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Date : 20030820

Dossier : T-609-99

Référence : 2003 CF 992

ENTRE :

                                      BUDISUKMA PUNCAK SENDIRIAN BERHAD,

                  MARITIME CONSORTIUM MANAGEMENT SENDIRIAN BERHAD

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                                   et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                             DU CHEF DU CANADA,

                                                          B.S. WARNA et D.A. HALL

                                                                                                                                                     défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE


[1]                 Les présents motifs font suite au rejet d'une requête en radiation de la déclaration. À la fin de l'audience, j'ai indiqué aux avocats que, à mon avis, il y avait deux aspects. D'abord, une affaire aussi importante et aussi complexe, qui fait intervenir, entre autres choses, le chevauchement et l'interaction de divers aspects du droit, notamment la Loi sur la marine marchande du Canada, et en particulier son article 310, le Mémorandum d'entente de Paris sur le contrôle des navires par l'État du port, le Mémorandum d'entente de Tokyo sur le contrôle des navires par l'État du port dans la région Asie-Pacifique et la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (également appelée Convention SOLAS), ne doit pas être décidée sur une requête en radiation. Deuxièmement, même si j'étais d'avis que les demanderesses ne disposaient pas nécessairement d'arguments solides, il était loin d'être manifeste et évident qu'elles échoueraient à coup sûr, au procès, sur l'un ou l'autre des points de fond soulevés par les défendeurs. Je commencerai par exposer certains faits.

LES FAITS

[2]                 Le Lantau Peak est un vraquier de 249,18 mètres et de 62 112 tonnes métriques brutes, construit en 1978, propriété de la société Budisukma Puncak Sendirian Berhad (Budisukma) et géré par la société Maritime Consortium Management Sendirian Berhad, toutes deux de Kuala Lumpur, en Malaisie.

[3]                 Deux inspecteurs canadiens de navires à vapeur, employés par le ministère des Transports, MM. Warna et Hall, ont détenu le Lantau Peak à Vancouver au début d'avril 1997, principalement à cause de la perte des membrures du navire, lesquelles, de l'avis des inspecteurs, nécessitaient d'importants travaux de réparation avant que mainlevée soit accordée. L'expert de la société de classification du navire a exprimé l'avis contraire, affirmant que, puisque des réparations mineures avaient été effectuées et qu'un certificat de navigabilité avait été délivré, le navire était en état d'entreprendre son voyage. La société Budisukma voulait semble-t-il conduire le navire vers un pays où des réparations permanentes pourraient être faites plus économiquement qu'à Vancouver. Les défendeurs ont refusé de laisser aller le Lantau Peak.


[4]                 D'importants travaux de réparation ont été exécutés à Vancouver, pour un coût plus élevé que ce n'aurait été le cas dans certains chantiers navals étrangers. Le Lantau Peak a quitté Vancouver le 13 août 1997. Dans la présente action, les demanderesses disent que les défendeurs ont été négligents sous maints aspects, notamment celui de l'inspection, celui des critères appliqués pour évaluer l'état du Lantau Peak, et de manière générale celui de leurs rapports avec les demanderesses et avec le gouvernement malaysien. En conséquence, les demanderesses veulent aujourd'hui obtenir réparation afin de recouvrer, entre autres choses, les coûts additionnels de réparation, les dépenses portuaires et autres du même genre, la perte d'utilisation et le coût des experts.

[5]                 Environ trois ans après le dépôt de l'action, les défendeurs demandaient que soit radiée la déclaration, en produisant un argumentaire de 146 pages, 319 pages de preuve par affidavit et 14,61 kilogrammes de documents reliés. Cet ensemble devint, en partie, l'objet d'une ordonnance rendue le 19 mars 2002, qui exigeait que l'argumentation écrite soit ramenée à 45 pages.


[6]                 Les défendeurs voudraient que soit radiée la déclaration, au motif qu'elle ne renferme aucune cause d'action valable, qu'elle est scandaleuse, frivole et vexatoire et qu'elle constitue un abus de procédure. On est tenté de faire observer que, s'il faut 392 paragraphes d'argumentation, 319 pages de preuve par affidavit et 14,61 kilos de documents pour demander la radiation d'une déclaration de 8 pages à laquelle il a été répondu d'une manière tout à fait cohérente et concise à l'aide d'une défense modifiée de 9 pages, laquelle ne renferme aucune réserve, il y a probablement de sérieux doutes sur le fond de la requête, et que par conséquent la déclaration devrait subsister et l'action, qui soulève d'importantes questions, devrait pouvoir suivre son cours. Cela nous amène à examiner la requête, en commençant par certains points de procédure.

EXAMEN

Points de procédure

[7]                 Les défendeurs ont répondu, comme je l'ai dit, avec clarté et concision à la déclaration, sans se réserver, dans leur défense, ou dans leur défense modifiée, le droit de contester la déclaration en affirmant qu'elle est vexatoire, scandaleuse ou frivole ou qu'elle constitue un abus de procédure : faute de plaider des réserves, les défendeurs ne peuvent contester la déclaration en alléguant les défauts en question, ainsi que nous l'enseigne l'arrêt Proctor & Gamble Co. c. Nabisco Brands Ltd. (1985), 62 N.R. 364 (C.A.F.), à la page 366. Dans l'arrêt Nabisco, la Cour d'appel faisait observer que les clauses 1b) à f) de ce qui est aujourd'hui la règle 221(1) ne sont pas un fondement autorisant la radiation d'une déclaration quand la partie requérante a déjà répondu aux allégations qu'elle conteste. La Cour d'appel faisait remarquer que le fait de plaider au fond ne rendait pas nécessairement irrecevable une requête en radiation pour absence d'une cause d'action valable, mais que « le long délai de plus de six mois qui s'est écoulé avant que l'appelante ne présente sa requête en radiation après avoir répondu à la déclaration ont sans doute constitué des facteurs qui ont amené le juge [des requêtes] à rejeter la requête [en radiation] » . Dans la présente action, environ deux ans après avoir plaidé au fond dans leur défense, les défendeurs ont tenté, sans succès, de modifier leur défense pour se réserver le droit de demander la radiation de la déclaration en invoquant la règle 221.


[8]                 La présente requête des défendeurs vise à la radiation de la déclaration, non seulement pour absence d'une cause d'action valable, mais également parce que la déclaration serait vexatoire et abusive. Les demanderesses ont alors déposé une requête en radiation de la dernière partie de la requête des défendeurs. Une requête sur une requête ne sert aucune fin utile : le point selon lequel, ayant répondu à la déclaration, un défendeur ne peut invoquer aucun des alinéas de la règle 221(1), sauf l'absence d'une cause d'action valable, prévue par l'alinéa 221(1)a), peut être avancé comme argument. Cela étant le cas, j'ai considéré que la requête des demanderesses en radiation d'une requête et le dossier de requête de la Couronne produit comme réponse étaient simplement des conclusions au fond, la requête elle-même étant ajournée indéfiniment.

[9]                 Les conclusions sur cette requête ajournée abordent ensuite le point exposé par la Cour d'appel dans l'arrêt Nabisco, selon lequel la tardiveté d'une procédure peut être prise en compte lorsqu'il s'agit de statuer sur une absence de compétence. Il est ici à propos de citer un passage du jugement Première nation dénée Tsaa c. Canada, une affaire instruite le 19 juillet 2001, qui a donné lieu à une décision non publiée rendue le 25 juillet 2001 par monsieur le juge Hugessen, n ° du greffe T-705-97, 2001 CFPI 820. Le juge Hugessen y fait une distinction entre une requête tardive alléguant l'absence d'une cause d'action, et une requête tardive fondée sur les alinéas restants de la règle 221 :


3          À mon avis, la jurisprudence de la présente cour indique fortement qu'une requête qui est fondée sur les dispositions de la règle 221, à part l'alinéa a), doit être présentée avant que le défendeur ait terminé ses plaidoiries, ou si elle est présentée par la suite, la plaidoirie elle-même doit renfermer une réserve au sujet des paragraphes contestés. Je me contenterai de mentionner une décision à l'appui de cette thèse; il s'agit de la décision rendue par la Cour d'appel dans l'affaire Proctor & Gamble Co. c. Nabisco Brands Ltd.

4          Il existe une raison justifiant la règle en question, à savoir que lorsqu'une requête en radiation est fondée sur l'alinéa a), c'est-à-dire que la déclaration ou les paragraphes contestés ne révèlent aucune cause d'action valable, la requête porte sur le noeud même du litige; il convient que la Cour puisse examiner des questions de ce genre à n'importe quel stade, ce qui entraînera peut-être des conséquences à l'égard des dépens seulement, si la personne qui présente la requête le fait tardivement. Toutefois, lorsque la requête est fondée sur les alinéas b) à f) de la Règle, il s'agit essentiellement d'une plaidoirie technique; or, selon la pratique de la Cour, qui existe depuis bien des années, les parties devraient être encouragées à régler ces questions à un stade peu avancé de l'affaire. Si une partie veut contester pour une raison technique l'acte de procédure d'une autre partie, elle doit le faire le plus tôt possible dans l'instance, à défaut de quoi la partie doit en rester là.

Le jugement Déné Tsaa a été infirmé, sur un autre point, par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Bande indienne de Prophet River c. Canada (2002), 288 N.R. 157 (C.A.F.).

[10]            L'avocat des demanderesses fait valoir que la Cour a de temps à autre rejeté une requête en radiation fondée sur une absence de cause d'action valable lorsque le défendeur a trop tardé à agir. Dans l'affaire Control Data Canada Ltd. c. Senstar Corp. (1988), 23 C.P.R. (3d) 421 (C.F. 1re inst.), monsieur le juge McNair avait estimé que le fait de laisser s'écouler un délai de quatre ans avant que soit introduite une requête en radiation pour absence d'une cause d'action valable « ... révèle une attitude tout à fait cavalière, sinon oppressive » (page 426).

[11]            Dans l'affaire MacNeil c. Canada (2000), 183 F.T.R. 127 (C.F. 1re inst.), à la page 131, monsieur le juge Gibson avait affaire à une requête en radiation d'une déclaration pour absence d'une cause d'action. Il a estimé que la requête avait été introduite tardivement, quatre années trop tard. Il s'en est remis au jugement Control Data Canada Ltd. (précité), ainsi qu'à l'avis susmentionné du juge McNair selon lequel le délai d'introduction de la requête en radiation « ... révèle une attitude tout à fait cavalière, sinon oppressive » , pour ensuite rejeter la requête.

[12]            En l'espèce, il faut trouver le juste équilibre entre, d'une part, une requête en radiation qui a été introduite tardivement et, d'autre part, des points qui semble-t-il n'ont pas encore été débattus et qui sont importants puisqu'ils font intervenir la portée de l'article 310 de la Loi sur la marine marchande du Canada, l'incidence de deux protocoles d'entente internationaux et la Convention SOLAS. Un aspect qu'il convient de garder à l'esprit ici est que les points de droit qui sont importants ne devraient pas être décidés par voie de requête sommaire en radiation à moins que la procédure ne soit futile au point de justifier une mesure aussi radicale : voir par exemple l'affaire Vulcan Equipment Co. c. Coats Co. (1981), 39 N.R. 518 (C.F. 1re inst.), autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée (1981) 63 C.P.R. (2d) 261n, et l'affaire Huzar c. Canada (1997), 139 F.T.R. 81, à la page 87 (C.F. 1re inst.).


[13]            En résumé, il n'est pas loisible aux défendeurs d'introduire une requête en radiation en invoquant les alinéas c) et f) de la règle 221. La requête en radiation pour absence d'une cause d'action valable n'a pas été introduite avec promptitude, mais il est opportun ici que la requête suive son cours Cependant, en application de la règle 221(2), je ne tiendrai pas compte de la volumineuse preuve par affidavit, sauf dans la mesure où elle intéresse la compétence de la Cour.

Compétence sur les inspecteurs de navires à vapeur

[14]            J'examinerai d'abord la position de MM. Warna et Hall, les inspecteurs de navire à vapeur. Le sous-procureur général a déposé une défense, à la fois au nom de la Couronne et au nom de MM. Warna et Hall. Rien ne permet de croire que les inspecteurs ont agi à la légère, mais le sous-procureur général du Canada dit plutôt, au paragraphe 18 de la défense modifiée, que les inspecteurs de navires à vapeur, lorsqu'ils sont montés à bord du Lantau Peak et ont décidé de le détenir, « ... agissaient dans l'exercice de leurs fonctions d'inspecteurs de navires à vapeur, selon ce que prévoit l'article 310 de la Loi sur la marine marchande du Canada » . L'article 310 permet, entre autres, à un inspecteur de navires à vapeur de monter à bord d'un navire et de l'inspecter, de détenir le navire s'il le juge non sécuritaire et d'interroger ceux qui en ont la direction.


[15]            L'avocat des défendeurs a soulevé deux arguments intéressants qui concernent la position des inspecteurs de navires à vapeur. D'abord, la Couronne dit que la Cour n'est pas compétente pour juger les réclamations déposées contre les deux inspecteurs, et cela pour diverses raisons, notamment le fait qu'ils ne sont pas des fonctionnaires, préposés ou mandataires de la Couronne, mais qu'ils exercent des fonctions imposées strictement par le législateur, et, en tout état de cause, le fait que les réclamations à l'encontre des inspecteurs sont fondées sur le droit provincial de la responsabilité civile délictuelle. Le deuxième argument des défendeurs est que la Couronne ne peut être rendue responsable d'une faute commise par les inspecteurs parce qu'ils exercent leurs fonctions d'une manière indépendante.

[16]            S'agissant d'abord de l'exception d'incompétence, je puis la considérer comme une absence de cause d'action valable selon ce que prévoit l'alinéa a) de la règle 221(1), sous réserve d'une exception restreinte : je peux examiner la preuve par affidavit. Je me réfère ici à l'affaire Cairns c. Société du crédit agricole (1991), 49 F.T.R. 308 (C.F. 1re inst.) et à l'arrêt MIL Davie Inc. c. Hibernia Management and Development Co. (1998), 226 N.R. 369 (C.A.F.), à la page 373.

[17]            De plus, aux fins de cette requête, je dois tenir pour avéré le contenu de la déclaration, dans la mesure où il n'est pas tout à fait exagéré, ou impossible à démontrer : voir par exemple l'arrêt Canada (Procureur général) c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735, aux pages 738 et 740. À la lecture de la déclaration, nous apprenons donc que MM. Warna et Hall étaient employés par la Couronne comme inspecteurs de navires à vapeur, conformément à la partie V de la Loi sur la marine marchande du Canada; qu'ils se sont présentés à bord du navire pour effectuer une inspection de sécurité et qu'ils ont ensuite détenu le navire, en exigeant du propriétaire qu'il procède à diverses réparations; enfin que la détention a eu l'effet immédiat et voulu d'empêcher le navire d'exécuter des travaux de chargement et de quitter Vancouver. À la lecture de la défense, il est clair que le pouvoir d'ordonner la détention du Lantau Peak est conféré par l'article 310 de la Loi sur la marine marchande du Canada et par la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer, une convention dont le Canada est signataire, puisqu'il y a adhéré en 1978.


[18]            J'accepte aussi l'argument des demanderesses selon lequel une réclamation a pris naissance à bord d'un navire, à Vancouver, et que cette réclamation concerne l'utilisation, l'exploitation, l'état et la réparation de ce navire. Cependant, pour dire que les inspecteurs Warna et Hall relèvent de la compétence de la Cour fédérale, il faut s'en rapporter à l'arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 766, dans lequel la Cour suprême expose les conditions essentielles au soutien d'une compétence de la Cour fédérale. Ce sont les conditions suivantes :

1.          il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2.          il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de compétence;

3.          la loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867...

[19]            La règle habituelle relative à la compétence sur un préposé de la Couronne est l'alinéa 17(5)b) de la Loi sur la Cour fédérale, qui prévoit notamment ce qui suit :

17(5) La Section de première instance a compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées :

...

b) contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de la Couronne pour des faits -- actes ou omissions -- survenus dans le cadre de ses fonctions.

17(5) The Trial Division has concurrent original jurisdiction

...

(b) in proceedings in which relief is sought against any person for anything done or omitted to be done in the performance of the duties of that person as an officer, servant or agent of the Crown.


Ici, comme le fait observer Sgayias on Federal Court Practice, Carswell, édition 2003, à la page 70, résoudre la question évidente, celle de savoir si un défendeur donné est un préposé de la Couronne, n'est pas résoudre la question de la compétence, car une réclamation à l'encontre d'un tel préposé doit être autorisée par une loi fédérale existante et applicable. Cependant, selon l'avocat des défendeurs, aucune compétence n'est de toute façon attribuée par le législateur à la Cour fédérale à l'encontre des inspecteurs de navires à vapeur. L'argument ici est que la doctrine ou règle du pouvoir discrétionnaire autonome est applicable et par conséquent, même si les inspecteurs sont employés par la Couronne, ils ne sont pas des préposés de la Couronne.

[20]            Le fond de la règle du pouvoir discrétionnaire autonome est que, si un préposé de la Couronne exerce une attribution qui lui est conférée par la loi, la Couronne n'engage pas sa responsabilité civile du fait de ce préposé, car, lorsqu'il exerce un pouvoir discrétionnaire autonome, le préposé n'agit pas dans le cadre de son emploi : voir Hogg and Monahan on Liability of the Crown, 3e édition, Carswell, 2000, à la page 125. Cependant, Hogg et Monahan ajoutent ce qui suit, à propos de la règle :


[traduction]

La règle du pouvoir discrétionnaire autonome a été sévèrement critiquée, et avec raison. Elle trouve son origine dans la thèse depuis longtemps discréditée selon laquelle la responsabilité du fait d'autrui n'était engagée que si le maître avait expressément ou tacitement autorisé l'acte délictuel du préposé. À l'évidence, un préposé qui exerce un pouvoir discrétionnaire qu'il tient de la loi n'est pas soumis au contrôle du maître dans la même mesure que d'autres préposés. Mais il est certainement préférable de considérer les actes du préposé comme des actes relevant du cadre de son emploi, de telle sorte que les conséquences d'un fait délictueux seront supportées par le maître. Pour cette raison, la règle du pouvoir discrétionnaire autonome a été abolie dans la quasi-totalité des provinces.

(Page 126)

Hogg et Monahan font ici remarquer que la règle repose sur une thèse discréditée de longue date et qu'elle a été abolie dans la quasi-totalité des provinces. Lorsque Hogg et Monahan écrivaient leur texte, en 2000, la règle n'avait pas été abolie en Colombie-Britannique, au Québec et au Canada. Cependant, l'affaire ne se termine pas ici.


[21]            Dans l'arrêt Baird c. La Reine, [1984] 2 C.F. 160, la Cour d'appel fédérale avait fait droit à l'appel formé contre un jugement de la Section de première instance qui avait radié une déclaration pour absence d'une cause d'action valable. Dans cette affaire, la Couronne affirmait qu'elle ne devrait pas être rendue responsable des actions et omissions préjudiciables d'un préposé investi d'un pouvoir discrétionnaire autonome qu'il tenait directement de la loi, et non de directives de la Couronne, son employeur. Le juge Le Dain, de la Section d'appel, constatant que la règle du pouvoir discrétionnaire autonome trouvait son origine dans la jurisprudence australienne, avait relevé qu'elle avait été fortement critiquée. Il s'était exprimé ainsi, à la page 186 : « ... on peut prétendre... qu'elle ne devrait pas s'appliquer à la Loi sur la responsabilité de la Couronne, malgré l'absence d'une disposition semblable à celle que l'on trouve dans les lois du Royaume-Uni et de l'Ontario, qui exclut expressément cette règle » .


[22]            Eu égard aux vues très nettes exprimées par Hogg and Monahan on Liability of the Crown, ainsi que par le juge Le Dain dans l'arrêt Baird, je doute que la Cour appliquerait la règle du pouvoir discrétionnaire autonome pour refuser aux inspecteurs de navires à vapeur la qualité de préposés de la Couronne ou pour dire que la Couronne ne peut être rendue civilement responsable des actes de MM. Warna et Hall. Je ferais également observer ici que l'article 306 de la Loi sur la marine marchande du Canada requiert du président du Bureau d'inspection des navires à vapeur non seulement qu'il dirige les inspecteurs de navires à vapeur, mais également qu'il examine leurs rapports, et le même article 306 dit que le président est responsable de l'application de la loi en ce qui concerne l'inspection des navires à vapeur. Le président a le dernier mot en ce qui concerne la délivrance ou le refus des certificats d'inspection, ainsi que le prévoit le paragraphe 307(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Ces dispositions ne s'accordent pas avec l'idée d'un pouvoir discrétionnaire autonome chez les inspecteurs eux-mêmes. Je ne suis pas disposé à présumer que la Cour fédérale, fût-elle encline à appliquer la notion de pouvoir discrétionnaire autonome, étendrait cette notion au-delà des officiers de police et des pilotes de navire, car, si l'on peut soutenir que les officiers de police et les pilotes de navires disposent effectivement, dans certains cas, d'un pouvoir discrétionnaire autonome, un pouvoir qui doit être exercé dans l'instant, sans l'intervention de qui que ce soit ni la possibilité de consulter qui que ce soit, il en va différemment pour les inspecteurs de navires à vapeur qui, bien qu'ils soient investis d'un pouvoir discrétionnaire, sont certainement soumis aux directives et à la surveillance de leur supérieur hiérarchique. Qui plus est, je crois que les inspecteurs de navires à vapeur et le service lui-même d'inspection des navires à vapeur seraient horrifiés à l'idée d'appliquer cette règle, vu les conséquences qu'elle pourrait avoir pour un inspecteur qui subirait des blessures dans l'exercice de ses fonctions J'ai ici à l'esprit l'affaire Griffiths v. Haines [1984] 3 NSWLR 653, un jugement australien, où le tribunal, appliquant la règle du pouvoir discrétionnaire autonome, avait estimé que, parce qu'il n'existait aucun lien de subordination entre un officier de police et son employeur, cet employeur, l'État, n'avait envers l'officier de police aucune obligation de prendre des moyens raisonnables pour assurer sa sécurité.


[23]            En résumé, l'avocat de la Couronne ne me convainc pas que la règle du pouvoir discrétionnaire autonome serait appliquée aux deux inspecteurs de navires à vapeur. Je suis arrivé à cette conclusion en dépit du serment professionnel prêté par les inspecteurs conformément à l'article 303 de la Loi sur la marine marchande du Canada, qui concerne leur obligation d'impartialité dans l'accomplissement de leurs fonctions, et en dépit des divers droits et libertés conférés aux inspecteurs, notamment par l'article 310 de la Loi. On pourrait logiquement soutenir que la Cour fédérale a compétence sur les inspecteurs de navires à vapeur, MM. Warna et Hall, en application de l'alinéa 17(5)b) de la Loi sur la Cour fédérale, qui lui confère une compétence concurrente, en première instance, dans les procédures introduites contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de la Couronne pour les faits - actes ou omissions - survenus dans l'exercice de leurs fonctions. Cependant, l'approche des demanderesses en matière de compétence ne s'arrête pas à l'alinéa 17(5)b).

[24]            L'avocat des demanderesses dit aussi que l'inspection des navires à vapeur et la relation entre les propriétaires de navires et les inspecteurs de navires à vapeur entrent dans la compétence conférée par le paragraphe 22(1) de la Loi sur la Cour fédérale, au titre de la navigation et de la marine marchande, la relation entre propriétaire et inspecteur étant comprise dans la définition du droit maritime canadien. Voilà certainement une deuxième manière défendable de conclure à l'existence d'une compétence.


[25]            Il y a aussi la compétence conférée par l'alinéa 22(2)e) de la Loi sur la Cour fédérale à l'égard d'une demande d'indemnisation pour l'avarie ou la perte d'un navire. J'ai ici à l'esprit le genre de cas qui a été présenté par les propriétaires dans l'affaire Hindustan Steamship Shipping Co. Ltd. v. Siemens Brothers & Co. [1955] 1 Lloyd Rep. 167, qui concernait la question de la prudence raisonnable qu'il fallait montrer dans la fourniture d'équipements et la communication de directives à la demanderesse, ainsi que l'obligation d'avertir la demanderesse des dangers inhérents à un télégraphe électrique. Bien que la demanderesse eût été déboutée dans cette affaire, le juge Willmer fit observer qu'il n'y avait rien de statique dans la question de savoir en quoi consistait une prudence raisonnable. Si l'on présume, comme je dois le faire aux fins d'une radiation pour absence d'une cause d'action valable, que les conclusions écrites sont avérées et que les inspecteurs de navires à vapeur n'ont pas montré une prudence raisonnable, mais ont été négligents et ont commis un manquement envers les demanderesses, ainsi que l'affirme le paragraphe 16 de la déclaration, la Cour pourrait bien avoir compétence, selon l'alinéa 22(2)e) de la Loi sur la Cour fédérale, pour statuer sur le préjudice subi par le navire. Plusieurs moyens raisonnablement défendables pourraient donc bien conférer à la Cour la compétence d'origine législative qui est nécessaire pour que soit rempli le premier volet du critère énoncé dans l'arrêt Miida Electronics.

[26]            Je passe maintenant au deuxième volet du critère Miida Electronics, à savoir l'existence d'un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l'attribution d'une compétence d'origine législative. Les défendeurs disent que les règles à appliquer sont les règles provinciales de la responsabilité civile délictuelle, et non les règles fédérales. L'idée selon laquelle les règles de la responsabilité civile ne doivent pas invariablement relever du droit provincial a été évoquée par le juge en chef Laskin, rédigeant l'arrêt de la Cour suprême du Canada, dans l'affaire Rhine c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 442, à la page 447. Dans cette affaire, le juge en chef avait estimé qu'il existait un cadre législatif et que ce qui était en jeu était l'administration d'une loi fédérale, une matière qui entrait tout à fait dans la compétence de la Cour fédérale. Dans la présente affaire, la Loi sur la marine marchande du Canada, et plus précisément celles de ses dispositions qui se rapportent à la sécurité, aux inspecteurs de navires à vapeur, à l'inspection des navires et à la détention de navires, constitue un cadre législatif détaillé.


[27]            Selon la deuxième approche, les principes de la responsabilité civile font partie intégrante du droit maritime canadien, lequel est appliqué par la Cour fédérale. Un bon point de départ est l'arrêt Miida Electronics (précité), à la page 774, où le juge McIntyre rejette l'idée d'une réduction du droit maritime canadien à sa signification historique et fait observer que la définition, à l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, du droit maritime canadien, est formulée d'une manière qui confère une compétence illimitée en matière de droit maritime et d'amirauté, expression interprétée dans le contexte moderne du commerce et de la navigation, sous la réserve qu'il ne doit pas y avoir d'empiétement sur les matières qui essentiellement sont des matières d'intérêt local faisant intervenir la propriété et les droits civils, ou qui, à un autre titre, relèvent de la compétence provinciale. Selon lui, il était « donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale » (loc. cit.). Ce critère a été adopté par madame le juge McLachlin (sa fonction à l'époque) dans l'arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, à la page 1257. Elle s'était référée à l'arrêt Whitbread c. Walley, [1990] 3 R.C.S. 1273, à la page 1289, pour affirmer que « la responsabilité délictuelle dont il est question dans un contexte maritime est régie par un ensemble de règles de droit maritime relevant de la compétence exclusive du Parlement » .

[28]            Il est également utile de mentionner l'arrêt Schibamoto & Co. c. Western Fish Prod., Inc., [1990] 1 C.F. 542, dans lequel le juge MacGuigan, s'exprimant pour une formation unanime, avait qualifié d'irrecevable une objection selon laquelle le droit maritime canadien était étroitement circonscrit :


Or, contrairement à ce qu'elles allèguent, il est absolument impossible, vu l'arrêt ITO, de soutenir que le sabotage d'une entreprise de transformation du poisson par la fraude, le dol, le complot et l'inexécution de contrat est une matière de droit provincial plutôt que de droit maritime canadien. Étant donné que le droit des contrats et de la responsabilité délictuelle relève du droit maritime canadien dans la mesure où la résolution d'un litige l'exige, on ne saurait soutenir que certaines parties de cet ensemble de règles de droit ne relèvent pas du droit maritime. Selon la définition énoncée dans l'arrêt ITO, le droit maritime canadien est l'ensemble des règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l'attribution légale de compétence.

Ce qui est en cause dans la présente affaire est manifestement une question maritime, et donc le droit maritime canadien, tel qu'il est appliqué par la Cour fédérale, est l'ensemble de règles qui est essentiel pour pouvoir en disposer. Il ne fait aucun doute que le deuxième volet du critère Miida Electronics a été rempli ici, car il existe un ensemble de règles de droit fédérales qui constitue le fondement de l'attribution de compétence.

[29]            Je passe au troisième volet du critère Miida Electronics, c'est-à-dire la règle selon laquelle la loi invoquée dans l'affaire doit être une loi du Canada. Souvent, le deuxième volet et le troisième volet du critère Miida Electronics se confondent. Ici, j'ajouterais seulement que rien ne donne à entendre que le sujet relève de la compétence exclusive du gouvernement provincial ou que la question de l'inspection des navires à vapeur et des inspecteurs de tels navires n'entre pas dans l'expression « navigation et marine marchande » , employée dans la Loi sur la Cour fédérale. Je ne suis pas disposé à refuser aux demanderesses l'occasion de se faire entendre à l'encontre des inspecteurs, MM. Warna et Hall, au motif d'une incompétence de la Cour.


La compétence de la Cour en général

[30]            Ayant examiné la compétence sur les inspecteurs de navires à vapeur, je me demanderai maintenant si la Cour a compétence de manière générale pour statuer sur cette affaire, ou si le différend aurait dû être tranché par le ministre des Transports. Je dois ici garder à l'esprit que la procédure n'est pas le contrôle judiciaire d'une décision ou de plusieurs décisions, mais qu'il s'agit d'une demande de dommages-intérêts découlant d'une décision ou de décisions prises en partie conformément à la Loi sur la marine marchande du Canada, mais également très clairement fondée sur la Convention SOLAS. La Convention SOLAS prévoit entre autres le droit d'un gouvernement local de contrôler les navires qui se trouvent dans l'un de ses ports. Le chapitre I, règlement 19f), de la Convention SOLAS reconnaît expressément l'obligation de l'État du port d'exercer un tel contrôle avec discernement afin que le propriétaire du navire ne soit pas indûment incommodé :

f)          Dans l'exercice du contrôle en vertu de la présente règle, il convient d'éviter, dans toute la mesure du possible, de retenir ou de retarder indûment le navire. Tout navire qui a été retenu ou retardé indûment par suite de l'exercice de ce contrôle a droit à réparation pour les pertes ou dommages subis.

(f)        When exercising control under this regulation all possible efforts shall be made to avoid a ship being unduly detained or delayed. If a ship is thereby unduly detained or delayed it shall be entitled to compensation for any loss or damage suffered.

[31]            La Couronne mentionne certains paragraphes de l'article 307 de la Loi sur la marine marchande du Canada :


307. (1) Toute contestation découlant de la présente loi et s'élevant entre le propriétaire d'un navire ou un autre intéressé et un inspecteur de navires à vapeur peut, par l'une ou l'autre partie, être renvoyée au président qui décide lui-même la question ou qui la soumet à la décision du Bureau s'il estime que les circonstances le justifient.

...

(3) Lorsque le propriétaire d'un navire ou un autre intéressé n'est pas satisfait de la décision du président ou du Bureau, rendue en vertu du paragraphe (1), ou lorsqu'une contestation découlant de la présente partie s'élève entre un propriétaire de navire ou un autre intéressé et le président ou le Bureau, ce propriétaire ou cet intéressé peut renvoyer la question au ministre qui décide en dernier ressort.

La Couronne parle de l'article 307 de la Loi sur la marine marchande du Canada comme s'il s'agissait d'un code complet. L'article 307 ignore évidemment la disposition relative à la réparation pour retard indu, c'est-à-dire le règlement 19f) de la Convention SOLAS. Les appels portant sur des matières qui relèvent de l'article 307 sont en forme écrite : voir le paragraphe 307(4). Selon la défenderesse, les appels doivent se dérouler selon l'article 307 et excluent l'introduction d'une procédure devant la Cour fédérale.


[32]            Le paragraphe 307(1) prévoit qu'une contestation découlant de la Loi sur la marine marchande du Canada et s'élevant entre un propriétaire de navire et un inspecteur de navires à vapeur « peut, par l'une ou l'autre partie, être renvoyée au président, qui décide lui-même la question ou qui la soumet à la décision du Bureau s'il estime que les circonstances le justifient » . (C'est moi qui souligne). Le Bureau d'inspection des navires à vapeur est, selon l'article 304, « composé des inspecteurs de navires à vapeur et des autres personnes que peut nommer le ministre » . Nous avons donc un mécanisme apparent qui prévoit le renvoi, par écrit, des contestations au président du Bureau d'inspection des navires à vapeur, c'est-à-dire à la personne qui dirige aussi les inspecteurs de navires à vapeur. Le président peut alors renvoyer l'affaire au Bureau d'inspection des navires à vapeur s'il estime que les circonstances le justifient. Un deuxième niveau d'appel, ou peut-être même troisième si le président a renvoyé une contestation au Bureau d'inspection des navires à vapeur, est prévu par le paragraphe 307(3), qui régit la contestation entre un propriétaire et le président ou le Bureau et qui permet au propriétaire de renvoyer l'affaire au ministre pour décision finale :

(3)        Lorsque le propriétaire d'un navire ou un autre intéressé n'est pas satisfait de la décision du président ou du Bureau, rendue en vertu du paragraphe (1), ... ce propriétaire ... peut renvoyer la question au ministre, qui décide en dernier ressort.

(C'est moi qui souligne)


[33]            Une première observation sur ce système de révision, prévu par l'article 307 de la Loi sur la marine marchande du Canada, est que ce système est certainement incestueux, un point qui a son importance si l'on considère que l'une des conditions préalables à un recours devant les tribunaux est que les autres recours possibles soient épuisés. Deuxièmement, ce que prévoit la Loi sur la marine marchande du Canada, c'est un système de révision, non une procédure conduisant à l'octroi de dommages-intérêts, ainsi que le prévoit la Convention SOLAS. Troisièmement, le système de révision peut n'être qu'une option, en ce sens que les contestations peuvent être renvoyées au président du Bureau d'inspection des navires à vapeur. Le président doit soumettre la question au Bureau d'inspection, pour décision, uniquement s'il estime que les circonstances le justifient. L'étape finale, selon l'article 307, est que le propriétaire du navire peut renvoyer la question au ministre.

[34]            Le mot « peut » évoque soit un pouvoir discrétionnaire soit un pouvoir non discrétionnaire. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, édition 2000, Butterworths, s'en explique à la page 57 :

[traduction] Lorsque la loi confère un pouvoir en utilisant le mot « peut » , il s'ensuit que le pouvoir est un pouvoir discrétionnaire et que celui qui le reçoit peut légalement décider de l'exercer ou de ne pas l'exercer. Après tout, si le législateur veut imposer une obligation, il est tout à fait à même d'employer le mot « doit » au lieu du mot « peut » .

Sullivan, l'auteur actuel de The Construction of Statutes, admet que, bien que le mot « peut » suppose un pouvoir discrétionnaire, il ne fait pas obstacle à une obligation, mais qu'il faut plutôt s'en remettre à la loi ou aux circonstances qui peuvent expressément ou implicitement forcer l'exercice du pouvoir qui a été conféré (page 58). Dans le cas présent, si l'on considère les facteurs contextuels, notamment le fait que le système discrétionnaire établi dans la Loi sur la marine marchande du Canada ne prévoit pas l'attribution de dommages-intérêts, comme le fait l'article 19f) de la Convention SOLAS, on peut certainement soutenir que les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada qui prévoient un mécanisme d'appel ne sont pas impératives.


[35]            Dire que seul le ministre peut être saisi des contestations entre les inspecteurs de navires à vapeur et les propriétaires de tels navires, c'est aussi mal comprendre la nature de la réclamation des demanderesses, en en faisant une demande de contrôle judiciaire. Le recours déposé par les demanderesses est plutôt, comme je l'ai indiqué, une action en dommages-intérêts. Il ne s'agit pas d'un simple contrôle du bien-fondé de l'ordre de détention, il s'agit plutôt de savoir si l'inspection, qui a conduit à l'ordre de détention, a été faite selon les règles et si la décision selon laquelle le navire doit demeurer en détention a été prise négligemment. Il est donc nécessaire d'examiner le système tout entier, la manière dont l'inspection s'est déroulée et la conduite ultérieure des défendeurs. Il est ici à propos de citer un extrait de l'arrêt Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228. Dans cet arrêt, le juge Cory, examinant l'obligation de prudence à laquelle sont astreintes les autorités publiques, considérait, à titre d'exemple, l'inspection des phares, dans le contexte de la décision de principe, ce qui ne nous concerne pas ici, mais il indiquait ensuite à quel moment un régime d'inspection pourrait être regardé de près par les tribunaux :

Par contre, si la décision est prise d'inspecter les phares, le système d'inspection mis en place doit être raisonnable et les inspections doivent être effectuées convenablement : voir Indian Towing Co., 350 U.S. 61 (1955). Ainsi, une fois prise la décision de politique de procéder à des inspections, la cour peut, aux fins de déterminer si l'organisme gouvernemental a exercé la diligence requise, examiner le programme d'inspection pour s'assurer qu'il est raisonnable et qu'il a été raisonnablement exécuté à la lumière de toutes les circonstances, y compris la disponibilité des fonds.

(Page 1243)


Dans l'arrêt Just, la question portait sur l'inspection, par les fonctionnaires du ministère de la Voirie, d'un talus rocheux surplombant une route. La Cour suprême a fait observer, ainsi que l'indique l'extrait susmentionné, que, une fois qu'était prise la décision administrative de procéder à une inspection, le tribunal pouvait examiner le programme d'inspection pour s'assurer qu'il était raisonnable et qu'il avait été raisonnablement exécuté, à la lumière de toutes les circonstances. Le juge Cory a expliqué davantage cette notion, à la page 1247, en affirmant :

... L'existence d'une obligation de diligence et l'absence d'exemption ayant été établies, le procès permettra de déterminer si l'organisme gouvernemental a respecté la norme de diligence requise. À ce stade, le système et les méthodes d'inspection pourront faire l'objet d'un examen.

[36]            L'argument des demanderesses, qui est certainement défendable, c'est que les conclusions inexactes ou déraisonnables des inspecteurs autorisent à s'interroger si les inspecteurs ont procédé ou non à l'inspection d'une manière raisonnable. En d'autres termes, l'argument est que la nature de la conclusion que tirent les inspecteurs pourrait bien révéler la manière dont les inspections sont menées. Ainsi, d'affirmer les demanderesses, il est tout à fait normal que la Cour examine le bien-fondé de la détention et les agissements ultérieurs des intéressés dans la mesure où tels agissements peuvent révéler la manière dont a été prise la décision de détenir le Lantau Peak.

[37]            Également utile est le précédent constitué par le jugement Cervinus Inc. c. Canada (Ministre de l'Agriculture) (2000), 198 F.T.R. 187 (C.F. 1re inst.), lorsqu'une inspection est menée inconsidérément. Dans cette affaire, le juge O'Keefe devait statuer sur des accusations de négligence portées contre la Couronne après une décision injustifiée de renvoyer et d'abattre deux troupeaux de cerfs de Nouvelle-Zélande. Procédant au contrôle de cette décision, le juge O'Keefe écrivait, aux pages 207 et 208 :


[109]     Il est clair également que la norme de la diligence à l'égard des demanderesses n'a pas été respectée. Il n'y avait absolument aucun motif de croire que les animaux pouvaient être infectés à E. cervi. Le niveau des connaissances des fonctionnaires d'Agriculture Canada en matière d'E. cervi était nettement déficient. Les demanderesses étaient en droit de s'attendre qu'aucune ordonnance de renvoi ne serait rendue en pareilles circonstances. Si Agriculture Canada avait examiné correctement les faits, et rendu une décision basée sur les seules dispositions de la Loi, elle n'aurait pu ordonner le renvoi des cerfs du Canada.

[110]     On peut lire dans l'arrêt G. (A.) c. B.C., précité, à la page 149 :

[TRADUCTION] [...] il ne peut y avoir de responsabilité si le pouvoir discrétionnaire est exercé avec une diligence raisonnable. Il ne peut y avoir de responsabilité que si la personne à qui l'on a conféré le pouvoir discrétionnaire, soit a manqué sans motif raisonnable à son obligation d'examiner l'affaire, soit est arrivée à une conclusion si déraisonnable qu'elle traduit encore un manquement à son obligation.

Selon le sens du terme [diligence raisonnable] employé, le défaut de diligence raisonnable se manifeste seulement en cas de manquement à l'obligation d'examiner l'affaire ou dans le cas où la conclusion est si déraisonnable qu'elle traduit un manquement à l'obligation.

C'est exactement notre situation - la décision rendue est tellement déraisonnable qu'elle implique de conclure presque de façon absolue à la négligence.

[111]     Par conséquent, la Couronne est responsable à l'égard des dommages établis par les demanderesses, du fait que ses préposés n'avaient pas de motifs raisonnables de croire que les animaux de la harde, hormis les trois animaux abattus, étaient atteints par une maladie (E. cervi). Élément essentiel de cette responsabilité, cette décision que les décideurs alléguaient avoir prise sur le fondement de motifs raisonnables a été prise avec négligence. Les motifs raisonnables faisaient défaut. Voilà pourquoi les demanderesses ont gain de cause...


Le juge O'Keefe a estimé que la négligence des inspecteurs, qui avaient pris leur décision sans motifs raisonnables, exposait la Couronne à l'obligation de réparer. L'affaire Cervinus est certainement ici un précédent sur lequel fonder un argument raisonnable. Je rejette donc l'idée que seul le ministre des Transports puisse se prononcer sur des inspections irrégulières de navires à vapeur. Cependant, j'examinerai maintenant brièvement l'argument de la Couronne selon lequel elle bénéficie de la protection d'une clause privative.


[38]            L'avocat de la Couronne dit que le texte du paragraphe 307(3), selon lequel les contestations doivent être renvoyées au ministre, qui rend alors une décision en dernier ressort, participe d'une clause privative. Il se réfère à l'arrêt Canada (PG) c. AFPC, [1993] 1 R.C.S. 941, dans lequel la Cour suprême du Canada avait confirmé la validité d'une clause privative étendue et à degrés multiples, mais avait aussi relevé, ainsi que le faisait remarquer le juge Cory à la page 952, que le législateur avait inséré cette clause dans le but exprès de s'assurer que les décisions de la Commission « soient définitives et sans appel et que les cours de justice n'aient pas le pouvoir de les modifier à volonté » . Cette manière de voir du juge Cory s'expliquait par le fait que, selon lui (à la page 963), la commission ou le tribunal administratif, dans cette affaire, avait été institué par le Parlement comme moyen expéditif et définitif d'assurer un règlement juste des conflits de travail. On est loin des points soulevés ici, qui consistent à établir avec impartialité et circonspection la réparation à accorder et les obligations du Canada selon la Convention SOLAS. L'avocat de la Couronne se réfère aussi à de nombreux autres précédents, tous des décisions de tribunaux anglais, mais je ne trouve pas qu'ils sont particulièrement utiles, étant donné l'arrêt Canada Safeway, que je vais maintenant examiner. Dans l'arrêt Canada Safeway Ltd. c. SDGMR, section locale 454 (1998), 226 N.R. 319, la Cour suprême du Canada examinait, dans une disposition d'arbitrage, les mots « définitive et péremptoire » et « lie les parties » . Pour les juges majoritaires, ces mots ne constituaient pas une véritable clause privative, mais ils s'en rapprochaient beaucoup (page 328). À l'évidence, le texte du paragraphe 307(3) de la Loi sur la marine marchande du Canada, « renvoyer la question au ministre qui décide en dernier ressort » , a encore moins de force et d'effet, d'autant que la présente instance n'est pas une demande de contrôle judiciaire, comme le voudrait la Couronne, mais plutôt une action en dommages-intérêts, du genre de celle qu'envisage l'alinéa 19f) de la Convention SOLAS. Je préfère ici l'argument des demanderesses, raisonnablement défendable, selon lequel il est tout à fait légitime pour un tribunal de voir la présente affaire comme une action, qui met en jeu le système d'inspection, la manière dont l'inspection s'est déroulée et la conduite ultérieure des défendeurs.

Obligation de prudence

[39]            Selon la Couronne, ni les inspecteurs ni le président du Bureau d'inspection des navires à vapeur, ni le ministre des Transports n'ont un quelconque devoir de prudence envers les propriétaires de navires.


[40]            Pour l'examen de cet aspect, j'ai gardé à l'esprit plusieurs points. D'abord, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin que l'affaire Kajat c. L'Arctic Taglu (1997), 135 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), pour constater, dans les faits, l'étroite relation entre un propriétaire de navire et le service d'inspection des navires à vapeur, une relation qui ne se résume pas à la confiance qu'a un propriétaire de navire dans le service d'inspection, mais qui est aussi une relation de confiance mutuelle. Certes, le jugement Arctic Taglu a été renvoyé par la Cour d'appel fédérale (2000), 252 N.R. 152 (C.A.F.), pour nouveau procès, mais cela ne change pas les faits tels qu'ils ont été exposés par madame le juge Reed au niveau de première instance. Deuxièmement, l'alinéa 19f) de la Convention SOLAS engage les nations signataires à éviter de retenir ou de retarder indûment un navire, en faisant suivre cette mise en garde d'un droit à réparation : le point de vue de la communauté internationale est que les États qui adhèrent, ou d'une autre manière se soumettent, au régime d'inspection de la Convention SOLAS, un régime qui est appliqué par les inspecteurs de navires de cet État (ou par des fonctionnaires équivalents), sont tenus effectivement à un devoir de prudence envers les propriétaires de navires. Troisièmement, je me méfierais des précédents portant sur le devoir de prudence, ou l'absence du devoir de prudence, des experts privés en classification à l'égard de groupes dont ils ne sont pas les préposés, et j'ai ici à l'esprit, à titre d'exemple, les chargeurs, qui n'ont pas en général affaire auxdits experts, de telle sorte qu'il n'existe pas entre eux la relation étroite qui est requise pour donner naissance à un devoir de prudence : voir l'arrêt The "Nicholas H" [1992] 2 Lloyds Rep. 481 (Q.B.), [1994] 1 W.L.R. 1071 (C.A.). Finalement, il y a la position des tribunaux canadiens, dans les arrêts Just et Cervinus (précités), qui ont analysé les facteurs conduisant à un devoir de prudence et ont de fait conclu, dans ces espèces, à l'existence de tels facteurs. Ainsi, plutôt que de rechercher et d'invoquer des précédents analogues (au sens propre du mot), et l'on ne m'en a indiqué aucun, je m'en suis rapporté aux principes fondamentaux pour savoir si l'on peut soutenir que les propriétaires de navires sont créanciers d'un devoir de prudence de la part des inspecteurs de navires à vapeur.

[41]            J'examine d'abord la proposition initiale de la Couronne, pour qui les propriétaires de navires ne sont créanciers d'aucun devoir de prudence, proposition qui résulterait de l'arrêt Cleveland-Cliffs Steamship Co. c. La Reine, [1957] R.C.S. 810. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait statuer sur la responsabilité de la Couronne envers un armateur dont le navire s'était échoué à l'approche d'un port sur le littoral nord de l'île Manitoulin, dans le lac Huron. Une lecture attentive des motifs, rédigés par cinq juges, révèle qu'au départ, le navire se trouvait hors du chenal, sans plus. Cependant, le juge Rand, constatant que le navire se trouvait hors du chenal, puis avait ensuite dévié, avait présumé que la balise du chenal était dans la mauvaise position, et selon lui aucun préposé de la Couronne (il voulait dire sans doute le préposé qui devait maintenir la balise dans la position requise) n'avait une quelconque obligation envers un tiers, mais uniquement envers la Couronne. Il ajoutait qu'une conclusion contraire serait extrêmement rare. Se fondant sur la jurisprudence actuelle, Hogg and Monahan on Liability of the Crown (précité) disposent sans ménagement de l'affirmation du juge Rand :

[traduction]

L'hésitation des tribunaux à imposer un devoir de prudence selon la common law aux fonctionnaires qui exercent des fonctions administratives particulières est aujourd'hui chose du passé. Il n'est plus vrai que de tels cas soient « extrêmement rares » , ainsi que l'affirmait le juge Rand en 1957.

(Page 180)

Hogg and Monahan se réfèrent ensuite à plusieurs cas récents dans lesquels la Couronne a été rendue responsable en raison de ce que ses préposés n'avaient pas fait, notamment des cas décidés ultérieurement par la Cour suprême (pages 180 et 181).

[42]            Plutôt que d'examiner une par une les autorités invoquées par la Couronne au soutien de sa position, dont un bon nombre d'origine anglaise et, dans un cas, un ouvrage américain portant sur la certification des aéronefs aux États-Unis, il est plus utile de traiter la question du devoir de prudence en se fondant sur les principes fondamentaux.

[43]            Une analyse éclairée du devoir de prudence est celle que l'on trouve dans l'arrêt Cooper c. Hobart (2001), 206 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.). Dans cette affaire, la demanderesse avait investi par l'entremise d'un courtier en hypothèques, qui avait transgressé la loi et perdu les sommes investies. Après la suspension du courtier, la demanderesse avait poursuivi la Couronne en invoquant la négligence du registrateur des courtiers en hypothèques, qui, selon la demanderesse, avait tardé à prononcer la suspension. La Cour suprême n'a pu trouver une proximité suffisante permettant d'établir un commencement de preuve du devoir de prudence. Cependant, aux fins qui nous concernent, il suffit de voir une analyse utile et instructive dans l'arrêt Cooper, lequel se réfère à plusieurs précédents, notamment l'arrêt Just (précité) et l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, ainsi que le double critère de l'arrêt Anns, qui énonce l'approche à retenir dans l'examen de la responsabilité de la Couronne du fait d'un préposé de la Couronne :


[30]       ... À la première étape du critère de l'arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était-il la conséquence prévisible de l'acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe-t-il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l'espèce? L'analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l'arrêt Anns met l'accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l'on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l'arrêt Anns, il reste toujours à trancher la question de savoir s'il existe des considérations de politique, étrangères au lien existant entre les parties, qui sont susceptibles d'écarter l'obligation de diligence. Il se peut, comme le Conseil privé le laisse entendre dans Yuen Kun Yeu, que de telles considérations ne l'emportent pas souvent. Nous estimons cependant qu'avant d'imposer une nouvelle obligation de diligence, il est utile de se demander si, malgré la prévisibilité et la proximité des parties, il existe des raisons de politique générale pour lesquelles l'obligation ne devrait pas être imposée...

(Page 203)

La prévisibilité raisonnable d'un préjudice, dont il est question dans le passage susmentionné, doit être complétée par la notion de proximité. Dans l'arrêt Cooper, la Cour suprême examinait ensuite cette notion, aux pages 204 et suivantes :

[32]       Sur le premier point, il semble clair que l'utilisation du mot « proximité » relativement à la négligence a servi dès le début et au cours de son histoire à décrire le genre de lien permettant l'imposition de l'obligation de diligence en tant que protection contre la négligence prévisible. Le mot « proximité » est utilisé pour décrire le lien « étroit et direct » que, dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, précité, lord Atkin avait qualifié de nécessaire pour l'établissement d'une obligation de diligence (aux pages 580-581) :

[traduction] Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l'esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question. ... Je crois que cela correspond suffisamment à la réalité, si on ne limite pas la proximité à une simple proximité physique mais qu'on l'étend, comme je pense qu'on l'entendait, à des rapports si étroits et directs que l'acte incriminé touche directement une personne alors que celui qui est censé être prudent sait qu'elle sera directement touchée par sa négligence. [Nous soulignons.]


[33]      Comme le juge La Forest l'a affirmé au nom de notre Cour dans l'arrêt Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, au paragraphe 24 :

L'expression « lien étroit » , utilisée par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns, précité, visait clairement à laisser entendre que les circonstances entourant le lien existant entre le demandeur et le défendeur sont telles qu'on peut affirmer que le défendeur est tenu de se soucier des intérêts légitimes du demandeur dans la gestion de ses affaires. [Nous soulignons.]

[34]      La détermination du lien peut supposer l'examen des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d'autres intérêts en jeu. Il s'agit essentiellement de facteurs nous permettant d'évaluer à quel point le lien entre le demandeur et le défendeur est étroit et de déterminer si, vu ce lien, il est juste et équitable en droit d'imposer une obligation de diligence au défendeur.

[35]      Les facteurs susceptibles de satisfaire à l'exigence de proximité sont variés et dépendent des circonstances de l'affaire. On chercherait en vain une caractéristique unique unificatrice. Comme l'a affirmé le juge McLachlin (maintenant juge en chef) dans l'arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, page 1151; 91 D.L.R. (4th) 289 : « Le lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d'affaires comportant différents facteurs » ...

(Pages 204 - 205)


L'argument des demanderesses, c'est que les défendeurs avaient la capacité de détenir le Lantau Peak et que le rapport, voire le lien, entre les demanderesses et les défendeurs, était, à l'évidence, tel que les erreurs et omissions des défendeurs dans la détention du Lantau Peak allaient directement nuire aux demanderesses. Le rapport entre les deux parties était effectivement étroit et direct, au sens physique, mais aussi en ce sens que les défendeurs savaient, sans l'ombre d'un doute, que la détention du navire entraînerait pour les demanderesses divers genres de frais : si le Lantau Peak était détenu injustement, les défendeurs savaient qu'il en résulterait un préjudice pour le propriétaire, la société Budisukma.

[44]            Dans l'analyse que fait l'arrêt Cooper (précité), il y a aussi la question de savoir s'il existe « des considérations de politique, étrangères au lien existant entre les parties, qui sont susceptibles d'écarter l'obligation de diligence » (page 203). Ici je ferais observer que, dans leur défense, les défendeurs invoquent la Convention SOLAS. Par ailleurs, eu égard à l'alinéa 19f) de cette Convention, qui prévoit une obligation et une possible responsabilité, la Couronne aurait du mal à plaider des considérations générales propres à nier l'existence d'un devoir apparent de prudence.

[45]            Toujours dans l'arrêt Cooper, la Cour suprême s'est ensuite référée à plusieurs précédents, et aux faits qui les caractérisaient, pour affirmer que « lorsqu'une affaire constitue l'un de ces cas ou un cas analogue et que la prévisibilité raisonnable est établie, on peut affirmer l'existence d'une obligation de diligence prima facie » (pages 205 - 206). Je passe maintenant au deuxième volet du critère Anns.


[46]            Selon les défendeurs, les considérations générales, qui sont le deuxième facteur examiné dans l'analyse que fait l'arrêt Cooper du critère Anns, font obstacle à l'existence d'un devoir de prudence et d'une responsabilité. J'ai déjà examiné ce point, en un sens, en faisant observer que la Convention SOLAS, expressément adoptée par les défendeurs, est tout à fait claire sur l'éventualité d'une obligation et d'une responsabilité dans un cas comme celui qui nous occupe. Les demanderesses affirment ensuite, en se référant à l'arrêt Just de la Cour suprême du Canada, aux pages 1241 et 1242, que la décision prise dans le cas du Lantau Peak était une décision opérationnelle. Dans l'arrêt Just, le juge Cory avait trouvé extrêmement pertinent l'arrêt rendu par la Haute Cour d'Australie dans l'affaire Sutherland Shire Council v. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1. Dans cette affaire, le juge Mason, s'exprimant en son nom et au nom d'un autre membre de la Cour, s'était référé à l'arrêt Anns, pour ensuite faire observer que [traduction] « La norme de la négligence qui est appliquée par les tribunaux pour savoir s'il y a eu manquement à un devoir de prudence ne peut s'appliquer à une décision de principe, mais elle peut s'appliquer aux décisions opérationnelles » . Nous arrivons alors à un critère clair et utile permettant de faire la distinction entre décision de principe et décision opérationnelle :

Il n'est pas facile de faire la distinction entre les facteurs politiques et opérationnels, mais on pourra tracer la ligne de démarcation si l'on admet qu'une autorité publique n'assume aucune obligation de diligence à l'égard de décisions comportant des facteurs et des contraintes d'ordre financier, économique, social ou politique, ou qui sont dictés par ces derniers. Ainsi, les allocations budgétaires et les contraintes qui en découlent en termes de répartition des ressources ne sauraient donner lieu à une obligation de diligence. Mais il peut en être autrement lorsque les tribunaux sont appelés à appliquer une norme de diligence à un acte ou à une omission qui est simplement le produit d'une directive administrative, de l'opinion d'un expert ou d'un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable. [Je souligne.]

(Page 1242)


Les soulignements insérés dans cet extrait sont le fait du juge Cory, qui ajoutait ensuite qu' « une autorité publique est assujettie à une obligation de diligence à moins d'un motif valable de l'en exempter » (loc. cit.). Il résume ensuite l'effet de l'arrêt Anns et de l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen (précité), en disant que, une fois prise la décision d'inspecter, l'inspection doit être raisonnable :

Il ressort des arrêts Anns v. Merton London Borough Council et Ville de Kamloops v. Nielsen, précités, qu'un organisme gouvernemental prenant une décision en matière d'inspection doit agir de façon raisonnable dans l'exercice réel de son pouvoir discrétionnaire. Pour ce faire, il doit spécifiquement considérer l'opportunité des inspections et le système qu'il établit, le cas échéant, doit être raisonnable eu égard à toutes les circonstances. (loc. cit.)

Ceci nous ramène au passage concernant l'inspection des phares, que j'évoquais dans mes propos sur la compétence de la Cour fédérale en général, l'un des cas étant celui où la décision est prise de ne pas inspecter, ou de réduire les inspections, en raison par exemple de contraintes budgétaires, car il s'agirait là d'une décision de principe ou de politique. Toutefois, une fois qu'est prise la décision de principe d'inspecter, les inspections doivent être menées d'une manière raisonnable eu égard aux circonstances. Si l'on applique ces considérations au cas qui nous occupe, on peut certainement soutenir que la décision, postérieure à l'inspection, de détenir le navire était une décision purement opérationnelle.


[47]            Les défendeurs ont soulevé plusieurs points additionnels sous la rubrique du devoir de prudence. Je n'examinerai que deux d'entre eux, à savoir l'argument du préjudice économique et l'argument du recours de substitution. Invoquant l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen (précité), les défendeurs soutiennent, si je comprends bien leur argument, que le fait d'imposer un devoir de prudence exposerait la Couronne à d'innombrables réclamations de dommages-intérêts. Ici la Couronne invoque l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, à la page 676, où madame le juge Wilson expose, pour la règle du préjudice économique, une justification qui remonte à 1931 :

Le juge en chef Cardozo explique probablement le mieux le fondement de la règle relative à la perte financière dans l'arrêt Ultramares Corp. v. Touche, 255 N.Y. 170 (1931), en disant à la page 179 que permettre une telle indemnisation [traduction] « exposerait (les défendeurs) à une responsabilité pour un montant indéterminé, pendant une période indéterminée et envers une catégorie indéterminée de demandeurs » .

[48]            Cet argument des « vannes » ou argument in terrorem a été critiqué et discrédité au fil des ans, et j'ai ici à l'esprit l'affaire Padda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] 3 C.F. 147 (C.F. 1re inst.), à la page 152, et l'affaire Jones c. Canada (Commission des plaintes du public contre la GRC) (1998), 154 F.T.R. 184 (C.F. 1re inst.), à la page 190. Cependant, ce qui rend cet argument irrecevable, comme fondement sur lequel radier la déclaration au motif qu'elle serait contraire à une forme de politique générale, c'est que madame le juge Wilson elle-même, se référant au jugement américain Ultramares Corp. v. Touche (précité), a admis la réparation d'un préjudice économique, car selon elle autoriser une telle réparation n'allait pas exposer les autorités publiques à une responsabilité incontrôlable. C'est là sans doute un argument que les défendeurs pourront utiliser au procès, mais ce n'est pas un argument qui mérite vraiment d'être retenu dans une requête en radiation.


[49]            Je passe maintenant à la question des recours de substitution, qui participe encore, selon l'argument des défendeurs, du concept de devoir de prudence. Je relève que, considérant le contrôle judiciaire comme un redressement, les défendeurs se réfèrent à de nombreux précédents anglais. Certains de ces précédents sont intéressants, mais néanmoins pas très utiles, car le droit anglais diffère du droit canadien, en ce sens que, dans le système anglais, un demandeur peut obtenir des dommages-intérêts en introduisant une procédure de contrôle judiciaire. Je ne me suis donc pas référé aux précédents anglais indiqués par les défendeurs, parce que le droit anglais s'est sur ce point écarté du droit canadien. J'examinerai d'abord les arrêts Comeau's Seafoods rendus par la Cour d'appel fédérale et la Cour suprême.

[50]            Les défendeurs invoquent l'arrêt Comeau's Seafoods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1995] 2 C.F. 467 (C.A.F.), dans lequel le juge Stone a estimé que l'existence d'un recours adéquat de droit administratif suffisait à ne pas imposer un devoir de prudence au ministre : voir les pages 485 et 488. La Couronne fait remarquer que la Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la Cour d'appel fédérale [1997] 1 R.C.S. 12. Cependant, il importe de noter que la Cour suprême du Canada a considéré que l'événement à l'origine du litige était une décision de principe, une décision discrétionnaire, du ministre des Pêches et des Océans. En l'espèce, l'événement à l'origine du litige est plus raisonnablement et plus justement qualifié de décision opérationnelle, celle qui consiste à appliquer une norme de prudence au produit opérationnel d'une directive administrative, un point souligné par le juge Cory dans l'arrêt Just (précité). D'où la question suivante : existe-t-il une action en dommages-intérêts en dehors d'un recours administratif?


[51]            La coexistence d'une action en responsabilité civile et d'un recours administratif a été examinée par le juge Aylward, de la Cour suprême de Terre-Neuve et du Labrador, dans l'affaire Keeping c. Canada (Procureur général) (2002), 210 Nfld. & P.E.I.R. 1, jugement confirmé (2003), 224 Nfld. & P.E.I.R. 234. Dans cette affaire, la jauge d'un bateau de pêche avait été mal mesurée. Se référant au jugement Lapointe c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans) (1992), 51 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.) et au jugement Radil Brothers Fishing Co. Ltd. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans, Région du Pacifique) (2000), 197 F.T.R. 169 (C.F. 1re inst.), infirmé en partie (2002), 286 N.R. 295 (C.A.F.), la Couronne faisait valoir que l'existence d'une procédure de contrôle judiciaire supplantait l'action des demanderesses en responsabilité civile. Dans l'affaire Radil, la Cour d'appel fédérale a fait ressortir la dichotomie, et la confusion qui en résulte, entre la contestation de la décision d'un office fédéral par contrôle judiciaire et la réclamation de dommages-intérêts à la Couronne par action en responsabilité civile. La Cour d'appel était disposée à laisser la procédure Radil suivre son cours comme action en responsabilité civile. S'agissant de l'affaire Keeping, le juge Alyward, rejetant la proposition selon laquelle l'existence d'un recours administratif faisait obstacle à une action en responsabilité civile, s'est exprimé ainsi :

[traduction]

52        L'affaire Lapointe ne permet pas d'affirmer que l'existence d'un recours administratif fait obstacle à une action en responsabilité civile, car elle n'aborde pas cet aspect. Les affaire Radil et Comeau traitent des décisions discrétionnaires résultant de lignes de conduite, ce qui n'est pas le point de fait ou de droit dont je suis ici saisi. Je suis d'avis que je n'ai pas compétence pour prononcer un mandamus. J'ai affaire à l'action en dommages-intérêts de la demanderesse contre le MPO, deuxième défendeur, une action fondée sur le fait que Slaney, un agent des pêches travaillant pour le MPO, n'a pas pris les précautions raisonnables pour mesurer la jauge brute du bateau du demandeur et n'a pas prévu que le défendeur subirait en conséquence un préjudice. L'argument selon lequel l'existence d'un recours administratif fait obstacle à une action n'est pas applicable à l'action du demandeur en responsabilité civile.


53        Dans son action en responsabilité civile, le demandeur ne conteste pas le pouvoir du ministre des Pêches de délivrer des permis supplémentaires de pêche du crabe, ni le pouvoir discrétionnaire absolu qui lui est conféré par l'article 7. Le demandeur reconnaît et admet que la décision de principe du ministre de délivrer des permis supplémentaires de pêche du crabe a été pour lui effectivement une décision très bénéfique; selon lui il était admissible à un tel permis car il répondait aux conditions requises. Sa position est qu'on lui a refusé un permis supplémentaire de pêche du crabe, et cela parce que l'agent des pêches a conclu erronément que la jauge brute de son bateau était inférieure à 10 tonnes brutes.

Cette analyse, selon laquelle une action en responsabilité peut se justifier lorsqu'un recours administratif n'a pas de réelle application, est particulièrement à propos ici, car les contraintes initiales de temps, puis le passage du temps, ont rendu théorique une décision de nature administrative. C'est un point qu'avait soulevé madame le juge Reed dans l'affaire Creed c. Canada (Solliciteur général), [1998] A.C.F. n ° 199 (QL), une décision non publiée du 16 février 1998, numéros du greffe T-237-96 et T-2319-95. Dans cette affaire, le juge Reed avait rejeté l'argument selon lequel le jugement Zubi c. Sa Majesté la reine (1993), 71 F.T.R. 168 (C.F. 1re inst.) permettait d'affirmer qu'une procédure de contrôle judiciaire était la condition préalable indispensable d'une action en dommages-intérêts :


[2]         La décision Zubi portait sur une affaire où un détenu avait été transféré d'un établissement à sécurité minimale à un établissement à sécurité moyenne. Le détenu a déposé une déclaration demandant un jugement déclaratoire portant que la décision de transfèrement n'était pas valable, ainsi que des dommages-intérêts. Le juge Cullen s'est exprimé en ces termes : « ... le demandeur devrait déposer une demande de contrôle judiciaire conformément aux articles 18 et 18.1 et ensuite, s'il obtient gain de cause, intenter une action en dommages-intérêts. » Toutefois, il ne s'agit pas là d'une déclaration selon laquelle, pour obtenir des dommages-intérêts, on doit déposer une demande de contrôle judiciaire. Une action en dommages-intérêts a toujours été et demeure un plan d'action indépendant. Les remarques du juge Cullen se rapportent seulement à la situation où il y a une décision de transfèrement en cours (ou de mise en isolement) dont on demande l'annulation, ce qui fait que, si l'annulation était accordée, l'individu reviendrait à la position où il se trouvait avant la prise de la décision. Cette mesure de redressement doit être demandée par voie de contrôle judiciaire. En l'espèce, le requérant, ainsi qu'il a été noté, n'est plus placé en isolement, il ne se trouve plus à l'Établissement d'Edmonton, il ne se trouve plus dans la province d'Alberta même. Ainsi donc, toute conclusion de nullité ou toute annulation des décisions de mise en isolement ou de transfèrement serait futile. L'écoulement du temps a fait que cette mesure de redressement était sans raison d'être.

Selon le juge Reed, puisqu'une action en dommages-intérêts « a toujours été et demeure un plan d'action indépendant » , une action en dommages-intérêts était le recours qui s'imposait.

[52]            Vu le raisonnement adopté par les divers juges de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale, un raisonnement résumé dans l'affaire Keeping, confirmé par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Comeau's Seafoods Ltd. et repris par le juge Reed dans l'affaire Creed, une action en responsabilité civile qui n'est pas d'abord précédée d'une demande de contrôle judiciaire est tout à fait défendable dans le cas présent. Ici, l'ordre de détention n'a plus d'effet. De plus, vu les circonstances, il serait vain d'introduire un recours administratif ou une demande de contrôle judiciaire, et j'ai ici à l'esprit le délai relativement bref qui s'est écoulé entre la détention du Lantau Peak et la mainlevée de cette détention, soit d'avril à août 1997.


[53]            Il est utile aussi de retenir que, dans le jugement Creed, le juge Reed faisait une distinction entre la contestation d'une décision par voie de contrôle judiciaire et une action en dommages-intérêts. Cette distinction a été relevée et suivie par le juge Lemieux dans l'affaire Shaw c. Canada (1999), 167 F.T.R. 233 (C.F. 1re inst.), aux pages 241 et suivantes, dans lequel il a confirmé la distinction entre d'une part une action contestant une décision administrative et visant à la faire infirmer et d'autre part une action en réparation pour des actions ou omissions qui sont vues comme illégales, pour finalement souscrire à l'approche adoptée par le juge Reed dans l'affaire Creed. Une mise en parallèle peut être faite avec la présente action, par laquelle Budisukma ne cherche pas à faire infirmer ou à contester la décision de détenir le navire, mais plutôt demande réparation pour une détention injustifiée. Cette jurisprudence et l'observation finale que j'ai faite répondent à l'argument des défendeurs selon lequel la justesse de la décision ne peut être l'objet d'un contrôle dans la présente instance : il ne s'agit pas de substituer l'opinion de l'expert en classification à celle d'un inspecteur de navires à vapeur, mais plutôt d'examiner, au regard des règles de la responsabilité civile, ce qu'a fait l'inspecteur. La Cour est évidemment en mesure de faire directement, dans une action en responsabilité civile, ce qu'elle n'était pas, et n'est toujours pas, en mesure de faire dans une demande de contrôle judiciaire, et la solution directe d'une action en responsabilité civile trouve d'ailleurs aussi un fondement dans la Convention SOLAS.

[54]            Il est fautif également de radier une action en responsabilité au motif qu'il existe d'autres recours possibles. Je reviens ici au jugement Radil (précité), où le juge Décary, s'exprimant pour la Cour, disait à la page 303 :


[36]      Le juge des requêtes semble quant à lui avoir fondé sa décision sur l'idée que la cause d'action était l'illégalité de la décision du ministre, plutôt que l'obligation de diligence du ministre ou de ses représentants envers Radil, quelle que soit la légalité de la décision. S'appuyant sur l'arrêt de la Cour fédérale dans l'affaire Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1995] 2 C.F. 467, pour conclure que la possibilité donnée à Radil de demander le contrôle judiciaire de la décision du ministre annulait l'obligation de diligence, le juge des requêtes est allé au-delà des propos du juge Stone, à la page 488 :

« la disponibilité de recours adéquats en droit administratif par voie de contrôle judiciaire doit être prise en considération à la lumière du second volet du critère énoncé dans Anns [(Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)] lorsqu'il s'agit de décider si la portée d'une obligation de diligence prima facie devrait être rejetée dans les circonstances de l'espèce. [Non souligné dans l'original.]

[37]       Il est prématuré à ce stade initial de l'instance de conclure que Radil n'a aucun moyen, avec les modifications adéquates, de prouver que la présumée déclaration inexacte entachée de négligence s'inscrivait dans une décision opérationnelle et non une décision de principe, qu'il y avait prima facie une obligation de diligence et que la portée de l'obligation ne devait pas, eu égard aux circonstances, être rejetée ou restreinte. La tâche qui attend Radil est ardue, mais l'on ne saurait dire à ce stade qu'elle est impossible à accomplir.


[55]            Je retourne ici à une observation que je faisais au début des présents motifs, lorsque je disais qu'il s'agit ici d'une affaire importante et complexe, dans laquelle interviennent plusieurs principes, lois et conventions. Débouter les demanderesses à ce stade nécessiterait une analyse approfondie des faits, une tâche qui ne s'accorde pas avec une requête en radiation. Il s'agit là d'une notion que le juge Lemieux a appliquée dans l'affaire Hermes Numismatique et Arts Anciens, Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national) (2000), 193 F.T.R. 133 (C.F. 1re inst.), où il examinait, dans le contexte d'une requête en radiation d'une déclaration, l'interaction des recours administratifs et des actions en responsabilité civile. Selon lui, cette interdépendance, produit d'un ensemble complexe de points de droit et de points de fait, ne pouvait être révisée au moyen d'une requête prétendant disposer du fond de la réclamation. Ici, comme je l'ai dit, les demanderesses ont engagé une action complexe qui fait intervenir des recours de droit administratif et le recours prévu par l'alinéa 19f) de la Convention SOLAS, tous des points difficiles qui ne sauraient être décidés par requête sommaire, mais devraient être soumis à un juge des faits pour examen complet et consciencieux sur le fond. C'est d'ailleurs l'approche préconisée dans l'arrêt Vulcan Equipment Co. c. Coats Co., [1982] 2 C.F. 77, à la page 78, où la Cour d'appel faisait observer que l'appelante avait soulevé de difficiles points de droit, mais qu'il n'était ni nécessaire ni souhaitable pour la Cour d'appel de prononcer en dernier ressort sur une requête en radiation, la Cour affirmant plutôt que « ... les questions soulevées sont des questions importantes de droit qu'on ne peut trancher sur simple requête en radiation » .

Absence d'un délit symbolique


[56]            Selon les défendeurs, l'action des demanderesses est une action pour manquement à une obligation réglementaire, affirmant même que les demanderesses allèguent ce manquement comme cause d'action. C'est là de la part des défendeurs énoncer une hypothèse ou faire une interprétation libérale de la déclaration, car la déclaration ne renferme rien de tel. En réalité, la déclaration précise clairement qu'elle ne repose pas sur la transgression d'une loi, mais sur une négligence et sur le recours prévu par la Convention SOLAS. Il ne m'est donc pas nécessaire de considérer le précédent habituel en la matière, à savoir l'arrêt Saskatchewan Wheat Pool c. Canada (1983), 45 N.R. 425 (C.S.C.), qui concerne l'effet de la violation d'une loi, si ce n'est pour dire que, comme le faisait observer la Cour suprême du Canada à la page 446, « les conséquences civiles de la violation d'une loi devraient être englobées dans le droit de la responsabilité civile » . C'est précisément le point des demanderesses : leur action est une action en responsabilité civile.


[57]            Puis les défendeurs disent que l'action des demanderesses repose également sur une cause appelée enquête fautive, un quasi-délit distinct et de portée étroite. Les défendeurs se réfèrent d'abord au jugement Falloncrest Financial Corp. v. Ontario (1995), 33 Adm.L.R. (2d) 87 (C.Ont., Division générale), selon lequel une enquête fautive ou l'exercice fautif d'une fonction conférée par la loi peuvent donner lieu à radiation d'une action en responsabilité civile. Les défendeurs se sont expressément référés à un arrêt sur lequel s'est appuyé le juge Ground dans l'affaire Falloncrest, à savoir l'arrêt Hill v. Chief Constable of West Yorkshire [1988] 2 All E.R. 238 (H.L.), sur lequel je reviendrai. Cependant, le juge Ground précise que, eu égard aux principes généraux de l'ordre public, les demandeurs, dans l'affaire Falloncrest, [traduction] « ... ne peuvent réussir dans la mesure où leurs actions sont fondées sur un manquement à une obligation légale, sur l'accomplissement fautif d'un devoir ou d'un pouvoir légal ou sur une enquête fautive » (page 104). Mais, l'arrêt Chief Constable of West Yorkshire, sur lequel il s'appuie, est directement à propos, même s'il porte sur des circonstances tout à fait particulières, l'absence d'élucidation de plusieurs meurtres sur une période de 11 ans. Le point essentiel de l'arrêt était que les membres du corps policier n'étaient astreints, envers un citoyen en particulier, à aucun devoir de prudence dans la tâche de réduire la fréquence des actes criminels, car ils n'avaient d'obligation qu'envers le grand public, celle d'appliquer les règles du droit criminel, et que de nombreuses décisions doivent être prises, des décisions de nature politique et discrétionnaire, notamment sur la manière la plus rationnelle d'utiliser les ressources disponibles (arrêt Chief Constable of West Yorkshire, page 244). Cependant, l'arrêt rendu par lord Keith, auquel ont souscrit quatre des cinq juges, renferme un passage que l'on peut qualifier de concluant :

[traduction] Il ne fait aucun doute qu'un officier de police, tout comme n'importe qui, peut être rendu responsable civilement envers une personne qui subit un préjudice comme conséquence directe de ses actions ou omissions. Il peut donc être tenu de réparer s'il est à l'origine d'une agression, d'une arrestation illégale, d'un emprisonnement injustifié ou d'une poursuite malicieuse, mais également s'il commet une faute.

(Page 240)

C'est là reconnaître clairement qu'une réclamation, comme celle qui nous occupe, peut trouver sa source dans un délit. Les demanderesses font d'ailleurs observer que leur réclamation est fondée sur les principes ordinaires de la responsabilité et sur les règles existantes du droit maritime canadien relatives à la responsabilité, telles qu'elles ont été reconnues par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, aux pages 489 et suivantes. Je ferais aussi observer que des préposés de la Couronne ont été rendus responsables lorsqu'ils mènent leurs inspections d'une manière fautive, sans qu'il ne soit fait aucune mention de ce que les défendeurs ont appelé le délit d' « inspection fautive » : voir par exemple les arrêts Just, Ville de Kamloops et Cooper, tous mentionnés précédemment.


[58]            En résumé, les arguments avancés par les défendeurs, à savoir le manquement à un pouvoir conféré par la loi, et l'enquête fautive, n'autorisent aucune conclusion pouvant justifier la radiation de l'action.

Contestation de la validité de l'ordre de détention

[59]            Les défendeurs ont soulevé plusieurs arguments additionnels pour justifier leur requête en radiation. Certains d'entre eux entrent dans les rubriques générales suivantes : l'inopportunité de la contestation d'un ordre de détention, et le fait que l'ordre de détention n'a pas été réfuté sur le fond à l'encontre de la présente requête. Ces arguments ne sont pas recevables parce qu'ils ne reconnaissent pas la distinction à faire entre, d'une part, une contestation de l'ordre de détention par contrôle judiciaire et, d'autre part, l'examen du présumé aspect fautif de cet ordre de détention. Les défendeurs ont effleuré l'argument selon lequel un tribunal ne peut revoir l'opinion subjective des inspecteurs de navires à vapeur relatives à la sécurité car une telle opinion constituerait selon eux le fondement inattaquable d'un ordre de détention, et toute cette affaire ne soulèverait donc aucun point qui justifie l'intervention des tribunaux. Ici, le poids des affaires d'inspection, notamment les arrêts Just, Cervinus, Ville de Kamloops et Cooper (précités), est défavorable aux défendeurs, comme l'est le principe selon lequel, une fois qu'une inspection résulte de l'application d'une décision de principe, l'inspection doit être exécutée sans négligence.


CONCLUSION

[60]            À l'issue de la requête, et en la rejetant, j'ai souligné deux points aux avocats. D'abord, une affaire aussi importante et aussi complexe ne peut être décidée sur une requête en radiation. Deuxièmement, et aspect plus important, il était manifestement loin d'être clair et évident que les demanderesses seraient déboutées de leur action sur l'un des points soulevés par les défendeurs.

[61]            La requête en radiation, introduite tardivement, adopte une approche étroite en faisant flèche de tout bois. Cette approche sans discernement n'est pas sans conséquences sur les dépens. Je relève aussi que nombre des arguments avancés par les défendeurs reposent sur une lecture forcée ou fantaisiste, ou sur l'une de deux lectures également vraisemblables, de ce qui constitue une déclaration brève et sans détour, à laquelle les défendeurs ont répondu clairement dans une défense tout aussi brève. Cela ne veut pas dire que certains des arguments des défendeurs sont dépourvus de substance. Cependant, les arguments qui ont de la substance ne permettent manifestement pas malgré tout aux défendeurs de s'acquitter de la charge de prouver qu'il est évident, manifeste et indubitable que l'action des demandeurs est vouée à l'échec. Nous en arrivons à la question des dépens. Les demanderesses font valoir que, au lieu de se concentrer sur plusieurs des points les plus forts, les défendeurs ont adopté une approche à courte vue qui, combinée aux 100 précédents et plus mentionnés par les défendeurs dans leur recueil de précédents et leurs mises à jour, a rendu extrêmement complexe et difficile la tâche de composer avec leur requête.

[62]            Les défendeurs disent que, à leur avis, n'importe lequel des points qu'ils ont soulevés aurait pu réussir. Selon eux, ils avaient le devoir de soulever tous ces points et de porter à l'attention de la Cour tous les précédents existants, avec tous les arguments qui s'y rapportaient.

[63]            Une approche de portée globale peut avoir une certaine valeur, mais elle a pour effet d'élever, ne serait-ce qu'une requête, du stade de l'indispensable au stade du superflu. Un avocat efficace ne présente en général que ce que la cause requiert logiquement, et non pas tout ce qu'il pourrait être en mesure de dire. Pour fixer les dépens, j'ai tenu compte de la durée de la requête, soit deux jours, ainsi que de la grande quantité et de la complexité des documents, mais je me défends bien de pénaliser les défendeurs simplement parce qu'aucun des points avancés par eux n'a été retenu. En application du tarif B, les demanderesses obtiendront des dépens pour la somme de 4 000 $, payable sur-le-champ.

                                                                                                                                    _ John A. Hargrave _            

                                                                                                                                                    Protonotaire                    

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 20 août 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                 COUR FÉDÉRALE

                                                                                   

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                              T-609-99

INTITULÉ :                                             Budisukma Puncak Sendirian Berhad et autre c. Sa Majesté la reine du chef du Canada et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                   les 17 et 18 avril 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:      le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                          le 20 août 2003

COMPARUTIONS :

H Peter Swanson                                      

George Carruthers

POUR LES DEMANDERESSES

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard et Associés

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris A Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDERESSES

POUR LES DÉFENDEURS


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