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Date : 20030806

Dossier : T-975-03

Référence : 2003 CF 956

ENTRE :

                                                         THE GILLETTE COMPANY

                                                                                                                                          demanderesse

                                                                                  et

DYNAMIC TOY IMPORTERS LTD.

et CHOR Y HUNG

                                                                                                                                               défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                  La demanderesse produit, sous la marque de commerce Duracell, une gamme très connue de piles alcalines aux dessins déposés, notamment la pile familière à la portion inférieure noire et supérieure cuivrée. Elle prétend que les défendeurs produisent une gamme de piles au zinc et carbone d'allure similaire, sous la marque Dynacell, dont certaines auraient la même présentation noire et cuivrée. Les défendeurs auraient également mis en marché d'autres piles copiant la présentation et la marque de commerce de la demanderesse.


[2]                  La demanderesse cherche à obtenir, par son action, les mesures de réparation habituellement accordées en cas d'usurpation de marque de commerce et de commercialisation trompeuse, notamment un jugement déclaratoire, une injonction, des dommages-­intérêts et la remise des piles en litige. Elle fonde sa demande de réparation sur une allégation de contravention à diverses dispositions de la Loi sur les marques de commerce (la Loi). Les défendeurs répondent, notamment au paragraphe 4 de leur défense, que les marques de commerce de la demanderesse ne sont pas validement enregistrées pour les motifs suivants énoncés à l'article 18 de la Loi :

[TRADUCTION]

a)         la marque de commerce n'était pas enregistrable à la date de l'enregistrement;

b)         la marque de commerce n'était pas distinctive des marchandises de la demanderesse.

Cet extrait du paragraphe 4 de la défense reprend le libellé de certaines dispositions de l'article18 de la Loi.

ANALYSE


[3]                  Par la présente requête, la demanderesse veut obtenir des précisions sur les moyens de défense d'impossibilité d'enregistrement et d'absence de caractère distinctif, lesquels ne sont pas des moyens techniques. Il ne s'agit pas d'une requête pour connaître les moyens de preuve à l'appui de la défense. La demanderesse veut plutôt savoir, compte tenu de la diversité des motifs pour lesquels une marque de commerce peut être non enregistrable ou non distinctive, sur quels faits s'appuient les défendeurs. Je fais remarquer ici que l'objet de la présente requête pour précisions rejoint certaines des fonctions que la Cour d'appel fédérale a attribuées à ce genre de requête dans l'arrêtGulf Canada Ltd. c. Le « Mary Mackin » , [1984] 1 C.F. 884, p. 887-889. La Cour s'était alors reportée aux règles de pratique anglaise consignées dans l'édition de 1982 du White Book, suivant lesquelles les précisions ont les fonctions suivantes.

[TRADUCTION]

(1)        informer l'autre partie de la nature des arguments auxquels elle devra faire face, à distinguer de la manière donct ces arguments seront prouvés ...

(2)        empêcher que l'autre partie ne soit prise par surprise à l'instruction ...

(3)        permettre à l'autre partie de savoir quelle preuve devrait être prévue et de se préparer pour l'instruction ...

(4)        limiter la généralité des plaidoiries ...

(5)        déterminer les points à instruire et ceux pour lesquels un interrogatoire est requis ...

(6)        enlever toute liberté d'action à la partie de manière à ce qu'elle ne puisse, sans autorisation, examiner les questions qui ne font pas partie des plaidoiries ...

[4]                  La situation de la demanderesse ressemble à celles qui se présentaient au juge MacKay dans l'affaire Country Curtains Inc. c. Country Curtain and Gift Shoppe (1996) 69 C.P.R. (3d) 133 (C.F. 1re inst.) et au juge Dubé dans l'affaire Produits Marnier-Lapostolle c. Rene Rey Swiss Chocolates Ltd. (1989), 29 C.P.R. (3d) 329 (C.F. 1re inst.) (Produits Marnier). Dans la décision Country Curtains, le juge MacKay a indiqué que des énoncés de nature générale, semblables à ceux qu'on retrouve dans la présente espèce, constituaient des assertions et des conclusions de droit nécessitant des précisions.


[5]                  Dans l'affaire Produits Manier, les passages des actes de procédure litigieux à l'égard desquels des précisions étaient demandées reprenaient une partie de l'article 18 de la Loi, comme en l'espèce. La défenderesse, dans cette affaire, faisait elle aussi valoir qu'à la date de l'enregistrement la marque de commerce n'était pas enregistrable et qu'elle n'était pas distinctive. La demanderesse avait demandé des précisions avant de produire sa réponse ou de procéder à des interrogatoires préalables. Le juge Dubé a statué que la règle 408 exige un exposé précis des faits essentiels sur lesquels un acte de procédure est fondé et que, suivant la règle 415(1), une plaidoirie doit fournir les détails nécessaires à toute allégation et, suivant la règle 412(2), l'exposé d'une question de droit ou d'une conséquence juridique ne remplace pas l'exposé des faits essentiels fondant la conséquence juridique. Je signale que cette décision a été rendue en octobre 1989 et que c'était alors les anciennes règles de la Cour fédérales qui étaient applicables. La règle 408(1) est maintenant la règle 174, et la règle 415(1) est devenue la règle 181. Les nouvelles règles ne comportent pas de disposition équivalente à la règle 412(2), sauf dans la mesure où la règle 175 permet à une partie de soulever des points de droit dans une procédure. Même si l'exigence que les faits essentiels soient exposés était expressément énoncée dans l'ancienne règle 412(2), elle est implicite dans l'actuelle règle 174, laquelle fait obligation aux parties d'exposer les faits substantiels sur lesquels elles se fondent. Dans la décision Produits Marnier, le juge Dubé a tiré la conclusion suivante :


Manifestement, l'allégation d'invalidité plaidée au paragraphe 3 de la défense amendée affirme une conséquence juridique et elle doit obligatoirement être supportée par un exposé des faits essentiels sur lesquels elle se fonde.__De plus, en l'espèce, ladite plaidoirie doit indiquer sous quel chef du paragraphe 18(1) de la Loi elle fonde son allégation d'invalidité.__Ces détails doivent être fournis par la défenderesse.__Évidemment, le but des précisions est de permettre à une partie de connaître la position de l'adversaire et d'éviter l'embûche: Cat Productions Ltd. c. Macedo (1984), 1 C.P.R. (3d) 517 (C.F. 1re inst.), at p. 519.

Le juge s'est ensuite demandé si la requête pour précisions était prématurée, car la défenderesse faisait valoir que des interrogatoires préalables pouvaient avoir lieu. Il a souligné que « la défense doit être une plaidoirie conforme aux règles avant que le demandeur procède à l'interrogatoire [...] _Si elle n'est pas conforme aux règles, le demandeur peut exiger les précisions obligatoires avant de procéder à son interrogatoire » . Il a ensuite cité la décision Bror With c. Ruko of Canada Ltd. (1976), 31 C.P.R. (2d) 3 (C.F. 1re inst.), p. 7, dans laquelle la Cour avait statué qu'il ne fallait pas présumer qu'il y aurait bien un interrogatoire préalable, et il a ordonné le dépôt de précisions.

[6]                  Vu les décisions Country Curtains et Produits Marnier, je suis d'avis que la demanderesse en l'espèce a droit aux précisions, sous réserve de quelques points soulevés par l'avocat des défendeurs.


[7]                  J'ai écarté l'argument des défendeurs selon lequel ce qui est en jeu est de nature technique et nécessite l'opinion d'un expert, non des précisions. Ça n'est manifestement pas le cas, car la demanderesse veut simplement qu'on lui indique quels arguments factuels les défendeurs entendent invoquer à l'égard de l'article 18 de la Loi, puisqu'il existe de nombreux arguments possibles.

[8]                  Les défendeurs font valoir, en caractérisant la défense comme une dénégation, qu'il n'est pas nécessaire de fournir des précisions. Si nous oublions pour un moment la présomption de validité et la charge qu'assume une partie attaquant la validité d'une marque de commerce déposée, la spéciosité de l'argument de la dénégation réside dans le fait que seule une dénégation régulière permet d'éviter la fourniture de précisions. Dans sa forme la plus simple, la dénégation consiste en la négation d'une allégation de fait contenue dans un acte de procédure. Comme je l'ai fait remarquer dans Chingee c. Chingee (1998), 144 F.T.R. 156, p. 159 (C.F. 1re inst.):

Il est établi depuis longtemps qu'une dénégation opposée par un défendeur, même sous une forme affirmative, tant et aussi longtemps qu'elle constitue en substance une dénégation de l'allégation de l'autre partie, ne donne aucun droit à une demande de précision : Weinberger v. Inglis, [1918] 1 Ch. 133, page 138. Dans l'arrêt Weinberger , le demandeur n'avait pas réussi à se faire réélire comme membre de la Bourse. Les défendeurs n'ont soulevé qu'un argument affirmatif, c'est-à-dire qu'ils avaient agi de bonne foi et honnêtement dans l'exercice de leurs fonctions et qu'ils n'avaient pas réélu le demandeur parce qu'ils ne le jugeaient pas admissible à être membre de la Bourse. La Cour a signalé que l'argument des défendeurs, même s'il était formulé de façon affirmative, était en fait une dénégation de l'allégation du demandeur, que celui-ci devait prouver afin d'obtenir gain de cause et que, pour cette raison, cela ne créait pas de droit d'obtenir des précisions, même si cette dénégation correspondait à une affirmation large et non définie. Le juge a signalé que les défendeurs avaient à bon droit laissé le demandeur prouver le bien-fondé de sa cause.


C'est sur ce passage que l'avocat des défendeurs s'appuie. Toutefois, les moyens de défense invoqués au paragraphe 4 de la défense sont des dénégations chargées d'affirmations; ils dépassent la simple négation et soulèvent des possibilités. Par conséquent, comme l'a indiqué le juge Astbury dans l'affaire Weinberger c. Inglis, [1918] 1 Ch. 133, p. 139, la tentative d'un défendeur d'opposer au demandeur la preuve d'une affirmation, sans l'en avoir préalablement informé, serait une injustice causant préjudice à celui­-ci ou le prenant par surprise. Revenons maintenant à la présomption de validité des marques de commerce et à l'obligation du défendeur d'en prouver l'invalidité. Les moyens invoqués au paragraphe 4 de la défense contestent la validité de la marque de commerce, ce qui en fait davantage que des simples dénégations. Des précisions sont nécessaires.


[9]                  L'avocat des défendeurs a fait valoir plusieurs autres arguments subsidiaires que j'ai examinés et rejetés d'emblée, mais il a soumis un argument souvent reçu, savoir qu'il faut habituellement prouver par affidavit la nécessité des précisions. Il ignorait s'il existait de la jurisprudence établissant qu'il peut être ordonné à une partie de fournir des précisions même en l'absence d'un affidavit attestant de leur nécessité, lorsqu'un acte de procédure n'est manifestement pas assez détaillé. Or quelques décisions énoncent ce principe. Par exemple, la juge McGillis a conclu, après avoir examiné la déclaration dans l'affaire Bilow c. La Reine (décision non publiée rendue le 31 mars 1993 dans le dossier T-1448-91, résumée à (1993) 4 W.D.C.P. (2d) 137), que l'acte de procédure ne révélait pas suffisamment les faits et elle a ordonné la fourniture de précisions pour que les défenderesses ne soient pas prises par surprise, même si celles-ci n'avaient pas déposé d'affidavit expliquant de façon détaillée en quoi les précisions étaient nécessaires.

[10]            Dans la décision Omark Industries Inc. c. Windsor Machine Co. Ltd. (1980), 56 C.P.R. (2d) 111 (C.F. 1re inst.), le juge Mahoney a fait observer que l'argument selon lequel l'affidavit à l'appui de la demande de précisions n'alléguait pas la nécessité des précisions ne résistait pas à l'analyse (p.112), car il appartenait aux tribunaux de déterminer, en fonction du dossier et des faits connus, s'il était nécessaire de fournir des précisions. Le juge a ordonné la fourniture de précisions, après un examen paragraphe par paragraphe de la défense.

[11]            Dans Contour Optik Inc. c. Hakim Optical Laboratory Ltd. (2001), 201 F.T.R. 152 (C.F. 1re inst.), le protonotaire Morneau, à qui on avait fait valoir que l'affidavit de la partie requérante n'établissait pas la nécessité des précisions, a commencé son analyse en citant un passage de la décision Covington Fabrics Corp. c. Master Fabrics Ltd. (1993), 48 C.P.R. (3d) 521 (C.F. 1re inst.), p. 522, dans laquelle le protonotaire adjoint Giles, signalant qu'aucune requête pour précisions n'avait préalablement été faite, a indiqué :

S'il ressort nettement du dossier qu'il est nécessaire d'avoir des détails, il est possible de faire abstraction de l'absence d'une demande et d'un affidavit exposant avec une certaine précision les détails requis. Il peut aussi ressortir du dossier que la partie ne peut plaider sa cause sans les détails en question, et l'on peut supposer, le cas échéant, que la partie n'a pas les détails dont elle a besoin.


Le raisonnement élaboré dans la décision Contour Optik est rigoureux et bien étayé. Le protonotaire Morneau a examiné l'acte de procédure en cause pour déterminer si des précisions étaient nécessaires, puis il a ordonné la fourniture de bon nombre de précisions.

CONCLUSION

[12]            En l'espèce, il ressort clairement de la défense, dans son état actuel, que la demanderesse a besoin des précisions demandées. Toute conclusion contraire ferait subir un préjudice à la demanderesse et lui ferait courir un risque d'embuscade, sans compter que tout le monde perdrait son temps, car l'acte de procédure ne permet que des suppositions quant à la direction et à la teneur de l'argumentation. La défense ne peut manifestement pas informer la demanderesse de ce qu'elle a à réfuter, ce qui empêche cette dernière de réunir les éléments de preuve et de les organiser en connaissance de cause et l'oblige à adopter la démarche la plus générale et la plus longue en matière d'interrogatoire préalable, car rien ne circonscrit la généralité de défense invoqués au paragraphe 4 de la défense.


[13]            Les défendeurs devront fournir les précisions demandées. Je reconnais que l'avocat des défendeurs, même s'il exerce au sein d'un groupe, ne peut être remplacé et qu'il est pris dans une autre affaire jusqu'au 20 août 2003. En conséquence, les précisions devront être fournies à l'heure de fermeture des bureaux le vendredi 29 août 2003.

[14]            La demanderesse a droit aux dépens, établis suivant le tarif B au montant forfaitaire de 550 $, payable sans délai.

« John A. Hargrave »

                                                                                               Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

6 août 2003

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, ll.l.


                                                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                                           SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                                           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                                                               

DOSSIER :                                                                                  T-975-03

INTITULÉ :                                                                                  The Gillette Company c. Dynamic Toy Importers Ltd. et al

LIEU DE L'AUDIENCE :                                        Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                                      30 juillet 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE                       du protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                                             6 août 2003

COMPARUTIONS:

Karen F. MacDonald et Timothy P. Lo                                POUR LA DEMANDERESSE

Edward G. Wong                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Smart & Biggar

Vancouver (Colombie-Britannique)                                  POUR LA DEMANDERESSE

Pacific Coast Law Association                                      POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)


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