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Date : 20030128

Dossier : T-448-98

Ottawa (Ontario), le mardi 28 janvier 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE GIBSON

ACTION SIMPLIFIÉE

ENTRE :

GEORGE STRACHAN

                                                                                                                                        demandeur

                                                                       (défendeur dans la demande reconventionnelle)

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « CONSTANT CRAVING » ,

GRANT HUSDON, ANNE HUSDON, PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD.

et TOUTES LES AUTRES PERSONNES FAISANT VALOIR DES

RÉCLAMATIONS CONTRE LE DEMANDEUR, LE NAVIRE « KYHITA »

OU LE FONDS QUI DOIT PAR LES PRÉSENTES ÊTRE CRÉÉ

                                                                                                                                        défendeurs

et

PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD.

                                                                 demanderesse dans la demande reconventionnelle

et

GRANT HUSDON ET ANNE HUSDON

                                                                      demandeurs dans la demande reconventionnelle


JUGEMENT

L'action relative à la demande reconventionnelle de Pacific Marine Enterprises Ltd. et de Pacific Marine Enterprises ayant été rejetée sur consentement, par une ordonnance en date du 26 avril 2001, sans que des dépens soient adjugés;

L'action du demandeur ayant été abandonnée contre tous les autres défendeurs par un avis de désistement qui a été déposé le 12 septembre 2002;

Attendu qu'il ne reste à régler que la demande reconventionnelle de Grant Husdon et d'Anne Husdon (les demandeurs dans la demande reconventionnelle) contre George Strachan (le défendeur dans la demande reconventionnelle);

LA COUR ORDONNE :

1.          Un jugement sera rendu en faveur des demandeurs dans la demande reconventionnelle contre le défendeur dans la demande reconventionnelle, leur accordant des dommages-intérêts s'élevant en tout à soixante et un mille quatre cent six dollars et trois cents (61 406,03 $), avec les intérêts avant jugement à compter du 18 juin 1997 jusqu'à la date du présent jugement, fixés conformément au droit;


Le montant des dommages-intérêts se répartit comme suit :

-            frais de réparation du Constant Craving

-            diminution de la valeur du Constant Craving

-            indemnité versée à chacun des demandeurs pour les inconvénients subis ou la perte d'usage du Constant Craving, aux taux de 1 500 $ chacun

-            dommages-intérêts spéciaux pour les articles perdus ou détruits et pour les frais de touage et les frais d'entreposage

    32 912,70 $

    22 900,00 $

      3 000,00 $

     2 593,33 $

    61 406,03 $

2.          Les demandeurs dans la demande reconventionnelle ont droit à leurs dépens contre le défendeur dans la demande reconventionnelle, pareils dépens devant faire l'objet d'un jugement supplémentaire à la suite d'un examen des observations écrites effectué par la Cour.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


Date : 20030128

Dossier : T-448-98

Référence neutre : 2003 CFPI 86

ACTION SIMPLIFIÉE

ENTRE :

GEORGE STRACHAN

                                                                                                                                        demandeur

                                                                       (défendeur dans la demande reconventionnelle)

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « CONSTANT CRAVING » ,

GRANT HUSDON, ANNE HUSDON, PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD.

et TOUTES LES AUTRES PERSONNES FAISANT VALOIR DES

RÉCLAMATIONS CONTRE LE DEMANDEUR, LE NAVIRE « KYHITA »

OU LE FONDS QUI DOIT PAR LES PRÉSENTES ÊTRE CRÉÉ

                                                                                                                                        défendeurs

et

PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD.

                                                                 demanderesse dans la demande reconventionnelle

et

GRANT HUSDON ET ANNE HUSDON

                                                                      demandeurs dans la demande reconventionnelle


MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                 La présente action a été intentée au moyen d'une déclaration qui a été déposée le 18 mars 1998. Le demandeur George Strachan a sollicité les réparations ci-après énoncées conformément à l'article 575 et aux dispositions suivantes de la Loi sur la marine marchande du Canada[1] :

a)              un jugement déclaratoire portant que le demandeur n'est pas tenu de verser des dommages-intérêts à l'égard de l'avarie ou de la perte de biens ou de la violation de tout droit en sus du montant global prescrit à l'article 575 de la Loi sur la marine marchande du Canada;

b)              un jugement déclaratoire portant que la jauge du « Kyhita » , déterminée conformément aux dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, est de 12,49 tonneaux;

c)              un jugement déclaratoire indiquant le montant auquel le demandeur a le droit de limiter sa responsabilité, telle qu'elle est établie par rapport à la Loi sur la marine marchande du Canada, au Règlement sur la conversion des francs-or (responsabilité maritime), DORS/78-73 et à la jauge du « Kyhita » ;

d)              un jugement déclaratoire portant que le demandeur peut à son gré verser auprès de la Cour le montant auquel sa responsabilité est limitée ainsi que les intérêts, comme il en est ci-dessus fait mention, pour constituer le fonds nécessaire en vue de satisfaire à l'obligation de toute personne responsable à l'égard de cet événement, laquelle est limitée en vertu de l'article 575 et du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada, et portant également que, sur paiement à la Cour :


(i)             toutes procédures pendantes devant un autre tribunal seront arrêtées en vertu de l'article 576 de la Loi sur la marine marchande du Canada, sauf aux fins de la taxation, de la liquidation et du paiement des frais;

(ii)            il sera par la suite interdit aux défendeurs d'intenter une action devant quelque tribunal que ce soit contre le demandeur, le navire « Kyhita » et toutes les personnes dont la responsabilité est limitée en vertu de l'article 575 et du paragraphe 577(1) de la Loi sur la marine marchande du Canada à l'égard de l'accident en cause; et

(iii)           le demandeur aura par la suite droit à la réparation prescrite par les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada contre toute action se rapportant à cet événement;

e)              des directives appropriées données par la Cour aux fins de la détermination des personnes qui peuvent à juste titre faire valoir une réclamation contre le Fonds;

f)              la répartition du Fonds au pro rata entre les personnes qui auront fait valoir leurs réclamations avec succès et des directives appropriées aux fins de l'exclusion des réclamants qui n'auront pas présenté leurs réclamations dans le délai précis qui sera fixé à cette fin;

g)              les dépens; et

h)              toute autre réparation que la Cour estime indiquée.

[2]                 Grant Husdon et Anne Husdon (les Husdon) et Pacific Marine Enterprises Ltd. ont déposé des défenses et une demande reconventionnelle. Dans leur demande reconventionnelle, les Husdon ont demandé des dommages-intérêts généraux, des dommages-intérêts spéciaux, des intérêts avant jugement, les dépens de l'action et d'autres réparations. Dans sa demande reconventionnelle, Pacific Marine Enterprises Ltd. a sollicité des réparations similaires.

[3]                 Par une ordonnance en date du 26 avril 2001, l'action que le demandeur a intentée contre Pacific Marine Enterprises Ltd. a été rejetée sur consentement, sans que les dépens soient adjugés. Par la même ordonnance, la demande reconventionnelle que Pacific Marine Enterprises Ltd. a présentée contre le demandeur a été rejetée, encore une fois sur consentement et sans que les dépens soient adjugés.

[4]                 Par un avis de désistement qui a été déposé le 12 septembre 2002, l'action du demandeur a été abandonnée à l'encontre de tous les autres défendeurs.

[5]                 Par conséquent, lorsque j'ai entendu l'affaire ici en cause à Vancouver le 17 septembre 2002, il restait uniquement à régler la demande reconventionnelle présentée par les Husdon contre le demandeur. Dans le reste de ces motifs, George Strachan, le demandeur et le défendeur dans la demande reconventionnelle, sera donc désigné comme étant le « défendeur » . Les Husdon, qui sont les défendeurs et les demandeurs dans la demande reconventionnelle, seront désignés comme étant les « demandeurs » .

LES FAITS

[6]                 Les faits immédiats qui ont donné lieu à la présente action ne sont essentiellement pas contestés. Le bref résumé des faits qui figure ci-dessous est en bonne partie tiré d'un affidavit de George Strachan, lequel a été déposé le 19 août 2002.

[7]                 Pendant la période qui nous intéresse, George Strachan, le défendeur, était propriétaire et principal utilisateur du navire à moteur Kyhita (le Kyhita), immatriculé au port de Vancouver (Colombie-Britannique) sous le numéro officiel 369601, dont la jauge brute est de 12,49 tonneaux. Pendant toute la période qui nous intéresse, le Kyhita était amarré, lorsqu'il n'était pas utilisé, au port de plaisance Skyline, à Richmond (Colombie-Britannique).

[8]                 Le mercredi 18 juin 1997, le défendeur est monté à bord du Kyhita, au port de plaisance Skyline, au milieu de l'après-midi, afin d'aller chercher du combustible en prévision d'un concours de navigation auquel sa conjointe et lui voulaient participer la fin de semaine suivante. Plus tôt cette semaine-là, la conjointe du défendeur était montée à bord du Kyhita pour y apporter des produits alimentaires, des toiles et articles de ménage et d'autres approvisionnements, également en prévision du concours.


[9]                 Le défendeur est monté à bord du Kyhita; il a mis en marche le système de détection de vapeur d'essence « JW Sniffer » (le renifleur) qui faisait partie de l'équipement du Kyhita. Le défendeur atteste que tous les indicateurs du renifleur montraient que les conditions à bord du Kyhita étaient sûres et qu'aucune alarme n'a sonné. Le défendeur a ensuite mis en marche le ventilateur de cale et l'a laissé fonctionner pendant deux ou trois minutes avant d'actionner les moteurs. Il a fait sortir le Kyhita du poste de mouillage et il a quitté le port de plaisance. Il s'est rendu au quai de ravitaillement en combustible d'un autre port de plaisance qui, atteste-t-il, est situé à environ un quart de mille au nord du port de plaisance Skyline. Le défendeur atteste qu'à son arrivée, il a minutieusement rempli les deux réservoirs d'essence du Kyhita, jusqu'à ce qu'il ne manque que deux ou trois gallons dans chaque réservoir pour que celui-ci soit plein.

[10]            Le défendeur est retourné avec le Kyhita au port de plaisance Skyline; il a remis le bateau au poste de mouillage et a fermé les moteurs, le renifleur et le ventilateur de cale. Il a branché le Kyhita sur la prise d'alimentation à quai de façon que, lorsque le réfrigérateur qui était à bord du Kyhita et qui était plein de nourriture, fonctionnait à l'aide des batteries du Kyhita, le chargeur qui était à bord du bateau fonctionne, les batteries continuant ainsi à être chargées. Le chargeur était d'un type normalement utilisé pour les voitures et son utilisation, dans un bateau, n'était pas approuvée.

[11]            Peu de temps après, le défendeur est descendu du Kyhita et a quitté le port de plaisance Skyline. Il déclare qu'il ne se rappelle pas avoir senti des vapeurs d'essence pendant qu'il était à bord du Kyhita ce jour-là, sauf pendant qu'il était au quai de ravitaillement en combustible. Le défendeur est arrivé chez lui vers 16 h 35.

[12]            Vers 18 h, le Kyhita a explosé et un incendie s'est déclaré. Le bateau de plaisance des demandeurs, le Constant Craving, était amarré au poste de mouillage situé à côté de celui où était le Kyhita lorsque l'explosion s'est produite. Le Constant Craving a subi des dommages sérieux.


LES PARTIES, LE « KYHITA » ET LE « CONSTANT CRAVING »

[13]            Les demandeurs sont un mari et sa femme. Le demandeur a une longue expérience qui remonte à sa jeunesse en ce qui concerne l'exploitation de petits bateaux de plaisance. En 1991, les demandeurs ont acheté leur premier bateau de plaisance, un « Bayliner » d'une longueur de vingt (20) pieds. Au début du mois d'août 1994, ils ont échangé leur bateau de plaisance contre le Constant Craving, un Bayliner Ciera Sunbridge 2855 de 1994, dont le prix s'élevait à près de 78 000 $. Le demandeur a déclaré que le Constant Craving était le [TRADUCTION] « bateau de ses rêves » .

[14]            Les demandeurs entretenaient méticuleusement le Constant Craving; ils s'en servaient souvent pour la journée, en fin de semaine et pendant leurs vacances, et ce, même si le nombre d'heures d'utilisation du moteur du Constant Craving était relativement limité, soit environ 180 à 200 heures au mois de juin 1997. Les demandeurs avaient assuré tant leur premier bateau de plaisance que le Constant Craving. Compte tenu de la preuve mise à ma disposition, je suis convaincu qu'ils n'avaient pas d'expérience en ce qui concerne le genre de réclamation d'assurance résultant de l'explosion et de l'incendie qui ont endommagé le Constant Craving le 18 juin 1997.


[15]            Le défendeur est un propriétaire-exploitant de bateau de plaisance qui a plus d'expérience puisqu'il possède et utilise depuis environ vingt-trois (23) ans un certain nombre de navires, qu'il a achetés dans chaque cas en tant que bateaux d'occasion plutôt vieux. Ainsi, le Kyhita lui-même était un bateau de marque Chris Craft d'une longueur de trente-deux (32) pieds datant de l'année 1961, à hélices jumelles, fonctionnant avec de l'essence, à coque de bois, que le défendeur avait acheté au mois d'août 1996.

[16]            Le défendeur avait énormément d'expérience dans ce que l'on pourrait appeler la réfection de ses divers bateaux ainsi qu'en ce qui concerne leur entretien quotidien.

LA PREUVE

[17]            Par une ordonnance en date du 20 mars 2001, sur consentement des parties, la présente instance s'est poursuivie en tant qu'action simplifiée. Par conséquent, en vertu de l'article 299 des Règles de la Cour fédérale (1998)[2], toute la preuve principale a été présentée au moyen d'affidavits qui ont été signifiés et déposés avant le début de l'audience. Tous les témoins qui avaient fourni la preuve principale sur laquelle on s'est fondé à l'audience, sauf un, étaient disponibles pour être contre-interrogés à l'audience. La preuve principale fournie par le témoin qui n'était pas disponible pour être contre-interrogé a été reçue sur consentement.


[18]            À l'exception de la preuve fournie par les parties elles-mêmes, une bonne partie de la preuve se rapportait à l'état du Kyhita au moment où le défendeur l'a acheté, à la cause probable de l'explosion, aux dommages qui en ont résulté pour le Constant Craving, à la possibilité de réparer ce dernier bateau et aux négociations connexes qui ont eu lieu entre les demandeurs et le représentant de leur assureur, au processus de réparation ainsi qu'à l'état du Constant Craving et à sa valeur une fois les réparations effectuées. Il sera fait mention de la preuve d'une façon plus détaillée dans la partie des motifs qui figure sous le titre « Analyse » étant donné qu'elle est particulièrement pertinente quant aux éléments de cette analyse.

LES POINTS LITIGIEUX

[19]            Dans un sommaire des arguments qui ont été présentés à l'audience pour le compte des demandeurs, les points litigieux sont examinés sous les titres et les sous-titres suivants :

1)          La responsabilité

a)          Quelle est la cause de l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita?

b)          La négligence du défendeur a-t-elle causé l'explosion ou y a-t-elle contribué?

2)          Les dommages

a)          La diminution de valeur du Constant Craving;

b)          Les inconvénients subis ou la perte d'usage;

c)          Le bénéfice accessoire;


d)          Articles divers.

J'adopterai la description susmentionnée des points litigieux aux fins de l'analyse qui suit.

ANALYSE

1)          La responsabilité

a)          Quelle est la cause de l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita?

[20]            Il n'a pas été contesté devant moi que l'explosion qui a eu lieu au port de plaisance Skyline au début de la soirée du 18 juin 1997 s'est produite à bord du Kyhita. Trois (3) témoins ont présenté des rapports d' « experts » avec leurs affidavits, et ce, pour le compte des demandeurs, au sujet de la cause de l'explosion. Chaque témoin a été contre-interrogé à l'audience pour le compte du défendeur. Je reconnais leur qualité d' « expert » .


[21]            Le premier des trois (3) témoins « experts » des demandeurs était Ronald W. Gaudette qui, pendant toute la période qui a été à l'origine de la présence action, était inspecteur et enquêteur auprès du service des incendies et de secours de Richmond. M. Gaudette s'est présenté sur les lieux le jour même où l'explosion et l'incendie sont survenus. Il n'a pas pu inspecter ce qu'il restait du Kyhita ce jour-là étant donné que le bateau avait coulé. Il est retourné sur les lieux en vue d'effectuer son inspection peu de temps après que le Kyhita eut été renfloué et transporté sur la terre ferme.

[22]            M. Gaudette a remarqué que, la première fois qu'il s'est présenté sur les lieux de l'explosion et de l'incendie, il y avait [TRADUCTION] « [...] une odeur perceptible d'essence dans le secteur où le bateau avait coulé » et [TRADUCTION] qu' « il semblait y avoir une petite nappe d'essence à la surface de l'eau » .


[23]            La deuxième fois qu'il s'est présenté sur les lieux, M. Gaudette a constaté que les deux réservoirs d'essence du Kyhita [TRADUCTION] « semblaient » être en acier non galvanisé; certaines parties des réservoirs avaient été peintes à l'aide de ce qui [TRADUCTION] « semblait » être de la peinture de fond pour voitures, mais les coins inférieurs extérieurs des réservoirs, également en acier, étaient exposés et n'étaient pas protégés; il y avait énormément de rouille à l'un des coins inférieurs du réservoir bâbord; là où était la rouille il y avait un petit trou et [TRADUCTION] « [...] à certains endroits, l'acier semblait être mince comme du papier et presque poreux » . Un chargeur [TRADUCTION] « du type utilisé pour les voitures » était connecté par des « pinces crocodiles » à l'une des batteries à bord du Kyhita. Le chargeur n'était pas protégé contre les inflammations, c'est-à-dire qu'il n'était pas scellé de façon à être protégé contre les étincelles électriques. D'autres appareils électriques qui n'étaient pas eu non plus protégés contre les inflammations ont été trouvés parmi les contenus du Kyhita. Enfin, M. Gaudette a fait remarquer que le câblage du Kyhita était composé de câbles marins et de câbles ménagers et que les câbles ménagers et une boîte de jonction ménagère n'étaient pas non plus protégés contre les inflammations.

[24]            M. Gaudette a exprimé l'avis selon lequel l'explosion à bord du Kyhita résultait de l'inflammation de la vapeur d'essence qui s'était accumulée dans la coque, cette vapeur se dégageant du trou dans le réservoir bâbord, à l'un des coins inférieurs. Le témoin a en outre exprimé l'avis selon lequel la vapeur d'essence s'était enflammée à cause du chargeur du type utilisé pour les voitures qui se mettait à fonctionner lorsque les batteries du Kyhita généraient de l'énergie. Voici ce qu'il a dit :

[TRADUCTION] Lorsque le chargeur cyclait, il a produit une étincelle électrique non protégée qui a mis le feu à la vapeur d'essence[3].

[25]            Le deuxième « expert » des demandeurs était Chris Small. M. Small est un expert maritime; il est propriétaire et principal expert maritime de Chris Small Marine Surveyors Ltd. Il avait déjà été admis comme témoin expert dans d'autres affaires. M. Small a inspecté l'épave du Kyhita le 2 juillet 1998 et, en même temps, il a procédé à une inspection sommaire du Constant Craving. L'inspection du Constant Craving n'est pas pertinente pour ce qui est de l'élément de l'analyse ici en cause, mais je tiens à faire remarquer que le témoin a conclu que le Constant Craving était [TRADUCTION] « une perte totale implicite » [4]. Je reviendrai sur cet avis plus loin dans mon analyse.

[26]            M. Small a noté que le Kyhita était équipé de deux (2) [TRADUCTION] « [...] réservoirs de combustible en acier ou en fer qui étaient placés en-dessous et à l'arrière du plancher du cockpit du côté bâbord et du côté tribord du navire » . Il a noté que, sur le réservoir qui était à bâbord [TRADUCTION] « [...] il y avait une grosse tache de rouille au coin inférieur extérieur arrière » et qu'un [TRADUCTION] « [...] petit trou a[vait] été décelé dans le réservoir près de cette grosse tache » . Il a en outre noté que l'inspection des conduites d'alimentation en combustible reliant les réservoirs aux moteurs principaux du Kyhita avait révélé qu'il y avait plus de quarante (40 ) raccords distincts. Enfin, ce qui est ici pertinent, M. Small a noté qu'il y avait à bord du Kyhita [TRADUCTION] « [...] divers câblages, dont certains n'étaient pas approuvés à des fins maritimes » .

[27]            L'opinion à laquelle était arrivé M. Small à la suite de son inspection du Kyhita tenait compte des éléments suivants, qui sont pertinents pour ce qui est de la cause de l'explosion : premièrement, le degré de dommage subi par le Kyhita indiquait que l'explosion s'était produite parce qu'une certaine quantité de vapeur de combustible s'était enflammée; deuxièmement, il croyait que le trou, dans le réservoir qui était du côté bâbord, avait laissé s'échapper suffisamment d'essence pour causer cette explosion violente; troisièmement, il a noté que l'explosion et l'incendie auraient peut-être endommagé les conduites d'alimentation en combustible [TRADUCTION] « [...] et [qu]'il n'y avait donc rien qui permette de déterminer s'il y avait des fuites dans l'un des quelque quarante raccords distincts avant l'explosion » ; enfin, il a conclu ce qui suit :


[TRADUCTION] Le temps qui s'est écoulé entre le moment où l'on a fait le plein et le moment où l'explosion s'est produite était suffisant pour permettre l'accumulation de vapeurs de combustible explosives se dégageant de la fuite dans le réservoir qui était du côté bâbord.

À mon avis, la source d'inflammation était fort probablement le chargeur, qui était d'un type utilisé pour les voitures, mais elle aurait également pu être le moteur du compresseur du réfrigérateur ou le câblage approuvé à des fins non maritimes qui était à bord du bateau.

La vapeur d'essence s'est accumulée au point où il y en avait suffisamment dans l'air pour causer une explosion. Le cyclage normal du chargeur ou du compresseur du réfrigérateur auraient alors pu causer l'inflammation. Le compresseur du réfrigérateur était alimenté par les batteries 12 V du bateau puisqu'il fonctionnait à l'aide de la source d'alimentation 12 V seulement. Étant donné que le réfrigérateur était alimenté par les batteries, le chargeur du type utilisé pour les voitures aurait cyclé régulièrement pour que les batteries soient chargées. Les vapeurs d'essence se sont accumulées et ont probablement pénétré dans le chargeur qui, en cyclant, a alors probablement mis le feu à la vapeur d'essence, causant ainsi l'explosion[5].

[28]            Le troisième témoin des demandeurs qui a traité de la question du lien de causalité était M. Lynn M. Johnson, un ingénieur ayant énormément d'expérience pertinente. M. Johnson a inspecté ce qu'il restait du Kyhita à la fin du mois de juin ou au tout début du mois de juillet 1997.


[29]            Dans son rapport d'enquête, M. Johnson fait les remarques suivantes : premièrement, les réservoirs de combustible étaient en acier non galvanisé; deuxièmement, les réservoirs étaient peints, mais il y avait suffisamment de corrosion [TRADUCTION] « [...] à la surface, là où les réservoirs étaient placés, sur le bâti destiné à l'installation des réservoirs [...] » ; troisièmement, il y avait d'une façon générale de la corrosion sur les réservoirs ainsi que des piqûres de corrosion à certains endroits précis; plus particulièrement, [TRADUCTION] « [l]es piqûres de corrosion sur le réservoir bâbord étaient suffisamment profondes pour rendre la surface humide par suite des fuites [...]. La tache superficielle, sur le réservoir [bâbord], s'était en grande partie « écaillée » [...] quant au reste, il y avait une fissure superficielle qui aurait permis une fuite d'essence » .

[30]            M. Johnson a notamment exprimé l'avis suivant :

[TRADUCTION] Les vapeurs d'essence à bord du bateau se concentreraient dans la partie inférieure du fond de la cale. Étant donné que les vapeurs d'essence sont plus lourdes que l'air, le volume augmenterait graduellement. Ce n'est que lorsque les vapeurs auraient atteint les sources d'inflammation que l'explosion se produirait. Le chargeur qui était à bord du bateau et le moteur du réfrigérateur étaient des sources possibles d'inflammation. Il est certain qu'il y avait une source d'inflammation; en effet, cette condition devait être remplie pour que l'explosion se produise.

À mon avis, la vapeur qui a causé l'explosion et l'incendie à bord du bateau provenait d'une fuite, dans le réservoir qui était du côté bâbord.

À mon avis, la fuite s'est produite là où il y avait des piqûres de corrosion qui ont perforé la paroi du réservoir en acier soudé. Les piqûres de corrosion se trouvaient à un endroit qu'on ne pouvait inspecter qu'en enlevant le réservoir[6].


[31]            Le défendeur n'a présenté aucun élément de preuve tendant à contredire la preuve que les demandeurs avaient fournie au sujet de la cause de l'explosion à bord du Kyhita, si ce n'est la preuve d'un témoin[7], qui avait indiqué qu'au mois d'août 1994, deux (2) ans avant que le défendeur eût acquis le Kyhita, on avait enlevé le réservoir bâbord pour effectuer des réparations et on l'avait alors enduit de peinture de fond antirouille. À mon avis, cette preuve qui a été soumise pour le compte du défendeur est loin d'être satisfaisante. Le contre-interrogatoire a révélé que la mémoire du charpentier, qui avait déclaré sous serment que, selon les notes figurant sur une fiche de présence, il avait mis une couche de peinture de fond sur le réservoir, faisait clairement défaut. En outre, la description que le témoin a donnée au sujet de la peinture de fond antirouille qu'il avait utilisée et au sujet du fait qu'il avait l'habitude de préparer les réservoirs de combustible en les enduisant de peinture de fond et en les peignant ensuite démontrait clairement qu'il s'agissait d'une pratique fort peu satisfaisante si on la comparaît à la preuve fournie par un témoin qui a été cité pour le compte des demandeurs[8], dont le témoignage au sujet des [TRADUCTION] « meilleures pratiques » était, selon moi, beaucoup plus digne de foi.

[32]            L'avocat du défendeur a tenté de convaincre la Cour, par contre-interrogatoire et à l'aide d'arguments, que la preuve se rapportant à la question de la cause de l'explosion ainsi qu'à la question de savoir si la négligence du demandeur avait causé l'explosion ou y avait contribué n'était tout simplement pas suffisante sur le plan qualitatif pour satisfaire à la charge qui incombait au demandeur de prouver selon la prépondérance des probabilités que la négligence du défendeur avait causé le dommage qu'avait subi le Constant Craving par suite de l'explosion et de l'incendie qui étaient survenus à bord du Kyhita.

[33]            Avant de parler des arrêts qui, selon moi, sont les plus pertinents pour ce qui est de la question de la responsabilité, je traiterai brièvement de la preuve relative à la négligence.

b)          La négligence du défendeur a-t-elle causé l'explosion ou y a-t-elle contribué?

[34]            Il n'a pas été contesté devant moi que le défendeur n'avait pas fait inspecter le Kyhita lorsqu'il a acheté ce bateau au mois d'août 1996. En outre, compte tenu de la preuve selon laquelle il y avait de la rouille au coin inférieur extérieur arrière du réservoir bâbord, il n'était pas évident selon moi qu'une inspection aurait révélé ce défaut. Les réservoirs du Kyhita ont été installés de façon qu'il aurait été impossible de déceler le présumé défaut sans les enlever; or, la preuve établissait clairement que cela constituerait une tâche d'envergure qui n'a jamais été exécutée après le mois d'août 1994. Ceci dit, le défendeur savait que les réservoirs du Kyhita avaient tendance à rouiller et qu'ils étaient loin d'être neufs. De fait, le défendeur a déclaré qu'il envisageait de remettre à neuf le Kyhita, et notamment de remplacer les réservoirs et le câblage électrique, mais le délai d'exécution de ces travaux n'était pas déterminé.


[35]            Le défendeur savait, pendant qu'il était propriétaire du Kyhita, qu'on avait déjà enlevé et inspecté le réservoir, du côté bâbord. Pendant le contre-interrogatoire, il a reconnu qu'on avait décelé de la rouille superficielle sur le réservoir mais il a ensuite témoigné que l'on [TRADUCTION] « [...] avait enlevé » la rouille et qu'on avait enduit les surfaces rouillées d'un apprêt à métal. Il a reconnu que le réservoir bâbord [TRADUCTION] « [...] avait tendance à rouiller » [9]. Il ne s'est pas renseigné d'une façon précise auprès du réparateur au sujet de l'état du réservoir lorsqu'on l'avait enlevé en 1994.

[36]            Dans son témoignage, le défendeur a admis être au courant du risque d'explosion à bord de navires de mer comme le Kyhita; il a témoigné au sujet de la procédure qu'il suivait lorsqu'il était à bord du Kyhita pour éliminer ou du moins pour minimiser le risque d'explosion. La Cour ne disposait d'aucune preuve montrant que le défendeur faisait preuve de la même prudence ou d'une prudence similaire lorsqu'il n'y avait personne à bord du Kyhita.

[37]            Indépendamment de l'attitude cavalière qu'il manifestait, selon moi, au sujet de l'état des réservoirs de combustible du Kyhita, le défendeur a reconnu qu'il savait que le chargeur qu'il avait installé à bord du Kyhita n'était pas protégé contre les inflammations. Il a en outre reconnu savoir que le câblage électrique à bord du Kyhita, n'était pas conforme à la norme. En plus d'être au courant du risque d'explosion à bord d'un navire comme le Kyhita, il était clairement au courant des conséquences qu'aurait la formation d'étincelles à découvert en présence de vapeurs d'essence.


[38]          Compte tenu de la preuve mise à ma disposition, si je retiens la preuve qui a été présentée pour le compte des demandeurs au sujet de la cause de l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita, et je la retiens, je puis uniquement conclure, eu égard à la totalité de la preuve mise à ma disposition, que la négligence du défendeur a causé l'explosion ou y a contribué et qu'elle a donc également causé le dommage en résultant pour le Constant Craving.

c)          Principes de droit applicables et conclusion relative à la responsabilité

[39]            Compte tenu des conclusions de fait que j'ai tirées au sujet de la cause de l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita et de la responsabilité du défendeur en ce qui concerne cette cause, il semblerait logique de conclure à la responsabilité; autrement dit, les faits se passent de commentaires. Selon la tradition juridique séculaire, la conclusion susmentionnée et son fondement sont connus sous le nom de maxime res ipsa loquitur. Cependant, cette doctrine ne jouit plus de la même faveur qu'auparavant.


[40]            La Cour suprême du Canada a récemment examiné la question de l'application de la maxime res ipsa loquitur dans les affaires de négligence telles que celle-ci. Dans l'arrêt Fontaine c. Colombie-Britannique (Official Administrator)[10], Monsieur le juge Major, au nom de la Cour, a dit ce qui suit, à la page 431 :

Cette maxime qui signifie « la chose parle d'elle-même » est invoquée dans des affaires de négligence depuis plus d'un siècle. Dans Scott c. London and St. Katherine Docks Co. [...], le juge en chef Erie a défini ce qui est devenu connu sous le nom de res ipsa loquitur.

[TRADUCTION] Il doit y avoir une preuve raisonnable de négligence.

Cependant, lorsque l'on démontre que la chose est sous la direction du défendeur ou de ses préposés, et que l'accident est de ceux qui ne se produisent pas dans le cours normal des choses si les responsables font preuve de diligence suffisante, il y a, en l'absence d'une explication de la part du défendeur, une preuve raisonnable que l'accident est imputable à un manque de diligence.

Ces éléments factuels ont depuis été reformulés (voir [...] Hellenius c. Lees, [1972] R.C.S. 165, à la p. 172):

[TRADUCTION] La règle s'applique (1) lorsque la chose qui a causé le dommage est uniquement sous la direction et le contrôle du défendeur, ou de quelqu'un dont il est responsable ou qu'il a le droit de diriger; (2) les circonstances sont telles que l'accident ne se serait pas produit s'il n'y avait pas eu négligence. Si ces deux conditions se rencontrent, il s'ensuit, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur ou la personne dont il est responsable a dû être négligent. Il existe cependant une autre condition de caractère négatif: (3) il ne doit exister aucune preuve quant aux causes ou aux circonstances de ce qui s'est produit. Si cette preuve-là existe, il ne convient pas de recourir à la règle res ipsa loquitur, car c'est sur cette preuve que la détermination de la question de négligence doit se fonder.

                                                                                                                [certains renvois ont été omis]


[41]            En l'espèce, je disposais de certains éléments de preuve au sujet de la raison pour laquelle il y avait eu une explosion à bord du Kyhita ou des circonstances dans lesquelles cette explosion était survenue, quoiqu'il s'agissait d'une preuve rétrospective fondée sur l'inspection de l'épave du Kyhita, laquelle a été effectuée quelques jours après l'explosion. La question de savoir si le défendeur a été négligent doit donc être tranchée compte tenu de cette preuve.

[42]            Aux pages 433 et 434 de l'arrêt Fontaine, le juge Major énonce les lignes directrices suivantes :

Son application [l'application de la maxime res ipsa loquitur] a plutôt l'effet décrit par John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant dans The Law of Evidence in Canada (1992), à la p. 81:

[TRADUCTION] Bien comprise, la maxime res ipsa loquitur signifie que la preuve circonstancielle constitue une preuve raisonnable de négligence. Par conséquent, le demandeur peut faire rejeter une demande de non-lieu et le juge de première instance est tenu de donner des directives au jury sur la question de la négligence. Le jury peut, sans toutefois y être tenu, conclure à la négligence : une conclusion de fait acceptable. Si, à la fin des débats, il est tout aussi raisonnable de conclure à la négligence qu'à l'absence de négligence, le demandeur perd car c'est à lui qu'incombe la charge ultime sur ce point. Ainsi comprise, la maxime est superflue. Elle peut être considérée simplement comme un exemple de preuve circonstancielle.

Si le juge des faits décide de déduire l'existence de négligence à partir des circonstances, cela jouera en faveur du demandeur. La question de savoir si ce sera suffisant pour que le demandeur ait gain de cause dépendra de la force de la déduction effectuée et de l'explication fournie par le défendeur pour la réfuter. Si le défendeur donne une explication raisonnable qui est aussi compatible avec l'absence de négligence que la déduction fondée sur la maxime res ipsa loquitur l'est avec l'existence de négligence, cela a pour effet de neutraliser la déduction de l'existence de négligence et l'action du demandeur doit échouer. Ainsi, la force de l'explication que doit fournir le défendeur variera en fonction de la force de la déduction que le demandeur cherche à faire.

Le juge Major conclut ce qui suit, à la page 435 :


Il semblerait que le droit s'en porterait mieux si la maxime [res ipsa loquitur] était tenue pour périmée et n'était plus utilisée comme une notion distincte dans les actions pour négligence. Après tout, elle ne représentait rien de plus qu'une tentative de traiter de la preuve circonstancielle. Il est plus logique que le juge des faits traite de cette preuve en la soupesant en fonction de la preuve directe, s'il en est, pour décider si le demandeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de la négligence du défendeur. Une fois que le demandeur a fait cela, le défendeur doit produire une preuve réfutant celle du demandeur, sans quoi ce dernier aura nécessairement gain de cause.

[43]            Si je soupèse la preuve circonstancielle et la preuve directe concernant la cause de l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita et la relation existant entre cette cause et le défendeur, je suis convaincu que les demandeurs ont présenté, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de négligence contre le défendeur.


[44]            La preuve circonstancielle dont je dispose au sujet de la raison pour laquelle il y a eu une explosion à bord du Kyhita et des circonstances dans lesquelles cette explosion s'est produite a été fournie par trois (3) témoins. Leurs avis d' « expert » , qui étaient étayés par le témoignage qu'ils ont présenté lorsqu'ils ont été contre-interrogés, étaient essentiellement unanimes. L'essence a fui par une fissure qui se trouvait près du coin inférieur extérieur arrière du réservoir de combustible, du côté bâbord. L'essence s'est vaporisée et les vapeurs se sont accumulées. Avec le temps, et le seul élément de preuve dont je dispose était qu'il s'était écoulé suffisamment de temps entre le moment où le défendeur avait quitté le Kyhita au cours de l'après-midi du 18 juin 1997 et le moment où l'explosion s'est produite à bord du Kyhita plus tard le même jour, une quantité suffisante de vapeur d'essence s'était accumulée pour atteindre le chargeur qui était à bord du Kyhita. Or, le chargeur n'était pas protégé contre les inflammations. Le chargeur était connecté à une source d'énergie qui était à terre. Il existait une raison pour que le chargeur se mette en marche ou « cycle » et il y avait une explication raisonnable au sujet de la raison pour laquelle il se serait mis en marche ou aurait « cyclé » le soir en question. Étant donné que le chargeur n'était pas protégé contre les inflammations, il existait une probabilité raisonnable qu'en se mettant en marche ou en cyclant, le chargeur produise une étincelle à découvert. Or, en présence de vapeurs d'essence suffisantes, une étincelle à découvert peut causer et causera peut-être inévitablement une explosion. Aucune preuve, directe ou circonstancielle, n'a été présentée par le défendeur ou pour le compte du défendeur en vue de contredire la preuve circonstancielle donnant lieu à la théorie susmentionnée relative à la cause de l'explosion.

[45]            Par contre, il existait un grand nombre d'éléments de preuve directs au sujet du rapport existant entre le défendeur et l'explosion, à l'exclusion de toute autre personne. Le défendeur était propriétaire du Kyhita et en était le principal utilisateur. Au cours de l'après-midi en question, il était monté à bord du Kyhita, il avait utilisé le bateau et il avait fait le plein. Il savait que le réservoir de combustible, du côté bâbord, avait [TRADUCTION] « tendance à rouiller » et que les coins inférieurs de ce réservoir n'avaient pas été inspectés depuis près de trois (3) ans. Il a connecté le chargeur qui était à bord à une source d'énergie qui était à terre. Il l'a fait parce qu'il savait que les appareils qui étaient à bord du Kyhita, en particulier le réfrigérateur, étaient alimentés par les batteries du Kyhita et qu'il faudrait donc s'assurer que celles-ci soient chargées. Il savait également que le chargeur qui était à bord n'était pas protégé contre les inflammations.

[46]            Enfin, il n'a pas été contesté devant moi que l'explosion qui s'est produite à bord du Kyhita le 18 juin 1997 et l'incendie qui en a résulté étaient les seules causes des dommages causés au Constant Craving ce jour-là.

[47]            Compte tenu des remarques qui précèdent, je répète que je suis convaincu que les demandeurs ont présenté, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de négligence à l'encontre du défendeur. Cela étant, et puisque le défendeur n'a pas présenté suffisamment d'éléments de preuve pour réfuter la preuve des demandeurs, les demandeurs ont gain de cause.

2)          LES DOMMAGES

a)          La diminution de valeur du Constant Craving


[48]            Comme il en a déjà été fait mention dans ces motifs, Chris Small, soit l'expert maritime qui a inspecté ce qui restait du Kyhita après l'explosion et l'incendie, a en même temps effectué une [TRADUCTION] « inspection sommaire » du Constant Craving. Il a attesté qu'en se fondant sur cette inspection, il avait conclu que le Constant Craving était une perte totale implicite.

[49]            Le capitaine Jan J. de Groot, qui est également expert maritime, a inspecté le Constant Craving [TRADUCTION] « au mois de septembre 1997 ou vers le mois de septembre 1997 » , bien avant que des réparations soient effectuées. Par une lettre en date du 15 septembre 1997, il a remis à l'avocat des demandeurs un rapport passablement détaillé rédigé à la suite de l'inspection. Ce rapport a été produit en preuve avec un affidavit du capitaine de Groot[11]. Il y était conclu ce qui suit :

[TRADUCTION] Compte tenu des questions susmentionnées et puisque le yacht [le Constant Craving] est plutôt récent, j'ai recommandé aux propriétaires de ne pas réparer le bateau, mais de l'offrir à la compagnie d'assurance pour sa valeur marchande avant l'accident, ce qui, selon mes recherches, correspond à environ 55 000 $ plus la TPS. Il faudrait également tenir compte du fait que la réclamation date du mois d'avril de l'année courante, de sorte que les propriétaires n'ont pas pu utiliser le bateau pendant la saison estivale.

La mention, dans le passage précité, du fait que la réclamation des demandeurs date du mois d'avril 1997 est bien sûr inexacte. La réclamation date du mois de juin 1997.


[50]            Les demandeurs souscrivaient à l'avis selon lequel le Constant Craving aurait en fait dû être considéré comme une perte totale. Dans une lettre en date du 16 juillet 1997, signée par les demandeurs et adressée à M. Roy Waine, d'Inter-City Claim Services Ltd., agissant apparemment à titre d'expert de la compagnie d'assurance des demandeurs, les demandeurs disaient ce qui suit :

[TRADUCTION] Nous voulons recevoir toute la valeur assurée de notre bateau. Dans ce cas-ci, cela correspondrait à une somme de 80 000 $. Nous ne devrions pas être tenus responsables de quelque franchise que ce soit. Nous avons payé les primes d'assurance à temps au cours des trois dernières années et nous avons souscrit à cette assurance afin d'être protégés contre la perte et les avaries. Une fois l'indemnité versée à l'égard de la perte que nous avons subie, le bateau appartiendrait à la compagnie d'assurance et il serait vendu au prix que vous seriez en mesure d'obtenir[12].

[51]            L'assureur du demandeur n'était pas d'accord. Par l'entremise de ses représentants, il a obtenu au moins trois (3) estimations pour les réparations, la moins élevée s'élevant à 24 071 $, y compris la taxe. Le chantier qui avait fait la soumission la plus basse a informé M. Roy Waine de ce qui suit dans une lettre en date du 29 octobre 1997 : [TRADUCTION] « [...] nous croyons être parfaitement en mesure d'effectuer les réparations; une fois les travaux achevés, ce bateau ne comportera aucune défectuosité visuelle ou défectuosité de structure[13]. »


[52]            Les négociations se sont éternisées. Le Constant Craving a été transporté à terre et mis à l'abri. Le 22 janvier 1998, F.I. Hopkinson, un expert maritime dont les services avaient apparemment été retenus pour le compte des demandeurs, a écrit aux demandeurs pour leur proposer de consulter un certain nombre de chantiers [TRADUCTION] « compétents » , parmi lesquels figurait [TRADUCTION] « [m]algré [les] préoccupations [des demandeurs] » le plus bas soumissionnaire, susmentionné, au sujet duquel M. Hopkinson a dit ce qui suit : [TRADUCTION] « [...] à notre avis [le chantier en question effectue] un excellent travail à des prix concurrentiels. » M. Hopkinson a conclu ce qui suit :

[TRADUCTION] Une fois que vous aurez choisi un chantier pour effectuer les réparations, il se peut que vous vouliez nous consulter encore une fois pour que nous surveillions les travaux. Nous recommandons que ces travaux soient exécutés le plus rapidement possible étant donné que le bateau ne s'améliore pas avec l'âge et qu'il est parfois difficile de se rappeler que l'intention initiale, lors de l'achat du bateau, était d'avoir du plaisir[14].

[53]            Le 10 mars 1998, le chantier maritime qui avait fait soumission la plus basse avait augmenté le prix proposé à 29 882 $. Il a commencé les réparations au début du mois de juillet 1998, en se fondant sur cette soumission. Les réparations n'ont pas avancé aussi rapidement qu'on l'espérait. Ce n'est que vers la fin du mois de juin 1999 que M. Hopkinson a procédé à une [TRADUCTION] « inspection détaillée de l'état » du Constant Craving. Il a conclu son rapport d'inspection comme suit :

[TRADUCTION] Par suite de l'inspection qui a été effectuée le 30 juin 1999 pendant que le bateau était à flot au port de plaisance de Shelter Island, à Richmond, nous sommes d'avis que le bateau est apte à être utilisé aux fins visées, à savoir la navigation de plaisance, sous réserve de [cinq] recommandations [relativement mineures]. Ce rapport est établi à des fins d'assurance seulement et il est fondé sur notre inspection des parties du bateau qui étaient accessibles au moment de l'inspection[15].

[54]            Malgré l'optimisme manifesté par M. Hopkinson, au cours des mois qui ont suivi, les réparations se sont avérées non satisfaisantes à supposer qu'elles pouvaient l'être. Certaines craintes des demandeurs se sont réalisées.

[55]            M. Hopkinson s'est présenté à l'audience pour être contre-interrogé pour le compte des demandeurs. Il a témoigné qu'il avait préparé son rapport du 22 janvier 1998 pour les demandeurs, qui avaient retenu ses services en partie pour leur faire savoir si le Constant Craving devait être réparé. Il a témoigné savoir que le capitaine de Groot avait informé les demandeurs que le Constant Craving ne pouvait pas être réparé.

[56]            Lors de son inspection du 30 juin 1999, M. Hopkinson estimait à 50 000 $ la valeur marchande courante du Constant Craving, tel qu'il avait été réparé. M. Hopkinson a été confronté à deux (2) autres inspections plus récentes; selon une inspection, en date du 9 mars 2001, la valeur marchande courante estimative du Constant Craving était de 36 000 $, alors que la valeur marchande courante d'un bateau comparable de la même marque et du même modèle, dans un état acceptable, était de 58 900 $[16]. Dans le deuxième rapport, en date du 25 juillet 2002, après qu'une détérioration importante eut été notée, laquelle pouvait raisonnablement être attribuée à l'explosion et à l'incendie, il était conclu ce qui suit :


[TRADUCTION] Si je devais inspecter ce bateau pour un acheteur éventuel, et connaissant ses antécédents, je serais obligé de conseiller à l'acheteur de ne pas acheter le bateau[17].

[57]            M. Hopkinson a également été confronté à la preuve par affidavit d'un courtier maritime employé par un concessionnaire du Lower Mainland de la Colombie-Britannique, qui a attesté que le concessionnaire pour lequel il travaillait était le [TRADUCTION] « [...] plus gros concessionnaire Bayliner au monde » .Il a en outre attesté qu'il avait inspecté le Constant Craving le 28 août 2002 et que, par suite de cette inspection, le concessionnaire [TRADUCTION] « [...] ne voulait pas accepter de mettre en vente le Constant Craving depuis ses locaux et ne voulait pas non plus accepter de l'échanger contre un nouveau bateau. Le bateau était d'une qualité si inférieure qu'il ne pouvait pas être vendu par l'entremise [du concessionnaire qui l'employait] » [18].


[58]            Par contre, l'avocat des demandeurs a demandé avec instance à la Cour d'accorder des dommages-intérêts fondés sur le coût de remplacement du Constant Craving au moment de l'explosion et de l'incendie, ce montant étant, selon la preuve, de 55 000 $ plus les taxes applicables, ou subsidiairement, le montant total dépensé aux fins des réparations du Constant Craving, lequel s'est finalement élevé à 32 912,70 $, et le montant par lequel la valeur du Constant Craving, une fois effectuées les réparations, avait baissé par rapport à la valeur que le bateau aurait eue, s'il n'avait pas été endommagé, au moment où les réparations ont été achevées d'une façon satisfaisante, c'est-à-dire 22 900 $. Selon l'argument subsidiaire, un montant de 55 812,70 $ serait donc accordé.

[59]            L'avocat du défendeur n'a pas contesté que la valeur du Constant Craving avait baissé à la suite des réparations par rapport à la valeur que le bateau aurait eue s'il n'avait pas été endommagé par suite de l'explosion et de l'incendie. Toutefois, l'avocat a soutenu qu'il ne faudrait pas tenir compte de la diminution de valeur qui était attribuable à l'omission du réparateur d'achever les réparations prévues par contrat et, en ce qui concerne les réparations qui avaient été effectuées, d'achever ces réparations de façon à remettre complètement en état le Constant Craving. L'avocat a dit que cette diminution de valeur n'était pas raisonnablement prévisible et qu'elle ne représentait donc pas une réclamation valable à l'encontre du défendeur. L'avocat a soutenu que la diminution de valeur devrait donc être fixée à 6 125 $. Il a en outre soutenu que les frais de réparation dont les demandeurs avaient été dédommagés par leur assureur ne devraient pas être encore une fois recouvrés par le défendeur.

[60]            Dans l'ouvrage intitulé The Law of Damages[19], l'auteur dit ce qui suit, au paragraphe 1.2320 :


[TRADUCTION] Lorsque les frais de remise en état sont égaux ou inférieurs à la diminution de la valeur en capital, les frais sont toujours recouvrables, même si le demandeur n'engage pas réellement de frais. La chose a souvent été définie comme étant une façon de déterminer la diminution de la valeur en capital et, de fait, il est possible de soutenir que lorsque les frais de remise en état semblent inférieurs à la diminution de la valeur en capital, les deux sont, à la réflexion, à juste titre considérés comme étant égaux, car un acheteur rationnel, sachant qu'il est possible de remettre le bateau parfaitement en état à un certain prix, déduira uniquement cette somme et pas plus du prix qu'il aurait été prêt à payer pour le bien non endommagé. Les frais de remplacement ne seront pas accordés si le propriétaire pouvait effectuer les réparations à moindre coût. Lorsqu'après avoir été réparés, les biens auraient encore une valeur inférieure à leur valeur initiale, le propriétaire aura droit aux frais de réparation et à une somme additionnelle destinée à compenser le manque résiduel.

[Renvoi omis, non souligné dans l'original]

[61]            La thèse mentionnée par le professeur Waddams, qui a été soulignée, décrit la situation dont je suis ici saisi. Sous réserve de ce qui sera dit plus loin dans ces motifs au sujet du bénéfice accessoire, j'accorderais aux demandeurs la totalité des frais de réparation, à savoir 32 912,70 $, et la diminution de valeur de 22 900 $, c'est-à-dire 55 812,70 $.

b)          Les inconvénients ou la perte d'utilisation


[62]          Les demandeurs cherchent à obtenir une somme de 5 000 $ chacun à titre d'indemnité à l'égard de la perte d'utilisation du Constant Craving pour, en fait, deux (2) saisons de navigation comprenant la partie de la saison 1997 qui a suivi l'explosion et l'incendie qui s'étaient produits à bord du Kyhita, toute la saison 1998 et la partie de la saison 1999 qui a précédé la remise à l'eau du Constant Craving une fois les réparations effectuées. L'avocat qui agissait pour leur compte m'a reporté à la décision St. James c. Squamish (District)[20] dans laquelle un montant similaire avait été accordé aux demandeurs après qu'ils eurent perdu leur maison et tous leurs effets personnels à la suite d'un incendie. Eu égard aux faits de cette affaire, le juge Lander a fait remarquer [TRADUCTION] « [...] que toute leur existence [celle des demandeurs] a radicalement changé parce qu'ils ont perdu leur maison » [21]. Comme il en a ci-dessus été fait mention dans ces motifs, la preuve mise à ma disposition a démontré que les demandeurs utilisaient fort souvent le Constant Craving pour la journée, pour la fin de semaine et pour leurs vacances pendant la saison de navigation. C'était en fait leur principal passe-temps. Je suis convaincu que les demandeurs ont subi des inconvénients parce qu'ils n'ont pas pu utiliser le Constant Craving, mais l'étendue de ces inconvénients doit être considérée comme étant bien inférieure aux inconvénients subis par les demandeurs dans l'affaire St. James.


[63]            L'avocat du défendeur, tout en ne niant pas que les demandeurs pouvaient légitimement faire valoir une réclamation fondée sur la perte d'utilisation au cours de la saison de navigation 1997, a soutenu qu'on ne pouvait pas dire que la réclamation telle qu'elle se rapportait aux saisons de navigation 1998 et 1999 était attribuable d'une façon immédiate à la négligence du défendeur, mais plutôt qu'il s'agissait du résultat immédiat de l'omission des demandeurs et de leur assureur de régler sans délai la question de la perte totale ou des réparations du Constant Craving et du temps énorme qu'il a fallu pour achever les réparations, une fois commencées.

[64]            Je suis convaincu du bien-fondé de la cause avancée pour le compte du défendeur sous ce chef.

[65]            L'avocat du défendeur m'a renvoyé à l'examen de la question de la détermination du montant des dommages-intérêts découlant de la perte d'utilisation de chatels non lucratifs qui figure dans l'ouvrage intitulé The Law of Damages[22]. Le professeur Waddams fait un historique utile et offre une gamme de solutions permettant de quantifier les dommages-intérêts dans ce domaine, mais eu égard à la preuve mise à ma disposition, je conclus qu'il est impossible de quantifier les dommages-intérêts dans ce domaine si ce n'est en fixant, pour chacun des demandeurs, une somme globale que j'estime raisonnable par rapport à la perte d'utilisation de la partie de la saison de navigation 1997 qui restait après l'explosion et l'incendie. Je fixe à 1 500 $ pour chaque demandeur le montant des dommages-intérêts attribuables à la perte d'utilisation.

  

c)          Le bénéfice accessoire

[66]            L'avocat du défendeur a soutenu qu'accorder aux demandeurs des dommages-intérêts fondés sur une diminution de la valeur du Constant Craving sans en déduire le montant que les demandeurs ont obtenu de leurs propres assureurs à l'égard de la réparation du Constant Craving équivaudrait à accorder aux demandeurs un bénéfice accessoire qui ne peut pas être justifié.

[67]            La question se pose dans ce cas-ci à cause de ce qui constitue, comme je dois le supposer, un ensemble relativement inhabituel de circonstances. Normalement, l'assureur des demandeurs aurait été subrogé dans les droits que ceux-ci peuvent faire valoir contre le défendeur dans la mesure où ils ont subi une perte dont ils peuvent être dédommagés par le défendeur et dont l'assureur les a indemnisés, c'est-à-dire le coût des réparations du Constant Craving que l'assureur a remboursé.


[68]            Comme il en a ci-dessus été fait mention dans ces motifs, un litige important a pris naissance entre les demandeurs et leur assureur au sujet de la question de savoir si l'on devait considérer le Constant Craving comme une perte totale ou le réparer. Il a finalement été décidé de procéder aux réparations. Or, les réparations ont pris énormément de temps. Elles n'ont jamais été achevées à la satisfaction des demandeurs. Néanmoins, l'assureur a indemnisé les demandeurs du coût des réparations. Les demandeurs ont engagé des poursuites contre leur assureur. Ce litige a finalement été abandonné à des conditions telles que l'assureur a renoncé, en faveur des demandeurs, aux droits de subrogation qu'il possédait à l'encontre du défendeur. Par conséquent, ce n'est pas l'assureur des demandeurs qui recouvrerait le montant qu'il a versé aux demandeurs à titre d'indemnité si ce montant était obtenu du défendeur, mais plutôt les demandeurs eux-mêmes. En effet, les demandeurs auraient obtenu de leur assureur le coût des réparations effectuées sur le Constant Craving et seraient en outre dédommagés de ce coût par le défendeur.

[69]            La question de la double indemnisation ou du bénéfice accessoire a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Cunningham c. Wheeler; Cooper c. Miller; Shanks c. McNee[23]. Les faits dont la Cour suprême du Canada avait été saisie dans cette affaire-là étaient fondamentalement différents de ceux dont je suis ici saisi, mais l'examen des principes se rapportant au « bénéfice accessoire » s'applique néanmoins directement.

[70]            Madame le juge McLaughlin (tel était alors son titre), au nom de la minorité, sous les titres « Le principe fondamental » et « Dédommagement complet et équitable sans double indemnisation » a dit ce qui suit, aux pages 368 et 369 :


Le principe fondamental est que le demandeur dans une action pour négligence a le droit de recevoir des dommages-intérêts qui le mettront dans la situation où il se serait trouvé n'eût été l'accident, pour autant que cela puisse se faire pécuniairement. Cet objectif a été exprimé dans les anciennes décisions par la maxime restitutio in integrum. Le demandeur a le droit d'être dédommagé pleinement de ses pertes et on ne doit pas lui refuser une indemnisation pour les pertes qu'il a subies: [...] Comme les tribunaux canadiens et, plus récemment, la Chambre des lords l'ont répété à maintes reprises [TRADUCTION] « ... la règle fondamentale est que le tribunal doit évaluer la perte et les dépenses nettes indirectes » : [...] L'indemnité doit par ailleurs être équitable à la fois pour le demandeur et pour le défendeur. Bref, en matière d'actions pour négligence, l'idéal est l'attribution de dommages-intérêts pleinement réparateurs mais non punitifs. Le demandeur est dédommagé pleinement et équitablement lorsqu'il reçoit des dommages-intérêts qui l'indemnisent de ses pertes réelles, sans plus. Le mot d'ordre est réparation, c'est-à-dire ce qui est nécessaire pour remettre le demandeur dans sa situation antérieure à l'accident. La double indemnisation n'est pas permise.

Le juge Cory [rédigeant les motifs au nom de la majorité] et moi-même sommes d'accord sur le principe fondamental de l'indemnisation dans une action en responsabilité civile délictuelle. Comme il le dit, il s'agit tout simplement d'indemniser le demandeur aussi pleinement que cela peut se faire pécuniairement de la perte qu'il a subie par suite de la négligence de l'auteur du délit civil. [...] Toutefois, le juge Cory estime que la présente affaire est régie par une exception aux principes généraux, savoir l'exception visant les assurances privées.

Mon collègue et moi-même ne sommes toutefois plus d'accord lorsqu'il s'agit de déterminer si l'exception visant les assurances privées s'applique à l'espèce. Le juge Cory semble présumer que les prestations en cause sont visées par cette exception; selon lui, le problème consiste plutôt à déterminer si cette exception devrait être maintenue. Pour ma part, je ne doute nullement que l'exception visant les assurances (s'il s'agit bien en fait d'une exception) devrait être maintenue. Selon moi, il s'agit de déterminer quelle est l'étendue de cette présumée exception à la règle interdisant la double indemnisation et si les régimes d'emploi comme ceux dont il est question en l'espèce sont visés par cette exception.

[renvois omis; non souligné dans l'original]

[71]            Monsieur le juge Cory, au nom de la majorité, examine d'une façon plutôt détaillée l'historique de l'exception visant les assurances privées. Il conclut ce qui suit aux pages 400 et 401 :


Je pense que l'exemption visant les polices d'assurance privées devrait être maintenue. Elle existe depuis longtemps. Elle est bien comprise et acceptée. Il n'y a jamais eu confusion quant aux cas où elle devrait s'appliquer. Ce qui est plus important, elle repose sur l'équité. Les personnes qui souscrivent une assurance-invalidité font preuve de sagesse et de prévoyance en prenant les mesures nécessaires pour continuer à toucher un certain revenu en cas de blessure invalidante ou de maladie. La souscription de la police présente des avantages sur le plan social pour les assurés, les personnes qui sont à leur charge et, en fait, pour leur collectivité. Elle dénote la prévoyance du souscripteur de la police et les privations qu'il doit s'imposer pour parer à toute éventualité. Il est possible qu'il n'ait jamais à réclamer d'indemnité et qu'il perde ainsi la totalité des primes versées. Néanmoins, la police lui assure une protection.

Pour qu'il y ait indemnisation en matière délictuelle, le demandeur doit démontrer un préjudice et une perte découlant de l'action fautive ou de l'inaction du défendeur, l'auteur du délit. Je ne vois aucune raison pour laquelle l'auteur d'un délit devrait profiter des sacrifices consentis par un demandeur pour obtenir une police d'assurance le protégeant contre les pertes de salaire. L'indemnisation en matière délictuelle est fondée sur une action fautive. Il est illogique que l'auteur d'un délit puisse profiter de la prévoyance et des sacrifices du demandeur.

Il existe une bonne raison pour laquelle les tribunaux devraient hésiter à modifier une pratique ancienne et mûrement réfléchie selon laquelle les prestations d'assurance versées pour les pertes de salaire ne devraient pas être déduites. C'est aux législateurs qu'il appartiendrait d'agir le cas échéant. Il est révélateur que, en règle générale, ils ne l'ont pas fait.

[non souligné dans l'original]

[72]            Comme le juge McLaughlin l'a fait remarquer, le juge Cory « [...] semble présumer que les prestations en cause sont visées par cette exception [...] » . J'irai plus loin. Je suis convaincu que les dispositions qui ont été prises entre les demandeurs et leur assureur à l'égard du Constant Craving font indubitablement partie de l'exception visant les assurances privées. Plus loin dans son analyse, aux pages 415 et 416, le juge Cory fait les remarques suivantes au sujet de l'effet de la subrogation :

En règle générale, la question de la subrogation n'est pas pertinente lors de l'examen de la déductibilité de prestations d'invalidité s'il est jugé que le régime dont elles découlent équivaut à une assurance. Toutefois, si le régime n'est pas une « assurance » , cette question sera alors déterminante. S'il n'est pas démontré que les prestations sont visées par l'exception applicable aux assurances, elles devront être déduites de l'indemnité accordée pour le salaire perdu. Toutefois, si le tiers qui verse les prestations a un droit de subrogation, aucune déduction ne devrait alors être faite. Il importe peu que le droit de subrogation soit exercé ou non. L'exercice de ce droit est une question qui concerne uniquement le demandeur et la tierce partie. L'omission d'exercer ce droit ne peut en aucune manière avoir une influence sur la responsabilité civile du défendeur. Cependant, il se pourrait fort bien que des considérations différentes s'appliquent dans un cas où la tierce partie a officiellement renoncé à son droit de subrogation.


[Les mots « n'est pas » sont soulignés dans le texte original; j'ai souligné la dernière phrase]

[73]            Comme il en a déjà été fait mention, le juge McLaughlin a conclu que les faits dont elle était saisie n'invoquaient pas l'exception visant les assurances privées. Sous le titre « Conclusion quant au droit » , le juge McLaughlin a dit ce qui suit aux pages 392 et 393 :

Je conclus que les principes juridiques, les précédents et la politique du droit nous amènent tous à conclure que les prestations sous forme de salaire versées conformément à des régimes d'emploi devraient être déduites des dommages-intérêts réclamés à l'auteur d'un délit civil pour perte de revenu, sauf lorsqu'il est démontré qu'un droit de subrogation sera exercé, ce qui permettra d'éviter une double indemnisation.

L'avocat du défendeur a soutenu que les remarques précitées du juge McLaughlin, comme les remarques que le juge Cory a faites dans la dernière phrase du passage précité que j'ai ci-dessus soulignée, exigent, ou du moins dans le cas du juge Cory, favorisent une interprétation stricte de l'exception visant les assurances privées s'il y avait double indemnisation, comme cela se produirait en l'espèce par suite de la renonciation formelle de l'assureur des demandeurs à son droit de subrogation.

[74]            Je reviens au paragraphe des motifs du juge Cory qui suit l'exposé que celui-ci a fait au sujet des considérations à l'appui de l'exception visant les assurances privées, que je répéterai encore une fois pour plus de commodité :

Il existe une bonne raison pour laquelle les tribunaux devraient hésiter à modifier une pratique ancienne et mûrement réfléchie selon laquelle les prestations d'assurance versées pour les pertes de salaire ne devraient pas être déduites. C'est aux législateurs qu'il appartiendrait d'agir le cas échéant. Il est révélateur que, en règle générale, ils ne l'ont pas fait.


[75]            Je paraphraserai les remarques du juge Cory. Il existe une bonne raison pour laquelle les tribunaux, en particulier en première instance, devraient hésiter à modifier une politique ancienne qui a été minutieusement examinée telle que l'exception visant les assurances privées, qui à ma connaissance n'a jamais été modifiée en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles un assureur a formellement renoncé à son droit de subrogation. Si une mesure doit être prise en vue de modifier l'exception visant les assurances privées dans des circonstances telles que celles dont je suis ici saisi, le législateur devrait y voir. Or, fait important, on n'a cité devant moi aucune mesure qu'aurait prise le législateur. Le fait qu'une situation factuelle telle que celle qui existe ici était probablement et continuera à être rare ne me permet pas, j'en suis convaincu, de modifier la politique ancienne de l'exception visant les assurances privées.


[76]            Par conséquent, aucune modification ne sera apportée à la conclusion que j'ai déjà tirée au sujet des dommages-intérêts que le défendeur devrait verser aux demandeurs pour la diminution de la valeur du Constant Craving en raison du fait que les demandeurs bénéficieront dans une certaine mesure d'une double indemnisation. Entre la double indemnisation et le bénéfice inattendu qui en découlerait pour le défendeur du fait que les demandeurs ont été suffisamment prudents pour assurer le Constant Craving, je conclus que le résultat devrait favoriser les demandeurs. Je suis convaincu que pareil résultat est conforme à l'état actuel du droit en ce qui concerne le bénéfice accessoire résultant, dans ces circonstances relativement uniques en leur genre, de l'exception visant les assurances privées.

d)          Articles divers

[77]            Les parties ont convenu d'une somme additionnelle de 497,96 $ pour les articles perdus à la suite de l'explosion et de l'incendie. En outre, il n'a pas été contesté devant moi que les demandeurs devraient avoir droit à la somme de 2 095,37 $, représentant les frais de touage et les frais d'entreposage.

e)          Intérêts avant jugement

[78]            Les demandeurs ont droit aux intérêts avant jugement sur les dommages-intérêts qui leur sont accordés à l'encontre du défendeur. Le montant des intérêts avant jugement devrait être déterminé conformément au droit. Si les parties ont de la difficulté à en arriver à une entente au sujet du quantum des intérêts avant jugement, elles pourront m'en faire part.

RÉSUMÉ DES CONCLUSIONS


[79]            En résumé, les demandeurs ont réussi à établir que l'explosion qui est survenue à bord du Kyhita était attribuable à la négligence du défendeur, et puisqu'il n'a fondamentalement pas été contesté devant moi que l'explosion et l'incendie qui en a résulté à bord du Kyhita étaient les seules causes des dommages subis par le Constant Craving le 18 juin 1997, la demande reconventionnelle des demandeurs contre le défendeur est accueillie. Un jugement sera prononcé en faveur des demandeurs, le montant total des frais de réparation du Constant Craving, soit un montant de 32 912,70 $, étant accordé, ainsi que la diminution de valeur subie par le Constant Craving en raison de l'explosion et de l'incendie, c'est-à-dire un montant de 22 900 $, soit en tout 55 812,70 $. Les montants ci-dessus accordés ne seront pas rajustés en raison du fait que la portion liée au coût des réparations pourrait être considérée comme un bénéfice accessoire pour les demandeurs.

[80]            De plus, j'accorderai à chacun des demandeurs un montant de 1 500 $, soit 3 000 $ en tout, pour les dédommager des inconvénients qu'ils ont subis ou de la perte d'utilisation du Constant Craving. Enfin, j'accorderai des dommages-intérêts spéciaux pour les menus articles qui ont été perdus ou détruits lors de l'explosion et de l'incendie ainsi que pour les frais de touage et les frais d'entreposage, s'élevant en tout à 2 593,33 $. Le demandeur aura droit à des intérêts avant jugement à compter de la date de l'explosion et de l'incendie jusqu'à la date du jugement, le montant des intérêts avant jugement devant être déterminé conformément au droit. Comme il en a déjà été fait mention dans ces motifs, si les parties ont de la difficulté à s'entendre au sujet du montant des intérêts avant jugement, elles pourront m'en faire part.


LES DÉPENS

[81]            À la fin de l'audience, les avocats ont convenu que la question des dépens devrait être examinée sur présentation d'observations écrites, à supposer qu'ils n'arriveraient pas à s'entendre, une fois prononcés mes motifs et mon jugement formel. Le jugement indiquera que la question des dépens a été reportée et qu'elle sera tranchée dans un jugement supplémentaire à la suite de la présentation d'observations écrites. Si les avocats ne peuvent pas s'entendre sur un échéancier aux fins de la présentation des observations écrites, l'avocat de l'une ou l'autre partie pourra faire une demande au greffe, et je fixerai un échéancier après avoir tenu une téléconférence avec les avocats.

    

« Frederick E. Gibson »

Juge

  

Ottawa (Ontario),

le 28 janvier 2003.

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                            T-448-02

INTITULÉ :                                           GEORGE STRACHAN

c.

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « CONSTANT CRAVING » , GRANT HUSDON, ANNE HUSDON, PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD. et TOUTES LES AUTRES PERSONNES FAISANT VALOIR DES RÉCLAMATIONS CONTRE LE DEMANDEUR, LE NAVIRE « KYHITA » OU LE FONDS QUI DOIT PAR LES PRÉSENTES ÊTRE CRÉÉ et PACIFIC MARINE ENTERPRISES LTD. et GRANT HUSDON ET ANNE HUSDON

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                 du 17 au 26 septembre 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : Monsieur le juge Gibson

DATE DES MOTIFS :                        le 28 janvier 2003

COMPARUTIONS :

M. Guy Holeksa                                                   POUR LES DEMANDEURS DANS LA

Avocat                                                                  DEMANDE RECONVENTIONNELLE

1600-401, rue Georgia ouest

Vancouver (C.-B.) V6B 5A1

(604) 689-4292

M. Roger Watts                                                   POUR LE DÉFENDEUR DANS LA

McEwen, Schmitt & Co.                                     DEMANDE RECONVENTIONNELLE

Avocats

1615-1055, rue Georgia ouest

Vancouver (C.-B.) V6E 3R5

(604) 683-1223



[1] L.R.C. (1985), ch. S-9.

[2] DORS/98-106.

[3]Affidavit de Ronald W. Gaudette en date du 11 juillet 2002, pièce « A » , page 5.

[4] Affidavit de Chris Small en date du 17 juillet 2002, paragraphe 4.

[5] Pièce « A » jointe à l'affidavit de Chris Small, en date du 17 juillet 2002, page 6.

[6] Pièce « A » jointe à l'affidavit de Lynn M. Johnson, en date du 18 juillet 2002, page 3.

[7] Affidavit de Wayne Point en date du 4 septembre 2002 et témoignage y afférent.

[8] Contre-interrogatoire de Lynn M. Johnson, transcription, volume 2, pages 299 à 304.

[9] Contre-interrogatoire de George Robert Strachan, transcription, volume 2, page 365.

[10] [1998] 1 R.C.S. 424.

[11] Premier affidavit du capitaine Jan J. de Groot déposé en l'espèce, en date du 16 juillet 2002.

[12] Pièce J-1, recueil conjoint de documents, document 10, page 2.

[13] Pièce J-1, recueil conjoint de documents, document 15, page 3.

[14] Pièce J-1, recueil conjoint de documents, document 16, page 2.

[15] Pièce J-1, recueil conjoint de documents, document 27, page 4, et affidavit de Francis Ian Hopkinson en date du 16 août 2002.

[16] Affidavit du capitaine Dan Gibbons en date du 16 juillet 2002, pièce « A » .

[17] Affidavit du capitaine Jan J. de Groot en date du 29 août 2002, pièce « A » .

[18] Affidavit de Daniel J. Greenwood en date du 28 août 2002.

[19] S.M. Waddams, The Law of Damages, 2e éd., édition à feuilles mobiles, (Toronto: Canada Law Book Inc., 2001) à 1-110.

[20] [1986] B.C.J. no 2600 (C.S.)

[21] Supra, note 20, page 13.

[22] Supra, note 18, par. 1.2030 à 1.2140 aux pages 1-98 à 1.102.

[23] [1994] 1 R.C.S. 359.

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