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Date : 20030401

Dossier : T-168-01

Référence neutre : 2003 CFPI 390

ENTRE :

                                                   BUDGET STEEL LIMITED

                                                                                                                                 demanderesse

                                                                            et

                                            SEASPAN INTERNATIONAL LTD.

et les propriétaires et toutes les autres

personnes ayant un droit sur le navire « SEASPAN 175 »

                                                                                                                                        défendeurs

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

CONTEXTE

[1]                 Cette action découle de la perte de la cargaison de ferrailles subie par la demanderesse le 31 janvier 2000, cette cargaison étant à bord de la barge Seaspan 175, près de Victoria (Colombie-Britannique).


[2]                 La demanderesse, que j'appellerai également Budget Steel, réclame un montant de 316 470 $, la déclaration devant être signifiée conformément à une ordonnance en date du 7 mai 2001 prévoyant la prorogation du délai de signification, la signification devant avoir lieu entre cette date et le 21 mai 2001. La défenderesse Seaspan International Ltd. (Seaspan) a signifié et déposé, le 14 juin 2001, une défense et une demande reconventionnelle dans laquelle elle réclamait une somme de 18 630 $ pour le transport et une somme de 504 070,50 $ à l'égard de la perte implicite totale de la barge.

[3]                 L'avocat de la demanderesse n'a pas pu obtenir d'instructions en vue de se défendre contre la demande reconventionnelle; par une lettre en date du 18 juin 2001, il a demandé que la défenderesse ne sollicite pas le prononcé d'un jugement par défaut sans lui envoyer de préavis. Rien ne montre que l'on ait répondu à cette lettre. Il ne s'est produit rien d'autre pendant plus d'une année, jusqu'au 10 juillet 2002, date à laquelle l'avocat du demandeur a reçu des instructions au sujet de la défense à déposer à l'encontre de la demande reconventionnelle. Le 11 juillet 2002, la demanderesse a présenté la requête ici en cause, à bref délai, en vue d'obtenir une prorogation du délai dans lequel elle pouvait signifier et déposer une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle.


[4]                 À la fin de l'audition de la requête, j'ai demandé aux avocats de soumettre des observations écrites au sujet de l'effet de la doctrine de la chose jugée, au cas où la demanderesse ne se verrait pas accorder la prorogation du délai dans lequel elle pouvait déposer une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle. Cette demande a été faite en réponse à la préoccupation de la demanderesse, qui craignait qu'un jugement par défaut rendu dans la demande reconventionnelle nuise à sa demande, étant donné que la demande et la demande reconventionnelle se rapportaient dans une large mesure aux mêmes faits généraux.

[5]                 L'avocat de la demanderesse a interprété cette directive comme comprenant la possibilité de déposer des documents en vue de faire rouvrir la cause initiale, et ce, qu'il s'agisse d'affidavits additionnels ou de nouveaux arguments se rapportant au critère applicable à la prorogation du délai dans lequel la défense à la demande reconventionnelle devait être déposée. La directive était tout à fait claire. Elle ne prévoyait pas la possibilité d'étayer la preuve existante à l'aide d'éléments qui étaient facilement disponibles lorsque la demanderesse avait initialement déposé les documents relatifs à la prorogation de délai. J'examinerai d'abord les affidavits additionnels qui ont été soumis et ensuite la nouvelle preuve présentée par la demanderesse avant d'examiner au fond la demande de prorogation de délai.

ANALYSE


[6]                 L'audition de la présente requête a pris fin; il ne restait qu'une demande en suspens, les avocats devant fournir des observations écrites sur un point qu'ils avaient soulevé, mais qu'ils n'étaient pas prêts à plaider à fond, à savoir si un jugement par défaut rendu sans qu'une défense soit déposée à l'encontre de la demande reconventionnelle se rapportant à la perte et à l'endommagement de la barge elle-même ainsi qu'au transport pouvait constituer une chose jugée dans le contexte de la réclamation présentée par la demanderesse à l'égard de la perte de la cargaison. Cette demande stricte a été mal interprétée par l'avocat de la demanderesse, qui a déposé des observations au sujet de la question de la chose jugée, mais qui a également déposé des affidavits additionnels et de nouveaux arguments au sujet de la question de la prorogation du délai elle-même, en cherchant à faire rouvrir l'audition de la requête. J'examinerai d'abord les affidavits additionnels.

Affidavits additionnels

[7]                 La demanderesse n'a pas demandé l'autorisation de déposer des affidavits additionnels, mais elle a tout bonnement présenté ces affidavits, sous le prétexte de chercher à faire rouvrir la requête pour que tous les éléments de preuve pertinents puissent être mis à la disposition de la Cour. Les deux affidavits ne renfermaient rien qui n'était pas facilement disponible lorsque la demanderesse a déposé ses documents initiaux à l'appui de la requête, mais ils visaient plutôt à étayer la preuve par affidavit existante de la demanderesse.



[8]                 La demanderesse affirme que les juges et les protonotaires ont un large pouvoir discrétionnaire lorsqu'il s'agit de recevoir des éléments de preuve et des arguments additionnels, après la fin de l'audience, mais avant l'enregistrement formel du jugement. L'avocat se fonde ici fondamentalement sur des arrêts de la Colombie-Britannique se rapportant à des procès et à la compétence inhérente de ces tribunaux : voir par exemple Clayton c. British American Securities Ltd., (1935) 1 D.L.R. 432 (C.A.C.-B.) et Morison c. Hicks, (1991) 80 D.L.R. (4th) 659 (C.A.C.-B.). Ces arrêts mettaient en cause le principe selon lequel tous les éléments de preuve pertinents doivent être admis afin d'éviter un déni possible de justice. De fait, cette idée mène à la décision Vance c. Vance (1981), 34 B.C.L.R. (209) (C.S.C.-B.), dans laquelle le demandeur avait demandé sans succès l'autorisation de rouvrir le procès et avait présenté de nouveaux éléments de preuve. Selon l'interprétation que je donne à cette décision, la preuve relevait du contrôle du demandeur; elle aurait donc facilement pu être présentée initialement, de sorte que le demandeur n'a pas pu convaincre le juge qu'il y aurait déni de justice. Toutefois, cette décision étaye bien la thèse selon laquelle il faut exercer le pouvoir discrétionnaire voulu lorsqu'il s'agit de recevoir des éléments de preuve ou des arguments additionnels dans les cas où, selon la prépondérance des probabilités, un déni de justice serait probablement commis si la nouvelle audience n'était pas tenue, puisque la preuve ou les arguments auraient probablement pour effet de modifier le résultat du procès (page 211). L'avocat se reporte ici à un passage de l'arrêt Griffin c. Corcoran (2001), 193 N.S.R. (2d) 279, de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse. Dans l'affaire Griffin, la cour avait entre autres choses à déterminer si le procès devait être rouvert pour permettre la présentation de soi-disant nouveaux éléments de preuve. Le juge du procès avait refusé de rouvrir le procès pour le motif que la preuve était disponible au moment de la tenue du procès ou qu'elle aurait pu l'être, mais qu'elle n'avait pas été soumise (page 292). La Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse considérait les principes régissant la réouverture d'une affaire après l'audience, mais avant l'enregistrement du jugement formel, comme établissant l'équilibre entre l'exigence voulant que les parties soumettent toute leur cause et l'exigence selon laquelle il faut mettre un terme au litige, par rapport à la nécessité d'en arriver à un résultat qui est juste ou, comme la cour l'a dit, qui tient compte des [TRADUCTION] « objectifs contradictoires voulant que l'on suive une procédure équitable tout en arrivant à de bons résultats » (pages 294 et 295). La cour a ensuite souligné que la réouverture d'un procès était une mesure exceptionnelle qui était rarement prise et qu'il fallait prendre avec beaucoup de circonspection, une ligne de conduite prudente consistant à permettre au juge de première instance d'exercer un pouvoir discrétionnaire absolu pour empêcher tout déni de justice (pages 295 et pages suivantes). Dans l'arrêt Griffin, la Cour d'appel a ensuite déploré la pratique voulant que l'on divise une affaire en omettant au départ de divulguer des éléments de preuve que l'on sait être pertinents; elle a signalé jusqu'à quel point il est dangereux de permettre la réouverture automatiquement ou trop facilement puisque la chose pourrait inciter une partie à ne pas tenir compte des principes applicables afin d'obtenir un avantage tactique (page 296). Cela nous amène à un passage, à la page 296, qui est particulièrement pertinent en ce sens qu'il traite des nouveaux éléments de preuve dans le contexte de la réouverture d'une affaire après le procès :

[TRADUCTION] Une procédure équitable et ordonnée est essentielle, mais il en va de même lorsqu'il s'agit d'en arriver à un résultat correct sur le fond. Les erreurs et les oublis véritables, ou même un manque de jugement, devraient rarement faire échouer une cause juste. S'il n'a pas été tenu compte d'un élément de preuve crucial ou si une inexactitude n'a été découverte que tardivement, il existe des arguments convaincants, sur le plan de la justice, lorsqu'il s'agit de permettre à la cour d'examiner de nouveau l'affaire. Plus l'élément de preuve en question influerait sur l'issue de l'affaire, plus l'argument favorisant sa réception est convaincant. Comme le dit un adage bien connu, la justice doit non seulement sembler être faite mais elle doit aussi être réellement faite.


À mon avis, dans le cadre de la décision relative à la réouverture, il faut examiner et soupeser les aspects relatifs à la procédure et au fond, auxquels pareille décision se rapporte inévitablement. En l'espèce, le juge de première instance a fondé sa décision de ne pas rouvrir l'affaire uniquement sur le fait que la preuve aurait pu être présentée au procès. Le juge avait raison de conclure que la « nouvelle » preuve soumise par les demandeurs était une preuve « [...] qui était ou aurait pu être disponible lors du procès et qui n'a[vait] pas été soumise » . Toutefois, avec égards, je ne crois pas que cela constitue en soi un fondement suffisant pour refuser de rouvrir l'affaire. Il faut tenir compte de l'affaire sur le plan de la procédure et du fond. En l'espèce, il semble que le juge se soit fondé sur le risque d'injustice auquel ferait face M. Corcoran sur le plan de la procédure si l'affaire était rouverte, et ce, sans tenir compte du risque d'injustice quant au fond auquel les demandeurs feraient face si l'affaire n'était pas rouverte.

En l'espèce, la Cour demanderait au juge qui entend l'affaire d'établir l'équilibre entre une procédure ordonnée et l'importance de la preuve en tenant compte de la question de savoir si la soi-disant nouvelle preuve était disponible ou si elle pouvait être disponible lors du procès ainsi que du fait qu'elle n'avait pas été présentée.

[9]                 Toutes les décisions sur lesquelles la demanderesse se fonde ont été rendues dans le contexte d'un procès. Justice doit être faite dans les affaires d'interrogatoire, mais les parties ont en outre avantage à présenter leur meilleure preuve immédiatement, à défaut de quoi, si l'admission d'une preuve par affidavit additionnelle dans le cadre d'une requête devenait la norme, l'idée étant qu'il serait toujours possible de remédier après coup à une preuve faible au moyen d'affidavits complémentaires ou qu'il serait possible de diviser une requête en vue d'obtenir un avantage quelconque, les requêtes portant sur des interrogatoires pourraient s'éterniser.

[10]            En l'espèce, je considère les affidavits comme s'il s'agissait d'affidavits complémentaires et, afin de traiter rapidement de la question, je ne tiens pas ici compte du fait que l'autorisation de déposer les affidavits complémentaires n'a pas été demandée. La Cour fédérale a tenu compte de cinq éléments dans le cas d'un affidavit complémentaire, à savoir :

(i)          si l'affidavit sert l'intérêt de la justice;

(ii)         si l'affidavit complémentaire doit aider la cour;

(iii)        si un préjudice important ou un préjudice sérieux est causé à l'autre partie;

(iv)        la partie qui cherche à déposer les documents additionnels doit démontrer qu'ils n'étaient pas disponibles à une date antérieure ou qu'ils n'auraient pas pu être disponibles si l'on avait fait preuve d'une diligence appropriée;

(v)         la partie qui cherche à déposer les documents doit démontrer que cela ne retardera pas indûment l'instance.

Ces principes ont été énoncés dans la décision Eli-Lily & Co. c. Apotex Inc. (1997), 137 F.T.R. 226, modifiée, 144 F.T.R. 189, et dans la décision La Nation Wayzhushk Onigun c. Kakeway (2001), 182 F.T.R. 100.

[11]            Dans le même sens, Monsieur le juge Binnie, de la Cour suprême du Canada, a récemment examiné et rejeté, en se fondant sur la jurisprudence bien établie, une demande visant la présentation d'une nouvelle preuve par affidavit :


[TRADUCTION] Il ressort de l'application des critères habituels que les données sous-jacentes sont dignes de foi et que, puisqu'elles viennent tout juste d'être publiées, elles n'auraient pas pu être disponibles au procès, et ce, même si l'on avait fait preuve d'une diligence raisonnable. Toutefois, la Couronne fédérale veut déposer le rapport au complet, y compris les commentaires ainsi que les données, mais elle n'indique pas précisément à quel aspect de la question constitutionnelle l'analyse se rapporte, ou pourquoi cela pourrait influer sur le résultat de l'appel incident, Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, page 775; Danson c. Ontario (P.G.), [1990] 2 R.C.S. 1086, page 1099; Public School Boards' Assn. of Alberta c. Alberta (P.G.), [2000] 1 R.C.S. 44, paragraphe 17.

(La Reine c. Steven Powley, no 28533, 14 mars 2003)

Il vaut la peine de prendre connaissance des décisions auxquelles le juge Binnie se reporte pour ce qui est de la question des affidavits additionnels. Le renvoi à la décision de l'Alberta, au paragraphe 17, devrait se rapporter au paragraphe 6 et aux paragraphes suivants.


[12]            En l'espèce, les deux affidavits qui viennent d'être déposés étayent simplement un affidavit qui était initialement faible. Ils ne fournissent pas d'excuse valable justifiant le fait que l'on a tardé à déposer la défense à la demande reconventionnelle. Les affidavits n'aident donc pas la Cour. Ils retarderaient certainement la conclusion de la requête, car la défenderesse Seaspan se sentirait probablement obligée de procéder à un contre-interrogatoire et de répondre. Enfin, les affidavits ne causeraient probablement pas préjudice à qui que ce soit, mais dans la mesure où il ne serait peut-être pas possible de remédier au préjudice subi au moyen de l'adjudication de dépens, je dirai que les affidavits renferment uniquement des éléments qui étaient facilement disponibles lorsque la requête a été présentée, si la demanderesse avait travaillé d'une façon diligente en vue de préparer les documents à l'appui de la requête plutôt que de poursuivre l'affaire à bref délai, après une interruption de 14 mois, à l'aide d'une preuve par affidavit fort faible.

[13]            Les deux nouveaux affidavits ne seront pas admis dans le cadre de la présente requête. Toutefois, la cause de la demanderesse, pour ce qui est de la nouvelle preuve, entre également en ligne de compte en ce qui concerne la réouverture d'une audience.

Réouverture de l'audition de la requête


[14]            La demanderesse soutient qu'indépendamment de la nouvelle preuve, qui n'est plus en litige dans cette instance, une requête devrait être rouverte s'il y a eu mauvaise application du droit pertinent; elle se fonde ici sur les décisions Sykes c. Sykes (1995), 6 B.C.L.R. (3d) 296 (C.A.C.-B.), aux pages 300 et 301, et Cheema c. Cheema (2001), 89 B.C.L.R. (3d) 179, à la page 181 (C.S.C.-B.). Il en est ainsi même lorsque le litige porte sur le fait que l'avocat a traité du droit d'une façon inadéquate, comme cela s'est produit dans l'affaire Constantinescu c. Barriault, décision non publiée de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en date du 30 octobre 1996 dans l'action B920192, greffe de Kelowna (C.S.C.-B.), [1996] B.C.J. no 2105. Toutefois, dans ce cas-là, la cour a signalé qu'il était dangereux de rouvrir une affaire pour débattre un point qui n'avait pas été débattu à l'instruction, car tout litige doit à un moment donné prendre fin. Cependant, la cour a finalement hésité à pénaliser le demandeur simplement parce que son avocat n'avait pas attiré l'attention de la cour sur les arrêts pertinents faisant autorité.

[15]            Je mentionnerai également l'une de plusieurs autres décisions sur lesquelles la demanderesse se fonde, à savoir Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40 (C.A.F.), mais en tenant toujours compte du fait que dans l'affaire Lubrizol, il s'agissait de savoir si l'appelante pouvait rouvrir le procès afin d'éviter le blâme sévère que constituait l'octroi de dommages-intérêts exemplaires (page 59). Dans l'affaire Lubrizol, la Cour d'appel a fait mention de l'idée selon laquelle les tribunaux doivent se prononcer sur les droits des parties en litige, mais non punir les parties pour les erreurs commises dans la conduite de l'affaire, sauf dans certaines circonstances exceptionnelles. Dans l'arrêt Lubrizol, si l'affaire n'avait pas été rouverte, cela aurait entraîné la perte d'une possibilité de contester une demande dont les répercussions étaient très graves. La Cour a décidé que l'équité et la justice exigeaient que l'affaire soit rouverte à l'étape de l'instruction.


[16]            L'avocat de la demanderesse reconnaît que tous les arrêts faisant autorité qu'il a invoqués traitent de la réouverture du procès aux fins de l'admission de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arrêts faisant autorité. L'avocat soutient également que la norme qui s'applique à la réouverture d'une requête devrait être moins stricte que celle qui s'applique après le procès. Je ne suis pas nécessairement d'accord; en effet, les requêtes pourraient alors se poursuivre presque indéfiniment, l'avocat essayant d'invoquer de nouveaux arguments juridiques.

[17]            En l'espèce, je devrais me demander si une injustice substantielle peut être commise envers la demanderesse advenant le cas où la requête n'est pas rouverte afin de permettre la présentation d'arguments additionnels et si une injustice peut être commise envers la défenderesse en cas de réouverture.


[18]            Le litige porte sur le critère qu'il convient d'appliquer afin d'examiner une demande visant le dépôt tardif de la défense à la demande reconventionnelle. Les deux parties se sont fondées sur l'arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly (1999), 244 N.R. 399, de la Cour d'appel fédérale, l'avocat de la demanderesse soumettant même de nouveaux arguments écrits à ce sujet. Dans l'arrêt Hennelly, le critère, à savoir une intention constante de poursuivre la demande, le fait que la demande est bien fondée, le fait que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai et le fait qu'il existe une explication raisonnable justifiant le délai (page 400), soit un critère qui n'est pas exhaustif, mais plutôt illimité, est un critère fort souple. L'avocat de la demanderesse soutient que le critère qui a été énoncé dans l'arrêt Hennelly est trop strict; en effet, même le critère qui s'applique à une prorogation du délai de signification d'une déclaration met en cause une norme moins stricte; l'avocat mentionne sur ce point la décision Gross c. Canada (Ministre du Revenu national) (1998) 155 F.T.R. 91 (C.F. 1re inst.), que Monsieur le juge MacKay a suivie dans la décision Registered Public Accountants Association of Alberta c. la Société des comptables professionnels du Canada, [2000] 5 C.P.R. (4th) 527 (C.F. 1re inst.), à la page 534. Toutefois, le critère qui a été utilisé dans cette décision-là, une intention constante de poursuivre l'affaire, une affaire défendable au fond et l'absence de préjudice important envers l'autre partie, non seulement découle d'un contexte différent, mais prévoit aussi un examen accessoire du retard dans le contexte de l'intention constante de poursuivre l'affaire.

[19]            La demanderesse mentionne un certain nombre de décisions, rendues par divers tribunaux, portant sur des demandes de jugement par défaut et infirmant des jugements par défaut ainsi que plusieurs décisions rendues par la présente cour, portant accessoirement sur des prorogations du délai de dépôt d'une défense. Aucune de ces décisions n'énonce un critère clair aux fins du dépôt tardif d'une défense. À coup sûr, dans la décision Muller c. Canada, [1989] 2 C.F. 303 (C.F. 1re inst.), Monsieur le juge Strayer (tel était alors son titre) a accordé une prorogation du délai dans lequel une défense pouvait être déposée. Toutefois, il s'était fondé sur une disposition des anciennes Règles de la Cour fédérale qui autorisait le dépôt d'une défense à n'importe quel moment avant qu'une demande de jugement par défaut soit présentée. En théorie, aucune demande de ce genre n'avait été présentée. Toutefois, le juge Strayer a ensuite exprimé son propre avis, à savoir que même si aucune explication n'avait été donnée pour justifier le retard, cette lacune devait se refléter dans les dépens.

[20]            Si je comprends bien l'argument de la demanderesse, une défense tardive devrait être acceptée dans la mesure où l'affaire est défendable au fond et où aucun préjudice démontrable qui ne peut faire l'objet d'une indemnité au moyen de l'adjudication des dépens n'est causé à l'autre partie. Se ranger du côté de la demanderesse serait reconnaître que les délais prévus dans les Règles de la Cour fédérale ne riment à rien ou à presque rien. La demanderesse affirme que le critère énoncé dans l'arrêt Hennelly, précité, est trop rigoureux.

[21]            Aussi intéressants que puissent être tous ces arguments, je n'ai pas à déterminer si quelque autre critère devrait s'appliquer ou à décider de rouvrir cette requête pour que des arguments supplémentaires puissent être soumis à la demande de la demanderesse; en effet, en me fondant sur l'arrêt Hennelly, précité, ainsi que sur l'arrêt Grewal c. Canada (MCI), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.F.), et compte tenu des faits, j'estime que la demanderesse peut en fait obtenir une prorogation. Toutefois, j'aimerais noter en passant que dans la décision Bellefeuille c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1993), 66 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), à la page 4, Madame le juge Reed a accordé une prorogation du délai de dépôt d'un dossier dans une demande de contrôle judiciaire en se fondant sur un critère à quatre volets identique à celui qui a été énoncé environ six ans plus tard par la Cour d'appel dans l'arrêt Hennelly. J'examinerai maintenant la prorogation découlant de la requête telle qu'elle a initialement été débattue par les avocats des parties.


La prorogation de délai

[22]            Au début de l'audition de la requête, l'avocat de la demanderesse a soumis des plaidoiries écrites révisées plus longues. Les deux parties ont ensuite traité de la requête en prorogation de délai compte tenu du critère à quatre volets énoncé dans l'arrêt Hennelly, précité. Toutefois, au cours de l'argumentation, il est devenu évident qu'afin de rendre justice entre les parties, en ce qui concerne la requête en prorogation de délai, je devais me demander si le prononcé d'un jugement par défaut dans la demande reconventionnelle aurait pour effet de faire de la demande de la demanderesse une chose jugée, de sorte qu'une grave injustice serait commise envers cette dernière, ce qui pourrait aller à l'encontre du principe énoncé dans l'arrêt Grewal, précité, à la page 272, à savoir que la justice doit être faite entre les parties. Subsidiairement, l'avocat de la demanderesse a soutenu que le refus d'accorder une prorogation de délai dans lequel une défense peut être déposée à l'encontre de la demande reconventionnelle pourrait entraîner un résultat incompatible, la demande reconventionnelle étant accueillie par défaut en faveur de la défenderesse et la demande elle-même étant accueillie en faveur de la demanderesse, après la présentation de plaidoiries complètes.


[23]            Les éléments à prendre en considération aux fins de l'octroi d'une prorogation de délai sont énoncés dans l'arrêt Hennelly, précité. En première instance, dans la décision Hennelly (1995), 91 F.T.R. 313 (C.F. 1re inst.), Monsieur le juge Muldoon n'a pas accepté l'inadvertance comme raison justifiant une erreur en ce qui concerne le délai de dépôt. Dans les motifs fort brefs qu'elle a prononcés dans l'arrêt Hennelly, à la page 400, la Cour d'appel fédérale a énoncé le critère qui s'applique à la prorogation de délai :

[3]            Le critère approprié est de savoir si le demandeur a démontré :

1.              qu'il existait une intention constante de poursuivre la demande;

2.              que la demande est bien fondée;

3.              que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; et

4.              qu'il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[24]            La Cour d'appel a ensuite fait remarquer que la justification, aux fins de l'octroi d'une prorogation, dépendrait des faits de chaque affaire particulière.


[25]            Le critère énoncé dans l'arrêt Hennelly est tout à fait conforme à celui qui avait antérieurement été énoncé par la Cour d'appel fédérale dans la longue décision que cette dernière avait rendue dans l'affaire Grewal (précitée). De fait, l'arrêt Hennelly explique peut-être l'arrêt Grewal, car dans ce dernier arrêt, les éléments se rapportant à la prorogation de délai étaient illimités, mais comprenaient la condition voulant qu'une explication satisfaisante soit donnée au sujet du délai, qu'il existe une cause défendable et que le défendeur ne subisse pas de préjudice par suite de l'octroi de la prorogation. Dans l'arrêt Grewal, le juge en chef et le juge Marceau ont souligné que dans toute prorogation de délai, il fallait faire justice entre les parties : voir les pages 272, 280 et 282. À la page 282, le juge Marceau fait remarquer que les différents facteurs se rapportant à la justification de la prorogation doivent être soupesés l'un par rapport à l'autre. Par conséquent, il convient de soupeser les facteurs applicables qui sont énoncés en tant que critère dans l'arrêt Hennelly, l'objectif général étant de rendre justice entre les parties. J'examinerai maintenant les divers facteurs dans le présent contexte.

Intention continue de poursuivre la demande

[26]            Une intention constante apparente de poursuivre la présente demande est une lacune de l'argumentation de la demanderesse. En effet, la demande principale n'a pas été poursuivie. Il a fallu plus d'un an pour obtenir des instructions en vue de présenter une défense à l'encontre d'une demande reconventionnelle clairement circonscrite se rapportant au transport et aux dommages subis par la barge. Toutefois, au tout début, l'avocat de la demanderesse a demandé par lettre à la défenderesse de faire une concession au sujet du délai : cette lettre n'a apparemment fait l'objet d'aucun commentaire de la part de la défenderesse.

[27]            Le fait que la défenderesse n'a rien fait, à la suite d'une demande visant à ce qu'on accorde du temps afin d'obtenir des instructions, constitue un facteur véritable, parce qu'il incombe au demandeur de poursuivre sa demande ou sa demande reconventionnelle avec diligence.

[28]            La demanderesse affirme que la présente requête montre son intention. Toutefois, le critère ne se rapporte pas tant à l'intention existante qu'à une intention constante de poursuivre l'affaire.

[29]            La demanderesse affirme également qu'il existait une intention constante en ce sens qu'elle a présenté la requête en prorogation de délai ici en cause de son propre chef et que je pourrais supposer l'existence d'une intention constante par suite de ce fait et parce que l'action principale n'a jamais été abandonnée.

[30]            Cependant, tout cela ne répond pas à la question en ce sens qu'il faut faire preuve d'une diligence raisonnable et qu'il faut notamment démontrer une intention positive de poursuivre l'action et non simplement la possibilité que des suppositions favorables soient faites à partir du fait que l'action n'a pas été abandonnée et que, après plus d'une année d'inaction, la demanderesse a pu déposer une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle.

[31]            La demanderesse affirme également avoir eu de longues discussions avec ses assureurs au cours de l'année. Toutefois, je ne crois pas que les discussions qui ont eu lieu entre la demanderesse et l'assureur au sujet de la couverture aient quelque chose à voir avec l'intention constante de présenter une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle.

[32]            Enfin, selon la preuve présentée sous serment par l'avocat de la demanderesse, la défense à la demande reconventionnelle a été à un moment donné rédigée, mais elle n'a pas été signifiée, car l'avocat n'avait pas reçu d'instructions au sujet de la présentation de la défense à la demande reconventionnelle. Je me sentirais ici un peu plus à l'aise si les dates et les discussions étaient documentées. Il était peut-être sensé de présenter une défense et on peut se demander pourquoi aucune défense à la demande reconventionnelle n'a été déposée, de façon à éviter de causer de l'embarras à la demanderesse et à ses assureurs, la question du paiement à effectuer pour le travail et de la responsabilité devant être éclaircie par la suite.

[33]            Là où Budget Steel fait des progrès, c'est avec la demande qu'elle a faite pour qu'aucun jugement par défaut ne soit prononcé sans préavis. Cela indique qu'elle n'avait pas l'intention de renoncer à se défendre contre la demande reconventionnelle. À mon avis, il serait inéquitable et cela ne rendrait pas justice entre les parties de permettre à la demanderesse dans la demande reconventionnelle, qui est tenue de faire valoir la demande reconventionnelle et à qui on a demandé du temps afin d'obtenir des instructions relatives au dépôt d'une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle, de leurrer la défenderesse dans la demande reconventionnelle et de s'opposer maintenant au dépôt de la défense.


Le bien-fondé de la demande

[34]            La condition voulant que, pour qu'une prorogation de délai soit accordée, la demande doit être fondée peut également être considérée comme une condition exigeant que l'existence d'une cause défendable soit démontrée.

[35]            Les documents de la demanderesse énoncent que les enquêtes menées par celle-ci ont révélé qu'à plusieurs reprises avant de chavirer, le Seaspan 175 gîtait à tribord, qu'il fallait pomper l'eau de la cale pour remédier à la situation, que le remorqueur et la barge avaient quitté le port de Victoria même si le temps était de plus en plus mauvais, et que peu de temps après avoir quitté le port, la barge a gîté à tribord et a chaviré. L'avocat de la demanderesse conclut que, par suite de l'enquête, la demanderesse disposait d'une bonne défense à la demande reconventionnelle. La défenderesse affirme qu'il ne faut pas accorder beaucoup d'importance à de simples déclarations de ce genre.

[36]            Il est ici préférable de considérer que les quatre éléments ressortant de l'enquête, ou même certains éléments qui pourraient servir de moyens de défense à l'encontre de la demande reconventionnelle, constituent plus qu'une simple déclaration. En outre, ces éléments n'ont pas à être prouvés à ce stade, mais il suffit qu'ils démontrent ou indiquent l'existence d'une cause défendable. Il incombe ensuite à la cour d'apprécier la force de la cause défendable.


[37]            En l'espèce, si la preuve est considérée en tant que telle, la cause est nettement fondée.

Préjudice causé à la défenderesse

[38]            La défenderesse se fonde sur la décision Valyenegro c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 88 F.T.R. 196 (C.F. 1re inst.), aux pages 199 à 200, à l'appui de l'idée selon laquelle les délais doivent être assimilés à un préjudice. La décision Valyenegro était fondée sur un passage de l'arrêt Université de la Saskatchewan c. SCFP, [1978] 2 R.C.S. 830 (C.S.C.), à la page 831, affaire dans laquelle il n'y avait en fait eu aucun retard et par conséquent aucun préjudice. Il semblerait, eu égard aux faits de l'affaire Université de la Saskatchewan, que ce soit la demanderesse qui ait établi l'absence de préjudice. Dans la décision Valyenegro, la Cour en a déduit qu'il incombait au demandeur, dans le cadre d'une prorogation de délai, d'établir qu'aucun préjudice ne serait causé. J'ai mentionné cette idée tirée de la décision Valyenegro dans la décision Global Enterprises International Inc. c. l'Aquarius, une décision non publiée en date du 6 juin 2001, 2002 CFPI 193, dossier T-16-01, même si dans l'affaire Aquarius, ceux qui s'opposaient à la requête en prorogation de délai avaient présenté bon nombre d'éléments de preuve indiquant l'existence d'un préjudice fort réel.

[39]            Dans la décision Abbott c. Canada, [2000] 3 C.F. 493 (C.F. 1re inst.), qui se rapportait à une prorogation du délai dans lequel une réponse pouvait être déposée, il n'y avait pas de preuve de préjudice qui ne puisse pas être compensé au moyen de l'adjudication de dépens. Dans la décision Abbott, il n'existait aucune preuve réelle de préjudice, mais j'ai eu la possibilité d'examiner à fond l'arrêt Université de la Saskatchewan, précité, et d'examiner également les décisions Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.), Ferguson c. Arctic Transportation Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.) et Ferguson c. Arctic Transportation Ltd. (1996), 118 F.T.R. 154 (C.F. 1re inst.), qui portaient sur la question du délai et du préjudice. Dans l'arrêt Aqua-Gem, Monsieur le juge McGuigan a rejeté l'idée de se fier à « son intuition pour décider qu'un retard excessif se traduit nécessairement par un préjudice grave » (page 506), la Cour d'appel approuvant l'approche suivie par le juge de première instance (1991), 91 D.T.C. 5641, qui avait examiné les faits avant d'associer le retard à un préjudice. Telle était l'approche adoptée par Monsieur le juge Teitelbaum dans la décision Ferguson, précitée, aux pages 159 et 160. En me fondant sur ces décisions, j'ai conclu que le retard en lui-même et de lui-même ne causait pas nécessairement un préjudice.


[40]            La décision Valyenegro, précitée, a maintenant été clairement remplacée par la décision Apv Canada c. Canada (Ministre du Revenu national) (2001), 208 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.) rendue par Monsieur le juge Pelletier (tel était alors son titre). Dans la décision Apv Canada, la question litigieuse se rapportait à la prorogation du délai dans lequel une demande de contrôle judiciaire pouvait être présentée. L'avocat de la demanderesse s'était fondé sur la décision Valyenegro. Le juge Pelletier a dit qu'il lui était difficile d'adopter la thèse selon laquelle la personne qui demandait une prorogation de délai devait présenter une preuve du préjudice causé au défendeur, soit une question relevant de la connaissance toute particulière du défendeur :

[12] En ce qui concerne ce dernier point, l'avocat invoque la décision du protonotaire adjoint Giles dans l'affaire Valyenegro c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. no 1917, (1994), 88 F.T.R. 196, dans laquelle le protonotaire adjoint a statué que « [l]orsqu'il y a retard, il faut présumer qu'il y a préjudice, à moins qu'on fasse la preuve du contraire » . La difficulté que soulève cette proposition est qu'elle exige que le demandeur présente des éléments de preuve sur un sujet que seul le défendeur connaît, en l'occurrence le préjudice qu'il pourrait subir si la prorogation est accordée. Qui plus est, en pareil cas, on demande vraisemblablement au demandeur de faire la preuve de quelque chose de négatif, c'est-à-dire de présenter des éléments de preuve tendant à démontrer qu'aucun préjudice ne sera causé. En pratique, tout ce que le demandeur peut faire, c'est d'affirmer que le défendeur ne subira aucun préjudice. Le défendeur est la personne qui sait si ses documents ou ses témoins ont disparu. La simple affirmation qu'aucun préjudice ne sera causé ne représente rien de plus qu'une invitation lancée au défendeur de présenter ses propres éléments de preuve pour démontrer qu'il subira un préjudice. Ce n'est qu'alors que le demandeur peut produire des preuves pour minimiser ou contredire l'affirmation du défendeur selon laquelle il subira un préjudice. En l'espèce, le demandeur a fait tout ce qu'il pouvait en ce qui concerne sa requête initiale.

                                                                                                                 (page 89)

Le juge Pelletier a conclu en disant que le demandeur pouvait invoquer une absence de préjudice, de sorte qu'il incombait alors au défendeur de présenter une preuve de préjudice. À ce moment-là, le demandeur pourrait soumettre une preuve en vue de minimiser ou de contredire toute allégation de préjudice.


[41]            En l'espèce, la défenderesse Seaspan soulève la présomption de préjudice. L'avocat de Budget Steel soutient non seulement qu'il n'existe aucune preuve de préjudice réel résultant du délai, mais il signale aussi que les faits sous-tendant la demande reconventionnelle sont les mêmes que ceux qui sont en litige dans l'action principale et qu'afin de se défendre contre l'action principale, Seaspan aurait nécessairement enquêté, comme il faudrait le faire dans la demande reconventionnelle. L'avocat de Budget Steel en déduit que s'il existe un préjudice, ce préjudice pourrait être compensé au moyen de l'adjudication des dépens. L'avocat de Budget Steel affirme également que tout fait se rapportant à la demande reconventionnelle elle-même, et il songe ici au montant des dommages-intérêts relatifs à la barge, aurait fait l'objet d'une enquête complète et aurait été pleinement documenté avant que la demande reconventionnelle soit présentée ou qu'il n'aurait rien à voir avec le retard et qu'aucun préjudice ne serait subi.

[42]            En l'espèce, je ne suis pas convaincu que le retard ait entraîné un préjudice au sens réel du terme. J'ai également de la difficulté à constater l'existence d'un préjudice devant être compensé au moyen de l'adjudication des dépens.

Motifs du retard


[43]            La personne qui demande une prorogation de délai doit rendre compte de tout le retard : voir Monsieur le juge Strayer (tel était alors son titre) dans la décision Beilin c. Canada (MEI) (1994), 88 F.T.R. 132 (C.F. 1re inst.), à la page 154. Ce que l'on cherche, c'est une explication relative à l'omission d'agir en temps opportun; je mentionnerai ici la décision rendue par Monsieur le juge Hugessen dans l'affaire Council of Canadians, précitée, à la page 255. Dans cette décision-là, le juge a mentionné l'arrêt Grewal, précité, à la page 278, pour ce qui est de l'idée selon laquelle « [...] la question de savoir si l'explication donnée justifie la prorogation nécessaire doit dépendre des faits de l'espèce » et où la Cour avait ajouté ce qui suit : [À] mon avis, nous commettrions une erreur si nous tentions d'énoncer des règles qui auraient l'effet de restreindre un pouvoir discrétionnaire que le Parlement n'a pas jugé bon de restreindre. »

[44]            L'excuse invoquée par Budget Steel pour justifier le retard semble avoir été l'incertitude qui existait au sujet de la question de savoir si Budget Steel était assurée pour faire face à la demande reconventionnelle de Seaspan, d'où les discussions qui ont eu lieu entre Budget Steel et ses courtiers et assureurs, la question de l'assurance n'ayant pas pu être réglée pendant plus d'un an, cet argument n'ayant toutefois pas été présenté en preuve.

[45]            Je tiens à faire remarquer qu'aucun retard n'est attribuable à l'avocat de la demanderesse qui n'avait pas reçu d'instructions au sujet du dépôt d'une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle lorsque celle-ci a été reçue au mois de juin 2001, mais qui a immédiatement présenté la requête ici en cause lorsqu'il a reçu les instructions voulues au sujet de la défense.


[46]            À un stade peu avancé de l'affaire, l'avocat de Budget Steel a demandé à l'avocat de Seaspan de ne pas demander un jugement par défaut sans donner de préavis. Cela était certes prudent, et cela explique dans une certaine mesure pourquoi il n'y avait pas d'urgence immédiate lorsqu'il s'agissait de déposer une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle, car Seaspan n'a pas insisté pour qu'une défense soit déposée.

[47]            Budget Steel admet que tout cela [TRADUCTION] « ne constitue pas la meilleure raison de justifier le retard » , mais elle propose des dates limites et la gestion de l'instance. L'avocat de Budget Steel signale également qu'une fois que son cabinet a reçu des instructions au sujet de la défense à déposer à l'encontre de la demande reconventionnelle, il n'y a plus eu de retards, et il cite ici un passage de la décision Garbo Group c. Harris Brown & Co. (1998), 82 C.P.R. (3d) 423 (C.F. 1re inst.), à la page 428 :

Dans les circonstances, on ne peut, en toute équité, dire que Garbo a tardé à présenter sa demande lorsqu'il est devenu évident que la preuve qu'elle souhaitait déposer ne serait pas produite sans ordonnance de la Cour.

Toutefois, ce retard était, en vertu des Règles, de nature procédurale et il était indépendant de la volonté du demandeur, de sorte que le retard n'entrait pas réellement en ligne de compte.


[48]            Le retard peut faire obstacle à un redressement discrétionnaire, mais il est également habituellement tenu compte de préjudice en résultant pour déterminer s'il faut lui accorder de l'importance : voir par exemple l'application de ce principe dans l'arrêt Friends of The Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3 (C.S.C.), à la page 77, pour une application de ce principe. Comme je l'ai dit, il n'y aurait pas de préjudice réel si une prorogation de délai était accordée.

[49]            Toute omission de poursuivre l'affaire avec la diligence à laquelle il serait raisonnablement possible de s'attendre ou tout relâchement à cet égard milite fortement à l'encontre d'une prorogation de délai : voir par exemple Grewal, précité, à la page 277. Du même coup, la demanderesse dans la demande reconventionnelle, qui n'a rien fait pendant plus d'un an pour exercer ses droits, peut également voir la thèse selon laquelle une prorogation de délai doit rendre justice entre les parties s'appliquer à son détriment.

[50]            Somme toute, compte tenu de la lettre dans laquelle l'avocat de Budget Steel demande qu'on lui accorde du temps pour lui permettre d'obtenir des instructions et puisque Seaspan n'a pas réagi jusqu'à maintenant, le retard est dans une certaine mesure justifié.

Application de la chose jugée


[51]            Dans l'arrêt Hennelly, précité, la Cour d'appel a énoncé, dans une décision brève et concise, un critère à quatre volets, mais dans d'autres cas, la Cour d'appel a clairement dit qu'afin de satisfaire au critère énoncé dans l'arrêt Grewal, précité, à la page 272, selon lequel il faut faire justice entre les parties, les facteurs qui peuvent être pris en considération sont illimités. Je mentionnerai ici l'arrêt Independent Contractors and Business Association c. Canada (Ministre du Travail) (1998), 225 N.R. 19 (C.A.F.), aux pages 25 et 26. Dans l'arrêt Independent Contractors, la Cour d'appel a énoncé l'objectif général de l'arrêt Grewal et a ensuite mentionné l'arrêt Nelson c. Commissaire du service correctionnel (1996), 206 N.R. 180 (C.A.F.), à la page 181, à l'appui de la thèse selon laquelle l'intention, une cause défendable, le retard et le préjudice ne sont que certains des facteurs à examiner. Dans l'arrêt Independent Contractors, la Cour a ensuite fait remarquer qu'il n'existe aucune liste de contrôle établie des questions à examiner dans le cadre d'une prorogation de délai :

Comme le dit le juge Hugessen, C.A. au nom de la Cour dans l'arrêt Council of Canadians et al. c. Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence et al. (1997), 212 N.R. 254 (C.A.F.), à la page 255 (texte anglais), bien qu'" il n'existe pas de liste de contrôle immuable à vérifier chaque fois qu'une demande de prorogation de délai est examinée ", la Cour se demande généralement si le requérant a un dossier défendable et s'il a justifié l'omission d'agir dans le délai imparti.

À la fin des plaidoiries, les deux avocats se sont demandé si, dans le cas où Seaspon sollicite un jugement par défaut à l'égard de sa demande reconventionnelle, les faits sous-tendant l'action principale sont réputés être admis. La conjecture ici était de savoir si la demande principale pouvait constituer une chose jugée, à la suite du prononcé d'un jugement par défaut dans la demande reconventionnelle, donnant lieu à une décision quelque peu arbitraire. Si c'était le cas, la demanderesse subirait un préjudice sérieux. En fin de compte, j'ai demandé

aux avocats de fournir des arguments écrits au sujet de la question de la chose jugée.


Irrecevabilité

[52]            Il s'agit ici de savoir si la notion d'irrecevabilité pour identité des questions en litige peut s'appliquer, de façon que, à la suite du prononcé d'un jugement par défaut dans la demande reconventionnelle relative aux dommages subis par la barge, Budget Steel ne pourrait pas poursuivre sa demande relative à la perte de la cargaison.

[53]            Les éléments nécessaires pour qu'il y ait irrecevabilité pour identité des questions en litige exigent, selon les arrêts faisant autorité, que trois conditions soient remplies ou qu'une mise en garde soit donnée au sujet de la nature de l'examen à effectuer, ou encore que quatre conditions soient remplies, la nature de l'examen étant ajoutée comme condition. Dans l'arrêt Angle c. Canada (MRN), [1975] 2 R.C.S. 248, à la page 254, la Cour suprême du Canada a adopté les conditions relatives à l'irrecevabilité pour identité des questions en litige telles qu'elles étaient énoncées dans l'arrêt Carl Zeiss Stiftung c. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853, à la page 935 :

[TRADUCTION] Les conditions de l'irrecevabilité pour identité des questions en litige sont encore (1) que la même question ait été décidée; (2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la fin de non-recevoir soit finale; et, (3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l'affaire où la fin de non-recevoir est soulevée, ou leurs ayants droit.


Dans l'arrêt Angle, à la page 255, la Cour suprême du Canada a ensuite souligné que « [l]a question qui est censée donner lieu à la fin de non-recevoir doit avoir été "fondamentale à la décision à laquelle on est arrivé" dans l'affaire antérieure » . Bref, il doit s'agir d'une question fondamentale plutôt que d'une question accessoire à la décision qui est rendue.


[54]            L'avocat de Budget Steel mentionne diverses décisions dans lesquelles l'irrévocabilité pour identité des questions en litige était fondée sur un jugement par défaut : T & D Roofing Ltd. c. C.I.B.C., une décision non publiée en date du 29 juin 1993 rendue par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan dans l'action no 112/1992 (Yorkton), [1993] Sask. D. 3711-01, Hartland c. Williams, décision non publiée de la Cour suprême de la Colombie-Britannique en date du 11 mai 1993, greffe de Vancouver C896028, [1993] B.C.J. no 1047, Brass Tacks Concrete and Drilling Ltd. c. Gateway Construction and Enginnering Ltd. (2000), 151 Man. R. (2d) 284 (B.R. Man.), Chackowsky c. Precision Toyota Ltd. (1990), 64 Man. R. (2d) 156 (B.R. Man.), et Wawanesa Mutual Insurance Co. c. Carson, décision non publiée en date du 16 juin 2000 dans l'action 9703-17288 (Edmonton), [2000] Alta D. 770.69.60.20-21. Toutefois, ces décisions sont dans une certaine mesure fondées sur des faits précis. En général, l'affaire renferme une mise en garde, à savoir qu'un jugement par défaut peut constituer le fondement d'une chose jugée, mais qu'il faut faire preuve de prudence. De fait, dans l'ouvrage Lange on The Doctrine of Res Judicata in Canada, Butterworth, à la page 191 et aux pages suivantes, on concède que l'irrévocabilité pour identité des questions en litige et l'irrecevabilité pour identité des causes d'action peuvent s'appliquer à un jugement par défaut [TRADUCTION] « mais [que] ces doctrines ne s'appliquent peut-être pas dans toute leur rigueur, et ce, notamment parce qu'il ne s'agit pas réellement d'un jugement rendu ou prononcé par les tribunaux » (pages 191 et 192). Par conséquent, Lange adopte une application prudente de l'irrecevabilité dans le cas des jugements par défaut. L'avocat de Budget Steel mentionne ensuite avec raison d'autres décisions dans lesquelles un jugement par défaut n'avait pas donné lieu à une chose jugée.

[55]            En l'espèce, selon la meilleure analyse, la demande et la demande reconventionnelle découlent du même événement, mais des questions fort différentes sont soulevées dans les plaidoiries. La demande se rapporte à la négligence et à la rupture de contrat commises par Seaspan en sa qualité de transporteur, alors que la demande reconventionnelle est fondée sur l'omission de Budget Steel d'entretenir et de réparer la barge, et notamment sur le fait que Budget Steel est responsable du dommage causé à la barge pendant le transport. Les questions de fait qui sont soulevées dans la demande et dans la demande reconventionnelle sont incidentes et accessoires.


[56]            L'avocat de Seaspan souligne qu'un jugement par défaut n'est pas un jugement définitif; en effet, la Cour a le pouvoir et la discrétion voulus pour rouvrir l'affaire n'importe quand, et l'avocat mentionne la décision Birkdale Realty c. McLean (1984), 64 N.S.R. (2d) 409, une décision de la Cour de comté de la Nouvelle-Écosse, qui se rapportait du moins en partie aux règles régissant la procédure suivie devant cette cour-là. Dans la décision Birkdale, le jugement par défaut était un jugement ex parte. À coup sûr, la Cour fédérale peut infirmer des jugements ex parte, mais l'annulation d'un jugement par défaut, lorsque les deux parties sont en cause, peut être plus difficile car il doit y avoir non seulement une défense sérieuse, mais aussi un motif important justifiant l'omission de déposer la défense : voir par exemple Taylor Made Golf Co. c. 1110314 Ontario Inc. (1998), 148 F.T.R. 212 (C.F. 1re inst.), et Reano c. Le Jennie W (1997), 221 N.R. 223 (C.A.F.). Le meilleur avis général est peut-être celui qui a été exprimé dans la décision Montres Rolex S.A. c. MRN (1987), 17 C.P.R. (3d) 507, où Monsieur le juge McNair a examiné la nature d'un jugement rendu à la suite de l'omission de déposer une défense et a fait remarquer ce qui suit :

[TRADUCTION] En général, les ordonnances de la nature de jugements procéduraux sommaires dans lesquels les questions litigieuses n'ont pas fait l'objet d'une instruction sont au mieux des ordonnances interlocutoires et ne devraient pas être considérées comme définitives et concluantes comme le serait un jugement au fond rendu sur pareilles questions. [...]

                                                                                                               (Page 517)

[57]            À coup sûr, les parties sont les mêmes, mais le fait que Budget Steel aurait à prouver sa demande n'est pas essentiel aux fins du prononcé d'un jugement par défaut.


[58]            Comme je l'ai dit, Budget Steel allègue, dans sa déclaration, la rupture d'un contrat de transport conclu oralement, sous réserve d'une lettre en date du 12 décembre 1996, ainsi que divers aspects liés à la négligence. Dans sa demande reconventionnelle, Seaspan se fonde sur la violation de lettres additionnelles envoyées entre le 24 octobre 1997 et le mois de décembre 1999, dans lesquelles il est apparemment question de l'entretien et de la réparation de la barge, y compris du dommage causé par le chargement et par la cargaison pendant le transport. Ces éléments dans leur ensemble, à savoir les éléments de la demande de la demanderesse et les éléments de la demande reconventionnelle de la défenderesse, sont fondamentalement différents. Si Seaspan obtient un jugement par défaut pour le transport et pour les dommages subis par la barge, cela ne met aucunement fin à la question du transport sûr et approprié. Bien qu'aucun litige ne soit certain, il est fort peu probable qu'un jugement par défaut nuisant à la demande de Budget Steel soit rendu dans la demande reconventionnelle.

CONCLUSION

[59]            Ce qui importe, dans une demande de prorogation de délai, c'est de veiller à ce que justice soit rendue entre les parties : pour en arriver à cette fin, je dois soupeser les facteurs militant pour la prorogation de délai et ceux qui militent à l'encontre : ces deux propositions découlent de l'arrêt Grewal, précité.

[60]            En l'espèce, il y avait et il y a, somme toute, une intention constante de déposer une défense à l'encontre de la demande reconventionnelle, mais cette intention, tout bien considéré et compte tenu de la preuve qui a été soumise, n'est pas une intention ferme.

[61]            L'affaire est dans une certaine mesure fondée en ce sens que les moyens de défense que Budget Steel peut invoquer à l'encontre de la demande reconventionnelle semblent importants.


[62]            L'octroi d'une prorogation de délai ne causera aucun préjudice à Seaspan. Les motifs du retard sont peu valables.

[63]            En outre, il est peu probable que Budget Steel subisse un préjudice fort important à l'égard de sa demande, advenant le cas où un jugement par défaut serait rendu dans la demande reconventionnelle.

[64]            Tout cela pourrait presque établir l'équilibre entre les parties, mais un élément fait pencher la balance du côté de Budget Steel, à savoir que l'avocat a songé à rédiger une lettre initiale dans laquelle il expliquait qu'il fallait lui accorder du temps pour qu'il puisse obtenir des instructions. À ceci vient s'ajouter l'absence de réponse apparente de la part de Seaspan, et ce, tant que Budget Steel n'a pas présenté la demande de prorogation de délai ici en cause. Il y aurait injustice si Seaspan, qui n'a pas pris de position pendant plus d'une année, et faisant face à l'obligation de faire avancer la demande reconventionnelle, devait l'emporter dans la présente instance. Budget Steel se verra accorder une prorogation de délai. Les dépens suivront l'issue de la cause.

« John A. Hargrave »

Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 1er avril 2003.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                      T-168-01

INTITULÉ :                                                                     Budget Steel Limited

c.

Seaspan International Ltd. et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           le 15 juillet 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           Monsieur le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                                                  le 1er avril 2003

COMPARUTIONS :

M. Roger S. Watts                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Des observations additionnelles ont

subséquemment été présentées par écrit par

M. John W. Bromley (BROMLEY CHAPELSKI)

M. Christopher M. Elsner                                                 POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McEwen, Schmitt et associés                                            POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

BULL, HOUSSER ET TUPPER                                     POUR LES DÉFENDEURS

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

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