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     Date: 19980122

     Dossier: IMM-1236-97

ENTRE

     CAROL SHALINI D'MELLO et

GABRIELLE QUEENIE D'MELLO,


requérantes,


et


LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,


intimé.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

[1]      Les présents motifs découlent d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu que les requérantes n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration1. La décision de la SSR est datée du 10 mars 1997.

[2]      Carol Shalini D'Mello (la requérante principale) est née en Inde en 1966. Elle est citoyenne de ce pays. Gabrielle Queenie D'Mello (la requérante mineure) est la fille de la requérante principale. La requérante principale a connu la violence familiale pendant son enfance. Lorsqu'elle avait neuf ans, ses parents se sont séparés. Par la suite, elle a vécu avec son père et ses deux frères. Lorsqu'elle avait 16 ans, elle s'est installée à Dubai, dans les Émirats arabes unis, où sa mère habitait. Elle est très instruite et ses antécédents professionnels à Dubai sont impressionnants.

[3]      En 1989, la requérante principale s'est mariée. La cérémonie nuptiale a eu lieu en Inde. Son mari était également citoyen indien. La requérante et son mari ont habité à Dubai, où la requérante mineure est née. Après la naissance de l'enfant, le mari a commis des actes de violence à l'endroit de la mère et de l'enfant. En 1995, il les a gravement battues. Cette année-là, les requérantes se sont enfuies au Canada et ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention du fait de leur appartenance à des groupes sociaux, soit celui des femmes victimes de violence dans le cas de la requérante principale et celui des membres de la famille d'une femme victime de violence dans le cas de la requérante mineure. Les revendications ont été faites par rapport à l'Inde, qui était le pays de nationalité des requérantes, et ce, même si le mari de la requérante principale habitait encore aux Émirats arabes unis.

[4]      En ce qui concerne la preuve que la requérante principale a présentée au sujet du fait qu'elle craignait d'être persécutée si elle était obligée de retourner en Inde, la SSR a dit ceci :

         [TRADUCTION]                 
         La société indienne ne lui ferait pas bon accueil parce qu'elle est célibataire. Sa situation serait encore pire avec sa fille en bas âge étant donné que la collectivité la considérerait avec dédain. La demandeure a en outre témoigné qu'elle ne pourrait pas obtenir un emploi. Sa fille souffrirait également. Fondamentalement, la demandeure a dit que les commodités et le confort dont elle jouit à l'heure actuelle lui seraient refusés si elle retournait en Inde. En outre, le mari de la demandeure, qui s'occupait de politique, a des relations en Inde et la suivrait à cause de sa fille. Il amènerait sa fille avec lui. La demandeure a dit que son mari ferait également du mal à sa fille ou qu'il la tuerait et qu'elle ne pourrait pas obtenir la protection de la police.                 

[5]      Après avoir brièvement analysé les allégations des requérantes, la SSR a conclu ceci :

         [TRADUCTION]                 
         Il doit y avoir un grand nombre de femmes célibataires qui ont des enfants en Inde et, en l'absence d'une preuve évidente, nous ne pouvons pas supposer que la demandeure, en sa qualité de célibataire, fera face à une possibilité sérieuse de persécution et qu'elle ne pourra pas se réclamer de la protection de l'État si elle retourne en Inde. La revendication de l'enfant est également rejetée compte tenu de la conclusion tirée à l'encontre de la demandeure. On ferait ici encore une conjecture si l'on concluait que le mari de la demandeure s'emparerait illégalement de l'enfant, qui est sous la garde de la mère, et qu'aucun recours ne pourrait être exercé à cet égard.                 
[6]      La SSR a conclu qu'un seul élément du témoignage de la requérante principale n'était pas crédible et que le témoignage que cette dernière avait présenté au sujet de la violence dont elle avait été victime entre les mains de son mari à Dubai était crédible, mais elle n'a pas fait d'autres remarques au sujet de la crédibilité de son témoignage. Dans ces conditions, je puis uniquement conclure que la SSR n'avait pas réserves à faire au sujet de la crédibilité du reste du témoignage de la requérante principale. De même, la SSR n'a fait que reconnaître que la requérante principale avait cité un témoin indépendant, associé à la South Asia Family Support Organisation au Canada, qui avait observé les requérantes pendant qu'elles suivaient des courts offerts par l'organisation. Aucune analyse de la déposition du témoin indépendant n'est effectuée. Aucune indication n'est donnée au sujet de l'importance qui est accordée le cas échéant au témoignage de cette personne, qui tendait à corroborer les craintes de la requérante principale.
[7]      Par conséquent, étant donné qu'aucune conclusion défavorable n'a été tirée au sujet de la question de savoir si la requérante principale avait raison de craindre d'être persécutée si elle retournait en Inde avec sa fille, comme le témoin indépendant l'a déclaré, il est impossible, en se fondant sur les motifs de la SSR, de déterminer pourquoi cette dernière a tiré une conclusion défavorable au sujet de l'allégation selon laquelle la requérante principale craignait d'être persécutée en Inde, pour le motif qu'il s'agissait d'une simple conjecture. Comme l'a dit la SSR, il n'y avait pas "absence d'une preuve évidente". Il se peut que la SSR ait conclu que la preuve dont elle disposait ne permettait pas d'établir une possibilité raisonnable de persécution. Si telle était en fait la conclusion de la SSR, elle ne figure pas dans les motifs qui ont été prononcés.
[8]      La SSR a de fait examiné la question de la protection fournie par l'État. Voici ce qu'elle a dit :
         [TRADUCTION]                 
         La preuve documentaire montre de fait que la violence familiale est répandue en Inde et que la police n'offre pas la protection qu'elle devrait offrir. Cependant, condamner la sécurité indienne parce qu'elle ne peut pas protéger la demandeure alors que cette dernière ne s'est jamais réclamée de cette protection et que cette protection n'a jamais été assurée serait une pure conjecture. L'Inde est un État démocratique et son système judiciaire est fondé sur la primauté du droit selon le modèle du système juridique anglais.                 
[9]      Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward2, Monsieur le juge Laforest, au nom de la Cour, a dit ceci, aux pages 724-725 :
         En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d'un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l'encontre de l'objet de la protection internationale.                 
         Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit : l'omission du demandeur de s'adresser à l'État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l'État [TRADUCTION] "aurait pu raisonnablement être assurée". En d'autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l'expression "réfugié au sens de la Convention" s'il est objectivement déraisonnable qu'il n'ait pas sollicité la protection de son pays d'origine; autrement, le demandeur n'a pas vraiment à s'adresser à l'État.                 
         Il s'agit donc de savoir comment, en pratique, un demandeur arrive à prouver l'incapacité de l'État de protéger ses ressortissants et le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. [...] en l'absence de pareil aveu [au sujet de l'incapacité de l'État], il faut confirmer d'une façon claire et convaincante l'incapacité de l'État d'assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d'incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l'État ne s'est pas concrétisée. En l'absence d'une "preuve quelconque", la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. [...]                 
[10]      Dans ce cas-ci, bien sûr, certains éléments de preuve tendaient à démontrer que l'État indien ne pouvait ou ne voulait pas protéger les femmes contre la violence familiale, soit la preuve fournie par la requérante principale et par le témoin indépendant. Il ne s'agissait pas de témoignages directs de "personnes qui [étaient] dans une situation semblable à la [situation de la demandeure] et que les dispositions prises par l'État pour les protéger n'ont pas aidées" et il ne s'agissait pas de témoignages au sujet de l'expérience personnelle antérieure de la demandeure relativement au fait que l'État indien ne l'avait pas protégée. Néanmoins, il s'agissait d'une "preuve quelconque". En outre, cette preuve était étayée par une preuve documentaire abondante, comme l'a reconnu la SSR. La SSR semble être allée plus loin que la directive fournie par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ward , lorsqu'elle a conclu ceci : [TRADUCTION] "[...] Cependant, condamner la sécurité indienne parce qu'elle ne peut pas protéger la demandeure alors que cette dernière ne s'est jamais réclamée de cette protection et que cette protection n'a jamais été assurée serait une pure conjecture." Dans le passage précité de l'arrêt Ward , Monsieur le juge Laforest a clairement dit que le demandeur ne devrait pas être obligé de mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace de l'État, mais qu'il devrait simplement être tenu de démontrer cette inefficacité.
[11]      La SSR se fonde sur un extrait de Human Rights Brief, Women in India3, comme faisant autorité à l'égard de la thèse selon laquelle il y a en Inde un mécanisme législatif et procédural dont les femmes victimes de violence familiale peuvent se prévaloir. Cependant, la SSR omet de mentionner les paragraphes qui suivent la citation sur laquelle elle se fonde, où il est question des difficultés auxquelles font face les femmes qui comptent sur ce mécanisme ainsi que de l'inefficacité de ce mécanisme. Ces difficultés ressortent d'autres parties de la preuve documentaire dont disposait la SSR.
[12]      Dans le jugement Penelova c. Canada (Solliciteur général)4, voici ce que j'ai dit :
         En effet, la section du statut a conclu, s'appuyant sur une utilisation sélective de la preuve documentaire concernant la situation dans le pays, que la crainte de la requérante d'être persécutée en Bulgarie n'était pas objectivement fondée. Ce faisant, il semblerait que le tribunal ait mal interprété le motif de la revendication de la requérante et que, par conséquent, il ne se soit appuyé que sur la partie de la preuve documentaire qui ne contenait pas les éléments qui étaient les plus étroitement liés à la crainte de la requérante.                 
[13]      Il serait possible de dire la même chose dans ce cas-ci. La crainte de la requérante principale ne reposait pas sur l'absence de mécanisme législatif et procédural, en Inde, visant à protéger les femmes victimes de violence entre les mains de leur mari ou de représentants de leur mari, mais plutôt sur le fait que la police n'aidait pas ces femmes et sur le fait qu'il était difficile, compte tenu de l'absence de pareille aide, de se prévaloir avec succès du mécanisme législatif et procédural existant de protection établi par l'État indien.
[14]      Cela étant, je conclus que, même s'il lui était raisonnablement loisible de tirer ces conclusions au sujet des allégations des requérantes, et je ne tire aucune conclusion à cet égard, la SSR a commis une erreur susceptible de révision lorsqu'elle est arrivée à ces conclusions en se fondant sur une analyse tout à fait inadéquate de l'ensemble de la preuve dont elle disposait et du droit applicable. Pour les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SSR est annulée et l'affaire est renvoyée à la Commission aux fins d'une nouvelle audience et d'une nouvelle décision par un tribunal composé de membres différents.
[15]      Aucun des deux avocats n'a recommandé la certification d'une question en l'espèce. Aucune question ne sera certifiée.
     "Frederick E. Gibson"
    
     Juge
Toronto (Ontario),
le 22 janvier 1998.
Traduction certifiée conforme
François Blais, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

Avocats et procureurs inscrits au dossier

DOSSIER :      IMM-1236-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      CAROL SHALINI D'MELLO et
     GABRIELLE QUEENIE DMELLO

     et

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :      LE 20 JANVIER 1998

LIEU DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE DU      JUGE GIBSON
     EN DATE DU 22 JANVIER 1998

ONT COMPARU :

     Lorne Waldman

         pour les requérantes

     Kevin Lunney

         pour l'intimé

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Lorne Waldman

     Avocat

     281, avenue Eglinton est

     Toronto (Ontario)

     M4P 1L3

         pour les requérantes

     George Thomson

     Sous-procureur général du Canada

         pour l'intimé

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     Date: 19980122

     Dossier: IMM-1236-97

ENTRE

CAROL SHALINI D'MELLO et

GABRIELLE QUEENIE D'MELLO,


requérantes,

ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     intimé.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. I-2.

2      [1993] 2 R.C.S. 689.

3      Direction des recherches, DGDIR, Ottawa, Canada, octobre 1995, pp. 39-40.

4      [1994] A.C.F. no 1722.

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