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Date : 20021112

Dossier : T-1488-94

Référence neutre: 2002 CFPI 1170

Toronto (Ontario), le mardi 12 novembre 2002

En présence de M. Roger R. Lafrenière, protonotaire

ENTRE :

                                                                 ERNEST GUITARE

                                                                                                                                                      demandeur

                                                                              - et -

                                     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                                   défenderesse

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                 Le 10 février 1994, Ernest Guitare (Guitare) a été brutalement agressé par un autre détenu alors qu'il occupait sa cellule dans l'unité d'isolement de l'établissement de Millhaven (Millhaven). Guitare introduit la présente action contre la Couronne afin d'obtenir réparation pour les blessures qu'il a subies durant l'agression. Il affirme que les agents correctionnels affectés à l'unité ce jour-là ont négligé d'assurer sa sécurité et de venir promptement à son secours.

[2]                 La Couronne nie que les agents aient commis une faute et maintient qu'une prudence raisonnable a été exercée lors de l'incident. La Couronne affirme que les blessures subies par Guitare sont le résultat de l'acte autonome d'une tierce personne et que, en tout état de cause, Guitare devrait, en partie du moins, être tenu pour responsable de ses blessures parce qu'il est l'instigateur de l'agression.

[3]                 Guitare et cinq agents correctionnels ont témoigné au procès. Plusieurs documents ont été admis comme preuve, par consentement; cependant, les parties se sont réservé le droit de contre-interroger les témoins sur leur contenu. À la requête de la Couronne, les agents correctionnels qui ont été appelés à témoigner sont désignés dans les présents motifs par leurs initiales afin de les protéger contre d'éventuelles représailles de la part des détenus.

Rappel des faits


[4]                 Depuis 1985, Guitare purgeait une peine globale d'environ 23 ans pour des douzaines de condamnations criminelles, notamment introductions par effraction, vols à main armée et agressions. Il a été incarcéré dans plusieurs pénitenciers, notamment celui de Millhaven, avant d'être mis en liberté conditionnelle en 1992. En mars 1993, il a été arrêté pour violation des conditions de sa liberté conditionnelle et fut retourné à Millhaven pour qu'il achève sa peine. Guitare a d'abord été intégré dans la population carcérale générale, mais, en juin 1993, il a été transféré à une unité d'isolement préventif, appelée 2-G, après avoir été accusé d'agression sexuelle sur son compagnon de cellule.

[5]                 Guitare fut éventuellement lavé de l'accusation d'agression sexuelle, mais, pour sa propre sécurité, il est resté dans l'unité d'isolement préventif. La triste réalité, c'est que, une fois qu'un détenu est étiqueté de délinquant sexuel ou, dans le jargon carcéral, de « canaille » , il ne peut plus jamais se sentir en sécurité dans le pénitencier. Par conséquent, des mesures spéciales doivent être prises par les autorités carcérales pour empêcher les représailles d'autres détenus. L'isolement préventif s'est révélé la seule solution pour Guitare, étant donné que sa réintégration dans la population carcérale générale était trop risquée.

[6]                 L'unité 2-G est une rangée ouverte, qui compte environ 15 cellules de chaque côté sur deux niveaux. Chaque détenu demeure confiné dans une cellule de huit pieds sur dix. Tout mouvement est en permanence surveillé par deux agents correctionnels depuis un poste de surveillance vitré. Ce poste de surveillance, appelé « bulle » , se trouvait à une extrémité de la rangée. Les agents correctionnels qui travaillent à la périphérie de la rangée ne sont pas armés; cependant, ils ont accès à des massues et des matraques en cas de désordres.


[7]                 Pour minimiser la possibilité d'une interaction physique des détenus, l'unité a établi une politique selon laquelle un seul détenu à la fois est autorisé à se déplacer le long de la rangée, tous les autres devant rester verrouillés dans leurs cellules. Plusieurs témoins de la défense ont fait état d'exceptions à la politique de l'unité, en particulier l'exception qui concerne le nettoyeur de la rangée. Le nettoyeur est un détenu dont les fonctions consistent à servir les repas, à s'occuper du lavage et à faire un nettoyage général. Il occupe un poste de confiance et, selon certains agents, on considère généralement que son caractère est compatible avec celui des autres détenus de la rangée. Lorsque le nettoyeur remet le linge à un détenu, il glisse en général le paquet à travers la lucarne de la porte de la cellule qui sert à passer les repas. Si cependant la lucarne est verrouillée, le nettoyeur doit laisser le paquet devant la porte de la cellule du détenu, et retourner à sa propre cellule. Le destinataire peut alors récupérer son paquet à travers un interstice de la porte de sa cellule, entrouverte à distance par l'agent du poste de surveillance.

[8]                 À l'occasion, le nettoyeur est autorisé à rester dans la rangée pendant que d'autres détenus y circulent. Il semble cependant que c'est là une entorse à la politique de l'unité et que cette entorse n'est autorisée que si l'on s'est assuré d'abord, bien que de manière informelle, d'une compatibilité des caractères. L'agent du poste de surveillance a donc le pouvoir de s'écarter de la politique s'il est persuadé qu'il n'y a pas incompatibilité entre le nettoyeur et le détenu. L'agent de service de l'unité peut aussi autoriser la présence de plus d'un détenu dans la rangée après mise en place des précautions nécessaires. Je conclus cependant que, selon la pratique observée dans l'unité 2-G, le nettoyeur doit être verrouillé dans sa cellule avant qu'un autre détenu ne puisse circuler dans la rangée.

  

Faits antérieurs à l'agression

[9]                 Durant l'après-midi du 10 février 1999, l'agent R.B. était de service au poste de surveillance. Un détenu nommé Gray était le nettoyeur. L'agent R.B. ne connaissait pas très bien Gray. Il n'avait pas une idée précise de la compatibilité d'humeur de Gray avec les autres détenus, ni ne connaissait d'ailleurs sa propension de longue date à l'agressivité. Gray se tenait dans le couloir et parlait à un détenu dont la cellule se trouvait de l'autre côté de celle de Guitare. Guitare ne pouvait entendre que des bribes de leur conversation; mais, à un certain moment, il a cru entendre Gray employer l'expression « canaille » . Convaincu que Gray parlait de lui, Guitare appela Gray à sa cellule et lui dit : « Es-tu en train de parler de moi? » Gray s'est semble-t-il irrité de la question et une vive empoignade éclata rapidement.

[10]            Puisque Gray n'a pas été appelé à témoigner, le seul compte rendu direct de ce qui s'est dit entre les deux est venu de Guitare. Gray, qui est de race noire, aurait déclaré plus tard qu'il avait été provoqué par Guitare, peut-être à l'occasion d'une remarque raciste que celui-ci aurait faite. Guitare nie l'accusation et affirme que c'est Gray qui est à l'origine de l'altercation. En contre-interrogatoire, Guitare a cependant admis qu'il avait peut-être employé, dans le feu de la querelle, une insulte raciste. La dispute dégénéra rapidement en une surenchère d'éclats de voix, les deux parties jurant et s'insultant. Guitare, se considérant, dans la sécurité de sa cellule, à l'abri d'une agression, se sentait sans aucun doute en position d'aiguillonner Gray. En quelques secondes, Gray devint si enragé qu'il menaça de faire ouvrir la porte de la cellule de Guitare et de le tuer.


[11]            Gray tenta immédiatement de mettre sa menace à exécution. Il se rua dans la salle de lavage et, usant d'un stratagème, il mit deux ou trois couvertures dans un sac, qu'il plaça devant la porte de la cellule de Guitare. Il héla ensuite l'agent R.B. pour qu'il ouvre la porte de Guitare afin que celui-ci puisse prendre son linge. Selon l'agent R.B., Gray connaissait la « technique » employée pour la remise du linge. Gray prit le chemin de sa cellule et y entra. L'agent R.B. verrouilla la porte de la cellule de Gray, ou du moins c'est ce qu'il croyait avoir fait, puis il entreprit d'entrouvrir la porte de la cellule de Guitare. L'agent R.B. a admis avec franchise, en contre-interrogatoire, qu'il ne pouvait confirmer s'il avait effectivement verrouillé la porte de Gray avant d'ouvrir celle de Guitare. À l'évidence, la porte de Gray n'avait pas été verrouillée, puisque Gray a réussi à ouvrir sa porte d'une poussée pour revenir en trombe dans la rangée. En l'absence d'une autre explication, je suis d'avis que l'agent R.B. a négligé de bien fermer la porte de la cellule de Gray et qu'il a prématurément ouvert celle de Guitare, en contravention de la politique de l'unité, mettant ainsi Guitare en danger.


[12]            Après être sorti de sa cellule, Gray s'est dirigé en courant vers la cellule de Guitare, a tiré Guitare vers la rangée et s'est mis à le battre et à le frapper. L'agent R.B. était témoin de l'agression, mais il ne pouvait guère intervenir puisqu'il lui était impossible de laisser son poste sans surveillance. Il s'est immédiatement servi de l'interphone pour ordonner à Gray et Guitare de cesser leur bagarre et de retourner dans leurs cellules. Puis il a appelé son surveillant pour l'informer de la situation, ainsi que l'agent R.C. pour obtenir de l'aide. En quelques secondes, les agents R.C. et K.B. sont arrivés aux deux extrémités de la rangée. Les deux agents se sont rendu compte qu'ils ne pouvaient en toute sécurité s'aventurer dans la rangée sans des renforts. Tous deux lançaient des ordres directs aux deux détenus pour qu'ils cessent de se battre, mais sans résultat. Le directeur de l'unité, l'agent D.C., a reconnu avec les agents qu'il était trop dangereux de s'aventurer dans la rangée, ajoutant que la sécurité du personnel était une priorité très élevée.

[13]            Aux dires de tous, tout ce que pouvait faire Guitare, c'était de se protéger contre les coups que lui assénait Gray, beaucoup plus gros et plus fort que lui. Il fut plaqué au sol et roué de coups par Gray pendant environ deux à trois minutes. Gray s'est finalement fatigué, et les deux détenus sont retournés dans leurs cellules sans que les agents n'interviennent physiquement.

[14]            Dans les heures qui ont suivi, Guitare a été examiné par un médecin et traité pour des lacérations au visage, des contusions à l'épaule droite et une dent cassée. Il a passé la nuit dans l'hôpital de la prison, pour observation. Guitare s'est remis rapidement de ses blessures; cependant, au cours des six mois suivants, il a eu plusieurs maux de tête, qu'il attribue à l'agression. Guitare a plus tard refusé, par crainte de représailles, de coopérer dans l'enquête relative à l'agression. Quant à Gray, il a été, après enquête disciplinaire, reconnu coupable d'agression sur un autre détenu.


Analyse et conclusions

[15]            Il est bien établi en droit que, pour obtenir réparation à la suite d'une faute, un demandeur doit prouver l'existence d'une obligation, un manquement à cette obligation, un préjudice, et un lien de causalité entre le manquement et le préjudice. La Couronne admet que le personnel carcéral a une obligation de prudence envers les détenus dont il a la garde ou la surveillance et qu'il doit les protéger des autres détenus. Cette obligation de prudence variera selon le risque auquel est exposé le détenu.

[16]            En raison de sa réputation de prédateur sexuel, Guitare était exposé à un risque élevé d'agression immédiate de la part d'autres détenus. Ce risque était reconnu par les autorités carcérales et avait entraîné son placement non sollicité en isolement préventif. Il incombait donc aux agents correctionnels de l'unité d'isolement de surveiller avec un soin particulier les déplacements de Guitare et de réduire au minimum les possibilités de représailles de la part d'autres détenus.


[17]            Puisque l'agent R.B. n'avait aucun renseignement indiquant le contraire, il aurait dû automatiquement considérer Gray comme une menace possible pour Guitare. Quoi qu'il en soit, l'agent R.B. voulait manifestement verrouiller Gray dans sa cellule avant d'ouvrir la porte pour Guitare, en conformité avec la politique de l'unité. Comme je l'ai dit plus haut, je suis d'avis que l'agent R.B. a négligé de verrouiller la porte de Gray avant d'entrouvrir celle de Guitare. L'erreur semble n'avoir été rien d'autre qu'une étourderie. La liberté de mouvement que s'est attribuée Gray, puis l'agression commise par lui contre Guitare, étaient cependant des conséquences directes et prévisibles de la faute de l'agent R.B., qui n'a pas strictement appliqué les mesures de sécurité conçues pour protéger les détenus l'un contre l'autre.

[18]            Guitare affirme que les agents défendeurs ont commis une faute parce qu'ils ne sont pas intervenus rapidement pour faire cesser l'agression. Or, les procédures de l'établissement interdisaient aux deux agents correctionnels qui avaient répondu à l'appel à l'aide de retenir de force les deux détenus jusqu'à l'arrivée d'un nombre suffisants d'agents de renfort. Le déploiement d'un renfort aurait très bien pu réduire l'étendue des blessures subies par Guitare; cependant, lorsqu'ils ont affaire à des détenus agités, les agents correctionnels ne doivent pas être forcés de s'exposer indûment au danger. Ici, les agents ont estimé que la vie de Guitare n'était pas menacée et que des avertissements oraux suffisaient pour que cesse la bagarre. Il convient de déférer au jugement exercé par les agents dans un environnement aussi imprévisible. Je suis désolé de ce qui est arrivé à Guitare, mais je suis d'avis que la réaction des agents à l'incident était raisonnable, eu égard aux circonstances.


[19]            S'agissant de la part de responsabilité de la victime, il est vrai que, si Guitare n'avait pas lancé un défi à Gray, l'agression n'aurait sans doute pas eu lieu. Il faut alors se demander si la propre conduite imprudente ou provocatrice de Guitare a été un facteur accessoire. En règle générale, une partie n'a pas l'obligation de se montrer prudente ou de prendre des précautions pour se soustraire au préjudice intentionnel d'un tiers. La règle ne s'applique sans doute pas cependant lorsque la victime provoque ou a contribué à provoquer le délit intentionnel. Le principe à la base de la défense de provocation est que, parce que la victime est à l'origine du comportement préjudiciable, elle ne devrait pas pouvoir obtenir réparation.

[20]            La provocation, comme la complicité, est une défense positive. La Couronne avait la charge de la preuve, mais elle n'a pas établi que Guitare avait provoqué, ou contribué à provoquer, l'agression. Puisque Gray n'a pas été appelé à témoigner, la Cour doit se contenter de la version des événements donnée par Guitare. Eu égard au témoignage non contredit de Guitare, Gray pourrait facilement être considéré comme l'instigateur de l'incident. Le commentaire sarcastique de Gray, proféré à portée d'oreille de Guitare, visait probablement à déclencher une réaction. Guitare ne peut être blâmé d'avoir énergiquement défendu son honneur, d'autant qu'il croyait avec raison être à l'abri de toute atteinte, derrière les barreaux d'acier de sa porte de cellule. À mon avis, ce sont uniquement les actes de l'agent R.B. qui ont exposé Guitare à un préjudice.

Dommages


[21]            Il n'est pas contesté que, à cause de l'agression, Guitare a subi des contusions et des lacérations et qu'il a perdu une dent. Il semblerait que Guitare a aussi eu des maux de tête à répétition pendant environ six mois après l'agression. Il n'est pas établi cependant que les blessures subies par Guitare ont eu un effet notable ou durable sur son aptitude à exercer ses activités quotidiennes. Eu égard à l'éventail des dommages-intérêts accordés dans des cas semblables, j'évaluerais à 5 000 $ les dommages généraux de Guitare pour douleurs et souffrance liées à ses blessures.

                                                                        JUGEMENT

1.                    La Cour condamne la défenderesse à payer au demandeur des dommages-intérêts généraux de 5 000 $.

2.                    Si elles ne peuvent s'entendre, les parties pourront présenter des conclusions écrites sur l'intérêt avant jugement et sur les dépens, dans un délai de 15 jours après la date de ce jugement.

  

                                                                                                                                  « Roger R. Lafrenière »          

                                                                                                                                                    Protonotaire                   

    

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                                                                                                                                       

                                                                                                                                           Date : 20021112

                                                         Dossier : T-1488-94

ENTRE :

ERNEST GUITARE

                                                                                                                                                     demandeur

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF

DU CANADA

                                                                                                                                               défenderesse

                                                                                  

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT

                                                                                  

  

                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                            Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                             T-1488-94

INTITULÉ :                                            ERNEST GUITARE

                                                                                                                                                      demandeur

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                                   défenderesse

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE LUNDI 16 JUILLET 2001

LIEU DE L'AUDIENCE :                    KINGSTON (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                  LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :                         LE MARDI 12 NOVEMBRE 2002

COMPARUTIONS :                                       M. Chad T. Carter

pour le demandeur

M. Douglas R. Haunts

pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      RACIOPPO, ZUBER, COETZEE, DIONNE

Avocats

574, rue Princess, bureau 201

Kingston (Ontario)

K7L 1C9

pour le demandeur

DOUGLAS R. HAUNTS

Avocat

178, rue Ontario, bureau 203

C.P. 1898

Kingston (Ontario)

K7L 5J7

pour la défenderesse

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