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Date : 20031113

Dossier : IMM-8572-03

Référence : 2003 CF 1341

ENTRE :

                                                      JULIO ROMERO MARTINEZ

                                                                                                                                           demandeur

                                                                           -et-

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

SUR REQUÊTE DU DEMANDEUR POUR SURSEOIR

À L'EXÉCUTION D'UNE MESURE DE RENVOI

LA JUGE SIMPSON

[1]                Le demandeur a fait une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire d'une décision d'un agent de renvoi datée du 28 octobre 2003 (la décision). Dans cette décision, l'agent a refusé de reporter le renvoi du demandeur, qui avait été prévu pour le 15 novembre 2003. Dans ce contexte, le demandeur a demandé le sursis à l'exécution de la mesure de renvoi contre lui en attendant une décision concernant sa demande de contrôle judiciaire et sa demande d'établissement présentée au Canada pour des considérations humanitaires (la demande CH).

[2]                Une ordonnance accordant le sursis a été rendue le 12 novembre 2003. Voici les motifs au soutien de cette ordonnance.

Les faits

[3]                Le demandeur, un citoyen de la République dominicaine, a déposé une demande de statut de réfugié à son arrivée au Canada en juin 2001. Sa demande a été rejetée pour des raisons de crédibilité le 26 juillet 2002, et aucun contrôle judiciaire n'a été demandé.

[4]                Le 23 novembre 2002, le demandeur a épousé une citoyenne de l'Uruguay qui est une résidente permanente du Canada (l'épouse). Elle avait une fille née au Canada d'une union précédente. L'enfant a maintenant presque trois ans et n'a jamais eu de contact avec son père naturel.

[5]                Une demande d'examen des risques avant le renvoi a été déposée en juin 2003 et a été rejetée à une entrevue avant le renvoi le 22 octobre 2003. Le demandeur a coopéré avec le défendeur et a acheté un billet en vue de son départ le 14 novembre 2003.

[6]                Le demandeur et son épouse ont eu un fils le 17 décembre 2002. Le demandeur est actuellement le soutien financier de son épouse et des deux enfants et il représente la figure paternelle pour les deux enfants.

[7]                La demande CH du demandeur a été déposée le 27 août 2003, et est toujours pendante.

La question importante

[8]                L'alinéa 3(3)f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), prévoit que :

3) Interprétation et mise en oeuvre - L'interprétation et la mise en oeuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

(3) Application - This Act is to be construed and applied in a manner that

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l'homme dont le Canada est signataire.

(f) complies with international human rights instruments to which Canada is signatory.

[9]                Dans ce contexte, on m'a demandé d'examiner la pertinence de la Convention relative aux droits de l'enfant des Nations Unies , Rés. AG 44/25, Doc. off. AG NU, 20 novembre 1989 (la Convention). Je note que la Convention traite des droits des enfants et, pour paraphraser son préambule, elle reconnaît, entre autres, que l'enfance a droit à une aide et une assistance spéciales, que la famille devrait être protégée puisqu'elle constitue l'environnement naturel pour la croissance et le bien-être des enfants et que les enfants devraient grandir dans un environnement familial.

[10]            À mon avis, les dispositions suivantes sont pertinentes :

Paragraphe 3(1) : Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

Paragraphe 7(1) : L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux.


Paragraphe 9(4): Lorsque la séparation résulte de mesures prises par un État partie, telles que la détention, l'emprisonnement, l'exil, l'expulsion ou la mort (y compris la mort, quelle qu'en soit la cause, survenue en cours de détention) des deux parents ou de l'un d'eux, ou de l'enfant, l'État partie donne sur demande aux parents, à l'enfant ou, s'il y a lieu, à un autre membre de la famille les renseignements essentiels sur le lieu où se trouvent le membre ou les membres de la famille, à moins que la divulgation de ces renseignements ne soit préjudiciable au bien-être de l'enfant. Les États parties veillent en outre à ce que la présentation d'une telle demande n'entraîne pas en elle-même de conséquences fâcheuses pour la personne ou les personnes intéressées.

                                                                                                [Non souligné dans l'original.]

[11]            Le paragraphe 9(4) de la Convention reconnaît qu'il y a des situations dans lesquelles des enfants sont séparés de leurs parents en raison de mesures prises par les États, y compris des expulsions, et je n'ai rien trouvé dans la Convention qui prohibe le renvoi d'un parent. Autrement dit, malgré la Convention, le Canada a le droit de séparer des enfants de leurs parents dans des situations où les parents n'ont aucun statut légal au Canada.


[12]            Je m'arrête maintenant à l'article premier de la Convention et je note que, même si des juges ont formulé des opinions différentes concernant l'étendue du pouvoir discrétionnaire d'un agent de renvoi de reporter l'exécution d'une mesure de renvoi, de façon générale ils ont été d'accord que (i) un agent de renvoi n'est pas obligé de faire un examen complet des questions d'ordre humanitaire et (ii) que, dans la plupart des cas, une demande CH pendante ne justifie pas le report de l'exécution d'une mesure de renvoi. Cela étant dit, la question dans la présente affaire est de savoir si, quand le père fait l'objet d'une mesure de renvoi et que les enfants restent au Canada, l'agent de renvoi devrait reporter l'exécution de la mesure de renvoi en attendant la décision concernant la demande CH de manière à donner effet à l'obligation qu'a le Canada en vertu de l'article premier de la Convention. À mon avis, la réponse est « oui » pour les motifs suivants.

[13]            L'alinéa 3(3)f) de la LIPR a incorporé la Convention dans notre droit interne dans la mesure où la LIPR doit être interprétée et appliquée d'une façon qui soit compatible avec la Convention. À mon avis, il est contraire à l'article premier de la Convention d'utiliser les dispositions de la LIPR pour séparer le demandeur et ses enfants avant qu'une décision ne soit prise concernant la demande CH. Il en est ainsi parce que ce n'est que pendant l'examen de cette demande que l'intérêt supérieur des enfants peut être pleinement étudié et traité comme une considération primordiale. Je conclus donc qu'il y a une question importante dans la présente affaire. Il s'agit de savoir si l'existence de la demande CH pendante constitue un empêchement au renvoi du demandeur parce que l'étude de la demande CH doit être complétée pour que soient remplies les obligations qu'a le Canada en vertu de la Convention.

Préjudice irréparable


[14]            La demande CH, qui a été déposée il y moins de trois mois, disait que l'épouse détenait un emploi à long terme en tant que secrétaire et que, même si elle recevait alors des prestations de maternité, elle avait l'intention de retourner au travail. Toutefois, la demande CH disait aussi que le demandeur était le soutien économique principal de la famille et que, si son épouse était forcée de s'occuper seule des enfants, il en résulterait qu'ils seraient « privés sur le plan matériel » . À l'opposé, les affidavits déposés pour la présente affaire peignent un portrait bien différent de l'épouse qui ne travaille pas, sans perspectives d'emploi, non admissible à des prestations d'aide sociale (en raison d'un engagement de soutien toujours en vigueur de son ancien mari) et forcée à envisager une vie d'errance et d'indigence avec ses enfants.

[15]            Dans la présente affaire, les affidavits du demandeur et de son épouse montrent que, avec un salaire de 2 500 $ par mois, le demandeur a payé le loyer et 70 p. 100 des dépenses du foyer pendant que son épouse recevait des prestations de maternité. Toutefois, il n'existe aucun élément de preuve concernant son ancien salaire en tant que secrétaire et aucune explication du fait qu'elle n'ait pas d'emploi ni de perspectives d'emploi après une longue carrière. Il n'y a également pas d'élément de preuve à l'appui de son affirmation selon laquelle elle n'est pas admissible à l'aide sociale et aucun élément de preuve concernant la question de savoir si les deux frères du demandeur, qui habitent dans la région de Vancouver et qui ont appuyé la demande CH, sont en mesure d'aider l'épouse. Enfin, il n'existe aucun élément de preuve concernant la capacité du demandeur de contribuer au soutien de sa famille alors qu'il se trouve en République dominicaine.

[16]            Je n'accepte pas l'élément de preuve présentée par l'épouse selon lequel elle et ses enfants mèneront une vie « d'errance et d'indigence » si le demandeur est renvoyé étant donné que, avant son mariage avec le demandeur, elle a subvenu à ses propres besoins et à ceux de sa fille. Toutefois, j'accepte qu'elle et les deux enfants feront peut-être face à des difficultés financières une fois que l'épouse et ses deux enfants formeront une famille monoparentale.


[17]            De plus, il ne fait aucun doute que l'épouse et la fille (qui a presque trois ans) seront éprouvées si le demandeur est renvoyé. Toutefois, il n'existe aucun élément de preuve sur le plan médical pour dire que les répercussions sur la fille seront démesurées ou aggravées par les circonstances. En particulier, aucun élément de preuve ne soutient l'affirmation du demandeur selon laquelle elle deviendra « agressive » envers son petit frère. De plus, puisqu'elle n'a jamais connu son père naturel, il est difficile d'accorder de la crédibilité à l'inquiétude du demandeur selon laquelle elle sera privée « à nouveau » d'une figure paternelle.

[18]            La question est de savoir si les difficultés sur le plan économique et les troubles émotionnels que vivront l'épouse et la fille constituent un préjudice irréparable. Dans une analyse traditionnelle antérieure à la Convention, on aurait probablement répondu à cette question par la négative au motif que les conséquences inévitables d'un renvoi sur les plans financier et émotif ne constituent pas un préjudice irréparable.


[19]            Toutefois, la Convention met l'emphase sur l'importance de la famille et dit au paragraphe 7(1) qu'un enfant a le droit, dans la mesure du possible, de connaître ses parents et d'être élevé par eux. À mon avis, si l'on applique la LIPR de façon à ce qu'elle soit compatible avec la Convention, la séparation d'un parent et d'un enfant par l'État qui ne tient pas compte de l'intérêt supérieur de l'enfant constituerait une violation continue des droits de l'enfant. Il me semble également qu'une pareille violation des droits de la personne constitue un préjudice irréparable.

Prépondérance des inconvénients

[20]            Je suis d'avis que l'exigence que la LIPR soit appliquée de manière compatible avec la Convention signifie que, jusqu'à ce que la demande CH soit décidée, la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

Conclusion

[21]            Le renvoi du demandeur sera reporté jusqu'à ce qu'une décision soit rendue concernant la demande CH.

                                                                          _ Sandra J. Simpson _            

                                                                                                     Juge                          

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 13 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                            IMM-8572-03

INTITULÉ :                           JULIO ROMERO MARTINEZ

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :    VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE : LE 10 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LA JUGE SIMPSON

DATE DES MOTIFS :         LE 13 NOVEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Shane Molyneaux                     POUR LE DEMANDEUR        

Kim Shane                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associés        POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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