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Date : 20030416

Dossier : IMM-4823-01

Référence neutre : 2003 CFPI 447

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2003

En présence de Monsieur le juge Blais        

ENTRE :

                                                                        PIAO CHEN

                                                                                                                                                     demandeur

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration visant une décision datée du 31 août 2001 par laquelle l'agente d'immigration P. Phinn [l'agente d'immigration] a rejeté la demande présentée par Piao Chen [le demandeur] en vue d'obtenir un visa d'immigrant sans avoir à quitter le Canada, pour des considérations humanitaires. Le demandeur sollicite l'annulation de la décision et le renvoi de l'affaire au ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) pour qu'un agent d'immigration différent rende une nouvelle décision.


FAITS

[2]                 Le demandeur est un citoyen de la Chine âgé de 76 ans. En 1995, il est arrivé au Canada avec feu son épouse pour rendre visite à leur fille. Il s'agit de la troisième ou de la quatrième demande (cela ne ressort pas clairement des faits ni de la documentation) pour considérations humanitaires du demandeur, toutes les précédentes ayant également été rejetées.

[3]                 Le 5 mai 1999, l'agente d'immigration a fait passer une entrevue au demandeur et elle lui a accordé plus d'un an pour présenter de nouveaux éléments de preuve avant qu'elle n'examine la situation et qu'elle ne rende une décision finale le 31 août 2001.

[4]                 En 1959, le demandeur et son épouse ont confié leur fille, Ling Ling Huang, aux soins d'un oncle et d'une tante de celle-ci alors qu'elle n'était encore qu'un bébé.

[5]                 En 1961, l'oncle et la tante ont déménagé de Tianjin à Hong Kong, amenant avec eux la fille du demandeur. Pour pouvoir déménager à Hong Kong avec la petite fille, l'oncle et la tante devaient présenter aux autorités un document démontrant qu'ils l'avaient adoptée. Le demandeur et son épouse ont par conséquent signé un document attestant qu'ils avaient remis leur fille à sa tante.

[6]                 En 1975, l'oncle et la tante ont émigré au Canada, accompagnés par Mme Huang en tant que leur propre fille.

[7]                 Selon les dossiers d'immigration du Canada, Mme Huang a obtenu le droit d'établissement au Canada à titre de fille à charge de ses oncle et tante, non à titre de fille adoptive.

[8]                 Pour divers motifs, le demandeur et son épouse n'ont jamais repris leur fille avec eux, et ce n'est qu'en 1993 qu'ils ont de nouveau été réunis. Depuis leur réunification, le demandeur vit avec sa fille, qui lui prodigue tous les soins nécessaires.

DÉCISION RELATIVE AUX CONSIDÉRATIONS HUMANITAIRES

[9]                 L'agente d'immigration a conclu que la fille du demandeur n'était pas un répondant admissible. Elle n'était pas non plus convaincue qu'une relation parent-enfant ait jamais été entretenue entre Mme Huang et ses parents naturels. L'agente d'immigration a déclaré que le demandeur ne l'avait pas convaincue du fait qu'il serait confronté à des difficultés excessives s'il devait retourner en Chine, ni qu'il avait réussi à s'installer au Canada.


QUESTIONS EN LITIGE

[10]            1.    L'agente d'immigration a-t-elle appliqué le critère qui convient aux demandes fondées sur des considérations humanitaires?

2.       L'agente d'immigration a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en refusant que la fille de sang du demandeur parraine la demande de ce dernier?

ANALYSE

Norme de contrôle judiciaire

[11]            En vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, le ministre est autorisé à dispenser des personnes de l'application de règlements pris en vertu du paragraphe 114(1) ou à faciliter de toute autre manière leur admission au Canada, lorsqu'il estime cela souhaitable pour des raisons d'ordre humanitaire. Le processus a un net caractère discrétionnaire, de sorte que le demandeur a le fardeau de démontrer à l'agent d'immigration l'existence de raisons d'ordre humanitaire suffisantes pour qu'une recommandation favorable soit justifiée.


[12]            La norme de contrôle judiciaire applicable à la décision d'un agent d'immigration prise en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration et de l'article 2.1 du Règlement sur l'immigration de 1978 est celle de la décision raisonnable simpliciter. Selon cette norme de contrôle, une décision devrait être annulée si elle est déraisonnable, c'est-à-dire si elle ne s'appuie pas sur des motifs pouvant résister à un examen assez approfondi. Se reporter à cet égard à Kim c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. n ° 43 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 11 et 12 des motifs du juge Dawson, ainsi qu'à Baker c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 62 et 63.

L'agente d'immigration a-t-elle appliqué le critère qui convient aux demandes fondées sur des considérations humanitaires?

[13]            L'article 6.1 du chapitre IP5 du Guide de l'immigration (mai 1999) prévoit ce qui suit :

Il incombe au demandeur de convaincre l'agent que, vu sa situation, l'obligation, dont il demande d'être dispensé, d'obtenir un visa hors du Canada lui causerait des difficultés (i) inhabituelles et injustifiées ou (ii) excessives.

[14]            À la lecture de la décision du 31 août 2001 de l'agente d'immigration, il est clair que celle-ci a appliqué à l'égard des faits le critère du caractère raisonnable simpliciter. Après avoir établi que le demandeur avait toujours un frère en Chine, qu'il y possédait encore un appartement et qu'il y serait admissible à une pension, l'agente d'immigration a conclu qu'il ne subirait pas des difficultés inhabituelles ou excessives.


[15]            Je partage l'avis du défendeur selon lequel le critère juridique énoncé dans la décision de la Section d'appel de l'immigration Chirwa c. Canada (1969) Affaires d'immigration en appel, vol. 4, p. 338 et proposé par le demandeur comme s'appliquant aux demandes pour considérations humanitaires n'est pas « [traduction] la seule définition donnée par les tribunaux » (se reporter à la page 32 du dossier de la demande du demandeur). Il devrait plutôt être pris en compte de pair avec l'énoncé du Guide de l'immigration.

[16]            Par conséquent, l'agente d'immigration n'a pas commis d'erreur à l'égard de cette question.

L'agente d'immigration a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en refusant que la fille de sang du demandeur parraine la demande de ce dernier?

[17]            Avant d'examiner les prétentions des parties, j'aimerais d'abord présenter le cadre législatif applicable à une demande d'établissement au Canada parrainée par un parent.

[18]            L'alinéa 3c) de la Loi sur l'immigration prévoit comme objectif en matière d'immigration « de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger » . Dans la nouvelle Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés de 2001, l'alinéa 3(1)d) prévoit comme objectif connexe de « veiller à la réunification des familles au Canada » .

[19]            Dans le nouveau Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés de 2001, on définit à l'article 2 un « membre de la parenté » comme étant une « [p]ersonne unie à l'intéressé par les liens du sang ou de l'adoption » .


[20]            Selon le paragraphe 2(1) du Règlement sur l'immigration, « parent » désigne, à l'égard d'un répondant, notamment « son père ou sa mère » . Pour sa part, l'expression « père » désigne,

« a)         par rapport à une personne qui n'a pas été adoptée, l'homme duquel cette personne est issue, et

b)            par rapport à une personne qui a été adoptée, l'homme qui l'a adoptée. »

[21]            Dans Immigration Law and Practice (Markham : Butterworths Canada Inc. 1994), Waldman émet le commentaire suivant au sujet de cette définition : [traduction] Cette définition a pour effet d'empêcher une personne de parrainer son père naturel si elle a été adoptée » .

[22]            Compte tenu de ce qui précède, je vais maintenant examiner l'argument du demandeur selon lequel l'agente d'immigration a tiré une conclusion de fait manifestement déraisonnable en affirmant qu'une relation parent-enfant n'avait jamais été entretenue entre le demandeur et sa fille. Le défendeur soutient pour sa part que la véritable conclusion de l'agente d'immigration c'était qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve quant au fait qu'une telle relation ait jamais été entretenue tout au long de ces décennies.


[23]            Je suis d'accord avec la prétention du défendeur selon laquelle il n'y a eu absolument aucun lien entre le demandeur et sa fille jusqu'à ce que celle-ci ait atteint l'âge de 39 ans. Il n'y a aucune preuve quant au fait qu'une relation ait été entretenue jusqu'au moment de leur réunification en 1993. Il y a toutefois une preuve d'importance sur une relation parent-enfant bien entretenue par la suite.

[24]            Les dossiers d'immigration révèlent que Mme Huang a obtenu le droit d'établissement au Canada en tant qu'enfant à charge de ses oncle et tante. On peut présumer que ces documents attestent la validité de l'adoption. Peu importe ce fait ainsi que les motifs pour lesquels le demandeur et sa fille n'ont pas communiqué entre eux pendant près de quarante ans, le fait demeure que ce dernier est le père biologique de Mme Huang et que tous deux désirent maintenant être de nouveau ensemble. Il y a au dossier les résultats d'un test de paternité par empreintes génétiques qui confirment à 99,97 % que le demandeur est bien le père biologique de Mme Huang, ainsi qu'une preuve abondante montrant que celle-ci désire véritablement prendre soin de son père nouvellement trouvé.

[25]            Je comprends que la loi donne une définition de l'expression « père » pour faire obstacle aux fraudes éventuelles. Je crois toutefois qu'en l'espèce, l'existence d'un véritable désir de réunification avec un parent biologique et l'évolution de la relation des deux intéressés depuis cette réunification sont sources de considérations humanitaires que l'agente d'immigration aurait dû prendre en compte plus sérieusement. À mon avis, notre société a maintenant plus d'ouverture face à des situations familiales diverses et, de nos jours, il est très possible pour une personne d'avoir deux pères, l'un adoptif et l'autre biologique.

[26]            Dans le cadre d'une demande fondée sur des considérations humanitaires, l'agente d'immigration dispose de pouvoirs discrétionnaires étendus et, à moins que la décision soit déraisonnable, la Cour ne devrait pas intervenir. Pour ce qui est de l'application de la loi, l'agente d'immigration avait clairement raison en l'espèce. En regard des faits et des documents au dossier, toutefois, j'estime que sa décision a été tirée de façon abusive et arbitraire.

[27]            À mon avis, il est possible d'interpréter les objectifs en matière d'immigration et la nouvelle définition de « membre de la parenté » dans les dispositions législatives d'une manière n'empêchant pas une personne de parrainer ses père ou mère biologique même si elle a déjà un parent adoptif. Je suis d'avis que les faits d'espèce requièrent qu'on fasse preuve d'indulgence dans l'application des règles de l'immigration, en vue de réaliser les objectifs visés en la matière.

[28]            Le défendeur admet qu'on est en présence d'une situation qui force la sympathie, tout en déclarant qu'on ne saurait accueillir une demande pour ce motif. Quoi qu'il en soit, j'estime qu'il y a au dossier assez d'éléments de preuve démontrant l'existence d'une relation parent-enfant suffisante pour qu'on conclue que l'agente d'immigration a tiré une conclusion de fait arbitraire ayant entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Pour ce motif et compte tenu de mon interprétation des objectifs et règles en matière d'interprétation, la décision sous examen était déraisonnable.


                                                                     ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

-          La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

-          La décision du 31 août 2001 de l'agente d'immigration est annulée et l'affaire est renvoyée à un agent d'immigration différent pour qu'il statue en tenant compte des présents motifs.

-            Aucune question n'est certifiée.

                    « Pierre Blais »                     

                              Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            IMM-4823-01

INTITULÉ :                                           Piao Chen c. MCI

DATE DE L'AUDIENCE :                 Le 14 novembre 2002

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                         Le juge Blais

DATE DES MOTIFS DE

L'ORDONNANCE ET DE

L'ORDONNANCE :                          Le 16 avril 2003

COMPARUTIONS :

Mme Inna Kogan                                                                             Pour le demandeur

M. Stephen Jarvis                                                                           Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Cecil Rotenberg, c.r.                                                               Pour le demandeur

Avocats

255, chemin Duncan Mill

Bureau 808

Don Mills (Ontario)

M3B 3H9

Morris Rosenberg                                                                          Pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

130, rue King Ouest

Bureau 3400, C.P. 36

Toronto (Ontario)

M5X 1K6

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