion exprimée en dissidence par lord Donovan, à la p. 1047, savoir que [TRADUCTION] "[c]e sont les juges qui façonnent la common law et il est toujours de leur compétence de l'adapter à l'occasion de manière à ce qu'elle serve les intérêts de ceux qu'elle lie". Après avoir conclu qu'il est loisible aux tribunaux de créer de nouvelles exceptions à la règle du ouï-dire en se fondant sur des principes, le juge McLachlin a affirmé que les principes qui devraient régir la création de ces exceptions et l'admission de la preuve étaient la "nécessité" de cette preuve pour établir un fait litigieux et sa "fiabilité" (aux p. 546 et 547) :


La première question devrait être de savoir si la réception de la déclaration relatée est nécessaire. À ces fins, la nécessité doit être interprétée dans le sens de [TRADUCTION] "raisonnablement nécessaire". L'inadmissibilité du témoignage de l'enfant pourrait être une raison de conclure à l'existence de la nécessité. Mais une preuve solide fondée sur des évaluations psychologiques que le témoignage devant le tribunal pourrait être traumatisant pour l'enfant ou lui porter préjudice pourrait également être utile. Il peut y avoir d'autres exemples de circonstances qui pourraient établir l'exigence de la nécessité.

La question suivante devrait porter sur la fiabilité du témoignage. Plusieurs considérations comme le moment où la déclaration est faite, le comportement, la personnalité de l'enfant, son intelligence et sa compréhension des choses et l'absence de toute raison de croire que la déclaration est le produit de l'imagination peuvent être pertinentes à l'égard de la question de la fiabilité. [Je souligne].

[Je souligne].

[8] Dans l'arrêt R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, le juge Iacobucci affirme que « les caractéristiques déterminantes essentielles du ouï-dire sont le but dans lequel la preuve est présentée et l'absence d'occasion utile de contre-interroger le déclarant en cour, sous la foi du serment ou d'une affirmation solennelle, relativement à la véracité du contenu de cette preuve » ; il ajoute plus loin que « [l]a première étape de l'analyse du ouï-dire consiste à se demander si le but dans lequel on cherche à présenter la déclaration extrajudiciaire [...] est d'établir la véracité de son contenu (paragr. 162 et 165).

[9] La demanderesse a ainsi expliqué le but dans lequel elle souhaite déposer en preuve les paragraphes contestés :

[TRADUCTION]


16.           Les paragraphes contestés des affidavits de Gary Porter et Geraldine Teresa Lonergan ont trait à la mise en preuve de l'existence de résidents canadiens qui font la navette quotidiennement entre le Canada et les États-Unis ou qui travaillent pour des entreprises américaines tout en étant payés par ces entreprises américaines au Canada et qui, conséquemment, sont assujettis à l'impôt américain.

17.           Cet élément de preuve revêt une grande importance pour la demanderesse, Express File Inc., afin d'établir que des résidents canadiens travaillent effectivement aux États-Unis ou travaillent pour des entreprises américaines et produisent, en conséquence, des déclarations de revenus aux États-Unis. La demanderesse assure un service de préparation et d'envoi électronique de déclarations de revenus, lequel est offert tant aux ressortissants canadiens qu'américains qui sont assujettis à l'impôt américain.

18.           La question de l'emploi de la marque de commerce de la demanderesse, EXPRESS FILE, au Canada et particulièrement par des Canadiens travaillant aux États-Unis ou pour des entreprises américaines est, sans contredit, une question en litige dans le cadre de l'appel.

19.           L'élément de preuve contesté concerne le reportage de la Société Radio-Canada (SRC) qui a été diffusé lors du téléjournal « The National » et qui traite de la situation des citoyens canadiens qui résident au Canada, mais travaillent aux États-Unis pour des entreprises américaines, et qui donc font la navette entre les deux pays, parfois même quotidiennement, afin d'accomplir leurs fonctions.

20.           Selon ce reportage, plus de 50 000 Canadiens travaillent de cette façon. [...]

[10]            Ayant examiné soigneusement les motifs accompagnant l'ordonnance contestée, j'estime que le protonotaire n'a pas mal compris la nature de l'instance et les questions en litige en l'espèce. L'emploi par le protonotaire des mots « appel par voie de demande de contrôle judiciaire » , « demanderesse » , « défenderesse » et « allégations » pour faire référence soit à l'appel interjeté par la demanderesse, soit aux parties, ou encore aux paragraphes contestés, n'est d'aucune façon lié aux véritables motifs pour radier les paragraphes contestés.


[11]            Je ne peux davantage inférer que le protonotaire a préféré ignorer les principes juridiques élaborés par la jurisprudence en ce qui a trait au ouï-dire et à ses exceptions reconnues. Il est vrai que, hormis la citation de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt P.S. Partsource Inc. c. Canadian Tire Corp. (2001), 267 N.R. 135, à la p. 138 (C.A.F.) (Partsource), il n'est fait aucun renvoi jurisprudentiel. Toutefois, une lecture attentive des motifs du protonotaire montre que, en se fondant sur les principes applicables, celui-ci s'est adéquatement demandé si la demanderesse a démontré que le ouï-dire contenu dans les paragraphes contestés et dans les pièces jointes est fiable et raisonnablement nécessaire (paragr. 10 à 13 des motifs).

[12]            De la même façon, il n'est pas fondé de prétendre, comme l'a fait la demanderesse, que le protonotaire n'a pas considéré le second affidavit de Mme Lonergan pour rendre sa décision juridique. Au contraire, au paragraphe 13 de ses motifs, le protonotaire note expressément que, « quant au test de fiabilité, les allégations en litige, pas plus que le deuxième affidavit de Lonergan, ne nous renseignent quant aux tenants et aboutissants des démarches, recherches et études derrière le reportage de Radio-Canada » [Non souligné dans l'original.]


[13]            Manifestement, la preuve par ouï-dire que la demanderesse souhaite déposer ne satisfait pas à la norme de fiabilité, et je suis tout à fait d'accord avec l'affirmation du protonotaire selon laquelle « [l]e fait que l'on allègue que ce soit cette dernière corporation [SRC] qui a produit ce reportage n'est pas en soi suffisant [...] pour établir le degré de fiabilité approprié » . Pour ce qui est de la nature « publique » du reportage de Radio-Canada - lequel attesterait du nombre de Canadiens qui traversent la frontière américaine pour travailler -, contrairement à ce que prétend la demanderesse, ce reportage, s'il était erroné de quelque manière, ne pourrait être corrigé étant donné que le « public » se limite à un nombre tout à fait négligeable de personnes capables de relever une erreur et, au surplus, il n'existe pas de garantie que le « public » a effectivement vu le reportage. De plus, en dépit de l'excellente argumentation de l'avocat de la demanderesse, je ne puis trouver dans l'élément de preuve supplémentaire mentionné aux paragraphes 5 à 9 du second affidavit de Mme Lonergan - qui soit dit en passant constitue aussi du ouï-dire - une quelconque « garantie circonstancielle de fiabilité » (Smith, précité, aux p. 929 et 930).

[14]            Puisque le protonotaire ne s'est pas trompé en décidant que le ouï-dire en question ne répondait pas à l'exigence de fiabilité, il n'est pas nécessaire d'examiner les prétentions de la demanderesse relatives à l'exigence de nécessité qui, selon elle, serait respectée. Cela étant dit, je suis loin d'être convaincu que des reportages télévisés ou des articles de journaux puissent être produits en cour afin d'établir la véracité de leur contenu du simple fait qu'une partie connaît des difficultés pour rassembler des éléments de preuve directe de sources sûres, gouvernementales ou autres. La demanderesse semble vouloir étendre, de façon injustifiée, les exceptions reconnues en matière d'admissibilité de la preuve par ouï-dire. Je note par ailleurs qu'aucune décision appuyant une telle utilisation des reportages et des articles de journaux n'a été produite.


[15]            Dans l'arrêt Partsource, précité, la Cour d'appel fédérale a relevé que « [l]orsqu'elle est fondée sur le ouï-dire, cette requête ne doit être présentée que lorsque le ouï-dire soulève une question controversée, lorsque le ouï-dire peut être clairement démontré ou lorsqu'on peut démontrer que le fait de laisser au juge du fond le soin de trancher la question causerait un préjudice » (ibid, paragr. 20). En l'espèce, le protonotaire a décidé que les allégations en litige « méritent d'être radiées puisqu'elles constituent clairement du ouï-dire sur un aspect qui aux dires mêmes d'Express File constitue une question importante » . (paragr. 14). Quant au préjudice véritable, il ajoute que « HRB, ne pourrait procéder à un contre-interrogatoire efficace et valable à l'encontre des allégations puisque les affiants ne peuvent fournir aucune information autre que celles qui apparaissent déjà à leurs affidavits » . En conséquence, le protonotaire a conclu que la radiation des paragraphes contestés, demandée par la défenderesse, est nécessaire à ce stade.

[16]            Considérant les principes juridiques applicables et les faits particuliers de l'affaire, j'estime que le protonotaire n'a pas agi de façon prématurée et n'a pas mal exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant la requête de la défenderesse visant la radiation des paragraphes contestés. Pour les motifs précités, j'estime aussi que le protonotaire ne s'est pas trompé en rejetant la requête de la demanderesse visant la production du second affidavit de Mme Lonergan.

                                                   ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que soit rejetée avec dépens la requête visant à interjeter appel de la décision de Me Richard Morneau, protonotaire, en date du 22 novembre 2002, dans laquelle il a accueilli la requête présentée par la défenderesse pour radier certaines allégations contenues dans les affidavits déposés par la demanderesse, et a rejeté la requête reconventionnelle de la demanderesse visant à déposer l'affidavit supplémentaire de Mme Lonergan.


La présente ordonnance s'applique mutatis mutandis au dossier T-1059-02 dans lequel elle sera versée.

                                                                                                                             Juge                           

Traduction certifiée conforme

Évelyne Côté


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-241-02

INTITULÉ :               EXPRESS FILE, INC. c. HRB ROYALTY INC.

LIEU D'AUDIENCE :                                    Toronto (Ontario)

DATE D'AUDIENCE :                                  le 7 juillet 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    le juge Martineau

DATE DES MOTIFS :                                   le 28 juillet 2003

COMPARUTIONS :                                    

M. K. McKAY                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Mme MARGARET WELTROWSKA              POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sim, Hughes, Ashton & McKay                                     POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

Fraser, Milner, Casgrain                                                POUR LA DÉFENDERESSE

Montréal (Québec)


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