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Date : 20030213

Dossier : T-2160-02

Référence neutre : 2003 CFPI 166

ENTRE :

                                                    MARGARET ANDREA EDGAR

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                   LE CONSEIL DE BANDE DES KITASOO : LE CHEF PERCY STARR

ET LES CONSEILLERS ARCHIE ROBINSON,

                                                               ROSS NEASLOSS ET

                                                                     BRIAN MASON

                                                                                                                                                     défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

Introduction

[1]                 Margaret Edgar est âgée de 35 ans et elle fait partie de la Nation kitasoo-xaixais (la Première nation). Depuis l'âge de 13 ans, elle habite au village de Klemtu, en Colombie-Britannique, une région éloignée d'environ 400 habitants accessible seulement par voie aérienne ou navigable (le village).

[2]                 Elle demande une injonction interlocutoire pour faire suspendre la résolution du Conseil de bande des Kitasoo (la résolution) adoptée le 21 novembre 2002, par laquelle elle a été bannie du village et il lui a été interdit d'y retourner pour quelque motif que ce soit sous peine d'arrestation et d'accusation d'intrusion.

[3]                 La résolution est rédigée comme suit :

[traduction]

IL EST RÉSOLU, compte tenu de vos agissements, lesquels ont été rapportés au Conseil de bande des Kitasoo par le Conseil de police kitasoo-xaixais;

Et compte tenu du fait que, le 9 septembre 2002, vous avez vendu de la marihuana à un policier banalisé, une infraction criminelle sous le régime de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances;

QUE, par suite de vos gestes et sur recommandation du Conseil de police kitasoo-xaixais, vous êtes, par la présente, bannie du village de Klemtu et qu'il vous est interdit d'y retourner pour quelque motif que ce soit;

QUE si vous entrez dans le village de Klemtu en violation de la présente résolution du Conseil de bande, vous serez arrêtée et accusée d'intrusion;

QUE la présente résolution fera l'objet d'un nouvel examen par le Conseil de bande des Kitasoo en octobre 2004.

[4]                 Le 23 décembre 2002, Margaret Edgar (la demanderesse) a déposé une demande de contrôle judiciaire en vue de faire annuler cette résolution en invoquant : (1) un manquement à la justice naturelle parce que la résolution a été adoptée sans qu'on l'en ait avisée et sans qu'on lui ait donné l'occasion de présenter des arguments; et (2) la violation de l'article 7 et de l'alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[5]                 Les parties conviennent qu'il incombe à la demanderesse de démontrer suivant la prépondérance des probabilités l'existence de chacun des trois éléments nécessaires pour obtenir une injonction interlocutoire : (1) une question grave qui mérite d'être tranchée; (2) un préjudice irréparable; et (3) la prépondérance des inconvénients.

[6]                 Les défendeurs reconnaissent que la demanderesse a soulevé une question grave qui mérite d'être tranchée. Ils disent, toutefois, qu'elle n'a avancé aucune preuve suffisante démontrant un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients considérée du point de vue de l'intérêt public en faveur d'une collectivité exempte de drogues illicites éclipse le préjudice que la demanderesse peut subir.

Autres éléments du contexte

[7]                 Le Conseil de bande des Kitasoo (le Conseil de bande) et le service de police du village (le service de police) essaient depuis des années d'apporter des solutions aux problèmes liés à la surconsommation de substances illégales. En 1991, le Conseil de bande a pris un règlement administratif (no 1991-01) interdisant la consommation et l'abus d'alcool dans le village.


[8]                 Dans l'affidavit qu'il a déposé, le chef du Conseil de bande, Percy Starr, a déclaré que le Conseil de bande [traduction] « est au courant du trafic de stupéfiants ainsi que de la consommation et de l'abus de drogues illicites dans le village depuis environ dix ans » et que [traduction] « la possession et le trafic de substances illégales est une infraction criminelle dont la police locale peut se charger » , ce qui explique pourquoi le Conseil de bande n'a pas pris de règlement administratif distinct pour résoudre le problème de [traduction] « la présence et de l'abus de substances illégales dans le village » .

[9]                 Le chef Starr signale qu'en 1994, le Conseil de bande a créé la Commission de sécurité publique des Kitasoo-Xaixais (la Commission de sécurité) en réponse [traduction] « aux problèmes d'application de la loi, particulièrement en ce qui a trait à la consommation et à l'abus de drogues illicites dans le village [¼] » . La Commission de sécurité a créé le service de police.

[10]            Le chef Starr affirme qu'au cours des deux dernières années, le Conseil de bande a [traduction] « adopté sept résolutions pour bannir des gens du village » , lesquelles « étaient fondées sur des allégations de « trafic illicite » de substances intoxicantes. Deux des sept résolutions visaient des membres de la bande des Kitasoo et s'appliquaient pour une période d'un an. Les cinq autres résolutions visaient des personnes d'autres communautés qui n'étaient pas membres de la bande et qui [traduction] « ont été bannies pour une période indéterminée » .

[11]            Le chef Starr soutient que le Conseil de bande et la Bande indienne de Kitasoo essaient, tant bien que mal, d'apporter des solutions au problème de consommation et d'abus de substances illégales dans le village.

[12]            Le chef Starr reconnaît que le Conseil de bande a adopté la résolution visant la demanderesse le 21 novembre 2002, à l'occasion d'une réunion tenue à huis clos pour discuter de [traduction] « la portée de l'information reçue du Conseil de police des Kitasoo-Xaixais au sujet d'individus, notamment de la demanderesse, faisant face à des accusations criminelles de trafic de drogue devant les cours provinciales de la Colombie-Britannique » .

[13]            Le chef Starr dit que la résolution cessera d'être en vigueur en octobre 2004 [traduction] « période à laquelle elle sera examinée et considérée à nouveau par le Conseil de bande des Kitasoo » . Il mentionne que la présente résolution (ainsi que les deux autres résolutions qui ont été adoptées à la même réunion à l'endroit de deux autres personnes) vise [traduction] « à remédier à ce qui était et continue d'être [¼] une préoccupation constante relativement à la présence de drogues illicites au village et au trafic de drogues y ayant cours [¼] » et qu'elle a [traduction] « pour but de protéger la collectivité des activités de trafic de drogues et d'empêcher la demanderesse de continuer à faire ce trafic » . Il est préoccupé par le fait que si la demanderesse est autorisée [traduction] « à revenir pendant que la résolution est en vigueur [¼], elle reviendra pour y vendre de la marijuana » . Il ajoute à propos de cette éventualité : [traduction] « j'ai tous les motifs de croire qu'il sera difficile de l'empêcher de [¼] faire du trafic [et] la communauté et ses membres en souffriront grandement » .


[14]            Alan DeJersey, chef du service de police, a également déposé un affidavit pour s'opposer à la délivrance d'une injonction interlocutoire. Il affirme qu'en septembre 2002, il a coordonné une opération d'infiltration avec la collaboration de la GRC. L'un des gendarmes de la GRC a déclaré avoir acheté un gramme de marijuana de la demanderesse le 8 septembre 2002 pour 20 $.

[15]            Il affirme que le ou vers le 19 novembre 2002, il a été avisé par l'avocat de la Couronne fédérale que l'information avait été approuvée et que des accusations seraient portées contre la demanderesse. Des mandats d'arrestation ont été délivrés et mis en suspens le 21 novembre 2002. Ces affaires ont été discutées à l'occasion de la réunion du Conseil de bande tenue à huis clos le même jour.

[16]            Le chef de police déclare ce qui suit dans son affidavit :

[traduction]

14. Depuis que la demanderesse a été bannie du village de Klemtu, j'ai continué de recevoir des renseignements de sources confidentielles, dont j'ai tous les motifs de croire qu'ils sont vrais, faisant état de la participation continue de la demanderesse dans des activités illégales à l'intérieur du village de Klemtu, notamment le trafic illicite d'alcool, en violation des règlements du village, et le trafic de drogues.

15. Tout récemment, soit au cours du dernier week-end, du 31 janvier au 2 février 2003, des renseignements indiquant qu'un frère de la demanderesse, lequel habite dans la communauté, a vendu plusieurs demi-gallons d'alcool de contrebande pour la somme de 150 $ la bouteille, de l'alcool qui avait été illégalement expédié par la demanderesse, ont été reçus de plusieurs sources.

16. J'ai tous les motifs de croire que si Mme Edgar est autorisée à revenir au village de Klemtu, alors que la résolution est en vigueur, elle reprendra immédiatement ses activités de trafic de drogues. Des renseignements à cet effet ont été reçus par le service de police peu de temps après qu'elle a été bannie de la communauté.

[17]            La demanderesse a été arrêtée et accusée d'avoir fait le trafic d'une substance désignée, en violation du paragraphe 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.

[18]            Elle a été remise en liberté après s'être engagée devant un juge de paix à comparaître au procès et à respecter les trois autres conditions suivantes : 1) ne pas aller au village de Klemtu; 2) ne pas posséder ni consommer de substances désignées; 3) se soumettre sur demande à une prise d'échantillon d'urine ou de sang pour laquelle tout résultat positif constituerait une violation.

[19]            Le 9 décembre 2000, le juge Overend de la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a rayé la condition par laquelle elle s'engageait à ne pas aller au village.

[20]            Son procès est prévu pour le 24 février 2003.

[21]            La demanderesse a été expulsée du village par avion le 22 novembre 2002 et elle n'y est pas retournée depuis. Elle habite avec sa grand-mère à Port Hardy.

[22]            Au moment où elle a été bannie, la demanderesse occupait un emploi d'aide scolaire à l'école communautaire Kitasoo. Le 27 novembre 2002, elle a reçu un rapport favorable du directeur de l'école, mais elle a été avisée le 19 décembre 2002 qu'elle était suspendue sans salaire et la résolution lui interdisant de [traduction] « résider à Klemtu ou d'y venir en visite » était l'un des motifs mentionnés.

[23]            Margaret Edgar a occupé le poste de directrice adjointe au Tourisme à Klemtu durant les mois d'été des six dernières années.

[24]            Dans son affidavit, Margaret Edgar déclare que sa famille habite à Klemtu, notamment sa concubine et ses enfants, ses parents (quoique son père soit apparemment temporairement à Port Hardy en attente pour subir un pontage), ses frères et soeurs et les membres de sa famille étendue.

[25]            Elle affirme que c'est à sa demande que le juge Overend a rayé, le 9 décembre 2002, la condition selon laquelle elle ne devait pas se présenter au village.

[26]            Elle témoigne ne pas avoir d'antécédents judiciaires ni avoir été arrêtée auparavant et précise que la résolution [traduction] « m'a empêchée d'avoir accès au soutien communautaire et de prendre des arrangements pour mon emploi et mes affaires financières » . Elle craint que la résolution n'ait donné lieu à [traduction] « des problèmes additionnels pour sa famille et des conséquences psychologiques et affectives négatives » .

[27]            Le dossier de la requête de la demanderesse comprend une lettre de son père au sujet du stress et de la dépression par lesquels il a été affecté en conséquence de ce bannissement et une ordonnance précisant qu'il devait se tenir à proximité d'un médecin et d'un hôpital parce qu'il était susceptible d'avoir une crise cardiaque. Il affirme que sa fille prenait soin de ses petits-enfants et que ceux-ci souffrent de son absence.

[28]            Le dossier comprend également une lettre de sa grand-mère et du président du centre d'accueil décrivant les conséquences psychologiques du bannissement sur elle.


[29]            Sa concubine homosexuelle écrit que la demanderesse fait partie intégrante de la famille et qu'elle songe à quitter son emploi et Klemtu pour aller rejoindre la demanderesse.

Analyse

a) Question grave

[30]            Comme je l'ai déjà mentionné, les défendeurs reconnaissent la gravité de la question et je crois qu'il s'agit d'une sage décision. À mon avis, la demanderesse fait valoir des arguments très solides pour démontrer qu'un manquement à l'équité invalide la résolution. Elle a été bannie de sa communauté sans avoir été en mesure de s'adresser au décideur (le Conseil de bande). Il suffit par ailleurs de se référer aux décisions de la Cour suprême du Canada dans Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Police Commissioners, [1979] 1 R.C.S. 311 et Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602.

[31]            Le juge Sharpe, dans son ouvrage intitulé Injunctions and Specific Performance, 3e édition (Canada Law Book, 2000), aux pages 2 à 10, souligne que [traduction] « si le demandeur démontre bel et bien une preuve prima facie suffisante, les chances de succès absolu pencheront fortement en faveur d'une injonction » .


b) Préjudice irréparable

[32]            MM. les juges Sopinka et Cory dans l'arrêt RJR - MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, au paragraphe 59, ont affirmé : « Le terme irréparable a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. »

[33]            Au paragraphe 58 de cette décision, ils ont mentionné ce qui suit :

À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire.

[34]            Autrement dit, si l'injonction est refusée et que la demanderesse obtient gain de cause au procès, le préjudice subi pourra-t-il être réparé?

[35]            La preuve, à mon sens, établit clairement un préjudice irréparable. La séparation forcée des êtres chers et l'exclusion de la communauté, avec le stress psychologique et émotionnel qui en découle, sont les types de préjudice qui ne pourraient faire l'objet d'une réparation le cas advenant que la demanderesse gagne son procès.

    


c) Prépondérance des inconvénients

[36]            Dans l'arrêt RJR - MacDonald Inc. précité, les juges Sopinka et Cory ont écrit au paragraphe 62 que ce critère consiste « à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond » . L'examen de ce critère m'a fait réfléchir pendant un certain temps parce que l'un des facteurs à prendre en considération est l'intérêt public.

[37]            Je ne peux pas reconsidérer et je ne reconsidérerai pas l'opinion de la Première nation et de son Conseil de bande relativement à la portée et à l'étendue des problèmes occasionnés par la surconsommation de substances illégales dans le village et aux difficultés qu'ils ont éprouvées en apportant des solutions à un problème qui, selon eux, est urgent et important.

[38]            Il m'incombe toutefois de soupeser le préjudice des défendeurs et le préjudice de la demanderesse. J'ai déjà établi le préjudice que la demanderesse subit comme conséquence de son bannissement.

[39]            Les défendeurs disent que si on la laisse revenir dans la communauté, elle trafiquera à nouveau. Il y a là, à mon avis, un élément hypothétique. Si elle est une personne sensée, elle ne le fera pas.

[40]            Si, comme le chef de police l'affirme, il existe des preuves que la demanderesse trafique actuellement, la façon d'éliminer le préjudice qu'elle est susceptible de causer au village est de porter des accusations contre elle. Ainsi, elle aura manqué à son engagement, sera arrêtée et probablement incarcérée pendant le procès et, par ses propres actes, elle se sera elle-même exclue de la communauté.

Conclusion

[41]            Pour tous ces motifs, une injonction suspendant la résolution du Conseil de bande jusqu'au procès est accordée. Les dépens sont adjugés à la demanderesse quelle que soit l'issue de la cause.

                                                                                           « F. Lemieux »                  

                                                                                                             Juge                        

Vancouver (C.-B.)

Le 13 février 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                    T-2160-02

INTITULÉ :                   MARGARET ANDREA EDGAR c. CONSEIL DE BANDE DES KITASOO et al.

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                              Le 10 février 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                                     Le 13 février 2003

COMPARUTIONS :

Mme Sarah Rauch                                                 Pour la demanderesse

M. Michael Galambos                                        Pour les défendeurs

Mme Darlene Dort

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Conroy & Cie                                                     Pour la demanderesse

Abbotsford (C.-B.)

Galambos & Cie                                                   Pour les défendeurs

Port Coquitlam (C.-B.)

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