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Date : 20021220

Dossier : T-1898-01

Référence neutre : 2002 CFPI 1319

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2002

En présence de :         MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

                                           BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

et BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et BIOLYSE PHARMA CORPORATION

                                                                                                                                          défendeurs

                      MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE MODIFIÉE

[1]                La défenderesse, Biolyse Pharma Corporation (Biolyse), demande, en vertu de l'alinéa 398(1)a) des Règles de la Cour fédérale (1998), une ordonnance accordant un sursis d'exécution de la décision prononcée par le juge Blanchard de la Section de première instance de la Cour fédérale le 22 novembre 2002, jusqu'à ce que l'appel soit tranché.

[2]                Biolyse est une petite société pharmaceutique établie à St. Catherines (Ontario), qui a développé une nouvelle méthode de fabrication du paclitaxel à partir d'une source nouvelle, le Taxis canadensis (buissons d'if). Le paclitaxel est un médicament employé dans le traitement des tumeurs cancéreuses. Le produit de Biolyse est utilisé par les hôpitaux et les centres de soins contre le cancer.

[3]                Lorsque Biolyse a développé son produit, le ministre de la Santé (le ministre) lui a indiqué de déposer une présentation de drogue nouvelle (PDN), plutôt qu'une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN).

[4]                Le 20 septembre 2001, le ministre a délivré un avis de conformité (ADC) à Biolyse concernant la solution injectable de paclitaxel d'une concentration de 6 mg/ml. Le ministre a décidé que l'article 5 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) ne s'appliquait pas et il n'a donc pas obligé cette dernière à envoyer un avis d'allégation à Bristol-Myers Squibb (BMS). La délivrance de l'ADC permettait à Biolyse de commencer à vendre son produit et à en faire la publicité.

[5]                Le 22 novembre 2002, le juge Blanchard a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par BMS à l'encontre de la décision du ministre de délivrer l'ADC. Il a jugé que le ministre, défendeur, avait omis d'exiger que Biolyse se conforme à l'article 5 du Règlement et a donc annulé l'ADC délivré à Biolyse.

[6]                L'annulation immédiate de l'ADC a pour effet que Biolyse doit cesser immédiatement de fabriquer et de vendre son produit au Canada, présenter au ministre une PADN concernant son produit et signifier un avis d'allégation à BMS.

[7]                Au paragraphe 43 de l'arrêt RJR- MacDonald Inc. c. P.G. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, la Cour suprême du Canada a défini le critère pour accorder un sursis :

L'arrêt Metropolitan Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d'instance ou d'injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond. Il peut être utile d'examiner chaque aspect du critère et de l'appliquer ensuite aux faits en l'espèce.

[8]                S'agissant des faits présentés sur la présente requête, je suis convaincu qu'il a été satisfait aux trois critères applicables au sursis (RJR McDonald Inc., précité). Après avoir conclu sans difficulté qu'il y a une question sérieuse à juger, j'ai évalué le préjudice irréparable que pourrait subir Biolyse par rapport à celui qu'allègue BMS et j'ai conclu que la prépondérance des inconvénients est en faveur de Biolyse.

QUESTION SÉRIEUSE


[9]                Il y a au moins une question sérieuse à trancher en appel, à savoir l'interprétation correcte du paragraphe 5(1.1) du Règlement. La décision du juge Blanchard est la première affaire concernant ce paragraphe qui ait été soumise aux tribunaux. Dans cette décision, le juge Blanchard a statué que le paragraphe 5(1.1) du Règlement s'applique même dans le cas où il n'y a pas de comparaison entre deux médicaments comme fondement de l'approbation du premier médicament. Il est tout à fait possible que cette interprétation soit correcte, mais tant que les droits d'appel ne seront pas expirés, les parties vont continuer à débattre de l'interprétation correcte de ce paragraphe.

[10]            Dans le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation, Gazette du Canada , Partie II, vol. 133, no 21, page 2359, on a reconnu que « Ces modifications peuvent donner lieu à des contestations de la part des parties qui chercheront à sonder les limites de la nouvelle formulation. Les demandes d'avis de conformité déposées auprès du ministre de la Santé et pouvant être visées par le paragraphe 5(1.1) pourraient aussi engendrer des litiges. » Donc, lorsque le paragraphe 5(1.1) du Règlement a été édicté, le gouvernement savait que son interprétation donnerait lieu à des débats, d'où la question sérieuse dans la présente affaire.

PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[11]            Si l'on suppose que Biolyse tombera en faillite si le sursis n'est pas accordé et compte tenu de l'incapacité de Biolyse d'indemniser BMS pour le préjudice, il semble que les deux parties subiront un préjudice irréparable.


[12]            Bien que BMS ait concédé que Biolyse pourrait faire faillite, elle prétend que la somme qu'elle perdrait si le sursis était accordé constituerait un préjudice irréparable plus grand. Pour établir sa bonne foi, BMS a tenté d'atténuer le préjudice. En effet, avant l'audience portant sur la requête en sursis, BMS s'est engagée envers Biolyse, dans le cas où la présente requête en sursis serait rejetée, à payer à Biolyse une somme n'excédant pas 50 000 $CAN par mois jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale rende sa décision ou pendant une période de six mois à compter du 1er janvier 2003, pour payer les frais d'exploitation de Biolyse. L'offre est subordonnée au droit pour BMS de désigner un vérificateur pour veiller à ce que ces sommes ne servent qu'au paiement des frais d'exploitation.

[13]            Après l'audience, et avant l'ordonnance, pour éviter que Biolyse ne subisse un préjudice irréparable du fait que BMS s'assure des contrats à long terme si le sursis n'est pas accordé, BMS a également proposé à Biolyse d'insérer la clause suivante :

[traduction] ... à la condition que les dispositions précédentes ne s'appliquent pas à la situation où l'acheteur souhaite acheter du paclitaxel fabriqué et vendu par Biolyse Pharma Corp. pendant la durée du présent accord.

dans toute clause d'exclusivité faisant partie d'un nouveau contrat relatif au paclitaxel qui serait négocié à partir de maintenant jusqu'à ce que la Cour d'appel fédérale rende sa décision. Bien que l'offre de BMS paraisse raisonnable dans la situation, un examen plus poussé révèle que cet engagement permettrait à BMS de s'ingérer dans les activités de Biolyse, ce qui, à mon avis, est incorrect. En outre, la somme proposée de 50 000 $ est insuffisante : elle couvre peut-être les frais d'exploitation, mais non, par exemple, les frais de commercialisation et les pertes potentielles découlant du fait que Biolyse ne vendrait pas son produit, ne respecterait pas ses contrats et même perdrait des contrats possibles.

[14]            En ce qui concerne l'engagement exigé de Biolyse pour le dépôt de la présente requête, je l'ai ajouté comme condition de mon ordonnance du 13 décembre 2002 accordant le sursis. Toutefois, comme certains éléments de preuve indiquaient que Biolyse ne serait pas dans une situation financière lui permettant de payer les dommages-intérêts qui pourraient être accordés au procès [Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc. (1989), 24 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.) à la page 22], elle ne pouvait évidemment s'engager à payer les dommages-intérêts dans la présente affaire. Je ne voulais pas qu'une telle question procédurale empêche Biolyse d'intenter son appel et j'ai donc accordé le sursis à la condition que Biolyse dépose un engagement de se conformer à l'ordonnance que la Cour pourra prononcer au sujet des dommages-intérêts.

[15]            Comme la partie requérante le fait valoir, le préjudice est considéré comme irréparable non pas en fonction de son importance, mais selon qu'il sera possible pour le tribunal de réparer, par l'octroi de dommages-intérêts, le préjudice qui se réalisera si le sursis d'exécution de l'ordonnance n'est pas accordé. À cet effet, on a fait référence à l'arrêt de la Cour suprême du Canada, RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 53, qui indique qu'une perte permanente de part de marché et un préjudice irrémédiable à la réputation commerciale d'une partie constitue un préjudice irréparable :


Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry, (1988) 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu'une activité contestée n'est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C.-B.)). Le fait qu'une partie soit impécunieuse n'entraîne pas automatiquement l'acceptation de la requête de l'autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages-intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).

[16]            Biolyse est une société à produit unique : si elle ne peut continuer à commercialiser ce produit, elle cessera ses activités. Il s'agit d'une très petite société pharmaceutique par comparaison aux grandes multinationales. Son personnel ne se compose que de 12 employés à plein temps et elle n'a eu jusqu'à maintenant que des recettes très limitées.

[17]            Biolyse a dépensé en moyenne 1 million de dollars par année au cours des 12 dernières années pour développer son produit et elle a investi au moins 5 millions de dollars et trois années de travaux dans la construction d'une usine de fabrication conçue exclusivement en vue de l'extraction et de la fabrication de son produit. Au cours de la dernière année, Biolyse a investi dans la formation de techniciens, de chimistes, de vendeurs et de personnel de gestion et de production. En outre, environ 100 travailleurs saisonniers sont engagés pour chaque récolte de matière première (buissons d'if) dans des régions pauvres du Canada, comme la Gaspésie (Québec).

[18]            Point plus important, Biolyse avait projeté pour la prochaine année des ventes de son produit d'environ 2 millions de dollars, alors que BMS vend chaque jour pour 7 millions de dollars de son produit équivalent, le Taxol, dans le monde entier.

[19]            Non seulement Biolyse fera probablement faillite, mais elle subira aussi d'autres préjudices. Par exemple, son stock de matière première en vue de la fabrication de son produit se gâtera. De plus, Biolyse a déjà produit du paclitaxel, et si on l'empêche de le vendre, ce stock aura une durée de conservation réduite et finira par devenir périmé.

[20]            La réputation de Biolyse sur le marché pharmaceutique sera également entachée, ce qui nuira aux ventes qu'elle pourrait faire à des clients potentiels. De précieux contrats qui sont en cours, comme celui qu'elle a conclu avec Health Pro, seront mis en péril et probablement annulés. À mon sens, cela constitue un préjudice irréparable.

[21]            En outre, si le sursis n'est pas accordé et que Biolyse doit cesser ses activités, elle ne pourra rembourser ses créanciers et les investisseurs. Biolyse compte sur les recettes à venir pour acquitter ces dettes.

[22]            BMS fait valoir qu'il a été clairement établi, par le contre-interrogatoire de Mme Kiecken, présidente de Biolyse, que BMS vend son produit à un prix sensiblement plus élevé et que sa phase de démarrage est terminée depuis longtemps. Elle allègue que, pour cette raison, les économies d'échelle et l'expérience font que le préjudice subi par BMS sera probablement plus grand que celui de Biolyse. En outre, BMS plaide qu'elle a déjà dû baisser son prix pour soutenir la concurrence avec Biolyse. Du fait que ces allégations ne sont pas appuyées par un affidavit, je leur accorde une valeur probante faible par rapport à la preuve par affidavit présentée par Biolyse.


[23]            Manifestement, les conséquences financières pour Biolyse et les conséquences sur le marché seront fatales à l'existence de la société. Si le sursis d'exécution du jugement prononcé par le juge Blanchard n'est pas accordé, l'appel ne sera probablement d'aucune utilité parce que Biolyse n'aura pas les moyens financiers de le continuer. L'annulation de l'ADC causera un préjudice irréparable à Biolyse et mettra son existence en péril.

PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS

[24]            Le critère de la prépondérance des inconvénients a été exposé dans l'arrêt Procureur général du Manitoba c. Metropolitan Stores (MTS), [1987] 1 R.C.S. 110, au paragraphe 35 :

Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.


[25]            En l'espèce, après avoir comparé le préjudice irréparable allégué de Biolyse avec les pertes alléguées de BMS, qui n'étaient pas appuyées sur une preuve, je conclus que Biolyse subira indubitablement un préjudice plus grand du fait du refus de la requête en sursis, jusqu'à ce que la Cour d'appel rende son arrêt. La prépondérance des inconvénients est manifestement en faveur du maintien de la situation qui existait avant la décision du juge Blanchard, de manière à donner à Biolyse la chance de poursuivre ses activités. Les conséquences découlant de la décision prononcée contre le ministre sont trop importantes pour qu'on puisse les ignorer. En outre, il ne serait pas dans l'intérêt public de permettre qu'une petite entreprise qui a développé un produit novateur et meilleur marché cesse ses activités.

[26]            Enfin, compte tenu de la situation factuelle et des préoccupations immédiates dont il faut s'occuper rapidement pour que le sursis d'exécution et l'appel soient efficaces, j'ai demandé à Biolyse de déposer une requête en vue d'une instruction accélérée.

                             ORDONNANCE MODIFIÉE

LA COUR ORDONNE :

1.         Sous réserve que :

Biolyse signe un engagement « de se conformer à toute ordonnance pouvant être prononcée par cette Cour relativement à des dommages-intérêts dans l'éventualité où celle-ci conclurait que la [demanderesse] a, à cause de la présente ordonnance [octroyant le sursis d'exécution] subi des dommages dont elle devrait être indemnisée par la [défenderesse] » [voir l'arrêt Algonquin Mercantile Corp. c. Dart Industries Canada Ltd. et al. (1987), 16 C.P.R. (3d) 193 (C.A.F.), page 199];


Biolyse présente un avis d'appel dans un délai de cinq jours à compter de la présente ordonnance;

Biolyse présente une requête en vue de l'instruction accélérée de l'appel;

            le sursis d'exécution est accordé, jusqu'à ce que soit tranché l'appel interjeté contre la décision du juge Blanchard.

2.         Chaque partie paiera ses propres dépens.

                                                                                     « Simon Noël »         

                                                                                                     Juge                 

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1898-01

INTITULÉ :                                       BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY

et BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.

c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et BIOLYSE PHARMA CORPORATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE : 12 décembre 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :                      20 décembre 2002

COMPARUTIONS :

M. Anthony G. Creber                                      POUR LES DEMANDERESSES

M. Patrick Smith

M. Douglas N. Deeth                                                    POUR LA DÉFENDERESSE,

Biolyse Pharma Corporation

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling, Lafleur, Henderson                             POUR LES DEMANDERESSES

Ottawa (Ontario)

Deeth, Williams Wall                                         POUR LA DÉFENDERESSE,

Toronto (Ontario)                                                          Biolyse Pharma Corporation

M. Morris Rosenberg                                                    POUR LE DÉFENDEUR,

Sous-procureur général du Canada                                Le procureur général du Canada

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