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Date: 20000804


Dossier: T-1200-99


ENTRE:

        

     RYSZARD FRANKOWSKI

     demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur


     MOTIFS DU JUGEMENT


LE JUGE ROTHSTEIN (ex officio)


[1]          Lorsqu'une disposition de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, sous sa forme modifiée, prévoit l'attribution de la citoyenneté « malgré les autres dispositions de la présente loi » et qu'une autre disposition interdit l'attribution de la citoyenneté « malgré les autres dispositions de la présente loi » , nous sommes en présence d'un conflit apparent entre les deux dispositions.

[2]          La présente instance de contrôle judiciaire vise la résolution d'un tel conflit apparent. Par souci de commodité, j'ai souligné les passages dans chacune des dispositions qui sont pertinents quant au conflit. L'alinéa 22(2)a) dispose:

22 (2) Notwithstanding anything in this Act, but subject to the Criminal Records Act, a person shall not be granted citizenship under section 5 or subsection 11(1) or take the oath of citizenship if,

(a) during the three year period immediately preceding the date of the person's application,

...

the person has been convicted of an offence under subsection 29(2) or (3) or of an indictable offence under any Act of Parliament, other than an offence that is designated as a contravention under the Contraventions Act.

22 (2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, mais sous réserve de la Loi sur le casier judiciaire, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l'article 5 ou du paragraphe 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté s'il a été déclaré coupable d'une infraction prévue aux paragraphes 29(2) ou (3) ou d'un acte criminel prévu par une loi fédérale, autre qu'une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions :

a) au cours des trois ans précédant la date de sa demande;

                            

[3]          Le paragraphe 5(4) prévoit:

5(4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.

5(4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d'ordonner au ministre d'attribuer la citoyenneté à toute personne qu'il désigne; le ministre procède alors sans délai à l'attribution.

[4]          Les faits ne sont pas contestés. Le demandeur est une personne visée par l'alinéa 22(2)a), puisqu'il a été déclaré coupable de trafic de stupéfiants dans les trois ans précédant sa demande de citoyenneté. Le juge de la citoyenneté a statué que le demandeur ne pouvait se voir attribuer la citoyenneté canadienne:

[TRADUCTION] Étant donné que cette déclaration de culpabilité est survenue au cours de la période de trois ans qui a précédé la date de votre demande, il vous est interdit, aux termes du paragraphe 22(2) de la Loi sur la citoyenneté, de recevoir la citoyenneté canadienne.

[5]          Cependant, en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi sur la citoyenneté, le juge de la citoyenneté est tenu d'examiner si les facteurs énumérés au paragraphe 5(4) s'appliquent avant de rendre une décision défavorable à l'égard du demandeur de la citoyenneté. Le paragraphe 15(1) prévoit:

15 (1) Where a citizenship judge is unable to approve an application under subsection 14(2), the judge shall, before deciding not to approve it, consider whether or not to recommend an exercise of discretion under subsection 5(3) or (4) or subsection

9(2) as the circumstances may require.

15 (1) Avant de rendre une décision de rejet, le juge de la citoyenneté examine s'il y a lieu de recommander l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4) ou 9(2), selon le cas.

[6]          En l'espèce, le juge a conclu:

[TRADUCTION] Il ne s'agit pas d'un cas approprié donnant ouverture à l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) et 5(4) de la Loi sur la citoyenneté parce que l'alinéa 22(2)a) énonce précisément que, lorsque cela s'applique, « [m]algré les autres dispositions de la présente loi,(...) nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre de l'article 5 ... » .

Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a refusé d'exercer sa compétence lorsqu'il a refusé d'examiner la question de savoir s'il y avait lieu de recommander l'exercice du pouvoir discrétionnaire aux termes du paragraphe 5(4), comme le requiert le paragraphe 15(1). Il affirme que le paragraphe 5(4) a préséance sur l'alinéa 22(2)a) et que le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire d'ordonner au ministre d'attribuer la citoyenneté, et ce, « malgré les autres dispositions de la présente loi » .

[7]          Dans son ouvrage intitulé Driedger on the Construction of Statutes (3d ed.), Ruth Sullivan, professeure agrégée à l'Université d'Ottawa, fait remarquer à la page 176 que la présomption de cohérence au sein d'une loi est virtuellement irréfragable et que les tribunaux doivent trouver un moyen de réconcilier des dispositions conflictuelles.

[TRADUCTION] Les dispositions d'une loi sont présumées fonctionner ensemble, tant logiquement que téléologiquement, comme les diverses parties d'un tout. ... La présomption de cohérence est également une présomption à l'encontre de l'existence d'un conflit interne. L'ensemble des lois adoptées par l'assemblée législative est présumé ne pas comporter de contradictions ou d'incohérences, que chaque disposition est capable de s'appliquer sans entrer en conflit avec une autre.

...

La présomption de cohérence est virtuellement irréfragable. Comme les conflits doivent être tranchés par les tribunaux de façon définitive en conformité avec « la loi » , une contradiction ou une incohérence dans la loi ne peut être tolérée; il faut trouver une certaine méthode de réconciliation. Les tribunaux ont adopté un certain nombre de stratégies en vue de parvenir à ce résultat.

[8]          Les techniques de résolution de conflits auxquelles les tribunaux ont recours sont énoncées dans Driedger, à la page 177:

[TRADUCTION] Si les dispositions ne peuvent s'appliquer sans créer de conflit, les tribunaux ont recours à l'une des techniques d'évitement des conflits ou de résolution des conflits dont ils disposent. Ces techniques comprennent: (1) l'interprétation qui consiste à éviter un conflit; (2) la prépondérance de certaines catégories de lois par rapport à d'autres; (3) l'exception tacite (generalia specialibus non derogant); (4) l'abrogation tacite. Il va sans dire que ces stratégies interprétatives sont sujettes à toute solution expressément énoncée par l'assemblée législative.

[9]          En l'espèce, je suis d'avis que l'exception tacite (generalia specialibus non derogant) constitue la technique pertinente qu'il convient d'appliquer. Elle est décrite en ces termes dans Driedger, à la page 186:

[traduction] Lorsque deux dispositions sont contradictoires et que l'une d'elles porte spécifiquement sur la question en cause alors que l'autre est d'application générale, on peut éliminer la contradiction en appliquant la disposition spécifique à l'exclusion de la disposition plus générale. La disposition spécifique a priorité sur la disposition générale, peu importe laquelle a été adoptée en premier.

... en pratique, la disposition spécifique crée implicitement une exception à la disposition générale.

[10]          Dans l'instance, la disposition générale est le paragraphe 5(4) et la disposition plus spécifique est l'alinéa 22(2)a). L'alinéa 22(2)a) s'applique à une catégorie limitée de personnes. Il vise le cas des personnes déclarées coupables de certaines infractions dans les trois ans précédant le dépôt de leur demande de citoyenneté. Il est détaillé en ce sens qu'il renvoie expressément à une interdiction relative à l'attribution de la citoyenneté aux termes de l'article 5 ou du paragraphe 11(1), ou qu'il empêche une personne de prêter serment de citoyenneté. Il indique précisément la période en cause, soit les trois ans précédant la date de la demande. On indique que cette disposition s'applique sous réserve de la Loi sur le casier judiciaire, L.R.C. (1985), ch. C-47. Les infractions qui ont donné lieu à la présente demande y sont précisément désignées.

[11]          Compte tenu du caractère plus général du paragraphe 5(4), il est vrai que cette disposition s'applique afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. Cependant, le paragraphe 5(4) peut s'appliquer lorsqu'une personne se voit refuser la citoyenneté pour un motif prévu dans la Loi. Autrement dit, il peut s'appliquer, selon ses termes, à toute personne visée par une décision défavorable en application de la Loi.

[12]          Interpréter l'alinéa 22(2)a) comme une exception tacite aux termes « malgré les autres dispositions de la présente loi » du paragraphe 5(4) permet à ceux-ci de continuer à s'appliquer à l'égard des autres dispositions de la Loi qui en soi ne comportent pas les termes « malgré les autres dispositions de la présente loi » . En conséquence, le paragraphe 5(4) pourrait par exemple s'appliquer dans le cas où une demande de citoyenneté serait refusée parce qu'elle n'est pas conforme aux autres dispositions du paragraphe 5(1), savoir la durée de résidence au Canada, la connaissance des langues officielles, etc.

[13]          D'un autre côté, en aucun cas le paragraphe 5(4) peut-il être une exception tacite à l'alinéa 22(2)a). Conclure que le paragraphe 5(4) s'applique indépendamment de l'alinéa 22(2)a) a pour effet d'abroger implicitement les termes « malgré les autres dispositions de la présente loi » de l'alinéa 22(2)a ). En règle générale, on ne recourt pas à l'abrogation tacite lorsque les dispositions sont adoptées en même temps, comme c'est le cas ici. Le professeur Sullivan explique à la page 188 dans Driedger, précité:

[TRADUCTION] Lorsque deux dispositions sont contradictoires et que ce conflit ne peut être résolu par d'autres moyens, la disposition la plus récemment adoptée a préséance et exclut l'application de la première. La disposition plus ancienne est considérée comme étant tacitement abrogée.

[14]          En outre, devant le choix d'une exception tacite ou d'une abrogation tacite, il est préférable d'opter pour l'exception tacite. Comme il a été énoncé dans Driedger, à la page 191:

[TRADUCTION] À titre de méthode de résolution des conflits, l'exception tacite est en règle générale préférable à l'abrogation tacite. Il en est ainsi car, contrairement à l'abrogation tacite qui sacrifie une disposition à une autre, l'exception tacite permet aux deux dispositions de s'appliquer.

[15]          Après avoir appliqué la technique de l'exception tacite pour résoudre le conflit apparent entre le paragraphe 5(4) et l'alinéa 22(2)a), et après avoir conclu que le paragraphe 5(4) était la disposition plus générale et que l'alinéa 22(2)a) était la disposition plus spécifique, je suis d'avis que l'interdiction relative à l'attribution de la citoyenneté à l'égard d'une personne déclarée coupable, dans les trois années précédant sa demande de citoyenneté, d'une infraction prévue à l'alinéa 22(2)a) constitue une exception tacite au pouvoir discrétionnaire général conféré au gouverneur en conseil d'ordonner au ministre d'attribuer la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4).

[16]          En définitive, j'estime que le juge de la citoyenneté avait raison de conclure que, puisque l'alinéa 22(2)a) est applicable, il ne s'agit pas en l'espèce d'un cas qui se prête à l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4). Comme le gouverneur en conseil n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire aux termes du paragraphe 5(4), le juge n'était pas tenu en vertu du paragraphe 15(1) d'en faire davantage.

[17]          La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

     « Marshall Rothstein »

                                     Juge

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


NO DU GREFFE:              T-1200-99
INTITULÉ DE LA CAUSE:      Ryszard Frankowski c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration
LIEU DE L'AUDIENCE:          Winnipeg (Manitoba)
DATE DE L'AUDIENCE:          Le 31 juillet 2000
MOTIFS DU JUGEMENT EXPOSÉS PAR: Le juge Rothstein     
EN DATE DU:              4 août 2000

ONT COMPARU:

David Matas                          POUR LE DEMANDEUR
Kevin Staska                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

David Matas                          POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

Morris Rosenberg                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)




Date: 20000804


Dossier: T-1200-99


Ottawa (Ontario), le 4 août 2000

EN PRÉSENCE DE: Monsieur le juge Rothstein (ex officio)

ENTRE:

        

     RYSZARD FRANKOWSKI

     demandeur

     - et -


     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

     défendeur


JUGEMENT

         La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                 « Marshall Rothstein »

                                     Juge

Traduction certifiée conforme


Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


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