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                                                                                                                                 Date : 20031223

                                                                                                                               Dossier : T-60-03

Ottawa (Ontario), le mardi 23 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

ENTRE :

TMR ENERGY LIMITED, personne morale

dûment constituée selon les lois chypriotes

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                          - et -

LE FONDS DES BIENS DE L'ÉTAT UKRAINIEN,

un organe de l'État ukrainien

défendeur

- et -

AVIATION SCIENTIFIC TECHNICAL COMPLEX

DONT L'APPELLATION FAIT RÉFÉRENCE À O.P. (ANTK) ANTONOV

                                                                                                                                          intervenante

                                                                ORDONNANCE

APRÈS avoir examiné la requête présentée par la demanderesse TMR Energy Limited et entendu les avocats, la Cour ordonne :


1.       L'ordonnance prononcée par la Cour le 17 janvier 2003 peut être exécutée contre l'État ukrainien.

2.       L'aéronef Antonov AN-124-100, numéro de série 19530501005 saisi à Goose Bay, Terre-Neuve, le 27 juin 2003 (l'aéronef) peut faire l'objet d'une mesure d'exécution à titre de bien appartenant à l'État ukrainien.

3.       La Loi sur l'immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S-18 n'a pas pour effet d'empêcher l'exécution d'un bref de saisie-exécution sur l'aéronef.

4.       L'avis de saisie a été régulièrement délivré et la saisie qui a été effectuée conformément au bref de saisie-exécution est valide.

5.       Les avis d'opposition et les avis de réclamation contre une tierce partie sont rejetés.

6.       La requête présentée par l'intervenante en vue de faire annuler l'avis de saisie est rejetée.

7.       Le shérif procédera à l'évaluation et à la vente de l'aéronef conformément aux lois de la province de Terre-Neuve et du Labrador et le produit de la vente sera versé à la demanderesse conformément à l'ordonnance prononcée par la Cour fédérale le 17 janvier 2003.


8.       Avec dépens.

                                                                                                                                  « Mireille Tabib »        

                                                                                                                                         Protonotaire            

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                                                                                 Date : 20031223

                                                                                                                               Dossier : T-60-03

                                                                                                                Référence : 2003 CF 1517

Ottawa (Ontario), le mardi 23 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

ENTRE :

TMR ENERGY LIMITED, personne morale

dûment constituée selon les lois chypriotes

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                          - et -

LE FONDS DES BIENS DE L'ÉTAT UKRAINIEN,

organe de l'État ukrainien

défendeur

- et -

AVIATION SCIENTIFIC TECHNICAL COMPLEX

DONT L'APPELLATION FAIT RÉFÉRENCE À O.P. (ANTK) ANTONOV

                                                                                                                                          intervenante

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE TABIB

INTRODUCTION

[1]                Le 28 juin 2003, un avion-cargo Antonov AN-124-100 (l'aéronef) a été saisi à Goose Bay, à Terre-Neuve, conformément à un bref de saisie-exécution délivré par la Cour.


[2]                Le bref avait été délivré pour exécuter une ordonnance dans laquelle la Cour reconnaissait et enregistrait, en vue de son exécution, une sentence arbitrale rendue à Stockholm, en Suède, en faveur de TMR Energy Ltd. (TMR), une société privée chypriote, contre le Fonds des biens de l'État ukrainien (FBE), un organe de l'État ukrainien. Le litige découlait d'un accord de coentreprise concernant l'exploitation d'une raffinerie de pétrole en Ukraine. L'aéronef appartient à l'État ukrainien mais est utilisé par Aviation Scientific Technical Complex, dont l'appellation fait référence à OP (Antk) Antonov (Antonov), en vertu d'un « droit de gestion économique intégrale » , une notion juridique particulière aux ex-États soviétiques.

[3]                Le FBE et Antonov ont déposé des oppositions à la saisie qui ont été jugées valides par le shérif de Terre-Neuve[1]; TMR a alors déposé la présente requête, dans laquelle il demande à la Cour de se prononcer sur la validité de la saisie.

[4]                La requête soulève plusieurs questions, dont voici les principales :

1)    La Cour fédérale avait-elle compétence pour enregistrer la sentence arbitrale?

2)    L'État ukrainien bénéficie-t-il d'une immunité de juridiction à l'égard de la Cour aux termes de la Loi sur l'immunité des États, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch.16?


3)    Est-il possible d'exécuter l'ordonnance d'enregistrement délivrée contre le FBE, sur les biens de l'État ukrainien? Autrement dit, qui est le débiteur judiciaire?

4)    Quels sont, selon le droit ukrainien, les droits respectifs de l'Ukraine et d'Antonov sur l'aéronef?

5)    L'aéronef est-il insaisissable aux termes de la Loi sur l'immunité des États, en raison de sa nature de bien militaire?

[5]                Au cours de l'été, TMR et Antonov ont réuni un nombre de documents impressionnants, principalement sous la forme d'affidavits préparés par des experts concernant les lois et les institutions de l'Ukraine; elles ont fait traduire des textes et des documents juridiques ukrainiens, mené des contre-interrogatoires à Paris et à Kiev, bien souvent par le truchement d'interprètes et elles ont déposé des mémoires complets des faits et du droit : une tâche herculéenne. L'instruction de la requête a duré sept jours entre le 25 août et le 17 septembre 2003.

LES FAITS


[6]                En 1991, peu avant le démembrement de l'Union soviétique et la déclaration d'indépendance de l'Ukraine, l'entreprise publique ukrainienne Lisichansk Oil Refinery Works (LOR) et une société suisse ont conclu un contrat de coentreprise en vue de moderniser et d'exploiter une raffinerie de pétrole à Lisichansk. La coentreprise a par la suite pris le nom de Lisoil. En 1992, la société suisse a cédé sa participation dans la coentreprise à TMR et en 1993, TMR a signé un contrat intitulé contrat constitutif (le contrat constitutif de 1993) avec LOR dans le but de financer la mise à niveau de la raffinerie et de rembourser les sommes empruntées à cette fin en exploitant la raffinerie.

[7]                En 1993, l'État ukrainien a entamé le processus de privatisation de LOR et sa transformation en société par actions[2]. Après cette transformation, LOR a cessé d'exister en tant qu'entité et une nouvelle société par actions, Lisichansknefteorgsintez (Linos), a été formée. Le FBE a acquis 67,4 p. 100 des actions de Linos, le reste étant réparti entre divers investisseurs ukrainiens. On aurait pu penser que cette transformation avait eu pour effet de transférer tous les biens et obligations de LOR à Linos, et en fait, Linos a continué d'exécuter les obligations de LOR prévues par le contrat constitutif de 1993 jusqu'en 1997, année où l'exécution de ces obligations a cessé à cause des difficultés financières qu'éprouvait Linos. Cependant, en 1999, le FBE a déclaré que c'était lui et non pas Linos qui avait légalement acquis la participation de LOR dans la coentreprise, Lisoil. Pour officialiser cette succession, TMR et le FBE ont conclu un nouveau contrat constitutif, (le contrat constitutif de 1999). Le FBE, comme Linos l'avait fait, a omis d'exécuter ses obligations découlant du contrat constitutif de 1999. Le contrat constitutif de 1999 contenait une clause qui confiait, pour règlement définitif, à l'Arbitration Institute de la Stockholm Chamber of Commerce les litiges entre les parties.


[8]                Conformément à cette clause et aux clauses d'arbitrage figurant dans le contrat constitutif de 1993 et dans un autre accord conclu entre TMR, LOR et Lisoil[3], TMR a demandé un arbitrage en juillet 2000 contre Linos, le FBE et l'État ukrainien. Le 22 janvier 2001, après la formation du comité d'arbitrage, TMR a mis fin sans préjudice à sa demande d'arbitrage concernant l'État ukrainien. Les arbitres ont alors ordonné que l'arbitrage contre Linos fondé sur le contrat constitutif de 1993 et sur le contrat de M & E soit mené séparément de l'arbitrage contre le FBE fondé sur le contrat constitutif de 1999. La sentence arbitrale définitive dans l'arbitrage opposant TMR et le FBE a été prononcée le 30 mai 2002, (la sentence), et elle ordonnait au FBE de verser à TMR la somme de 36 711 475 $US, avec les intérêts antérieurs et postérieurs à la sentence et les dépens. Au 31 décembre 2002, le montant total de la sentence arbitrale représentait 62 260 697,99 $CAN.


[9]                Le 15 janvier 2003, TMR a présenté un avis ex parte de demande d'enregistrement de la sentence, conformément à la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 16 et aux articles 327 et 328 des Règles de la Cour fédérale (1998). Le défendeur à la demande était désigné de la façon suivante « Le Fonds des biens de l'État ukrainien, un organe de l'État ukrainien » . Dans une ordonnance datée du 17 janvier 2003, (l'ordonnance d'enregistrement) la Cour a fait droit à la demande de TMR, en prévoyant toutefois que l'exécution de l'ordonnance d'enregistrement ne pourrait être demandée qu'à l'expiration d'un délai de 60 jours calculé à partir de la date de sa signification. L'ordonnance d'enregistrement a été signifiée à Kiev au FBE « un organe de l'État ukrainien » le 4 mars 2003, conformément à la Convention de La Haye sur la signification à l'étranger, par l'intermédiaire du ministère de la Justice de l'Ukraine.

[10]            Le 11 juin 2003, TMR a demandé la délivrance d'un bref de saisie-exécution sur un bien appartenant à « l'État ukrainien » . La Cour n'a toutefois pas autorisé la délivrance d'un tel bref mais a délivré un bref visant un bien appartenant au « défendeur » .

[11]            Le 28 juin 2003, le High Sheriff de la Cour suprême de Terre-Neuve a, conformément aux directives données pour le compte de TMR, saisi l'aéronef à titre de « bien de l'État ukrainien » , le débiteur judiciaire étant décrit comme étant « Le Fonds des biens de l'État ukrainien, un organe de l'État ukrainien » .

[12]            Le 11 juillet 2003, Antonov a déposé auprès du shérif un avis d'opposition et un avis de tierce partie conformément à la JEA, en soutenant que l'État ukrainien n'était pas le débiteur judiciaire approprié aux termes de l'ordonnance d'enregistrement et que l'aéronef appartenait à Antonov et ne pouvait pas de toute façon être saisi pour satisfaire une dette de l'État ukrainien. Étant donné que les avis déposés par Antonov étaient accompagnés d'une lettre émanant du FBE, le shérif a estimé que l'avis d'opposition avait été déposé par le FBE. Dans une décision datée du 17 juillet 2003, le shérif a jugé que les deux avis étaient conformes à la partie XII de la JEA. C'est ce qui a amené TMR à déposer la présente requête en vue d'obtenir une déclaration au sujet de la validité de la saisie, conformément à l'article 163 de la JEA.


[13]            Antonov et le FBE ont tous deux présenté des documents en réponse et ont comparu à l'audience pour s'opposer à la requête de TMR. En outre, l'État ukrainien a invoqué l'immunité de juridiction dans la présente instance (tant pour le processus d'enregistrement que d'exécution) en vertu de la Loi sur l'immunité des États; par la voie diplomatique; il a également affirmé détenir sur l'aéronef un droit distinct de celui d'Antonov et invoqué l'immunité d'exécution pour le motif que l'aéronef est un bien militaire conformément au paragraphe 12(3) de la Loi sur l'immunité des États. Au cours de l'instruction de la requête, l'avocat de l'État ukrainien a demandé à la Cour l'autorisation d'intervenir dans le but précis de présenter les arguments sur la question de l'immunité de l'État, tel que prévu à l'alinéa 4(3)a) de la Loi sur l'immunité des États[4]. L'État ukrainien n'a pas pris position sur les autres questions soulevées dans la présente requête.

COMPÉTENCE DE LA COUR

[14]            Antonov et le FBE ont tous deux soutenu que la Cour n'avait pas le pouvoir d'enregistrer et de reconnaître la sentence et que, par conséquent, le bref de saisie-exécution délivré conformément à l'ordonnance d'enregistrement était frappé de nullité.

A.         Question préliminaire : contestation indirecte


[15]            L'ordonnance d'enregistrement du 17 janvier 2003 n'a pas fait l'objet d'un appel et le délai prévu pour le faire est expiré depuis longtemps. Le FBE a présenté le 8 août 2003 une requête en vue de faire annuler l'ordonnance d'enregistrement ex parte, mais il n'a pas demandé que soit fixée une date pour l'examen de cette requête et aucune date n'a été fixée.

[16]            Étant donné que la validité de l'ordonnance d'enregistrement n'a pas été directement contestée par voie d'appel ou de requête en annulation, le FBE et Antonov peuvent-ils invoquer maintenant son invalidité dans le cadre de l'instance en exécution?

[17]            Il est bien établi en droit qu'il n'est pas possible de contester indirectement les ordonnances judiciaires. Cette règle a été analysée dans les termes suivants par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Wilson [1983] 2 R.C.S. 594, à la page 599 :

« Selon un principe fondamental établi depuis longtemps, une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d'être infirmée en appel ou légalement annulée. De plus, la jurisprudence établit très clairement qu'une telle ordonnance ne peut faire l'objet d'une attaque indirecte; l'attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l'infirmation, la modification ou l'annulation de l'ordonnance ou du jugement. »

[18]            L'élément essentiel qui détermine la portée de la règle est que le tribunal qui a rendu l'ordonnance devait avoir le pouvoir de le faire.

[19]            Cette distinction est clairement formulée par la Cour d'appel de la Saskatchewan dans Volhoffer c. Volhoffer [1925] 3 D.L.R. 552, aux pages 556 et 557 :


« Ces décisions semblent établir que, lorsqu'un tribunal a le pouvoir d'entendre une certaine question, pourvu que certains faits existent, qu'il rend une ordonnance sur cette question alors que les faits exigés n'ont pas été établis, et que, par conséquent, il agit sans compétence, l'ordonnance doit être considérée comme étant valide et liant les parties tant qu'elle n'a pas été infirmée en appel et, d'une façon générale, elle ne peut être attaquée dans une instance accessoire. Par contre, lorsque le tribunal n'a pas le pouvoir d'entendre une certaine question, quels que soient les faits établis, l'ordonnance prononcée dans ce domaine est frappée de nullité, sans qu'il soit nécessaire de la faire infirmer en appel, et il est possible d'invoquer son invalidité dans toute instance en découlant. »

[20]            Dans Tufts c. Thomson, [1929] 1 D.L.R. 896, la Cour d'appel du Manitoba (le juge Dennistoun) a écrit, à la page 899 :

« L'ordonnance sur laquelle était fondée la compétence du tribunal paraissait valide et le juge avait le pouvoir de l'accepter en preuve dans une instance ultérieure. La validité du mandat d'incarcération aurait dû être attaquée directement et non pas de façon indirecte dans une autre instance. Bien évidemment, lorsque l'incompétence du tribunal est si manifeste que le tribunal saisi d'une instance accessoire est obligé de conclure que l'ordonnance n'a pas été prononcée par un tribunal compétent, il doit agir en conséquence car il irait, dans le cas contraire, à l'encontre des grands principes de la justice. »

[21]            Et également à la page 900 :

« Autrement dit, si l'incompétence apparaît à la lecture du jugement, le tribunal doit en tenir compte; lorsque le tribunal possède une compétence pourvu qu'il agisse régulièrement et que l'instance semble stre déroulée régulièrement, le tribunal refusera de réexaminer l'affaire dans une instance accessoire et de tenter de décider si le tribunal initial a excédé ou non ses pouvoirs. »

[22]            (Voir également Grand c. Maclaren (1894), 23 R.C.S. 310, R. c. Komadowski [1986] M.J. No. 182 (C.A. Man.), Samson and Samson c. Hynes, Hynes, Doyle and Marchand [1977] N.S.J. No. 556 (C.A. N.-É.).


[23]            La Cour fédérale est une juridiction créée par une loi dont les pouvoirs sont limités. Si le FBE et Antonov ont raison de soutenir que le fond du litige ne relève pas de la Cour, celle-ci n'avait pas le pouvoir d'examiner la demande d'enregistrement et l'ordonnance qu'elle a rendue à ce sujet serait donc nulle, et son invalidité pourrait être soulevée dans toute instance connexe.

B.         Analyse : la compétence de la Cour

1.          Le critère

[24]            La Cour suprême du Canada a énoncé un critère concis comportant trois volets qui permet de déterminer si la Cour fédérale possède la compétence d'entendre une affaire (ITO - International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. [1986] 1 R.C.S. 752, (ci-après ITO) à la page 766) :

« 1.           Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

   2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l'attribution légale de la compétence.

   3. La loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l'art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. »

2.          Le premier volet du critère : attribution de compétence par une loi


[25]            Les parties s'entendent sur le fait que la seule loi susceptible d'attribuer à la Cour une compétence sur le fond de cette demande est la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 6 (la Loi). L'article 6 de cette Loi attribue clairement à la Cour fédérale une compétence qu'elle exerce avec les cours supérieures, de district ou de comté, en matière de reconnaissance et d'exécution des sentences arbitrales aux termes de la Convention des Nations Unies incorporée dans la Loi :

6. Une demande de reconnaissance et d'exécution d'une sentence arbitrale aux termes de la Convention peut être faite à la Cour fédérale ou à toute cour supérieure, de district ou de comté.

6. For the purpose of seeking recognition and enforcement of an arbitral award pursuant to the Convention, application may be made to the Federal Court or any superior, district or county court.

[26]            Cependant, le FBE et Antonov soutiennent que la Loi ne s'applique pas à la sentence, parce que le sujet sur lequel elle porte fait partie de la catégorie de « la propriété et les droits civils » , et non pas d'un domaine relevant des compétences législatives fédérales.

[27]            La Loi ne définit pas le genre de sentences arbitrales auxquelles elle s'applique (à part le fait qu'elles doivent découler de relations commerciales). La Cour d'appel fédérale a toutefois examiné dans l'arrêt Compania Maritima Villa Nova S.A. c. Northern Sales Co. (C.A.) [1992] 1 C.F. 550 (ci-après « Villa Nova » ) la constitutionnalité de cette Loi, et a jugé que celle-ci ne s'appliquait que dans les domaines de nature fédérale :

                        « L'article 6, prétendent-ils, doit être interprété comme créant une cause d'action à caractère fédéral visant la reconnaissance et l'exécution de sentences arbitrales étrangères relevant de la compétence législative fédérale.

[...]

Ces observations m'ont convaincu. À mon avis, le Parlement possédait effectivement le pouvoir d'adopter la Loi à titre de législation fédérale valide visant la reconnaissance et l'exécution au Canada de sentences arbitrales étrangères dont la nature est, du point de vue constitutionnel, fédérale. La question se posera sans doute de savoir, lors d'affaires particulières, si l'exécution d'une certaine sentence se situe dans la juste portée de la législation. »

                                                                                                                                                           [Non souligné dans l'original]


[28]            Par conséquent, si le FBE et Antonov ont raison de soutenir que la sentence porte uniquement sur la propriété et les droits civils, la Loi, y compris son article 6, est inapplicable et la Cour n'a pas le pouvoir de reconnaître la sentence, étant donné que le premier volet du critère ITO n'est pas rempli.

[29]            L'application de la première partie du critère ITO va donc m'amener à examiner l'aspect constitutionnel de l'application de cette Loi, une opération qui s'effectue habituellement uniquement pour le troisième volet du critère ITO.

[30]            Il s'agit donc de savoir si la sentence en est une « dont la nature est, du point de vue constitutionnel, fédérale » de façon à être exécutoire aux termes de la Loi. Autrement dit, le Parlement a-t-il le pouvoir de créer, par voie législative, une cause d'action permettant d'obtenir la reconnaissance et l'exécution d'une sentence arbitrale concernant une société étrangère et un organe d'un État étranger? J'estime qu'il possède ce pouvoir, dans l'exercice de la prérogative de la Couronne et de son pouvoir résiduaire d'adopter des lois « pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada » . En fait, c'est en invoquant ces pouvoirs que les tribunaux ont reconnu au législateur le droit d'exercer sa compétence sur les affaires étrangères et de mettre en oeuvre les règles du droit international public par l'adoption de lois internes, notamment de lois reconnaissant et réglementant l'immunité des États étrangers.

[31]            La Loi sur l'immunité des États codifie la notion de common law d'immunité des États souverains étrangers à l'égard de l'appareil judiciaire interne et les circonstances dans lesquelles cette immunité peut disparaître.


[32]            Selon les principes fondamentaux du droit international, les États sont tous souverains et égaux, et dès lors aucun État ne peut exercer son autorité sur un autre État. Le principe original de l'immunité absolue des États étrangers à l'égard de la compétence des juridictions des autres États découle de ces principes. Ce principe a été incorporé dans le droit interne canadien à titre de principe de common law et est devenu par la suite la règle de l'immunité limitée. Selon cette règle, reconnue et codifiée par la Loi sur l'immunité des États, l'État étranger bénéficie d'une immunité à l'égard des juridictions d'un autre État, sauf certaines exceptions prévues par la Loi sur l'immunité des États qui lui font perdre cette immunité.

[33]            Ainsi, dans l'exercice de son pouvoir constitutionnel en matière d'affaires internationales et de relations avec les États étrangers, le Canada a le pouvoir de légiférer, pouvoir qu'il a d'ailleurs exercé, quant à la façon et aux circonstances dans lesquelles les États étrangers peuvent être poursuivis devant les tribunaux canadiens. Les parties n'ont pas soutenu que le législateur n'avait pas le pouvoir constitutionnel d'adopter la Loi sur l'immunité des États, ni de légiférer dans le domaine de la justiciabilité des États étrangers et de l'application des lois canadiennes à leur endroit. En fait, la jurisprudence semble reconnaître au Parlement la compétence exclusive d'accorder, de supprimer et de réglementer l'immunité des États souverains. (Voir Foreign Legations Reference [1943] R.C.S. 208; St. John (City) c. Fraser-Brace Overseas Corp., [1958] R.C.S. 263.)


[34]            Il paraît en outre inapproprié de limiter le pouvoir constitutionnel du Parlement dans ce domaine au seul pouvoir de déclarer si un État étranger est susceptible d'être poursuivi devant les tribunaux, en lui refusant le pouvoir de reconnaître, d'établir et de réglementer les types d'action qui peuvent être intentées contre un État étranger. L'immunité de l'État souverain ne se limite pas, d'après moi, à l'impossibilité d'exécuter contre lui les lois internes mais emporte aussi leur inapplicabilité.

[35]            Les parties n'ont pas soumis de sources faisant autorité sur ce point. Cependant, le passage suivant de l'ouvrage de Laskin intitulé Canadian Constitutional Law (5e éd.), Carswell, 1986, aux pages 413 et 414, signale certes l'absence de jurisprudence sur ce point mais expose en outre la thèse suivante, à laquelle je souscris :


[traduction] « Il existe dans le domaine des relations étrangères une question constitutionnelle qui n'a pas encore été explorée, à savoir la mesure dans laquelle les assemblées législatives provinciales peuvent réglementer ou taxer les activités ou les biens de gouvernements étrangers qui ont été régulièrement admis au Canada en raison d'une reconnaissance mutuelle et de l'établissement de relations diplomatiques entre le Canada (agissant par l'entremise du gouvernement fédéral) et ces gouvernements étrangers. Cette situation n'est pas visée par le renvoi sur les conventions de travail et on peut même soutenir que même abstraction faite des dispositions législatives fédérales applicables, les États étrangers se trouvent dans la même situation que la Couronne fédérale vis-à-vis les assemblées législatives provinciales. Cette question ne se ramène pas à une question de compétence des tribunaux provinciaux sur un État étranger, même si dans ce cas il devrait être clair que seul le Dominion peut, conformément au droit constitutionnel interne, modifier, supprimer ou élargir les règles reconnues par la common law en matière d'immunité : Loi sur les privilèges et immunités diplomatiques et consulaires, L.C. 1976-7, ch. 31. La mesure dans laquelle les tribunaux reconnaissent, dans le cadre des litiges internes, les principes du droit international applicable concernant l'immunité des représentants diplomatiques étrangers à l'égard des obligations et des actes de procédure locaux, ou l'immunité des biens d'un État étranger en ce qui concerne les juridictions locales, ne concerne pas à ce titre les pouvoirs législatifs mais cela présuppose nécessairement (à moins d'imaginer qu'il existe une autre lacune dans les compétences législatives) qu'il existe une assemblée législative compétente ayant le pouvoir de légiférer sur ces questions; voir Reference re Exemption of U.S. Forces from Proceeding in Canadian Criminal Courts, [1943] R.C.S. 483. Dans la Loi sur les privilèges et immunité diplomatiques et consulaires, le gouvernement fédéral a introduit dans notre droit certaines dispositions de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, notamment l'article 23 qui exempte les États étrangers « de tous impôts et taxes nationaux, régionaux ou communaux, au titre des locaux de la mission » et l'article 28 qui énonce que les droits et redevances perçues par la mission pour des actes officiels sont exempts « de tous impôts et taxes » . La valeur constitutionnelle en cause ici relève certainement de la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada. Il en résulte, pour cette raison, que, s'il y a lieu d'interpréter une loi fiscale provinciale comme si elle n'avait pas l'intention de supprimer l'immunité fiscale accordée par le droit international, une province n'aurait de toute façon pas le pouvoir de légiférer et de supprimer cette immunité, en raison de la prépondérance du droit fédéral dans ce domaine. Voir Reference re Powers of Ottawa and Rockcliffe Part to Levy Rates on Foreign Legations and High Commissioners' Residences, [1943] R.C.S. 208; Jennings v. Whitby, [1943] O.W.N. 170 (C. Ct.). »

                                                                                                                                                          (Non souligné dans l'original)

[36]            Je conclus par conséquent que le législateur a le pouvoir de reconnaître et de réglementer les causes d'action qui peuvent être instituées au Canada contre les États étrangers ou leurs organismes, y compris les causes d'action portant sur la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères et que, par conséquent, la Loi est applicable à la reconnaissance et à l'exécution de la sentence.

[37]            La Loi étant applicable, le premier volet du critère ITO est rempli, vu l'attribution expresse de compétence qu'opère l'article 6 de la Loi.

3.          Le deuxième volet du critère : un ensemble de règles de droit fédérales constituant le fondement de la compétence


[38]            Pour ce qui est du deuxième volet du critère, l'avocat du FBE a soutenu, en se fondant sur son interprétation des motifs de la Cour d'appel dans l'arrêt Villa Nova, que la Loi, prise isolément, ne répondait pas à cette partie du critère et qu'il devait exister un ensemble de règles de droit fédérales applicables au litige initial dont découle la sentence arbitrale. Le point essentiel de l'argument avancé par le FBE est l'analyse qu'a fait la cour de la façon dont le critère ITO s'applique à cette affaire et la déclaration de la cour selon laquelle « le droit maritime canadien renferme l'ensemble actuel de règles de droit fédérales essentiel à la résolution de l'affaire et qui constitue le fondement de l'attribution de compétence » (à la p. 569). Le FBE en déduit que la cour n'a pas jugé que la Loi constituait un ensemble actuel de règles de droit fédérales essentiel à la résolution de résolution de l'affaire. Je ne peux souscrire à cet argument du FBE.

[39]            Je commencerai par noter que le commentaire formulé par la cour au sujet de l'application du critère ITO est une remarque incidente. Les questions de droit que devait trancher la cour dans le cadre de cet appel avaient été soigneusement définies et formulées en quatre questions, dont la première était une question constitutionnelle, définie avec précision :

« [6]     Le 19 mai 1987, la demanderesse a intenté une action devant la Section de première instance en vue de l'exécution de la sentence arbitrale. Les actes de procédure de l'action ont soulevé des points de droit soumis sous la forme de questions par l'ordonnance rendue le 1er février 1989, lesquelles sont ainsi libellées:

(a)    La sentence arbitrale ( « la sentence » ) mentionnée au paragraphe 5 de la déclaration ci-jointe peut-elle être exécutée ou maintenue en vigueur au Canada en vertu des dispositions de la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, Stat. Canada 1986, chap. 21?

(b)    La sentence peut-elle être exécutée ou maintenue en vigueur au Canada si le fait générateur du litige est prescrit en vertu des lois de l'Angleterre?

(c)    La sentence peut-elle être exécutée ou maintenue en vigueur au Canada si la demanderesse n'a pas fait exécuter sa demande en recouvrement des droits de surestarie en vertu de la charte-partie ( « la charte-partie » ) en date du 17 janvier 1978 contre le réceptionnaire de la cargaison transportée à bord du Grecian Isle[s]?

(d)    L'omission de la demanderesse de faire exécuter sa demande en recouvrement des droits de surestarie en vertu de la charte-partie contre le réceptionnaire de la cargaison transportée à bord du Grecian Isle[s] a-t-elle rendu les arbitres incompétents?

[...]

[8]      Une fois le présent appel interjeté, l'appelante a donné avis de la question constitutionnelle suivante, conformément à la Règle 1101 des Règles de la Cour fédérale:


[TRADUCTION] La Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, S.C. 1986, chap. 21 est-elle exorbitante du Parlement du Canada au motif qu'elle viole les paragraphes 92(13), 92(14) et 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867? »

[40]                     Les réponses aux questions c) et d) ont été formulées en deux brefs paragraphes. C'est sur la première question, libellée comme une question touchant la constitutionnalité de la Loi, que porte la majeure partie des motifs de la Cour.

[41]                     Par conséquent, l'applicabilité et la constitutionnalité de la Loi étaient manifestement des questions en litige. La compétence de la Cour fédérale n'a pas été contestée directement, ou du moins, elle l'a été par le seul biais de l'applicabilité et de la constitutionnalité de la Loi dans son ensemble, y compris son article 6.

[42]                     En fait, la très brève analyse que consacre la Cour aux pages 568 et 569 à la façon dont le critère ITO s'applique à l'affaire dont elle était saisie est effectuée alors que la Cour a déjà conclu, à la page 563, que la Loi était valide parce qu'elle visait des sujets de nature fédérale et, à la page 568, que l'exécution de la sentence en cause « relève de la compétence législative fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires » .


[43]                     En outre, cette remarque de la Cour ne permet pas de déduire qu'en indiquant que l'ensemble de règles de droit fédérales constituant le fondement d'attribution de compétence était le droit maritime canadien, la Cour visait à exclure la Loi elle-même. En fait, la Cour a déclaré que la création d'une cause d'action visant la reconnaissance et l'exécution de la sentence arbitrale en litige est « une matière maritime » (à la p. 567). Étant donné que la définition du droit maritime canadien comprend les modifications introduites par une loi du Parlement (article 2 de la Loi sur les Cours fédérales), il y a lieu d'en déduire que le fait que la Cour fasse référence au droit maritime canadien comme étant un ensemble de règles de droit fédérales essentiel à la solution du litige a pour effet de viser et non d'exclure la Loi.

[44]                     Il convient peut-être de mentionner ici que, si la Cour d'appel a, dans Villa Nova, mentionné également dans ses motifs les règles régissant le litige initial, elle l'a fait dans le cadre d'une discussion portant sur la question de savoir si la sentence était de nature fédérale dans un sens constitutionnel.

[45]                     Le passage pertinent se lit ainsi :

« Il me semble par conséquent tout à fait approprié pour un tribunal qui doit décider si une sentence peut être reconnue et exécutée en conformité avec la Loi, de tenir compte de son origine dans la charte-partie, un contrat sans aucun doute maritime [...]

[...]

À mon avis, la création d'une cause d'action visant la reconnaissance et l'exécution de la sentence arbitrale étrangère en litige, découlant comme elle le fait de la violation de la charte-partie relativement au paiement des droits de surestarie, est une matière maritime ou si étroitement liée aux affaires maritimes qu'elle constitue légitimement du droit maritime canadien. La sentence découle indirectement de la charte-partie et se résume, en réalité, à une conclusion reconnaissant la validité et le montant approprié de la demande de droits de surestarie. Si cette entente n'avait pas prévu le recours à l'arbitrage, l'intimée aurait été en droit d'intenter des poursuites sur le fondement de la demande originale devant la Section de première instance qui, comme nous le verrons, a été investie de la compétence explicite de connaître des demandes de cette nature. » (aux pages 567 et 568).


[46]            Rien ne permet de conclure de ce passage, ni du passage cité ci-dessus tiré de la page 569 qu'il faut que le litige sous-jacent à la sentence arbitrale relève de la compétence de la Cour fédérale pour répondre au deuxième volet du critère ITO. Bien sûr, et la Cour d'appel l'a d'ailleurs fait remarquer, il est parfois utile et opportun d'examiner la nature du litige sous-jacent de façon à décider si la sentence revêt une nature fédérale aux fins de l'application constitutionnelle de la Loi. En fait, dès que la Cour conclut que le litige sous-jacent est de nature fédérale et qu'il relèverait en outre de la compétence de la Cour fédérale, il peut en découler directement que la sentence possède la même nature fédérale. Le contraire n'est toutefois pas toujours vrai, et les motifs prononcés par la Cour dans l'arrêt Villa Nova ne permettent pas de déduire que, lorsque le litige sous-jacent ne relève pas de la compétence de la Cour, celle-ci n'a pas le pouvoir de faire exécuter la sentence correspondante.

[47]            Il est vrai qu'ici, comme je l'ai indiqué clairement dans l'analyse de l'applicabilité constitutionnelle de la Loi à la présente espèce, la nature fédérale de la sentence ne vient pas du sujet du litige sous-jacent mais de l'identité du défendeur, savoir sa qualité d'émanation d'un État étranger souverain. L'examen des règles régissant le litige sous-jacent en l'espèce ne permettrait donc pas de se prononcer sur la nature fédérale de la sentence, ni sur la compétence de la Cour.

[48]            Enfin, interpréter les motifs de la Cour comme l'énoncé d'un principe, selon lequel le droit applicable au litige sous-jacent doit être essentiel à la solution du litige, irait à l'encontre de l'affirmation de la Cour d'après laquelle « la sentence arbitrale étrangère a créé une nouvelle cause d'action » (à la p. 569). Cette interprétation irait également à l'encontre de l'économie générale de la Loi, qui vise à éviter que le fond de la sentence fasse l'objet d'un nouvel examen dans le cadre d'une demande de reconnaissance et d'exécution de la sentence.


[49]            J'estime, tout comme l'a jugé la Cour d'appel dans Villa Nova, que la sentence arbitrale constitue une nouvelle cause d'action, et que sa reconnaissance et son exécution est régie par la Loi. Sauf disposition contraire de la Loi, le litige sous-jacent et les règles qui lui sont applicables ne peuvent être prises en considération dans une instance visant la reconnaissance et l'exécution d'une sentence arbitrale. La Loi répond donc à la condition du deuxième volet du critère ITO, tel qu'analysé de façon plus détaillée dans Oag c. Canada [1987] 2 C.F. 511 et Kigowa c. Canada [1990] 1 C.F. 804, étant donné qu'elle constitue manifestement un « ensemble de règles de droit fédérales » qui attribue au demandeur des droits précis et en régit l'exercice.

[50]            Même si je me trompais en affirmant que la Loi, prise isolément, répond au deuxième volet du critère ITO, je conclurais néanmoins que la Loi sur l'immunité des États, qui s'applique aussi bien au litige sous-jacent qu'à l'action en reconnaissance, constitue à elle seule l'ensemble de règles de droit fédérales requis pour fonder l'attribution de compétence. La Cour d'appel a jugé à plusieurs reprises qu'il n'est pas nécessaire que le droit fédéral s'applique de façon exclusive au litige en question pour que la Cour ait compétence (Bensol Customs Brokers Ltd. c. Air Canada [1979] 2 C.F. 575, à la p. 583) :

« Il devrait être suffisant, à mon avis, que les droits et obligations des parties soient déterminés jusqu'à un certain point par le droit fédéral. Il ne devrait pas être nécessaire que la cause d'action tire son origine du droit fédéral du moment que celui-ci lui est applicable. »


[51]            Le même principe a été confirmé dans les arrêts Prudential Assurance Co. c. Canada [1993] 2 C.F. 293 et La Reine c. La Commission de transport de la communauté urbaine de Montréal [1980] 2 C.F. 151. L'extrait suivant de cette dernière décision s'applique de façon particulièrement appropriée aux circonstances de l'espèce (à la p. 153) :

« Dans l'espèce, la loi fédérale me semble avoir un rôle important à jouer dans la détermination des droits des parties puisque, sans elle, l'appelante ne pourrait faire valoir aucun droit contre l'intimée. Je ne puis être d'accord avec l'avocat de l'intimée qui a prétendu, si j'ai bien compris, que la loi fédérale ne joue, en l'espèce, qu'un rôle secondaire étant donné qu'elle ne fait autre chose qu'autoriser la Couronne à exercer un recours existant déjà en vertu du droit [provincial][5]. Il est vrai que le rôle de la loi fédérale peut paraître secondaire à l'intimée à qui la personnalité de son créancier importe peu, mais le rôle de cette loi est éminemment important à la Couronne puisque, sans cette loi, elle serait sans droit. »

[52]            De la même façon, si ce n'était de l'application des exceptions prévues par la Loi sur l'immunité des États, le demandeur en l'espèce n'aurait aucun droit à exercer contre le défendeur, ce qui montre que la Loi sur l'immunité des États joue un rôle essentiel dans la solution du présent litige.

4.          Le troisième volet du critère : « une loi du Canada »

[53]            Ayant conclu, comme je l'ai fait dans le cadre de mon analyse du premier volet du critère ITO, que la Loi et la Loi sur l'immunité des États (dans la mesure où cette dernière touche l'établissement de la compétence de la Cour) sont des lois fédérales constitutionnelles, il en résulte que ce troisième et dernier volet du critère ITO est rempli.


IMMUNITÉ DE L'ÉTAT

A.         Par rapport à la validité de l'ordonnance de reconnaissance

[54]            Le FBE n'a pas invoqué pour son propre compte l'immunité qu'accorde la Loi sur l'immunité des États. Néanmoins, tant Antonov que l'État ukrainien soutiennent que l'ordonnance d'enregistrement du 17 janvier 2003 est nulle parce que ni l'avis de demande déposé par TMR, ni l'ordonnance d'enregistrement ne soulèvent expressément la question de l'immunité de l'État.

[55]            Les articles 3, 4 et 5 de la Loi sur l'immunité des États se lisent comme suit :

3. (1) Sauf exceptions prévues dans la présente loi, l'État étranger bénéficie de l'immunité de juridiction devant tout tribunal au Canada.

(2) Le tribunal reconnaît d'office l'immunité visée au paragraphe (1) même si l'État étranger s'est abstenu d'agir dans l'instance.

3. (1) Except as provided by this Act, a foreign state is immune from the jurisdiction of any court in Canada.

(2) In any proceedings before a court, the court shall give effect to the immunity conferred on a foreign state by subsection (1) notwithstanding that the state has failed to take any step in the proceedings.


4. (1) L'État étranger qui se soumet à la juridiction du tribunal selon les modalités prévues aux paragraphes (2) ou (4), renonce à l'immunité de juridiction visée au paragraphe 3(1).

(2) Se soumet à la juridiction du tribunal l'État étranger qui_:

a) le fait de manière expresse par écrit ou autrement, avant l'introduction de l'instance ou en cours d'instance;

b) introduit une instance devant le tribunal;

c) intervient ou fait un acte de procédure dans l'instance.

(3) L'alinéa (2)c) ne s'applique pas dans les cas où_:

a) l'intervention ou l'acte de procédure a pour objet d'invoquer l'immunité de juridiction;

b) l'État étranger a agi dans l'instance sans connaître les faits qui lui donnaient droit à l'immunité de juridiction, ces faits n'ayant pu être suffisamment établis auparavant, et il a invoqué l'immunité aussitôt que possible après l'établissement des faits.

(4) La soumission à la juridiction d'un tribunal qui s'opère soit par l'introduction d'une instance soit par l'intervention ou l'acte de procédure qui ne sont pas soustraits à l'application de l'alinéa (2)c), vaut pour les interventions de tiers et les demandes reconventionnelles découlant de l'objet de cette instance.

(5) La soumission à la juridiction d'un tribunal intervenue selon les modalités prévues aux paragraphes (2) ou (4) vaut également pour les tribunaux supérieurs devant lesquels l'instance pourra être portée en totalité ou en partie par voie d'appel ou d'exercice du pouvoir de contrôle.

4. (1) A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court if the state waives the immunity conferred by subsection 3(1) by submitting to the jurisdiction of the court in accordance with subsection (2) or (4).

(2) In any proceedings before a court, a foreign state submits to the jurisdiction of the court where it

(a) explicitly submits to the jurisdiction of the court by written agreement or otherwise either before or after the proceedings commence;

(b) initiates the proceedings in the court; or

(c) intervenes or takes any step in the proceedings before the court.

(3) Paragraph (2)(c) does not apply to

(a) any intervention or step taken by a foreign state in proceedings before a court for the purpose of claiming immunity from the jurisdiction of the court; or

(b) any step taken by a foreign state in ignorance of facts entitling it to immunity if those facts could not reasonably have been ascertained before the step was taken and immunity is claimed as soon as reasonably practicable after they are ascertained.

(4) A foreign state that initiates proceedings in a court or that intervenes or takes any step in proceedings before a court, other than an intervention or step to which paragraph (2)(c) does not apply, submits to the jurisdiction of the court in respect of any third party proceedings that arise, or counter-claim that arises, out of the subject-matter of the proceedings initiated by the state or in which the state has so intervened or taken a step.

(5) Where, in any proceedings before a court, a foreign state submits to the jurisdiction of the court in accordance with subsection (2) or (4), that submission is deemed to be a submission by the state to the jurisdiction of such one or more courts by which those proceedings may, in whole or in part, subsequently be considered on appeal or in the exercise of supervisory jurisdiction.


5. L'État étranger ne bénéficie pas de l'immunité de juridiction dans les actions qui portent sur ses activités commerciales.

5. A foreign state is not immune from the jurisdiction of a court in any proceedings that relate to any commercial activity of the foreign state.

[56]            Antonov et l'État ukrainien soutiennent que, selon le paragraphe 3(2), un tribunal n'a compétence sur un sujet touchant un État étranger que si les conditions susceptibles d'entraîner une exception à la Loi sur l'immunité des États sont expressément alléguées, établies et déclarées valides par le tribunal.

[57]            Je reconnais que le paragraphe 3(2) impose à la Cour l'obligation de soulever d'office la Loi sur l'immunité des États et de lui donner effet, mais je ne peux retenir l'argument selon lequel l'omission de la Cour ou des parties d'aborder cette question supprime la compétence rationae materiae de la Cour et a donc pour effet d'invalider l'ordonnance rendue. Cette affirmation ne tient pas compte du fait que certains des motifs qui peuvent entraîner la suppression de l'immunité ne prennent naissance qu'après le déclenchement d'une action (c.-à-d. les alinéas 4(2)a) ou c), en vertu desquels l'État peut renoncer à son immunité par consentement ou en intervenant dans l'instance). Si le tribunal n'était compétent qu'à partir du moment où une exception prévue par la Loi sur l'immunité des États a été alléguée et reconnue, la capacité de l'État étranger de renoncer à l'immunité après l'institution d'une action serait inutile puisqu'en l'absence d'une autre exception préexistante à l'immunité, il n'y aurait aucune instance valide à laquelle l'État étranger pourrait participer. Cet argument va également à l'encontre du principe selon lequel le tribunal qui ne possède pas la compétence rationae materiae ne peut se l'attribuer par le biais du consentement des parties.


[58]            J'estime que la Cour avait le pouvoir d'entendre la demande, et celui de décider si les exceptions prévues par la Loi sur l'immunité des États entraient en jeu. La question de savoir si la Cour s'est acquittée de son fardeau de se prononcer sur cette question ou si elle a commis une erreur dans sa décision sont des aspects qui n'intéressent pas la validité de l'ordonnance. Pour reprendre les principes exprimés dans l'arrêt Volhoffer c. Volhoffer ci-dessus au sujet des contestations indirectes :

« lorsqu'un tribunal a le pouvoir d'entendre une certaine question, pourvu que certains faits existent, qu'il rend une ordonnance dans ce domaine malgré l'absence des faits exigés et que, par conséquent, il agit sans compétence, l'ordonnance doit être considérée comme étant valide et liant les parties, tant qu'elle n'a pas été infirmée en appel, et d'une façon générale, elle ne peut être attaquée dans une instance connexe. »

[59]            L'ordonnance d'enregistrement fait partie du type d'ordonnance décrite dans ce passage; les arguments d'Antonov et de l'État ukrainien reviennent donc à contester indirectement l'ordonnance d'enregistrement, ce que le droit ne permet pas.


[60]            De toute façon, le fait que la question de l'immunité de l'État n'ait pas été soulevée dans les observations écrites de TMR et n'ait pas été abordée expressément dans l'ordonnance d'enregistrement n'établit pas de façon concluante que la Cour a ou n'a pas examiné cette question. Le dossier soumis à la cour contenait amplement de preuves qui lui permettaient de conclure que le FBE ne bénéficiait d'aucune immunité. L'ordonnance d'enregistrement a été délivrée après que la Cour ait demandé et entendu des observations orales de la part de TMR, et aussi examiné le dossier. Je note également que si cette mesure n'était pas prévue initialement dans le projet d'ordonnance présenté avec la demande d'enregistrement, l'ordonnance rendue par la suite précisait que des mesures d'exécution ne pourraient être prises avant l'expiration d'une période de 60 jours, à partir de la signification de l'ordonnance d'enregistrement. Cet ajout au projet d'ordonnance semble refléter le souci de la Cour de tenir compte de l'esprit et de l'objet de l'article 10 de la Loi sur l'immunité des États, qui accorde 60 jours à l'État étranger pour remédier à un défaut ou contester un jugement ex parte.

B.         L'immunité de juridiction de l'État ukrainien

[61]            L'État ukrainien a invoqué l'immunité de juridiction à l'égard de la Cour, tant pour ce qui est de l'ordonnance d'enregistrement - dans la mesure où cette ordonnance lie cet État - que pour ce qui est de la requête présentée par TMR en vue de faire valider la saisie des biens dont il est affirmé qu'ils appartiennent à l'État ukrainien.

[62]            Il est important, pour analyser cette question, de bien comprendre le motif pour lequel TMR affirme qu'il est possible d'exécuter l'ordonnance d'enregistrement sur les biens de l'État ukrainien. TMR ne cherche pas à ajouter l'État ukrainien à titre de défendeur supplémentaire (ou de débiteur) aux parties à l'ordonnance d'enregistrement. La mesure d'exécution sollicitée n'est pas une saisie-arrêt, qui amènerait TMR à soutenir que l'État ukrainien agit à titre de caution pour les dettes du FBE ou qu'il est tenu d'accorder au FBE des fonds suffisants pour verser la somme accordée par la sentence. Pour demander des mesures de ce genre, il faudrait considérer l'État ukrainien comme une tierce-partie, une entité distincte du FBE, dont la responsabilité (soit envers TMR soit envers le FBE) serait indépendante de celle du FBE.


[63]            En fait, TMR soutient que la Cour devrait conclure qu'en désignant le FBE comme défendeur, elle visait également l'État ukrainien, que le FBE et l'État ukrainien ne sont pas des entités distinctes mais constituent une entité unique, ou, autrement dit, que si FBE était une rose, l'État ukrainien, quelle que soit la façon dont on l'appellerait, aurait le même parfum. À titre subsidiaire, même si je ne suis pas certaine que le résultat serait différent, TMR soutient que le FBE n'est qu'une façade qui a pour but de masquer les actes de l'État ukrainien et de le mettre à l'abri de toute responsabilité, de sorte que la Cour est autorisée à lever le voile social et à déclarer valide la saisie de biens appartenant à l'État ukrainien.

[64]            Je pars du principe que, comme je l'ai mentionné ci-dessus, il existe amplement de preuves dans le dossier pour conclure que la sentence concerne les activités commerciales du FBE, ce qui interdit à cette dernière entité d'invoquer l'immunité (article 5 de la Loi sur l'immunité des États, voir ci-dessus [55]). En fait, le contrat constitutif de 1999 qui contenait la clause compromissoire et qui avait été déposé à titre de pièce dans l'avis de demande, mentionnait clairement qu'il avait pour objet l'exploitation commerciale d'une raffinerie de pétrole. La sentence, qui a également été déposée à titre de pièce à l'appui de l'avis de demande, contient la conclusion suivante au sujet du droit du FBE à invoquer l'immunité absolue, conclusion qui lie le FBE (à la page 29 de l'avis de demande) :


[traduction] « Les arbitres concluent que le contrat constitutif de 1999 est un contrat de nature purement commerciale, qui aurait pu être conclu par une personne privée ne possédant aucun attribut de la souveraineté. Le fait qu'il ait été conclu par un organe étatique n'est pas une raison valide pour soustraire cette entité aux obligations assumées aux termes du contrat, y compris à l'engagement de soumettre à l'arbitrage les différends susceptibles de découler du contrat.

L'objection selon laquelle les arbitres n'ont pas compétence pour entendre le litige à cause de l'immunité dont bénéficie le FBE est rejetée. »

[65]            En fait, si l'on poursuit le raisonnement des arbitres, le seul fait qu'une entité étatique ait conclu un accord prévoyant l'arbitrage dans un pays signataire de la Convention des Nations Unies sur la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères de 1958, sans réserver ses droits à l'immunité de juridiction, indique que cette entité avait sciemment accepté qu'une sentence prononcée en vertu de cette clause puisse être reconnue et exécutée par les voies de droit et par conséquent, qu'elle avait renoncé à l'immunité de juridiction à l'égard de la reconnaissance de la sentence. L'avocat de l'État ukrainien a de toute façon reconnu à l'audience que, si l'État ukrainien avait lui-même signé le contrat constitutif de 1999 avec sa clause compromissoire, il aurait en fait renoncé à son immunité de juridiction à l'égard d'une demande de reconnaissance d'une sentence.

[66]            S'il est donc aussi clair que le FBE ne bénéficie pas d'une immunité de juridiction en la présente instance, n'est-il pas aussi clair que l'État ukrainien n'en bénéficie pas non plus, si je conclus que le FBE et l'État ukrainien ne sont qu'une seule et même personne? La mission commerciale du FBE n'est-elle pas une activité commerciale de l'État ukrainien, si ces deux entités ne sont qu'une seule et même personne? La renonciation du FBE n'est-elle pas celle de l'État ukrainien, si je juge qu'en fait les actes du FBE sont ceux de l'État ukrainien? Poser la question, c'est y répondre.


[67]            Le sort de la requête de TMR, en ce qui concerne l'identité du débiteur judiciaire, repose uniquement sur l'argument selon lequel en nommant le FBE à titre de défendeur, TMR nommait également l'État ukrainien puisqu'il s'agissait de la même personne. Je considère que si cet argument est retenu, la conclusion selon laquelle l'État ukrainien ne bénéficie pas d'une immunité de juridiction à l'égard de la Cour suivra nécessairement. En outre, si cet argument n'est pas retenu, il me faudra conclure que la saisie est invalide puisqu'elle ne vise pas un bien appartenant au FBE et la question de l'immunité de l'Ukraine ne se posera plus.

[68]            Je vais donc examiner maintenant la troisième question en litige, à savoir l'identité du débiteur judiciaire.

L'IDENTITÉ DU DÉBITEUR JUDICIAIRE

A.         Questions préliminaires

[69]            Il n'est pas surprenant qu'Antonov et le FBE opposent à la requête présentée par TMR pour faire reconnaître la validité de la saisie, des arguments préliminaires selon lesquels il est bien trop tard pour « rectifier » maintenant la sentence ou l'ordonnance d'enregistrement déjà prononcée dans cette espèce pour faire de l'État ukrainien le débiteur judiciaire.


[70]            Ces arguments ont été présentés de façon quelque peu désordonnée, sans que les principes juridiques aient été clairement formulés et sans que leur application aux diverses mesures ayant entraîné la saisie en question ait été établie. Les arguments présentés se fondent d'une façon générale sur les notions de chose jugée, de préclusion et d'irrégularité procédurale. Étant donné que les fondements juridiques et factuels des objections avancées par Antonov et le FBE portent en fait sur les diverses mesures prises dans le cadre du processus déclenché par la demande d'arbitrage et qui s'est poursuivi jusqu'à l'exécution de l'ordonnance d'enregistrement, j'ai tenté de structurer ces arguments, d'après ce que j'en ai compris, par rapport aux différentes étapes de la procédure, en commençant par l'événement le plus récent et en remontant, ensuite, dans le temps. J'aborderai enfin la question de savoir s'il est approprié que la Cour se prononce sur l'identité du débiteur judiciaire à l'étape de l'exécution.

1.          L'illégalité de la saisie


[71]            La saisie a été effectuée par le shérif en vertu d'un bref de saisie-exécution délivré par la Cour selon la formule prévue à l'article 424 des Règles de la Cour fédérale (1998) qui lui enjoignait de saisir et de vendre les biens du « défendeur » . Le défendeur est décrit dans l'intitulé figurant sur le bref comme étant « LE FONDS DES BIENS DE L'ÉTAT UKRAINIEN, un organe de l'État ukrainien » . Le shérif s'est également fondé sur les directives qu'a fournies l'avocat de TMR, et notamment, sur un affidavit préparé par M. Anatoly Dovgert, professeur de droit, dans lequel ce dernier déclarait que l'aéronef appartenait à l'État ukrainien. Il semble également que l'avocat de TMR ait donné au shérif des instructions verbales selon lesquelles les dettes du FBE étaient également celles de l'État ukrainien[6]. Le shérif a estimé que le bien saisi appartenait à l'État ukrainien, étant donné que l'avis de saisie délivré le 27 juin 2003 mentionnait que l'aéronef était « la propriété de l'État ukrainien » . Le même avis décrit le débiteur comme étant « Le Fonds des biens de l'État ukrainien, un organe de l'État ukrainien » . Antonov soutient que, par ses actes, le shérif a modifié la désignation du débiteur par rapport à ce qui était mentionné dans le bref, et que cette opération est donc illégale. À partir de là, Antonov semble sauter à la conclusion que, si la saisie est illégale, elle est frappée de nullité et ne peut donc être déclarée valide dans le cadre d'une requête comme celle qui a été soumise à la Cour.


[72]            Les seules décisions que cite Antonov à l'appui de sa position sont deux affaires dans lesquelles les tribunaux ont déclaré que le shérif avait commis une faute engageant sa responsabilité parce qu'il avait saisi des biens qui n'appartenaient pas au débiteur judiciaire (Overn c. Strand, [1931] R.C.S. 720 et Kundi c. Active Bailiff Service Ltd., [1996] B.C.J. No. 2036), ainsi que des affaires où des saisies ont été annulées pour le motif que le bien appartenait à une personne qui n'était pas le débiteur judiciaire et qui n'avait pas été déclarée personnellement responsable de la dette du débiteur judiciaire (Di-Done-Gagnon c. Di-Done J.E. 2000-1093 (C.A. Qué.), Hamilton c. British Columbia (Worker's Compensation Board) (1992) 65 B.C.L.R. (2d) 96 (C.A. C.-B.)). Ces décisions ne sont d'aucun secours pour Antonov. Il n'a pas été soutenu dans ces affaires que le propriétaire nominal du bien était la même personne que le débiteur judiciaire. Une conclusion déclarant que le shérif a agi de façon irrégulière ou illégale n'est pas la même chose qu'une conclusion selon laquelle une saisie est frappée de nullité, et qu'il ne peut être remédié à cette nullité dans le cadre d'une requête visant à faire reconnaître la validité de la saisie. Dans les affaires où il a été déclaré que la responsabilité personnelle du tiers dont le bien avait été saisi n'avait pas été établie, il était évident que le tiers avait une personnalité distincte de celle du débiteur judiciaire, et que si sa responsabilité avait été engagée, elle l'aurait été pour son propre compte, et non pas en tant qu'alter ego du débiteur judiciaire.

[73]            D'après moi, la jurisprudence ne permet pas d'affirmer qu'en droit, la saisie d'un bien qui appartient apparemment à une personne définie en des termes qui diffèrent du libellé exact du bref de saisie-exécution est une nullité. Au pire, dans le cas où une telle saisie serait effectuée sans qu'il n'existe de motifs suffisants pour fonder une croyance raisonnable dans le fait que les marchandises appartiennent effectivement au débiteur judiciaire, le créancier judiciaire - voire l'huissier ou le shérif - pourrait être déclaré responsable du préjudice causé[7]; cependant, une telle circonstance n'aurait pas, d'après moi, pour effet de vicier la saisie au point où le créancier judiciaire perdrait le droit de faire apprécier judiciairement la validité de la saisie.


[74]            L'examen du mécanisme de saisie-exécution prévu par la JEA me conforte dans cette opinion. Sans citer intégralement les diverses dispositions de la JEA, il est clair que cette loi envisage, pour ce qui est de la saisie-exécution, un système qui confie au créancier l'initiative et le contrôle du processus d'exécution, avec une intervention minimale de la Cour, et qui donne au shérif le pouvoir d'agir en vertu d'une autorisation législative mais sur les instructions expresses du créancier (art. 71 de la JEA). Le shérif n'est donc tenu d'agir que s'il reçoit des instructions détaillées de la part du créancier qui doit préciser le statut de la dette judiciaire, la nature et l'emplacement du bien à saisir et fournir les autres documents et renseignements dont le shérif a besoin (art. 72 de la JEA). Le paragraphe 73(2) de la JEA décrit les obligations et les pouvoirs discrétionnaires que possède le shérif, en fonction des renseignements obtenus :

[traduction]

73(2)    Le shérif peut saisir les biens meubles à l'égard desquels il existe des motifs de croire que le débiteur possède un droit exigible mais il ne saisit pas les biens qui semblent être des biens insaisissables.

                                                                                                                                                           [Non souligné dans l'original]

[75]            « Bien insaisissable » est défini de la façon suivante (alinéa 2(1)s) de la JEA) :

[traduction] « "insaisissable" Insusceptible de faire l'objet d'une mesure d'exécution; »

et les biens susceptibles de faire l'objet d'une mesure d'exécution sont identifiés de la façon suivante (alinéa 3(5)b) de la JEA) :

[traduction]

3(5)b)       « sauf disposition contraire d'une loi, tous les biens du débiteur peuvent faire l'objet de mesures d'exécution aux termes de la Loi; »

                                                                                                                                                           [Non souligné dans l'original]


[76]            Ainsi, la Loi donne au shérif le pouvoir de saisir des biens, pourvu qu'il ait des motifs raisonnables de croire qu'ils peuvent faire l'objet d'une mesure d'exécution, en se fondant principalement sur les renseignements fournis par le créancier. L'interdiction de saisir des biens s'applique, d'après mon interprétation du paragraphe 73(2), aux seuls cas où le bien semble faire partie de la catégorie des biens insaisissables.

[77]            Dans le cas où le débiteur, le tiers ou la personne qui prétend avoir un droit sur le bien saisi souhaite s'opposer à la saisie, la partie XII de la JEA prévoit la possibilité de faire opposition à la saisie ou de réclamer le bien en remettant simplement l'avis approprié au shérif. Pour ce qui est des motifs qui doivent fonder l'opposition ou la réclamation, le seul motif qui permette d'écarter une réclamation ou une opposition est le cas où la demande est « frivole ou vise uniquement à retarder la mise en oeuvre des mesures d'exécution ou à les prolonger » (alinéas 159(2)c) et 162(2)a)). Par la suite, pour ce qui est du fond de l'opposition, pourvu que l'opposition ou la réclamation ne soit pas frivole ou ait pour but de retarder la mise en oeuvre de l'exécution ou de la prolonger, c'est au créancier qu'incombe le fardeau de soumettre la question à la Cour pour qu'elle se prononce (alinéa 163(2)b) et article 164 de la JEA).

[78]            Lorsque la Cour est saisie d'une demande présentée par le créancier (ou un réclamant), elle doit [traduction] « trancher la question » (par. 164(1)). La question que doit trancher la Cour ne consiste pas à examiner les mesures prises par le shérif mais à se prononcer sur la validité de la saisie.


[79]            Je ne peux découvrir dans le libellé, dans la structure ou dans l'objectif de la JEA une condition formelle de validité de la saisie qui exigerait que le nom donné à la personne qui possède apparemment un droit sur le bien soit identique sur le plan de la forme au nom du débiteur judiciaire mentionné dans le bref de saisie-exécution, si les autres renseignements fournis au shérif indiquent qu'il s'agit de la même personne.

[80]            De toute façon, le paragraphe 77(1) de la JEA énonce : [traduction] « La saisie est valide même lorsque la procédure utilisée pour l'effectuer est irrégulière. »

[81]            Enfin, même si ma conclusion selon laquelle la saisie par le shérif d'un bien appartenant apparemment à une personne dont l'identité n'est pas décrite exactement de la façon dont elle figure dans le bref de saisie-exécution n'est pas une nullité est erronée, je conclus que, dans les circonstances de l'affaire, les désignations respectives sont suffisamment ambiguës pour qu'il ne soit pas déraisonnable que le shérif ait effectué la saisie, compte tenu des renseignements supplémentaires que lui avaient fournis les procureurs de TMR. En fait, le défendeur est décrit sur le bref comme étant « [le FBE] un organe de l'État ukrainien » ; il n'est donc pas du tout déraisonnable que le shérif ait cru, même en l'absence de renseignements supplémentaires, que le FBE n'avait pas une existence juridique indépendante et que le véritable débiteur était l'État ukrainien, tout comme la Reine du chef du Canada est souvent désignée par une référence expresse au ministre responsable et comme les sociétés se décrivent bien souvent elles-mêmes en faisant référence à leurs diverses filiales ( « X, filiale de Y Inc. » ).


2.          Le bref de saisie-exécution

[82]            Le FBE et Antonov soutiennent que TMR a déjà demandé, en vain, à un tribunal de décider que l'État ukrainien était un débiteur judiciaire qui venait s'ajouter au FBE ou le remplacer et que, en se fondant apparemment sur la notion de chose jugée ou de préclusion, cette société ne peut demander une nouvelle fois la même mesure. De toute façon, Antonov soutient que la Cour n'a pas le pouvoir de délivrer un bref de saisie-exécution lorsque la désignation du débiteur judiciaire n'est pas conforme au jugement de la Cour (ou en l'espèce, à l'ordonnance d'enregistrement). L'affaire In re Langstaff Estate, [1923] 3 W.W.R. 626 a été citée à l'appui de cette affirmation.

[83]            Étant donné que j'estime que le bref de saisie, tel que libellé, ne diffère pas des termes de l'ordonnance d'enregistrement, il n'est pas nécessaire de me prononcer sur ce dernier aspect de l'argument d'Antonov. Je mentionnerai néanmoins que, dans In re Langstaff, il s'agissait d'un bref d'exécution contre « des biens et des immeubles » alors que le jugement ne mentionnait expressément que « des marchandises et des biens meubles » ; il ne portait pas sur l'identité du débiteur judiciaire. En outre, la décision de notre Cour dans Joy Shipping Co. c. Empressa Cubana des Fletes, [2000] A.C.F. n ° 945 et celle de la Cour d'appel dans Canada (Ministre du Revenu national) c. Gadbois, [2002] A.C.F. n ° 836, qui sera examinée plus en détail plus loin, semblent jeter un doute sur la validité de la thèse d'Antonov.

[84]            J'en arrive maintenant à la première partie des observations du FBE et d'Antonov qui porte sur les circonstances ayant entouré la délivrance du bref de saisie-exécution.


[85]            Il est vrai que TMR a demandé au départ la délivrance d'un bref de saisie-exécution portant sur un bien de l'État ukrainien. Cependant, comme cela est mentionné dans l'arrêt Joy Shipping, le processus de demande et de délivrance d'un bref est un processus purement mécanique ou administratif, qui n'exige pas que soit prise une décision judiciaire. Une demande de bref n'est donc ni une requête, ni une sorte de demande de décision judiciaire, dont l'issue lierait TMR en vertu du principe ou de l'exception de chose jugée. Je ne pense pas non plus que la directive orale donnée par la Cour et datée du 11 juin 2003 qui demandait la tenue d'une audience au sujet de la demande de TMR a eu l'effet de transformer cette demande en une requête ou de transformer la directive de la Cour autorisant la délivrance du bref concernant le bien « du défendeur » en une décision judiciaire.

[86]            Tout d'abord, comme la Cour l'a jugé dans Drapeau c. Canada (1996), 119 F.T.R. 146 (1re inst.), les directives élaborées par la Cour et destinées au greffe ne sont pas des décisions judiciaires qui déterminent les droits des parties. En outre, le compte rendu de l'audience qui a été tenue à la suite de la demande d'audience présentée par la Cour montre que celle-ci semblait préoccupée par le fait que la délivrance d'un bref sous la forme présentée initialement par TMR exigerait la présentation d'une requête :

« La Cour se prononce sur la possibilité pour Me Desgagnés [le procureur de TMR] de présenter une requête urgente. »


[87]            Finalement, aucune requête n'a été présentée et la Cour a simplement transmis au greffe une directive autorisant la délivrance du bref tel qu'indiqué. Il est très clair que ni la Cour, ni TMR ne considéraient que la demande de bref était assimilable à une demande de décision judiciaire ou que la directive émise par la Cour au sujet de la forme du bref constituait une décision de ce type. Le principe et l'exception de la chose jugée ne s'appliquent donc pas aux circonstances présentes.

3.          L'ordonnance d'enregistrement

[88]            Antonov soutient que le moment auquel il convient d'examiner la question de l'identité du débiteur judiciaire est celui de l'enregistrement. C'est pourquoi, par application de l'exception de chose jugée, TMR ne peut invoquer à une étape ultérieure une question qui aurait dû ou pu être soulevée à un moment approprié, si celle-ci avait fait preuve de diligence raisonnable (voir par exemple La Ville de Grandview c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621). En outre, ou à titre subsidiaire, ils soutiennent que, puisque cette question devait être normalement résolue à l'étape de l'enregistrement, toute demande de décision sur ce point aurait dû être présentée par voie de requête visant le réexamen de l'ordonnance d'enregistrement, à la Cour telle que constituée au moment où elle avait prononcé l'ordonnance. Pour retenir les arguments d'Antonov, je devrais accepter que la question de l'identité du débiteur judiciaire aurait pu être régulièrement soulevée au moment de la demande d'ordonnance d'enregistrement.


[89]            La seule décision citée par les parties est une affaire anglaise, Norsk Hydro ASA c. The State Property Fund of Ukraine et al, [2000] EWHC 2120 (Comm.). Dans cette affaire, la demanderesse avait obtenu une sentence arbitrale contre notamment « la République d'Ukraine, par l'intermédiaire du Fonds des biens de l'État » ; elle avait obtenu une ordonnance d'exécution en Angleterre contre les défendeurs, désignés comme étant le Fonds des biens de l'État ukrainien et la République d'Ukraine, à titre de défendeurs distincts. L'État ukrainien a demandé l'annulation de l'ordonnance d'exécution pour le motif que la Cour n'avait pas le pouvoir de délivrer une ordonnance d'exécution dont les termes étaient différents de la sentence arbitrale. La Haute Cour de justice, (Division du banc de la Reine, tribunal commercial) a retenu cet argument.

[90]            Il convient de noter ici que le raisonnement de la Haute Cour est certes utile pour appréhender les principes qui devraient guider la Cour pour trancher ces questions nouvelles qui portent sur un domaine du droit international où il convient de privilégier la courtoisie et l'harmonisation des décisions, mais il ne lie pas la Cour . En outre, la décision de la Haute Cour tourne en grande partie sur le libellé particulier de l'article 101 de la English Arbitration Act, 1996, une disposition qui ne figure pas dans notre propre Loi. Cela dit, le passage qui suit de la décision de la Cour (aux paragraphes 17 et 18) contient, d'après moi, des observations générales importantes qui s'appliquent tout à fait à l'affaire dont je suis saisie :

« Il est dans l'intérêt général, comme le reflètent les obligations assumées par notre pays en vertu de traités, d'assurer une exécution rapide et efficace des sentences arbitrales internationales; il en résulte par conséquent que le tribunal chargé d'exécuter ces sentences doit agir de façon aussi « mécanique » que possible. À l'exception des conditions exigées en matière d'exécution et des motifs limités autorisant le refus d'exécuter une sentence rendue aux termes de la Convention de New York (art. 102 et 103 de la 1996 Act), le tribunal saisi d'une demande d'exécution n'est pas autorisé à examiner la sentence en question, ni à explorer le raisonnement du tribunal d'arbitrage ni encore à essayer de deviner quelles étaient ses intentions, et il n'est pas non plus tenu de le faire. En outre, ce tribunal doit veiller à ce que la sentence soit exécutée à l'aide des sanctions prévues par le droit interne. C'est dans ce contexte qu'il convient d'examiner la première question en litige.


Examinée de cette façon, tant sur le plan des principes que sur celui du bon sens juridique, l'ordonnance autorisant l'exécution d'une sentence doit nécessairement refléter celle-ci. Il est certes toujours possible de corriger les erreurs d'écriture et les changements de nom; qu'il suffise de mentionner que ce n'est pas le cas ici. On demande en l'espèce d'exécuter contre deux parties tout à fait distinctes une sentence qui a été rendue contre une seule partie. Pour procéder de cette façon, le tribunal saisi de la demande d'exécution doit nécessairement aborder le bien-fondé du raisonnement et les intentions recherchées par le tribunal d'arbitrage. En outre, les termes dans lesquels on demande l'exécution avec des mesures coercitives ne sont pas ceux de la sentence. Il y a également le fait, même s'il n'a pas influencé ma décision, qu'une telle méthode risque d'avoir des conséquences imprévues si l'on prenait une mauvaise décision. Par exemple, il y aurait lieu de tenir compte des règles de droit interne en matière d'élection et d'exécution des jugements contre les mandants et les mandataires : voir, par exemple, Morel v Westmoreland [1904] AC 11; Moore v Flanagan and Wife [1920] 1 KB 919. J'estime que le tribunal concerné ne devrait pas avoir à s'aventurer dans ces parages. Il est préférable de demander l'exécution d'une sentence en se conformant aux termes de cette sentence. »

et plus loin (au paragraphe 20) :

« (2) Je comprends très bien les efforts qu'ont déployés les avocats de NH et, en particulier, M. Fallon pour essayer de dissiper l'ambiguïté (qui n'a pas été causée, je le pense, par M. Fallon) relative à la désignation du défendeur approprié pour ce qui est de la sentence. Cela dit, le tribunal n'a pas le pouvoir de « dissiper » l'ambiguïté en acceptant d'exécuter la sentence selon des termes différents. Cette affaire souligne donc l'importance de régler ces questions avant l'étape du prononcé de la sentence; lorsqu'il demeure toutefois une ambiguïté de cette nature dans une sentence (pour ce qui est du tribunal saisi d'une demande d'exécution), alors il faut l'aborder dans le cadre de la demande d'exécution. Ce qui ne peut être demandé, c'est l'exécution selon des termes différents de ceux de la sentence. »


[91]            Ce dernier passage n'indique pas clairement ce que la Cour voulait dire lorsqu'elle affirme que la question devrait être tranchée « dans le cadre de la demande d'exécution » , si l'ordonnance d'exécution ne peut être demandée en des termes qui diffèrent de ceux de la sentence. Je pense plutôt que la Cour pensait aux arguments qui pourraient être soulevés par la suite, au cours du processus d'exécution. Quoi qu'il en soit, j'accepte qu'une ordonnance d'enregistrement (acte qui est désigné par l'expression « ordonnance d'exécution » dans la décision Norsk Hydro) a pour but de donner à la sentence arbitrale la forme d'une ordonnance de la Cour de façon à accorder reconnaissance et exécution à cette sentence conformément au droit interne du tribunal saisi, sans qu'il y ait lieu de la remettre en question ou d'interpréter les intentions du tribunal qui l'a prononcée. C'est pourquoi je reconnais que dès que la Cour est saisie d'une demande d'enregistrement, ce qui, conformément à la disposition de paragraphe 328(1), se fait le plus souvent ex parte, elle devrait procéder de façon aussi « mécanique » que possible, de façon à ce que l'ordonnance qui accorde reconnaissance à la sentence et lui accorde la qualité d'ordonnance de la Cour soit aussi fidèle que possible à la sentence initiale. En vertu de ce principe, il ne semble guère approprié que la question de l'identité du débiteur judiciaire soit soulevée, et encore moins tranchée, à cette étape. Les questions à considérer à l'étape de l'enregistrement devraient, d'après moi, se limiter aux conditions exigées pour l'enregistrement et les motifs prévus par la convention qui permettent de refuser l'enregistrement.

[92]            Je suis donc convaincue que le fait que TMR n'ait pas soulevé cette question dans le cadre de sa demande d'enregistrement de la sentence arbitrale ne déclenche pas l'application du principe ou de l'exception de chose jugée et que TMR n'était donc pas tenue de demander au protonotaire de trancher cette question, dans le cadre d'une requête pour nouvel examen ou rectification de l'ordonnance d'enregistrement.

4.          L'intitulé de la cause


[93]            Antonov soutient que TMR a utilisé délibérément un stratagème tout à fait irrégulier, lorsque cette société a décrit TMR, dans l'intitulé de la cause initial, comme étant « une personne morale régulièrement constituée selon les lois chypriotes » et le FBE comme étant « un organe de l'État ukrainien » et qu'elle a ensuite conservé uniquement ce dernier élément de la désignation du FBE dans le bref de saisie-exécution. Antonov soutient que cette façon de procéder a incité le shérif à croire que l'élément descriptif « organe de l'État ukrainien » faisait partie de la désignation officielle du FBE, ce qui a créé une ambiguïté dont TMR essaie aujourd'hui de tirer un avantage injustifié.

[94]            Il est vrai, d'après moi, que la désignation du FBE à titre de défendeur en y ajoutant un élément descriptif crée une ambiguïté, et que cette ambiguïté a certainement joué un rôle dans la façon dont le shérif a exercé son pouvoir discrétionnaire de procéder à la saisie d'un bien de l'État ukrainien. Je ne suis pas toutefois convaincue que TMR ait eu un sombre dessein, ni que le shérif aurait refusé d'exécuter la saisie, comme cela lui avait été demandé, si le bref n'avait pas contenu l'appellation contestée. Les preuves apportées ne permettent pas de tirer cette conclusion et je ne pense pas qu'une telle déduction est justifiée d'après les faits qui m'ont été soumis.


[95]            Les Règles de la Cour n'exigent pas, et ne prévoient pas, que l'intitulé comprenne une description identifiant les parties en qualité de particulier, de personne morale, d'association ou autre catégorie d'entité. Cette pratique est pourtant courante dans les actes de procédure déposés au Québec (province où les règles de pratique exigent une telle description) et elle n'est pas inconnue dans les autres provinces. Le greffe accepte couramment le dépôt d'actes de ce genre et je ne connais pas de cas où cette pratique ait été contestée. Dans le cadre de la requête, je n'ai pas l'intention de formuler des commentaires sur l'opportunité d'abandonner ou d'avaliser cette pratique, et je ne suis pas non plus tenue de le faire. Je note simplement l'existence de cette pratique et le fait que l'avis de demande déposé en l'instance à Montréal est conforme à la pratique habituelle. Il me paraît découler naturellement de cette pratique que l'ordonnance ou le bref délivré par la suite contre « le défendeur » contienne une certaine ambiguïté. J'utilise le terme « ambiguïté » de façon délibérée, puisque l'élément descriptif utilisé est formulé par le demandeur qui dispose bien souvent d'informations incomplètes et que cet élément descriptif n'est pas toujours considéré comme étant une allégation à laquelle la partie adverse doit répondre. En fait, il arrive bien souvent, comme ici, que l'élément descriptif ne figure plus dans l'intitulé des actes de procédure déposés par la suite. C'est là le danger qui s'est concrétisé ici, et qui découle du fait qu'il n'est pas toujours facile de savoir, même pour les parties, où finit la désignation de la partie et où commence l'élément descriptif, comme par exemple dans les désignations « en qualité de » , « alias » , « faisant affaire sous le nom de » ou « une filiale de » .

[96]            Antonov attache beaucoup d'importance au fait que, dans le bref dont elle a demandé la délivrance, TMR ait uniquement préservé l'élément descriptif pour le FBE. Je ne pense pas que cela démontre que TMR avait une intention secrète ou constitue la seule cause de l'ambiguïté qui en a résulté. Les mots « un organe de l'État ukrainien » peuvent tout aussi bien être interprétés comme faisant partie de la désignation de la partie que comme étant un simple élément descriptif; il est tout à fait possible que les procureurs de TMR se soient eux-mêmes induits en erreur sur ce point; il est également possible que le shérif aurait quand même été induit en erreur, si l'élément descriptif de TMR avait été conservé dans l'intitulé.


[97]            Enfin, l'analyse ci-dessus dans laquelle j'ai expliqué comment l'on peut voir dans l'utilisation d'un élément descriptif une partie de la désignation d'une partie explique également les conclusions apparemment contradictoires auxquelles j'en suis arrivée dans le cadre de l'analyse précédente, à savoir que, si la sentence vise le FBE, l'ordonnance d'enregistrement est conforme à la sentence et que le bref, dans lequel le défendeur est décrit comme étant « le FBE, un organe de l'État ukrainien » , est lui aussi conforme aux termes de l'ordonnance d'enregistrement.

5.          L'identité du débiteur judiciaire pour ce qui est de l'exécution

[98]            Il n'est pas contesté que la sentence ne précise pas la nature de la personnalité juridique du FBE, ses relations avec l'État ukrainien, ni l'identité commune du FBE et de l'État ukrainien. Il n'est pas non plus contesté que cette question n'avait pas été soumise au comité d'arbitrage. En fait, si TMR avait au départ introduit une demande d'arbitrage contre l'État ukrainien, il s'en est désisté sans préjudice. Le principe de l'autorité de la chose jugée ne s'applique pas donc strictement à cette question. Même ainsi, le principe plus large de l'exception de chose jugée serait susceptible de s'appliquer si cette question était une question qui aurait pu ou dû être soulevée à l'étape de l'arbitrage. La Cour d'appel fédérale a récemment formulé le principe de l'exception de chose jugée de la façon suivante dans Genpharm Inc. c. Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada, [2003] C.A.F. 467, au paragraphe [20] :

« Toutefois, « la préclusion vise les faits substantiels, les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit ("les questions") à l'égard desquels on a nécessairement statué (même si on ne l'a pas fait de façon explicite) dans le cadre de l'instance antérieure » . (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, p. 476-477 [Non souligné dans l'original]). Le critère applicable consiste à déterminer « si la décision sur laquelle on cherche à fonder la fin de non-recevoir a été "si fondamentale" à la décision rendue sur le fond même du litige que celle-ci ne peut valoir sans celle-là. » (Angle, p. 255, citant Spens c. I.R.C., [1970] 3 All E.R. 295 p. 301 (Ch.)). »


[99]            et, au paragraphe [24], citant Hoystead v. Hoystead, [1926] A.C. 155, à la page 166 (C. des L.) :

[traduction] « Troisièmement, le même principe, à savoir celui qui empêche de faire juger à nouveau les droits des plaideurs, s'applique lorsqu'un point essentiel de la décision qui pouvait être nié par le défendeur ne l'a pas été et que ce point a été soulevé ou présumé par le demandeur. Dans ce cas aussi, le défendeur est lié par le jugement, même s'il se rend compte par la suite qu'il aurait pu se servir d'une dénégation et qu'il ne l'a pas fait. Le même principe qui empêche de faire juger à nouveau les droits des parties s'applique et il y a "estoppel".

[100]        Les passages ci-dessus semblent indiquer que l'exception de la chose jugée s'applique uniquement aux questions de fond et non pas à celles de forme. Les parties n'ont pas abordé la question de savoir si la désignation du débiteur judiciaire est en fait une question substantielle qui aurait pu être tranchée définitivement au cours de l'instance d'arbitrage ou si elle constitue simplement un aspect procédural qui n'emporte aucune conséquence définitive pour ce qui est des droits en présence. D'après le passage suivant de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Regas Ltd. c. Plotkins, [1961] R.C.S. 566, il semble que la validité de la désignation du défendeur, comme étant le FBE ou l'État ukrainien, dans l'instance d'arbitrage est un aspect procédural :

[traduction] « Dans la situation actuelle, le défendeur est le bénéficiaire d'une cession en equity valide selon les lois de l'Alberta mais que pour obtenir un jugement dans cette province, il devrait joindre, en qualité de partie, la personne qui détient un droit en common law sur la dette conformément à la Judicature Act.


Cependant, le défendeur n'a pas intenté une action en exécution de sa créance en Alberta, mais en Saskatchewan, province où la dette correspond à des marchandises vendues et livrées dans cette province au débiteur, qui y réside. Il s'agit de savoir s'il peut poursuivre son action dans cette province sous son propre nom et cette question doit être, à mon avis, déterminée par la loi du for, étant donné que cette question, dans les circonstances de l'affaire, est de nature procédurale et non pas substantielle. Cette question ne touche pas la validité de la cession, ni la capacité des parties à cette opération, mais elle concerne les parties qui doivent être citées dans cette instance en Saskatchewan, ce qui est une question de procédure qui devrait être régie par les lois de Saskatchewan. »

[101]        Je ne considère donc pas que le principe de l'exception de chose jugée est applicable dans les circonstances.

[102]        En outre, il me semble qu'une sentence arbitrale doit être considérée de la même façon qu'un jugement ou une ordonnance de la Cour. Tout comme un jugement ne peut être révisé au fond une fois qu'il a été prononcé (sauf disposition expresse créant un mécanisme d'appel ou de révision), il n'est pas possible de réviser une sentence après qu'elle ait été prononcée, sauf ce que prévoient les règles régissant l'arbitrage ou la reconnaissance de la sentence. Cela est conforme aux principes approuvés plus haut dans les présents motifs selon lesquels, lorsque la Cour accorde à une sentence la reconnaissance qui en fait un jugement de la Cour, elle doit agir de façon « aussi mécanique » que possible, de façon à ne pas remettre en question ou interpréter la sentence telle qu'elle a été prononcée.

[103]        Cependant, tout comme il est permis d'interpréter un jugement, sans le réviser, ou de fournir des directives sur la façon de l'exécuter, il doit être également possible de faire la même chose à l'égard d'une sentence arbitrale régulièrement reconnue à titre d'ordonnance ou de jugement de la Cour. Si la Loi a bien pour but d'accorder à la sentence arbitrale la reconnaissance qui en fait un jugement de la Cour et d'en permettre l'exécution selon le processus prévu par le droit interne, alors, la sentence, une fois reconnue, doit recevoir, pour ce qui est de ses termes, le même traitement qu'une ordonnance ou un jugement de la Cour.


[104]        Par conséquent, étant donné que la sentence telle que reconnue dans l'ordonnance d'enregistrement doit être traitée de la même façon qu'un jugement, je conclus que la véritable identité du défendeur, ou du débiteur judiciaire éventuel, est une question qui peut être abordée dans le cadre d'une instance en exécution de la sentence.

[105]        À l'exception de l'affaire Norsk Hydro c. FBE, examinée plus haut, ni Antonov, ni le FBE n'ont cité de décision permettant d'affirmer que les questions touchant l'identité du débiteur judiciaire ne peuvent être tranchées dans le cadre d'une instance en exécution.

[106]        Par contre, il existe plusieurs décisions de la Cour qui ont tranché des questions touchant l'identité du débiteur dans le cadre d'une instance en exécution.

[107]        Dans Canada (Ministre du Revenu national) c. Gadbois, [2002] A.C.F. n ° 836 (C.A.F.), la Cour d'appel a expressément donné une réponse affirmative à la question suivante dans le cadre d'une demande de saisie-arrêt (au paragraphe [1] des motifs) :

« c) La Section de première instance a-t-elle compétence pour ordonner que soit levé le voile corporatif entre le débiteur judiciaire, M. Gilbert Gadbois et la compagnie 2951-7539 Québec Inc. lui appartenant? »


[108]        Dans Joy Shipping Co. c. Empressa Cubana des Fletes (précité), la Cour était saisie d'une requête en annulation d'un bref de saisie-exécution visant le navire « Rio Cuyaguateje » , propriété de Pesquera Cuyagua S.A., une société qui n'était pas une défenderesse en l'instance et contre qui aucun jugement n'avait été prononcé. Des affidavits avaient été déposés pour justifier la délivrance du bref, et ces affidavits contenaient des déclarations selon lesquelles les deux défenderesses et le propriétaire du navire étaient de simples émanations du gouvernement cubain. La Cour a refusé d'annuler le bref, et déclaré :

« [12] Deuxièmement, j'étais d'avis que les règles permettent à la requérante d'avoir recours à un mécanisme particulier pour contester la saisie du navire parce que les débiteurs du jugement n'en sont pas propriétaires. Selon moi, la règle 448 régit le traitement d'une opposition à une saisie fondée sur ce motif et, à cet égard, les lois de Terre-Neuve s'appliqueraient parce que le navire a été saisi à l'intérieur de son territoire. La Cour fédérale conserve sa compétence tout au long de ce processus.

[13] Troisièmement, dans le contexte de la règle 488, il ne conviendrait pas que j'examine à cette étape le fond de l'argumentation de la requérante sans disposer d'un dossier complet sur la question de savoir si, en fait, le navire constitue un bien des défendeurs auquel Joy peut s'attaquer. »

[109]        Dans Roxford Enterprises S.A. c. Cuba, [2003] A.C.F. n ° 985 (prot. féd.) (appel devant un juge de la C.F. en cours), la question était formulée légèrement différemment mais la Cour a exposé la question et ses conclusions sur ce point de la façon suivante :

« [23] Cubana soutient qu'en l'absence de texte législatif fédéral prévoyant qu'elle a compétence, la présente Cour ne peut statuer que Cubana est responsable du paiement des dettes de Cuba. Une telle décision, affirme-t-elle, nécessiterait d'examiner en profondeur des questions de fait et de droit complexes concernant la propriété des actifs de Cubana et les relations entre celle-ci et Cuba. Cubana soutient que les décisions d'une telle nature ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Elle prétend, en outre, qu'il ne convient pas que la Cour tente de régler de telles questions au moyen d'une procédure sommaire s'appuyant sur une preuve par affidavits.


[24] De semblables contestations de la compétence de la Cour à connaître du fond d'oppositions formées dans le cadre de l'exécution d'un jugement ont déjà été rejetées dans le passé. Dans Le Bois de Construction du Nord (1971) Ltée c. Guilbault Inc. et. al. [1986] A.C.F. n E 434 (QL), le juge Pratte a déclaré ce qui suit, à la page 334 :

[...] le tribunal qui a la compétence d'ordonner la saisie des biens d'un débiteur doit nécessairement avoir celle de décider de l'opposition formée par le tiers qui revendique la propriété des biens saisis. De la même façon, le pouvoir de saisir les créances dues à un débiteur emporte nécessairement, à mon avis, le pouvoir de statuer sur l'existence des créances saisies. Je crois donc que, en cas de saisie-arrêt d'une créance, la Cour a le pouvoir, si le saisissant conteste la déclaration négative du tiers saisi, de statuer sur l'existence de la créance saisie.

[25] Plus récemment, la Cour d'appel fédérale a confirmé que notre Cour a large compétence pour trancher des questions se soulevant dans le cadre de l'exécution de ses jugements, notamment quant à savoir s'il y a lieu de lever le voile corporatif (Canada (Ministre du Revenu national) c. Gadbois, [2002] A.C.F. n E 836 (QL) (Gadbois). Dans Gadbois, la Cour a conclu que les questions concernant les oppositions à l'exécution pouvaient être débattues adéquatement à partir « de la preuve documentaire au dossier, des preuves par affidavit et des contre-interrogatoires des affiants » .

[26] Cubana n'a pas démontré que le recours à la procédure habituelle pour les requêtes devant la Cour fédérale lui avait causé le moindre préjudice. En outre, elle n'a jamais demandé l'autorisation de déroger au régime général applicable aux requêtes. Je conclus, par conséquent, que notre Cour a compétence pour trancher la principale question en litige dans le cadre de la présente requête, soit celle de savoir si Cubana peut être assimilée à Cuba ou si elle a plutôt une personnalité juridique distincte de sorte que ses biens ne peuvent être saisis.


[110]        Outre l'appui de ces décisions, je note que la JEA et son règlement contiennent de nombreuses dispositions qui portent sur l'identification du débiteur judiciaire : l'article 68, qui accorde au créancier le moyen d'obtenir des renseignements aux fins de préciser ou de vérifier l'identité du débiteur judiciaire et l'ensemble de la partie II du Judgement Enforcement Regulations, 1999 (O.C. 99-476) (Règlement de 1999 sur l'exécution des jugements) qui précise la façon dont il y a lieu de désigner les divers types de débiteurs judiciaires dans le registre des avis de jugement et des autres documents d'exécution ainsi que sur la façon de modifier ou de corriger ces désignations. Outre les dispositions de la partie XII qui traitent de la détermination judiciaire des questions découlant des avis de réclamation ou d'opposition, l'article 11 prévoit un autre mécanisme qui permet à tout intéressé de demander que soit tranchée toute question « qui découle de l'instance en exécution » . Il est évident que l'identité du débiteur judiciaire peut devenir une question en litige dans le cadre d'une instance en exécution et la JEA prévoit des mécanismes précis pour le règlement de ces questions.

[111]        Je suis donc convaincue que l'identité du débiteur en vertu d'un jugement ou d'une ordonnance est une question qui peut être valablement soulevée et tranchée à l'étape de l'exécution.

B.         Analyse

1.          Les principes juridiques applicables

[112]        TMR m'a invité à préciser si l'État ukrainien peut être qualifié de débiteur judiciaire en l'espèce en me fondant sur les critères élaborés dans les affaires d'immunité des États pour décider si un organisme ou une entité d'un État étranger est un alter ego de l'État étranger pour ce qui est d'une demande d'immunité présentée aux termes de la Loi sur l'immunité des États. Le critère de l'alter ego consiste à examiner si l'entité en question exerce des fonctions qui relèvent habituellement des autorités gouvernementales et à préciser la nature du contrôle qu'exerce sur elle l'État. Le critère de l'alter ego accorde peu d'importance au fait que l'entité en question possède une personnalité juridique distincte; cette question est tranchée en tenant compte du droit étranger en vertu duquel l'entité est créée et contrôlée mais conformément au droit interne.


[113]        Il convient de rappeler que le critère de l'alter ego a été élaboré à une époque où la Loi sur l'immunité des États n'avait pas encore été adoptée (voir Ferranti-Packard Ltd. c. Cushman Rentals Ltd. et al (1980), 30 O.R. (2d) 194, conf. par 31 O.R. (2d) 799, qui approuvait et adoptait le critère exposé par lord Denning dans Trendtex Trading Corp. c. Central Bank of Nigeria, [1977] 1 Q.B. 529). À l'époque, la common law reconnaissait le principe de l'immunité des gouvernements étrangers et étendait cette immunité « aux ministères de l'État et aux organismes qui pouvaient être considérés comme l'alter ego ou un organe du gouvernement » . (Trendtex Trading, p. 559). Le critère de l'alter ego permettait donc de décider si une entité donnée était un « organe » d'un État étranger et donc susceptible de bénéficier d'une immunité. Ce critère n'était aucunement utilisé pour décider si l'entité en question possédait une existence juridique distincte.

[114]        La Loi sur l'immunité des États a repris la notion d' « organe de l'État » dans la définition de « organisme d'un état étranger » :

"2. « organisme d'un État étranger » Toute entité juridique distincte qui constitue un organe de l'État étranger.

« État étranger »

(...)

b) le gouvernement et les ministères de cet État ou de ses subdivisions politiques, ainsi que les organismes de cet État

"2. "agency of a foreign state" means any legal entity that is an organ of the foreign state but that is separate from the foreign state."

"foreign state" includes

(...)

(b) any government of the foreign state or of any political subdivision of the foreign state, including any of its departments, and any agency of the foreign state."


[115]        Cette question fait donc appel à trois notions : premièrement, la notion d'organisme d'un État étranger, qui est comprise dans la définition plus large d'État étranger. Ensuite, il y a les deux caractéristiques qu'un organisme d'un État étranger doit posséder pour répondre à cette définition : (1) il doit s'agir d'un organe de l'État étranger (et nos tribunaux utilisent encore le critère de l'alter ego pour appliquer cette condition) et (2) l'organe doit être une entité juridique distincte de l'État étranger. La notion d'entité juridique distincte fait nécessairement référence à une personnalité morale distincte. Ainsi, la notion d' « organe d'un État étranger » continue à faire référence aux aspects de fonction et de contrôle qui distinguent les véritables émanations d'un gouvernement, quel que soit leur statut juridique, et introduit une nouvelle notion, celle d'entité juridique distincte. Cette distinction joue un rôle dans l'application de la Loi sur l'immunité des États. Si les États étrangers au sens large et les « organismes d'un État étranger » , une notion plus restreinte, bénéficient tous de l'immunité de juridiction, sous réserve des mêmes exceptions (articles 3 à 8), les modalités de la signification des actes introductifs d'instance diffèrent selon que l'entité concernée est un État étranger (autre qu'un organisme) ou un organisme d'un État étranger. En outre, alors que les États étrangers (à l'exception des organismes) bénéficient généralement, sauf exception, de l'immunité d'exécution même lorsqu'ils ont perdu leur immunité de juridiction, les organismes d'un État étranger ne bénéficient d'aucune immunité d'exécution générale dès qu'ils sont justiciables des tribunaux (paragraphes 12(1) et (2)). La différence entre le traitement accordé aux organismes des États étrangers et celui dont font l'objet les États étrangers découle du fait que ces organismes ont le statut d'entité juridique distincte de l'État lui-même. Pour ces motifs, je ne pense pas que le critère de l'alter ego permette de décider si, en matière d'exécution, il y a lieu d'assimiler l'État ukrainien au FBE.


[116]        Cela ne veut pas dire que la conception canadienne de ce qui constitue une entité juridique distincte et les critères auxquels fait appel le critère de l'alter ego ne jouent pas un rôle dans cette décision, en particulier ceux qui portent sur le contrôle, la propriété des actifs et la capacité d'ester en justice. C'est bien sûr essentiellement le droit ukrainien qui permet de déterminer si le FBE a le statut de personne morale distincte : c'est lui qui régit la création de cet organisme, son statut aux termes du droit ukrainien, ses fonctions, pouvoirs, sa capacité d'acquérir des biens, d'agir de façon autonome, d'ester en justice, d'administrer ses propres affaires. Je ne pense pas toutefois qu'il y ait lieu d'examiner le droit ukrainien de façon isolée, sans tenir compte des notions juridiques canadiennes. La question doit être résolue dans le cadre d'une demande d'exécution qui est régie par la loi du for et non pas par le droit étranger. La qualification du statut du FBE et de ses rapports avec l'État concerne moins la question de savoir qui est responsable des actes du FBE que la capacité de cet organisme d'être poursuivi, d'acquérir des biens et d'être assujetti à l'autorité du tribunal. Il faut donc nécessairement se fonder sur le droit canadien pour évaluer les critères en vertu desquels le droit ukrainien accorde à une entité le statut d'entité juridique distincte, pour décider si la définition adoptée par le droit ukrainien doit jouer un rôle dans cette instance en exécution.

2.          Les preuves

[117]        La nature et le sens du droit étranger sont des faits qui doivent être établis par les parties.


[118]        TMR a présenté un affidavit de M. Anatoli Dovgert, professeur de droit, pour appuyer sa position sur la question de l'identité du débiteur judiciaire. M. Dovgert donne, dans cet affidavit, son opinion sur la question, à laquelle il a joint la traduction certifiée de certaines lois, règlements et décrets régissant la constitution, le statut, les attributions du FBE et d'autres organes de l'État semblables. TMR a également présenté, par le biais de l'affidavit de M. Azim Hussain, divers actes judiciaires déposés aux États-Unis par le FBE ou pour son compte, des déclarations publiques affichées sur le site Web du FBE et d'autres documents qui contiennent, soutient-elle, des admissions opposables au FBE et à l'État ukrainien. L'affidavit de M. Oleg Batiuk contient également des commentaires et des renseignements touchant cette question. De son côté, sur la question de l'identité du débiteur judiciaire, Antonov a produit un affidavit de M. Valentyn Scherbyna, professeur de droit, qui fournit son opinion sur la question et qui contient des traductions certifiées de textes législatifs. L'affidavit de M. Igor Zub contient certaines déclarations et fait référence à des documents intéressant cette question.

[119]        J'ai analysé ces preuves en deux temps : j'ai d'abord examiné les textes législatifs cités par les experts et formulé les observations qui en découlaient, et j'ai ensuite comparé ces observations préliminaires aux opinions et aux analyses des experts.

a)          Les dispositions législatives

[120]        Voici les extraits ou les passages paraphrasés des textes législatifs qui me paraissent les plus pertinents :


                                            Règlement provisoire relatif au Fonds des biens de l'État ukrainien

                                                          (ci-après « Règlement provisoire relatif au FBE » )

1.        [Le FBE] est un organe étatique qui met en oeuvre les politiques nationales dans le domaine de la privatisation des biens appartenant à l'État et qui donne à bail des complexes immobiliers appartenant à l'État.

2.        [Le FBE] exerce ses activités sous le contrôle du Rada suprême d'Ukraine (...).

3.        [Le FBE] établit des divisions régionales dans la République de Crimée, dans les oblastes et les villes de Kiev et de Sébastopol. [Le FBE] peut mettre sur pied des succursales dans d'autres villes et districts d'Ukraine, si cela est nécessaire.

9.        Le président du [FBE], les chefs des départements régionaux et des succursales sont personnellement responsables de l'exécution des tâches confiées au [FBE], à ses départements régionaux et succursales et de l'exécution de leurs fonctions respectives.

14.      La rémunération du personnel de soutien [du FBE] et du personnel de ses divisions régionales est assumée par l'État; celle des succursales est assurée par le Fonds de privatisation extrabudgétaire.

15.      [Le FBE], ses divisions régionales et succursales sont des entités juridiques; elles préparent des états financiers indépendants, elles ont leurs propres comptes bancaires, elles utilisent des sceaux représentant l'emblème national de l'Ukraine et leurs noms respectifs.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

                                   Décret du président ukrainien sur le système de contrôle du pouvoir exécutif

1.        (...)

Le système des organes centraux ukrainiens du pouvoir exécutif comprend les ministères, les comités étatiques (services de l'État) et les organes centraux du pouvoir exécutif ayant un statut spécial.

3.        Les activités des organes centraux du pouvoir exécutif sont financées par l'État ukrainien.

Le cabinet des ministres de l'Ukraine établit le nombre maximum des employés que peuvent embaucher les organes centraux du pouvoir exécutif.

[Le décret est accompagné d'un supplément qui indique que le Fonds des biens de l'État ukrainien est un organe central du pouvoir exécutif central ayant un statut spécial, comme d'autres organes notamment le Service des douanes de l'État ukrainien, les Services de sécurité de l'État ukrainien, le ministère de la Protection de l'État ukrainien et le ministère de l'Économie ukrainien].


                                              Le code budgétaire d'Ukraine et la Loi de l'Ukraine sur le budget

                                                                      de l'État ukrainien pour l'année 2002

[Ces lois indiquent clairement que les recettes provenant des activités de privatisation du FBE doivent être versées à l'État].

Décret du président de l'Ukraine sur la procédure de mise en oeuvre de la protection

des droits et des intérêts de l'Ukraine dans le cadre des instances

conduites devant des autorités juridictionnelles étrangères

(ci-après appelée « La procédure de mise en oeuvre de la protection des

droits et des intérêts de l'Ukraine » )

[Pour l'essentiel, ce décret crée un mécanisme de coordination des actions défensives prises contre l'État, ses ministres, ses ministères set les autres organes centraux du pouvoir exécutif central devant les tribunaux judiciaires ou d'arbitrage étrangers. Il contient les définitions suivantes] :

« Réclamation contre l'Ukraine » Une réclamation (plainte, requête) dirigée contre l'Ukraine en tant qu'État, contre le président de l'Ukraine, le cabinet des ministres de l'Ukraine, un ministère, contre un autre organe central du pouvoir exécutif central, qui a été déposée auprès d'une autorité juridictionnelle étrangère par l'État étranger, une entité juridique ou une personne physique; »

                                                          Code civil de la RSS ukrainienne

                                                       (ci-après le « Code civil ukrainien » )

Article 24. Catégories d'entités juridiques.

Constituent des entités juridiques :

Les entreprises d'État et autres organismes d'État qui assument leurs propres dépenses de fonctionnement, possèdent des actifs fixes et à court terme et qui préparent des bilans indépendants;

[...]

Article 32. Obligations des entités juridiques.

Une entité juridique exécute ses obligations avec les biens qui lui appartiennent, conformément aux droits de propriété qui lui sont attribués, sauf disposition législative ukrainienne contraire.

Le fondateur d'une entité juridique ou d'un propriétaire de ses biens n'est pas responsable de l'exécution des obligations de ladite entité, et l'entité juridique n'est pas responsable de l'exécution des obligations de son propriétaire ou fondateur, sauf dans les cas expressément prévus par la loi ou les documents constitutifs de l'entité juridique.


L'entité juridique financée par le propriétaire et qui se voit attribuer des biens en raison de son droit de gestion opérationnelle (institution) exécute ses obligations en utilisant les fonds qui sont en sa possession.. En cas d'insuffisance de fonds, le propriétaire des biens assume les obligations de l'institution.

Article 33. Différence entre les obligations de l'État et celles des institutions étatiques

L'État n'assume pas les obligations des institutions étatiques, qui ont la forme d'entités juridiques, et ces institutions n'assument pas les obligations de l'État.

Les modalités et mécanismes de libération des fonds destinés à payer les dettes des institutions et des organismes étatiques financés à même le budget de l'État, dans le cas où ces dettes ne peuvent être acquittées avec leurs propres budgets, sont établis par les lois de l'URSS et de la RSS d'Ukraine.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

                                                                         La loi ukrainienne sur la propriété

                                                                        (ci-après la « Loi sur la propriété » )

Article 39. Statut juridique des biens d'une institution étatique.

1.        Les biens qui appartiennent à l'État et sont attribués à une institution étatique (organisme) et financés par le budget de l'État appartiennent à l'institution en raison de son droit de gestion opérationnelle.

2.        Les institutions étatiques (organismes) financés à même le budget de l'État peuvent, lorsque les règlements ukrainiens les y autorisent dans certains cas précis, exercer des activités économiques et ont le droit de disposer librement des recettes découlant de ces activités et des biens achetés avec les fonds découlant de ces recettes.

3.        Une institution étatique (organisme) assume ses obligations avec les fonds dont elle dispose. En cas d'insuffisance de fonds, le propriétaire de l'organisme assume ces obligations.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

[121]        Avant d'examiner les opinions des experts en droit ukrainien, il est possible de faire immédiatement un certain nombre d'observations au sujet de ces textes.


[122]        Tout d'abord, l'expression « entité juridique » utilisée dans les divers textes législatifs ne semble pas s'appliquer également à tous les types d'organismes, elle n'accorde pas les mêmes droits, privilèges et obligations à toutes ces entités. En fait, il est difficile de savoir avec précision quelles sont les caractéristiques qui définissent une entité juridique dans un texte juridique donné. Par exemple, le Code civil ukrainien définit les entités juridiques comme des organismes étatiques qui s'autofinancent. Les parties reconnaissent que le FBE est une institution financée par l'État et non pas autofinancée. Par conséquent, le FBE ne semble pas visé par la définition d'entité juridique fournie par le Code civil ukrainien. L'article 32 du Code civil ukrainien définit les obligations de l'entité juridique (présumément autofinancée) en faisant référence aux biens qu'elle possède, mais il définit dans son troisième paragraphe les obligations de l'entité juridique financée par un propriétaire (et par conséquent non autofinancée) par rapport aux fonds qu'il possède. Plus loin, lorsqu'il traite de son application aux institutions étatiques, l'article 33 du Code civil ukrainien prévoit que l'État n'est pas responsable de l'inexécution des obligations des institutions étatiques, qui ont le statut d'entité juridique. Qu'en est-il des institutions financées par l'État comme le FBE? Si elles ne sont pas considérées comme des entités juridiques selon le Code civil ukrainien parce qu'elles sont financées par l'État, il en résulte que l'article 33 ne leur est pas applicable et qu'a contrario, l'État assume directement leurs obligations.


[123]        D'après la Loi sur les biens, une institution financée par l'État ne peut posséder des biens qu'en se fondant sur son droit de gestion opérationnelle. Ce droit ne comprend pas celui de disposer des biens qui lui ont été attribués par l'État. Les institutions étatiques sont financées par l'État. Il est par conséquent logique que les fonds qui sont à la disposition d'une institution puissent être utilisés par l'État pour assumer ses obligations. Dans ce contexte, la disposition selon laquelle une institution étatique « assume ses obligations avec les fonds qu'elle possède » paraît logique mais elle n'écarte pas la possibilité que l'État soit tenu d'assumer ces obligations lorsque les fonds sont insuffisants.

[124]        Enfin, si le FBE n'est pas visé par la définition d'entité juridique fournie par le Code civil ukrainien parce qu'il est financé par l'État, le Règlement provisoire relatif au FBE le qualifie néanmoins d'entité juridique. En outre, ce règlement prévoit que le FBE est une entité juridique, mais que ses divisions régionales et ses succursales le sont également. Il est curieux que le Règlement provisoire relatif au FBE impose une responsabilité personnelle au président du FBE pour les attributions du FBE, ainsi que pour celles de ses divisions régionales et de ses succursales. Si la loi ukrainienne utilise l'expression « entité juridique » pour indiquer que l'entité en question « a une personnalité juridique distincte » , il semble alors qu'en Ukraine, les notions d'obligations et d'obligations distinctes qui découlent de la possession d'une personnalité juridique distincte n'est pas conforme à la façon dont nous comprenons cette notion.

b)          Les experts

[125]        L'affidavit de M. Dovgert expose simplement les textes législatifs pertinents, leur application et leurs conséquences. À partir de là, M. Dovgert formule un certain nombre de conclusions que voici :

-         Le FBE a été constitué en tant qu'organe du pouvoir exécutif de l'État ukrainien.


-         La mission confiée au FBE consiste à exécuter la politique de l'État ukrainien.

-         Les biens du FBE sont la propriété exclusive de l'État ukrainien et ce fonds n'est pas une entité commerciale.

-         Les dirigeants et les administrateurs du FBE sont nommés par l'État ukrainien et les employés sont embauchés avec l'accord de l'État.

-         Les activités du FBE sont contrôlées par l'État ukrainien.

-         Le véritable propriétaire des actifs du FBE est l'État ukrainien et le FBE ne peut disposer de ses actifs que dans l'exercice de ses activités et dans le cadre fixé par la législation ukrainienne.

-         Les réclamations visant le FBE sont des réclamations contre l'État ukrainien.


[126]        Dans son affidavit, M. Dovgert n'analyse pas ces diverses conclusions pour déterminer si le FBE a véritablement une existence juridique distincte. Cette question ne lui a pas été posée. Lorsqu'il mentionne ce sujet, c'est sous la forme d'un fait tenu pour acquis au paragraphe 12 de son affidavit : « Le FBE a une existence distincte mais ses biens appartiennent entièrement à l'État et ce n'est pas une entité commerciale » . La base juridique de toutes les autres affirmations contenues dans l'affidavit est clairement mentionnée mais pour cette affirmation particulière, il ne cite pour l'appuyer aucune disposition législative particulière. L'analyse et les commentaires qu'il a fournis au cours du contre-interrogatoire sont beaucoup plus complets; comme nous le verrons plus loin, il apparaît du contre-interrogatoire de M. Dovgert que sa déclaration selon laquelle le FBE a « une existence distincte » n'a pas pour corollaire qu'il existe une séparation des obligations ou des actifs entre le FBE et l'État.

[127]        Dans son affidavit, M. Scherbyna, professeur de droit, mentionne également au sujet de la nature du FBE qu'il constitue une entité juridique, en se fondant sur l'article 24 du Code civil ukrainien et le paragraphe 15 du Règlement provisoire relatif au FBE. Pour ce qui est de la propriété des biens, il nuance l'affirmation de M. Dovgert en disant que le FBE possède ses propres biens, mais en fonction de son droit de gestion opérationnelle. Les autres éléments de preuve démontrent cependant clairement que le droit de gestion opérationnelle est loin d'être assimilable à un véritable droit de propriété puisqu'il ne comprend pas le droit de vendre, d'aliéner ces biens ou d'en disposer.


[128]        M. Scherbyna exprime également l'opinion que la définition de « réclamations contre l'Ukraine » que l'on trouve dans la « Procédure de mise en oeuvre de la protection des droits et des intérêts de l'Ukraine » vaut uniquement pour ce décret et ne devrait pas être utilisée pour modifier le régime de répartition des obligations entre le FBE et l'État. Il reconnaît en outre l'ampleur du contrôle et la surveillance qu'exerce l'État sur la gestion des activités du FBE mais affirme que cela ne démontre pas que l'État assume les obligations du FBE. Sur ces derniers deux éléments, les remarques de M. Scherbyna sont tout à fait pertinentes. Cependant, même si ces dispositions ne permettent pas à elles seules de trancher la question, elles facilitent néanmoins la compréhension de l'économie générale de la loi ukrainienne, ainsi que de sa portée et de ses conséquences.

[129]        Enfin, M. Scherbyna reconnaît que les obligations assumées par le FBE ne peuvent être exécutées que sur les fonds qu'il possède dans son compte auprès du Trésor de l'État ukrainien. Pour reprendre les termes de M. Scherbyna : [traduction] « il existe une règle de droit très claire selon laquelle chaque institution étatique de ce genre doit assumer ses obligations à l'aide de ses propres fonds, qui sont en principe principalement les fonds qui lui ont été attribués par l'État dans son budget » . Il poursuit en disant que « ce n'est que lorsque les fonds de l'institution étatique comme le FBE ne permettent pas d'exécuter une obligation que l'État assume la responsabilité d'exécuter les obligations de l'institution en question » . Cela s'explique, d'après M. Scherbyna, non pas parce que l'État est directement responsable des dettes du FBE mais parce qu'il agit à titre de caution des dettes du FBE. Il justifie sa conclusion selon laquelle l'État assume une responsabilité secondaire et non primaire par le fait que, selon la procédure ukrainienne, il est obligatoire de joindre en qualité de codéfendeur un organisme étatique désigné (dont l'identité n'est pas indiquée) dans l'instance initiale ou, lorsque l'insuffisance des fonds est constatée à l'étape de l'exécution, dans une poursuite ultérieure.


[130]        J'ai essayé en vain de trouver dans les documents déposés à l'appui de l'affirmation de M. Scherbyna des preuves appuyant sa conclusion selon laquelle l'État assume une responsabilité secondaire et non primaire à l'égard des réclamations visant une institution étatique. Les règles procédurales applicables à l'exécution d'une créance se prêtent mal à une justification d'une conclusion de nature matérielle. De toute façon, les règles de procédure adoptées par un État étranger ne sont pas applicables aux mesures d'exécution ordonnées par la Cour.

[131]        Il y a lieu de noter que les deux experts ont abordé la question de l'identité du débiteur judiciaire en l'espèce du point de vue de la responsabilité de l'Ukraine à l'égard des dettes du FBE. En fait, les dispositions législatives ukrainiennes utilisent des termes que l'on retrouve dans notre système juridique lorsqu'il s'agit de déterminer si un organisme possède une personnalité juridique distincte. Il faut savoir si les obligations de cet organisme sont distinctes de celles de ses mandants. Pour utiliser une telle méthode, il faudrait cependant que la notion d' « obligation » du droit ukrainien ait le même sens que lui donne notre tradition de common law, à savoir : une obligation qui peut être exprimée en termes pécuniaires et exécutée par voie de saisie-arrêt, saisie ou vente des biens du débiteur. Dans les pays de common law, la responsabilité des entités ayant une personnalité juridique distincte est limitée. Elle ne s'étend pas, sauf circonstances exceptionnelles, aux propriétaires ou à ses dirigeants et responsables. Le droit ukrainien semble différer sur ce point : le Règlement provisoire relatif au FBE énonce que le président du FBE est « personnellement responsable » de l'exécution, non seulement des fonctions du FBE, mais également de ceux de ses divisions régionales et succursales. Le Code civil ukrainien distingue le genre d' « obligation » que peuvent assumer diverses entités en fonction du genre de biens, actifs ou fonds susceptibles d'être utilisés pour exécuter ces « obligations » . Comme nous l'avons mentionné précédemment, l'État est responsable des dettes des institutions étatiques lorsque les fonds de ces dernières ne suffisent pas à assurer l'exécution de leurs obligations. Il me paraît impossible de donner au terme « obligation » tel qu'utilisé dans les textes législatifs ukrainiens le sens juridique que nous connaissons.


[132]        Au cours de l'instruction de l'affaire, j'ai étudié les opinions des experts et les textes sur lesquels ils se fondaient; j'ai examiné de près les diverses traductions des textes originaux; j'ai aussi noté les frustrations éprouvées par les avocats au cours des contre-interrogatoires parce que les mêmes termes juridiques ukrainiens étaient traduits par des termes juridiques anglais différents qui faisaient référence à des notions et à des définitions de common law tout à fait différentes. En fin de compte, je ne pense pas mieux comprendre aujourd'hui la notion d' « obligation » en droit ukrainien mais je suis intimement convaincue qu'elle est sensiblement différente de la nôtre. Si les experts avaient assisté à l'audience, j'aurais peut-être pu dissiper les incertitudes qui entourent la portée exacte de la notion ukrainienne d'obligation et la façon dont elle est reliée aux notions de personnalité juridique et de biens en tant que moyen d'exécuter une obligation. Dans l'état actuel des choses, je me vois contrainte d'essayer de réconcilier les déclarations des experts, dont la moitié sont des traductions, avec le libellé des textes juridiques traduits par des traducteurs différents, en vue de préciser ce que comprend la notion d' « entité juridique » en droit ukrainien et de décider si cette notion a le même sens et les mêmes effets que nous lui attribuons lorsqu'il s'agit d'exécuter un jugement en vertu du droit canadien.


[133]        La notion de personnalité juridique distincte comprend la séparation des biens et la séparation des obligations. Le FBE est financé par l'État; ses recettes font partie du budget de l'État; le Fonds ne peut obtenir un droit de propriété absolue sur ses biens; ses obligations ne peuvent être exécutées qu'à partir des fonds qui lui sont attribués par l'État. Il n'y a manifestement aucune séparation des biens entre le FBE et l'État. En ce qui concerne la séparation des obligations, les dispositions législatives ukrainiennes semblent avoir pour effet de séparer les obligations de l'État de celles de ses institutions mais elles reconnaissent en même temps que l'État, qui est en fait le véritable propriétaire de ces entités imparfaites, peut être amené à exécuter les obligations de ses entités lorsque les fonds qui leur ont été attribués sont insuffisants. Le privilège accordé au FBE par le Règlement provisoire relatif au FBE qui lui permet de dresser un bilan indépendant et d'avoir des comptes bancaires n'a pas pour effet de lui transférer la propriété de ses fonds. Compte tenu de l'ensemble des preuves, je conclus que les dispositions juridiques et financières qui régissent le fonctionnement du FBE ainsi que ses droits à l'égard des biens de l'État sont assimilables à celles qui sont applicables à une subdivision administrative de l'État. Une subdivision administrative reçoit une enveloppe budgétaire distincte mais elle ne constitue pas une entité juridique. Ce statut est également beaucoup plus conforme au degré de contrôle financier, administratif et fonctionnel qu'exerce l'État sur le FBE[8] et l'incapacité presque totale du FBE à exercer un contrôle indépendant sur les poursuites intentées contre lui[9].


[134]        J'en suis arrivée à la conclusion que l'effet de qualifier, selon le droit ukrainien, un organisme d' « entité juridique » n'a pas nécessairement pour effet d'attribuer à cet organisme une personnalité juridique distincte et que le FBE ne possède pas, aux fins de l'exécution au Canada d'un jugement prononcé contre lui, une personnalité juridique distincte de celle de l'État ukrainien. Par conséquent, je conclus que l'ordonnance d'enregistrement peut être exécutée sur les biens de l'État ukrainien.

[135]        Cette conclusion de fait est corroborée par les diverses déclarations qu'a faites le FBE dans le cadre de mesures d'exécution prises aux États-Unis relatives à la même sentence, selon lesquelles le FBE a besoin de l'autorisation du gouvernement ukrainien pour retenir les services d'un avocat et pour présenter une défense dans cette instance. Elle est également corroborée par les affirmations que l'on retrouve sur le propre site Web du FBE, déposées en preuve; les voici :

[traduction] « Le Fonds des biens de l'État ukrainien souhaite fournir les renseignements suivants au sujet de la saisie, largement rapportée dans les médias, au Canada d'un aéronef ukrainien dans le cadre d'une poursuite intentée par TMR Energy Limited contre l'Ukraine représentée par le FBE.

[...]

La sentence prononcée par le tribunal d'arbitrage (Stockholm) a été portée en appel; cependant, compte tenu du caractère exécutoire de ladite sentence, TMR Energy Limited a intenté des actions dans plusieurs pays contre le Fonds des biens de l'État et contre l'Ukraine pour obtenir que la sentence soit reconnue sur le territoire d'autres pays.

Par conséquent, à l'heure actuelle, l'ordonnance prononcée par la Cour fédérale du Canada visant à reconnaître et exécuter sur le territoire du Canada la sentence arbitrale rendue le 30 mai 2002 est exécutoire. À ce sujet, TMR Energy Limited a le droit de prendre des mesures à l'égard des biens appartenant à l'Ukraine s'ils se trouvent sur le territoire du Canada. »

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]


[136]        Mes conclusions, même si elles sont peut-être présentées de façon quelque peu différente, vont dans le sens du témoignage qu'a rendu M. Dovgert au cours de son contre-interrogatoire, dans lequel il a déclaré, de façon convaincante d'après moi, que, lorsque le FBE exerce des fonctions de privatisation et de gestion de biens (comme il le faisait dans les circonstances ayant donné lieu à la sentence), celui-ci n'avait pas la capacité d'agir autrement que pour le compte de l'État et ne pouvait engager que la responsabilité de l'État. D'après M. Dovgert, l'article 39 de la Loi relative à la propriété selon lequel une institution étatique exécute ses obligations « à partir des fonds dont elle dispose » s'applique uniquement aux actes exécutés par le FBE lorsqu'ils concernent ses besoins internes (comme la location de bureaux, l'achat de fournitures de bureau, etc.). Même dans ce cas, M. Dovgert considère que l'article 39 n'a pas tant pour objet de reconnaître ou d'attribuer aux institutions étatiques une existence juridique indépendante mais plutôt de perpétuer une ancienne pratique soviétique selon laquelle les parties qui cherchent à faire valoir des réclamations contre l'État étaient tenues de préciser dans leurs actes de procédure les fonds qui devaient assurer le versement des sommes demandées.


[137]        Antonov soutient que l'argument de TMR selon lequel le FBE ne possède pas une personnalité juridique distincte ne lui est d'aucun secours parce que dans ce cas, il est impossible de poursuivre ou de soumettre à l'arbitrage une identité dépourvue d'existence et que seul l'État ukrainien aurait pu valablement être poursuivi. Cet argument ne peut être retenu. TMR a déclenché l'instance d'arbitrage contre la partie dont le nom figurait dans son accord d'arbitrage. La « Procédure relative à la mise en oeuvre et à la protection des droits et des intérêts de l'Ukraine » qui était en vigueur en Ukraine au moment de l'arbitrage et qui a été présentée en preuve, énonce que l'État ukrainien doit être informé de toutes les poursuites visant les organes centraux des pouvoirs exécutifs, comme le FBE, et qu'il doit autoriser et approuver les stratégies adoptées en défense dans le cadre de ces poursuites. L'État ukrainien était donc tout à fait au courant des poursuites et c'est lui qui a dirigé, pour le compte du FBE, l'ensemble du processus et la stratégie adoptée en défense, depuis le déclenchement du processus d'arbitrage jusqu'à la présente audience. Je conclus que chaque fois que le nom du FBE figurait dans cette procédure et que chaque fois que celui-ci a pris des mesures ou a omis d'en prendre, ces mesures ou l'omission d'en prendre étaient donc celles de l'État ukrainien. Par conséquent, l'ordonnance d'enregistrement est un jugement valide qui lie l'État ukrainien, quelle que soit la façon dont le défendeur y était décrit.

LA PROPRIÉTÉ DE L'AÉRONEF

A.         Les questions et les principes juridiques applicables

[138]        J'ai jugé que l'État ukrainien était le débiteur judiciaire. Il n'est pas contesté qu'Antonov est une entreprise étatique (par opposition à une institution étatique), et que, si cette entreprise est bien une filiale à part entière de l'État ukrainien, elle possède néanmoins une personnalité juridique distincte. Elle peut être propriétaire de biens, elle s'autofinance, elle peut s'obliger juridiquement, ester en justice sous son propre nom, présenter une défense dans le cadre d'une poursuite, sans intervention ou interférence de l'État ukrainien, et elle administre ses propres affaires.


[139]        Dans les affidavits déposés dans le cadre de la requête dont je suis saisie, il n'est pas contesté que le droit, ou le titre, de propriété sur l'aéronef appartient à l'État ukrainien. Cependant, il n'est pas non plus contesté que l'aéronef, pour reprendre les traductions anglaises utilisées dans les témoignages, « belongs to » , « is held by » , « is assigned to or is possessed by » (en français, « appartient » , « est détenu » , « est cédé à » ou « est en la possession de » ) Antonov en vertu d'un droit de gestion économique intégrale[10]. Le droit de gestion économique intégrale n'est pas une notion que l'on retrouve dans les systèmes juridiques occidentaux. En fait, c'est une notion particulière au système juridique soviétique, qui a été créé à une époque où la propriété privée n'était pas autorisée et qui s'applique uniquement aux biens étatiques « cédés » à des entreprises d'État. Le droit ukrainien n'envisage pas que les biens appartenant à des intérêts privés puisse être détenus ou partagés en vertu du droit à la gestion économique intégrale.

[140]        Antonov soutient que le droit de gestion économique intégrale est un droit de propriété et qu'il est en fait tellement large que le droit de propriété de l'État ukrainien se limite au seul titre de propriété en common law. TMR ne souscrit pas à cet argument.

[141]        Antonov a soutenu au départ, même s'il a renoncé à le faire par la suite, que le seul titre en common law ne pouvait faire l'objet d'une saisie. Il est possible que cette affirmation ait été conforme à la common law à une certaine époque mais il est aujourd'hui clair que la JEA définit si largement la notion de bien qu'elle comprend tout droit que le débiteur possède sur un bien, y compris le titre en common law.


[142]        Antonov a également soutenu au départ que la saisie ne pouvait être exécutée validement que si le débiteur judiciaire avait un droit de possession sur l'objet saisi. Comme nous le verrons plus tard, le droit de gestion économique intégrale comprend celui de posséder un bien. Là encore, la JEA écarte clairement cette notion ancienne lorsqu'elle énonce au paragraphe 73(2) : [traduction] « Le shérif peut saisir les biens meubles à l'égard desquels il existe des motifs raisonnables de croire que le débiteur possède un droit valide » . Antonov a par la suite renoncé, à juste titre d'ailleurs, à défendre cet argument.

[143]        Ainsi, étant donné que le débiteur judiciaire (l'État ukrainien) est à tout le moins le détenteur du titre de propriété sur l'aéronef, la saisie de l'appareil était valide, même si Antonov était en fait en possession de l'aéronef au moment de la saisie et même s'il possédait un droit, absolu ou limité, de possession sur celui-ci.

[144]        Cependant, ceci ne règle pas la question. Antonov affirme posséder un droit sur l'aéronef qu'il y a lieu d'examiner de façon à préciser la nature et la portée du droit de l'État ukrainien sur l'aéronef susceptible d'être vendu pour exécuter la sentence, même si le droit invoqué n'est pas suffisant pour empêcher la saisie, compte tenu du titre en common law que possède l'État ukrainien.


[145]        La première question qu'il faut, d'après moi, examiner est celle de savoir si, selon le droit ukrainien, le droit de propriété de l'État ukrainien sur l'aéronef comprend celui de le vendre, étant donné qu'il est bien établi que le shérif ne peut vendre un bien que si le débiteur lui-même aurait pu le vendre. Si la réponse à la première question est affirmative, il faudra alors examiner si les droits que possède Antonov qui découlent de son droit à la gestion économique intégrale grèvent l'aéronef de charges ou de droits en equity tels que la vente de cet appareil doive tenir compte des droits d'Antonov.

[146]        Les parties ne s'opposent pas sur la question des règles de conflit de loi qui sont applicables ici mais l'analyse que fait à ce propos McLeod dans son ouvrage Conflict of Laws[11] est utile car elle encadre bien cette opération complexe :

Règle 86 : Le titre ou le droit de propriété sur un meuble corporel qui a été validement acquis ou conservé conformément à la lex situs au moment du transfert demeure valide quel que soit le changement opéré dans le situs tant que ces droits ne sont pas remplacés par un droit ou un titre de propriété supérieur, pourvu que ce dernier ait été validement acquis conformément à la loi du situs au moment de la dernière transaction.

Tant que le bien meuble en question ne fait l'objet que d'une seule transaction, la situation est claire : les droits ou les titres de propriété doivent être déterminés uniquement en se référant à la lex situs au moment du transfert. Lorsque les biens sont transportés dans un autre lieu, les droits ou les titres acquis ou conservés aux termes de la lex situs au moment du transfert seront reconnus et prendront effet dans l'autre lieu. Le fait que la transaction n'aurait pas eu pour conséquence de modifier les droits ou les titres de propriété dans le nouveau lieu n'est pas pertinent.

Par contre, lorsque le même bien fait l'objet d'une deuxième opération, la situation est moins claire. Il est généralement accepté que la règle énoncée dans Cammell c. Sewell [(1858), 157 E.R. 1371 (Ex. Ch.)] veut que le titre ou le droit de propriété sur un bien corporel acquis conformément à la lex situs au moment de l'acquisition est valide et sera reconnu par toutes les juridictions du monde, même s'il y a un changement de lieu, à moins que le droit ne soit déplacé par un nouveau titre ou droit de propriété acquis par une tierce personne au cours d'une opération ultérieure pourvu que celle-ci soit conforme à la lex situs.

Le titre original est remplacé par le nouveau titre que le bien ait été transporté avec ou sans le consentement du véritable propriétaire.


Par conséquent, si un voleur emporte un bien corporel à l'extérieur d'un pays et en dispose dans une transaction ultérieure valide, d'après la lex situs en vigueur à l'époque du deuxième transfert, dans le but de transférer le droit de propriété au nouvel acheteur, ce dernier obtient un titre de propriété valide sur le bien. L'acheteur n'est pas tenu de vérifier la validité du titre étranger du vendeur, un processus qui gênerait la libre circulation des biens. Ainsi, dans le cas où des biens auraient été transportés du pays X vers le pays Y, seraient vendus dans le pays Y ou feraient l'objet d'un privilège dans le pays Y, le nouveau titre de propriété obtenu conformément au droit du pays Y l'emporte sur le titre antérieur.

Et aux pages 213 et 214 :

Règle 46 : Le tribunal applique toujours les règles procédurales du for et refuse d'appliquer les règles procédures de la lex causae.

La division des règles de droit entre règles substantielles et règles procédurales se retrouve dans tous les systèmes de conflit de lois. La règle, telle que formulée, comprend en fait deux règles distinctes : (1) le tribunal du for n'applique que les règles substantielles de la lex causae; et (2) le tribunal du for applique toujours ses propres règles, de façon exclusive, dans toutes les questions touchant la procédure.

Sur le plan pratique, il serait inacceptable d'appliquer des règles procédurales différentes aux affaires purement internes et aux affaires comportant un élément étranger. Le mot « procédure » comprend, dans ce sens, des questions comme l'institution de l'action, la signification, la forme du jugement et l'exécution.

[...]

La qualification de règle substantielle ou procédurale à la règle de droit examinée se fait conformément aux définitions utilisées par la lex fori. Le tribunal détermine la nature de la règle et ses caractéristiques dans le contexte. Il décide ensuite si la règle et ses caractéristiques sont visées par la notion de procédure utilisée par le tribunal. La qualification de la règle de droit effectuée par les tribunaux étrangers est un élément à prendre en considération, même s'il ne lie pas le tribunal local.

[147]        Les droits susceptibles de toucher l'aéronef ayant été créé en Ukraine, il faut appliquer le droit ukrainien pour déterminer quels sont les droits respectifs d'Antonov et de l'État ukrainien. Cependant, dans la mesure où ces droits sont élargis, restreints ou touchés par l'application des dispositions ukrainiennes en matière d'insaisissabilité ou d'exécution, ces dispositions ukrainiennes sont inapplicables et il faut donc recourir sur ces points aux lois du Canada.


[148]        En outre, si la validité et la nature des droits créés en faveur d'Antonov sont régis par le droit ukrainien, l'opposabilité de ces droits aux tiers susceptibles d'acquérir l'aéronef à la suite d'une vente effectuée par le shérif est régie par le droit canadien.

B.         Les preuves

[149]        M. Dovgert et M. Batiuk ont déposé, pour le compte de TMR, des affidavits à titre d'expert à ce sujet. Un affidavit de Vladimir N. Zakhvataev a également été déposé au sujet de l'importance (ou du manque d'importance) du fait que Antonov soit désigné comme étant le « propriétaire » sur le certificat d'enregistrement de l'aéronef. Étant donné que la qualité de propriétaire de l'aéronef (au moins pour ce qui est du titre de propriété) de l'État ukrainien n'est plus contestée, je n'examinerai pas ces preuves.

[150]        Les affidavits de M. Scherbyna et M. Zub au sujet du droit ukrainien ont été présentés pour le compte d'Antonov, tout comme celui de M. Dmytro Semenovych Kyva, le concepteur en chef d'Antonov. Les parties ont reconnu que la Cour ne devrait tenir compte de l'affidavit de M. Kyva que sur les aspects factuels, sans tenir compte des conclusions de droit contenues dans cet affidavit, étant donné que M. Kyva ne possède pas les qualités voulues pour fournir un témoignage d'opinion.


[151]        Comme je l'ai fait pour la question de l'identité du débiteur judiciaire, je vais commencer par exposer les dispositions législatives qui me paraissent particulièrement pertinentes; je vais formuler quelques observations préliminaires et comparer, ensuite, ces observations avec les opinions des experts.

1.          Les dispositions législatives

                                                                              La Loi relative à la propriété

Article 37. Statut juridique des biens des entreprises d'État.

1.        Le bien appartenant à l'État qui est attribué à une entreprise d'État, appartient à l'entreprise en vertu du droit de gestion économique intégrale, sous réserve des exceptions prévues par les lois ukrainienne applicables.

2.        Lorsqu'elle exerce un droit de gestion économique intégrale sur ses biens, l'entreprise d'État possède, utilise et aliène le bien désigné comme elle l'entend; elle peut prendre toute mesure concernant ledit bien, sauf si ces mesures vont à l'encontre des dispositions applicables et de la mission de l'entreprise. Les règles régissant la propriété sont applicables au droit de gestion économique intégrale, sauf disposition contraire des textes législatifs ukrainiens.

Article 48. Dispositions juridiques

1.        Les lois ukrainiennes protègent également les droits de propriété des particuliers, des organismes et des autres propriétaires.

2.        Le propriétaire peut demander que soit mis fin à la violation de ce droit, y compris dans les cas où la violation ne l'empêche pas d'utiliser le bien en question, ainsi que des dommages-intérêts.

3.        La protection des droits de propriété est confiée aux juridictions, aux cours et tribunaux d'arbitrage.

4.        Dans le cas où l'Ukraine adopterait un règlement supprimant des droits de propriété, l'État est tenu d'indemniser le propriétaire. L'indemnité est payable intégralement, et doit correspondre à la valeur réelle qu'avait le bien le jour à laquelle le droit a été supprimé, y compris le lucrum cessans.

5.        Les dispositions relatives à la protection des droits de propriété visent le particulier qui n'est pas propriétaire mais qui possède le bien en question en raison d'un droit de gestion économique intégrale, de gestion opérationnelle, d'une possession à vie transmissible par décès ou pour toute autre raison prévue par la loi ou un contrat. Une telle personne peut protéger ses droits contre le propriétaire du bien.


Article 55. Cas de suppression du droit de propriété.

1.        Le propriétaire ne peut être privé de ses droits sur ses biens que dans les cas prévus par la présente loi et les autres lois ukrainiennes.

2.        La loi autorise la saisie de biens, lorsqu'il s'agit d'assurer l'exécution des obligations du propriétaire sur ses biens, conformément à la procédure prévue par la présente loi, au code civil et au code de procédure civile ukrainiens.

                                                             Loi ukrainienne sur les entreprises en Ukraine

                                                                 (ci-après la « Loi relative aux entreprises » )

Article 2. Catégories d'entreprises.

[Cet article décrit les catégories d'entreprises, y compris les entreprises privées, les associations commerciales et les entreprises d'État.]

Article 10. Attribution et utilisation des biens.

1.        Les biens d'une entreprise comprennent les actifs immobilisés et les éléments d'actif à court terme et autres biens de valeur, dont la valeur doit être enregistrée dans un bilan distinct de l'entreprise.

2.        Selon les lois ukrainiennes, le document constitutif de l'entreprise et les ententes, l'entreprise exerce sur ses biens un droit de propriété, de gestion économique intégrale ou de gestion opérationnelle.

3.        [La première partie du paragraphe reprend l'article 37 de la Loi relative à la propriété].

[...]

L'aliénation par l'État de moyens de production qui appartiennent à l'État et attribués à des entreprises d'État ne peut se faire que sur une base concurrentielle (en utilisant la bourse, les appels d'offres et les ventes aux enchères) conformément à la procédure qu'établira le Fonds des biens de l'État ukrainien. Le produit de l'aliénation de ces biens est utilisé exclusivement à des fins d'investissements.

5.        Sauf disposition contraire de la loi ou de sa loi constitutive, l'entreprise a le droit de vendre et de transférer à d'autres entreprises, organismes et institutions, d'échanger, de louer, de transporter à titre gratuit pour un usage temporaire ou de louer les bâtiments, les constructions, l'équipement, les véhicules, l'inventaire, les matières premières et autres biens de valeur et de les radier de son bilan.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

Article 13. Les garanties entourant les droits de propriété d'une entreprise.


1.        L'État garantit la protection des droits de propriété des entreprises. L'expropriation par l'État d'actifs immobilisés et d'éléments d'actif à court terme d'une entreprise, ainsi que des autres actifs utilisés actuellement par l'entreprise, ne peut avoir lieu que dans les cas prévus par les lois ukrainiennes.

2.        À la suite d'une décision judiciaire, l'entreprise peut obtenir des dommages-intérêts en cas de violation de ses droits de propriété par des particuliers, des entités juridiques et des autorités étatiques.

                                                                     Charte de l'entreprise d'État [Antonov]

4.2.     L'État est propriétaire des biens sur lesquels la société en question possède un droit de gestion économique intégrale. (...)

4.4.     Le transfert des moyens de production qui appartiennent à l'État et sont détenus par la société ne peut s'effectuer qu'avec l'approbation du ministre ou d'une autre agence gouvernementale qui relève du cabinet du ministre de l'Ukraine et est chargé de la gestion des biens de l'État.

Les fonds obtenus à la suite du transfert de ces biens ne peuvent être utilisés qu'à des fins d'investissement.

4.7.     Le préjudice causé à la société en raison de la violation de ses droits de propriété par des particuliers, des entités juridiques ou des organismes étatiques doit être indemnisé conformément à une décision rendue par une juridiction ou un tribunal d'arbitrage.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

                                Loi ukrainienne sur l'imposition d'un Moratoire sur l'aliénation forcée de biens

                                                                                (ci-après le « Moratoire » )

La présente loi a pour but d'assurer la sécurité économique de l'État, d'empêcher la destruction de l'ensemble des biens des entreprises d'État, de protéger les droits de l'État en cas d'aliénation des biens des sociétés commerciales, lorsque la participation de l'État au fonds autorisé de ces sociétés est supérieure à 25 p. 100.

Article 1. Tant que le mécanisme prévoyant l'aliénation forcée des biens, tel que définit par le droit ukrainien n'aura pas été modifié, un Moratoire sera imposé sur l'aliénation forcée des biens appartenant aux entreprises de l'État et aux sociétés commerciales.

Article 2. Aux fins de la présente loi, l'aliénation forcée des biens d'une entreprise désigne l'aliénation des biens immobiliers et des autres actifs de production affectés aux activités de production de cette entreprise [...] lorsque cette aliénation découle de la saisie de biens de débiteur conformément aux décisions susceptibles d'être exécutées par le Service d'exécution des décisions de l'État.

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]


[152]        Il ressort de la lecture de ces dispositions que l'État ukrainien est propriétaire de l'aéronef. Ce bien a été attribué à Antonov en vertu du droit de gestion économique intégrale. Le droit de gestion économique intégrale s'applique exclusivement aux entreprises de l'État. Ce droit comprend celui d'utiliser, de posséder et d'aliéner les biens de l'État, mais étant donné que l'aéronef est, comme les parties l'ont reconnu, un moyen de production, le droit d'Antonov de disposer de l'aéronef ne comprend pas celui de le vendre, ou de l'aliéner, sans l'autorisation de l'État. En outre, les fonds provenant de la vente de l'aéronef ne peuvent être utilisés qu'à des fins d'investissement.

[153]        Ce qui précède n'a pas été contredit par les parties. Il semble guère nécessaire d'en dire davantage. Il est évident que, si l'on définit le droit de propriété, dans le cadre d'une instance en exécution, comme étant celui de vendre un bien, il apparaît que le droit qui touche l'aéronef appartient à l'État ukrainien et non pas à Antonov. Néanmoins, Antonov et ses experts nient que l'État ukrainien a le droit de vendre l'aéronef de sa propre initiative, ce qui m'oblige à approfondir cette question.


[154]        Avant d'examiner l'analyse des experts, je note que les textes législatifs présentés par les parties ne contiennent aucune disposition concernant les éléments suivants : le mécanisme par lequel l'État « cède » des biens aux entreprises de l'État et la question de savoir si cette cession est irrévocable; celle de savoir si une entreprise d'État peut vendre, transférer ou aliéner le droit appelé droit de « gestion économique intégrale » (bien que si elle le pouvait, elle ne pourrait le transférer qu'à une autre entreprise d'État, étant donné que la gestion économique intégrale n'est pas un droit que peuvent exercer les autres catégories de personnes juridiques.

2.          Les experts

a)          La propriété considérée par rapport aux notions d'obligation et d'exécution


[155]        Les experts cités par Antonov ont principalement axé leur opinion sur la notion d'obligation. Plus précisément, ils ont invoqué le principe juridique bien connu selon lequel le créateur ou le propriétaire d'une entité juridique n'est pas tenu d'assumer les obligations de cette entité et que l'entité juridique n'est pas responsable des obligations des propriétaires, pour conclure qu'autoriser la saisie-exécution de biens appartenant à Antonov en vertu du droit de gestion économique intégrale pour payer les dettes de l'État ukrainien reviendrait à demander à Antonov d'assumer les dettes de l'État ukrainien. C'est M. Batyuk, expert retenu par TMR, qui s'est engagé le premier dans cette voie lorsqu'il a examiné la question précise de savoir si, en vertu du droit ukrainien, les biens appartenant à l'État attribués à Antonov pouvaient être saisis pour acquitter les dettes de l'État. M. Batyuk a cité des autorités indiquant que ce recours était possible. Antonov s'est employé à discréditer complètement les affirmations de M. Batyuk. Antonov est allé plus loin en s'interrogeant sur la question de savoir si, selon le droit ukrainien, les créanciers pouvaient saisir les actifs détenus par Antonov découlant de son droit de gestion économique intégrale en vue de l'obliger à s'acquitter de ses propres dettes. Les experts d'Antonov affirment que, sans le Moratoire de 2001, les créanciers des entreprises d'État auraient pu exécuter les jugements prononcés contre les entreprises d'État en saisissant les biens appartenant à l'État qui leur ont été attribués conformément au droit de gestion économique intégrale.


[156]        Je ne suis pas du tout convaincue que la réponse à ces questions permette de décider qui est le propriétaire de l'aéronef aux fins de la présente instance. Comme je l'ai mentionné, les lois concernant la saisie et l'exécution en Ukraine sont de nature procédurale et ne sont pas applicables en l'espèce. Je reconnais que, sans aller jusqu'à appliquer le droit ukrainien en matière d'exécution des jugements, le fait de mieux comprendre si les droits respectifs d'Antonov et de l'État ukrainien sur l'aéronef peuvent être considérés comme étant des droits sur un bien aux fins d'exécution en Ukraine permettrait de mieux comprendre la nature de ces droits. Néanmoins, comme je l'ai mentionné plus haut, il est évident que la notion juridique ukrainienne d'obligation n'est pas identique à la nôtre. Étant donné l'imprécision qui entoure la notion d'obligation en droit ukrainien et ses rapports avec les recours et les mesures d'exécution en Ukraine, cette méthode d'analyse est d'une utilité et d'une fiabilité très limitées. En fait, M. Batyuk s'est fondé sur les commentaires de trois auteurs éminents du Code civil ukrainien pour appuyer son argument selon lequel les biens publics attribués à une entreprise en vertu de son droit de gestion économique intégrale peuvent être saisis pour exécuter une créance contre l'État mais ces trois auteurs ont écrit une longue réfutation de cette affirmation[12] dans laquelle ils signalent le danger qu'il y a à confondre les sens substantiels et procéduraux des termes « saisie » , « obligation » et « exécution sur un bien » . Il est important de noter que les auteurs concluent leur réfutation en déclarant :

[traduction] « Il n'existe aucun motif juridique permettant d'interpréter le commentaire relatif à l'art. 32 du Code civil comme autorisant la saisie de biens appartenant à l'État en l'absence de décision judiciaire prononcée par une juridiction dont l'Ukraine reconnaît la compétence. »

                                                                                                                                                            [Non souligné dans l'original]

[157]        Il ressort de ce commentaire que la notion d'obligation en droit ukrainien, la notion de bien sur lequel il est possible d'exécuter un jugement et les termes du jugement autorisant une mesure de réparation sont inextricablement liés.


[158]        En outre, dans la mesure où cette question concerne l'issue de la cause, je pense que le débat auquel se sont livrés les experts sur la question de savoir si les biens appartenant à l'État et attribués à une entreprise d'État peuvent être saisis et vendus pour exécuter les jugements prononcés contre l'État ou l'entreprise est purement théorique. Il ne reflète aucunement l'état du droit ukrainien, pour la simple raison que le droit ukrainien ne traite pas de cette question et n'y apporte pas de réponse. Le passage de l'économie ukrainienne à une économie de marché et de son système juridique à un système qui reconnaît l'entreprise et la propriété privées a tout simplement débordé le cadre législatif et les nouvelles lois adoptées pour favoriser la nouvelle économie de marché ne semblent pas s'inscrire dans un programme législatif planifié et complet. Les principaux textes législatifs ukrainiens qui m'ont été cités constituent un mélange de lois soviétiques (comme le Code civil ukrainien, promulgué en 1963) et de lois adoptées en 1991 et modifiées presque annuellement par des lois et des décrets présidentiels (comme la Loi relative à la propriété et la Loi relative aux entreprises). Compte tenu de l'ampleur de la tâche qui consiste à transformer un système juridique de style soviétique en un système axé sur le marché ainsi que de la rapidité avec laquelle cette transformation s'est effectuée, il n'est pas surprenant que le résultat puisse sembler quelque peu chaotique, redondant et incohérent. Dans ce contexte, il est peut-être plus respectueux et plus conforme au système ukrainien de reconnaître qu'il n'existe peut-être pas de solution logique à cette difficulté juridique que de tenter d'imposer une solution fondée sur la « logique » de nos institutions juridiques mais qui s'intègre mal au cadre législatif ukrainien.

[159]        Le Moratoire est une loi procédurale et n'est donc pas applicable, d'après les règles de conflit de lois, à un litige devant notre Cour mais il contient, d'après moi, des éléments particulièrement éclairants pour ce qui est de l'examen des droits respectifs de l'État ukrainien et d'Antonov sur l'aéronef aux fins de l'exécution des jugements. Avec ce Moratoire, le législateur ukrainien signale que le statut particulier des biens publics détenus par les entreprises d'État ou les sociétés commerciales nationales n'est pas suffisamment reconnu et protégé par les dispositions ukrainiennes actuelles en matière d'exécution des jugements. Le Moratoire vise expressément à protéger le droit de l'État dans le processus d'aliénation forcée et prévoit la modification du mécanisme juridique de l'aliénation forcée des biens. Cela indique que l'État ukrainien considère qu'il possède un intérêt économique essentiel sur les biens appartenant à l'État, intérêt qui est compromis lorsque ses biens sont visés par des mesures d'exécution forcées et qu'il existe un conflit ou une incompatibilité fondamentale entre les règles relatives à la propriété et celles qui touchent l'exécution forcée des jugements lorsqu'elles s'appliquent à ces biens particuliers.



[160]        Il est bon de souligner encore une fois que le droit de gestion économique intégrale est une création du système socialiste soviétique. La notion soviétique de propriété ne reconnaissait pas la propriété privée, en particulier pour ce qui est des moyens et des instruments de production. Ces biens étaient confiés aux entreprises et aux coopératives mais cette attribution ne visait pas à avantager une entreprise ou une coopérative particulière mais plutôt à favoriser une utilisation efficace et correcte des ressources de façon à ce que toute la population en profite. Il est difficile de concevoir comment un système d'obligations sanctionnées par l'attribution de dommages-intérêts pécuniaires, et prévoyant l'exécution des jugements d'indemnisation par la vente des biens du débiteur pourrait s'intégrer à cette notion. Le fait de priver une entité dont on pensait apparemment qu'elle était la mieux placée pour exploiter un bien de façon productive ne peut être, sur le plan des principes, d'aucun intérêt pour la partie lésée; une telle mesure ne constituerait pas non plus une punition pour l'auteur du dommage; elle ne générerait pas des profits qui permettraient d'indemniser la partie lésée, étant donné que ce bien ne pourrait être vendu. Les dispositions de la Loi relative à la propriété qui visent à consolider l'emprise qu'exerce l'entreprise sur ce bien, et à la protéger, et sa capacité d'utiliser le bien comme un propriétaire était peut-être justifiable et souhaitable pour renforcer la capacité de l'entreprise d'utiliser le bien en question de façon productive; ces dispositions sont compatibles avec le modèle soviétique de la détention d'un bien. Cependant, lorsqu'on utilise ces mêmes dispositions pour exécuter des condamnations pécuniaires dans un système juridique axé sur le marché, on ne peut que constater l'incompatibilité de ces notions juridiques. Je ne pense pas que les droits de gestion opérationnelle ou de gestion économique intégrale aient été élaborés en pensant à un système d'exécution forcée des jugements sur les biens. En fait, je pense que même si on pouvait interpréter ou appliquer les textes législatifs ukrainiens comme autorisant la saisie et la vente de biens appartenant à l'État détenus par une entreprise d'État en vue d'acquitter les dettes de cette dernière, ce résultat serait contraire aux principes et à la théorie du mode soviétique de détention des biens et que le Moratoire a été adopté pour tenir compte de ce fait.


[161]        Enfin, même si j'ai conclu que les lois ukrainiennes en matière d'exécution forcée des jugements ne s'appliquent pas à notre Cour et ne permettent pas de déterminer la nature des droits respectifs de l'Ukraine et d'Antonov sur l'aéronef, je dois néanmoins noter que les preuves présentées par Antonov pour démontrer que les lois ukrainiennes n'autorisent pas l'exécution forcée des obligations de l'État ukrainien sur l'aéronef ne m'ont pas convaincue. La plupart des documents présentés à l'appui de cet argument sont les pièces annexées à l'affidavit de M. Zub, à savoir des rapports d'expertise scientifique et juridique, provenant de divers instituts d'État, la lettre de MM. Prytyka, Karaban et Rotan et des décisions judiciaires. J'ai soigneusement examiné ces pièces et je conclus que, selon le droit ukrainien, la principale objection à l'exécution forcée des dettes de l'État sur l'aéronef est de nature procédurale. Il semble ressortir des documents qui m'ont été présentés que le droit ukrainien ne prévoit l'exécution d'un jugement sur des biens que lorsque le jugement le prévoit expressément en indiquant les biens visés par les mesures d'exécution. Il semble donc que les auteurs des documents sur lesquels s'est fondé M. Zub ont conclu à l'insaisissabilité de l'aéronef en l'espèce parce qu'il n'y avait pas de décision ou de jugement d'une juridiction ukrainienne autorisant expressément son exécution sur l'aéronef en question. Je n'ai pas trouvé dans les documents mentionnés dans l'affidavit de M. Zub une affirmation claire indiquant qu'une juridiction ukrainienne n'aurait pas le pouvoir de prendre une telle décision. M. Zub tente, dans son affidavit, de forcer la portée des sources citées pour qu'elles s'appliquent à l'espèce mais ses arguments semblent quelque peu contraints et finalement, peu convaincants.

b)          L'obligation considérée par rapport aux dispositions substantielles

[162]        Si l'on retire de l'analyse et des affirmations des experts les éléments qui touchent les notions d'obligation et d'exécution, il n'en reste que quelques-uns qui permettent de comprendre la nature des droits respectifs de l'État ukrainien et d'Antonov sur l'aéronef.

[163]        M. Dovgert a déclaré en contre-interrogatoire que, malgré les dispositions de la Loi relative à la propriété et de la Loi relative aux entreprises, l'État pouvait librement reprendre aux entreprises d'État les biens lui appartenant pour les céder à d'autres entreprises d'État, sauf dans les cas où une disposition précise de la loi constitutive de l'entreprise, limite ce droit de reprise de possession. Pour M. Dovgert, les dispositions appliquant les droits relatifs à la protection des biens à la « propriété » découlant du droit de gestion économique intégrale visent à fournir à ces « propriétaires » les recours réels habituellement réservés aux véritables propriétaires. Par contre, pour ce qui est des rapports entre l'État et les entreprises d'État, l'État demeure le propriétaire des biens, et en cette qualité, il conserve le droit absolu de disposer de ces biens, tout comme un véritable propriétaire.


[164]        M. Scherbyna n'a pas émis d'avis sur la question de savoir si l'État pouvait reprendre à une entreprise des biens appartenant à l'État. Quant à M. Zub, il affirme le contraire en se fondant uniquement sur l'expertise juridique de l'Institut législatif du Conseil suprême de l'Ukraine, (pièce « C » de son affidavit) qui se base à son tour uniquement sur l'article 13 de la Loi relative aux entreprises. L'article 13.1 traite en fait de l'expropriation. Je ne suis pas sûre que l'expropriation comprenne la récupération d'un bien qui a été attribué par l'État et dont celui-ci est demeuré propriétaire. Le terme expropriation est assez net et précis, même compte tenu des difficultés de traduction. Ce terme fait référence à l'opération consistant pour l'État à acquérir pour lui-même des droits de propriété privés. L'article 13 de la Loi relative aux entreprises est d'application générale et vise toutes les catégories d'entreprises et de biens, y compris les entreprises privées qui possèdent sur leurs biens un droit de propriété absolu qui ne leur a pas été cédé par l'État. En l'absence de références précises au sujet de l'extinction du droit de gestion économique intégrale ou de la réattribution des biens des entreprises d'État, j'hésiterais à donner à l'article 13.1 une interprétation aussi large que celle que propose M. Zub. L'article 13 autorise en outre la réparation, par voie d'indemnisation, des atteintes portées aux droits de propriété. L'auteur (ou les auteurs) de l'expertise juridique n'ont pu être contre-interrogés au sujet de leurs opinions, et leur brève déclaration n'a pas été expliquée davantage, ni replacée dans son contexte. Dans l'ensemble, je trouve encore une fois les opinions de M. Dovgert plus convaincantes.


[165]        La question de la récupération des biens appartenant à l'État par le biais de la constitution de sociétés en actions a été abordée au cours du contre-interrogatoire des experts. Antonov a présenté ces preuves pour appuyer l'affirmation selon laquelle la seule façon pour l'État de mettre fin au droit de gestion économique intégrale d'Antonov était de constituer une société par actions, Antonov devenant ainsi une société privée et récupérant en pleine propriété les biens détenus auparavant en vertu de son droit de gestion économique intégrale. Le témoignage des experts n'est pas aussi clair que cela. En outre, les faits et les conclusions mentionnés dans la sentence qui touchent le processus de constitution en société par actions de LOR semblent aller à l'encontre de cette affirmation. D'après l'exposé des faits que l'on trouve dans la sentence et les conclusions des arbitres, LOR (la Raffinerie de pétrole de Lisichansk) était une entreprise d'État au moment où elle a conclu un accord de coentreprise avec Lisoil. LOR a été transformée en société par actions et est devenue Linos, une société ouverte à responsabilité limitée. À la différence de la position adoptée par Antonov sur ce point, FBE a soutenu au départ, ce qui a été confirmé par les arbitres, que la participation de LOR dans Lisoil n'avait pas été transférée à Linos au moment de la constitution en société mais au FBE. Il semble donc que, lorsque les entreprises d'État sont constituées en sociétés par actions, le droit de propriété sur les biens appartenant à l'État retourne à celui-ci.

[166]        M. Scherbyna et M. Zub ont estimé que le droit de gestion économique intégrale était, plutôt qu'un droit contractuel permettant d'utiliser et de posséder certains biens, un « véritable droit de propriété » . M. Dovgert n'a pas été invité à commenter cette affirmation, mais sa position au sujet du droit de l'État de récupérer ses biens, de la préservation par l'État de son statut de propriétaire des biens et l'objectif des dispositions accordant une protection égale de leurs droits aux entités possédant des biens en vertu du droit de gestion économique intégrale laissent entendre que son point de vue aurait pu être différent.


[167]        Enfin, M. Scherbyna et M. Zub ont tous deux tenté d'établir des parallèles entre le droit de gestion économique intégrale et la notion de fiducie de common law pour conclure que le droit que possédait l'État sur l'aéronef n'était qu'un simple titre en common law et que le droit d'Antonov était celui d'un véritable propriétaire en equity. L'affidavit de M. Zub et le contre-interrogatoire de M. Scherbyna montrent qu'aucun de ces experts ne comprenait bien le droit des fiducies. Ils ont certes indiqué qu'Antonov était le propriétaire en equity mais ils ont été incapables de préciser qui serait, selon cette analogie, le fiduciaire et le créateur de la fiducie. M. Scherbyna a avancé une première explication selon laquelle Antonov aurait également été le fiduciaire et le créateur de la fiducie. Les deux experts attribuaient au propriétaire en equity le droit d'administrer les biens visés par la fiducie. Cette tentative d'analyse est donc un échec, non seulement parce que les experts n'avaient pas une connaissance suffisante des fiducies de common law mais parce que d'après moi, l'analogie entre les deux notions correspond mal à leur développement historique et à leurs objectifs. Avec cette tentative, les deux experts ont, d'après moi, compromis davantage leur crédibilité. L'analogie n'est pas naturelle, elle est forcée et on ne peut s'empêcher de penser que les experts ont présenté ces commentaires à la suggestion des avocats, sans avoir suffisamment réfléchi à ces notions.

[168]        Au lieu de parler de fiducie, il aurait été préférable de faire une comparaison avec le droit civil, notamment avec les démembrements du droit de propriété, qui sont expressément décrits et reconnus, par exemple, dans le Code civil du Québec. S'il existe une institution des systèmes juridiques occidentaux avec laquelle il est possible de comparer utilement le droit de gestion économique intégrale en vue d'en apprécier la teneur, c'est, d'après moi, l'usufruit du droit civil. Il me paraît utile de reproduire ici les principales dispositions du Code civil du Québec portant sur l'usufruit.


Art. 1119. L'usufruit, l'usage, la servitude et l'emphytéose sont des démembrements du droit de propriété et constituent des droits réels.

Art. 1119. Usufruct, use, servitude and emphyteusis are dismemberments of the right of ownership and are real rights.

Art. 1120. L'usufruit est le droit d'user et de jouir, pendant un certain temps, d'un bien dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à charge d'en conserver la substance.

Art. 1120. Usufruct is the right of use and enjoyment, for a certain time, of property owned by another as one's own, subject to the obligation of preserving its substance.

Art. 1123. La durée de l'usufruit ne peut excéder cent ans, même si l'acte qui l'accorde prévoit une durée plus longue ou constitue un usufruit successif.

L'usufruit accordé sans terme est viager ou, si l'usufruitier est une personne morale, trentenaire.

Art. 1123. No usufruct may last longer than one hundred years even if the act granting it provides a longer term or creates a successive usufruct.

Usufruct granted without a term is granted for life or, if the usufructuary is a legal person, for thirty years.

Art. 1125. L'usufruitier peut exiger du nu-propriétaire la cessation de tout acte qui l'empêche d'excercer pleinement son droit.

L'aliénation que le nu-propriétaire fait de son droit ne porte pas atteinte au droit de l'usufruitier.

Art. 1125. The usufructuary may require the bare owner to cease any act which prevents him from fully exercising his right.

The bare owner's alienation of his right does not affect the right of the usufructuary.

Art. 1135. L'usufruitier peut céder son droit ou louer un bien compris dans l'usufruit.

Art. 1135. The usufructuary may transfer his right or lease a property included in the usufruct.

Art. 1136. Le créancier de l'usufruitier peut faire saisir et vendre les droits de celui-ci, sous réserve des droits du nu-propriétaire.

Le créancier du nu-propriétaire peut également faire saisir et vendre les droits de celui-ci, sous réserve des droits de l'usufruitier.

Art. 1136. A creditor of the usufructuary may cause the rights of the usufructuary to be seized and sold, subject to the rights of the bare owner.

A creditor of the bare owner may also cause the rights of the bare owner to be seized and sold, subject to the rights of the usufructuary.


Art. 1162. L'usufruit steint:

1o Par l'arrivée du terme;

2o Par le décès de l'usufruitier ou par la dissolution de la personne morale;

3o Par la réunion des qualités d'usufruitier et de nu-propriétaire dans la même personne, sous réserve des droits des tiers;

4o Par la déchéance du droit, son abandon ou sa conversion en rente;

5o Par le non-usage pendant dix ans.

Art. 1162. Usufruct is extinguished

(1) by the expiry of the term;

(2) by the death of the usufructuary or the dissolution of the legal person;

(3) by the union of the qualities of usufructuary and bare owner in the same person, subject to the rights of third persons;

(4) by the forfeiture or renunciation of the right or its conversion into an annuity;

(5) by non-user for ten years.

Art. 1167. À la fin de l'usufruit, l'usufruitier rend au nu-propriétaire, dans ltat où il se trouve, le bien sur lequel porte son usufruit.

Il répond de la perte survenue par sa faute ou ne résultant pas de l'usage normal du bien.

Art. 1167. At the end of the usufruct, the usufructuary returns the property subject to the usufruct to the bare owner in the condition in which it is at that time.

The usufructuary is accountable for any loss caused by his fault or not resulting from normal use of the property.


[169]        Les ressemblances entre le droit de gestion économique intégrale et l'usufruit sont faciles à constater : le droit d'utiliser et de posséder le bien mais pas celui de l'aliéner (article 1120), la faculté de faire respecter ces droits contre le propriétaire et les tiers (articles 1119 et 1125). La qualification de ce droit comme étant un droit réel, et une composante du droit de propriété (article 1119). Les différences sont également apparentes : la personne qui jouit du droit de gestion économie intégrale n'est pas tenue de conserver la substance du bien (cf. articles 1120 et 1167). Le droit de gestion économique intégrale ne semble pas être limité dans le temps (cf. article 1123). Les conditions auxquelles le droit de gestion économique intégrale peuvent s'éteindre ne sont pas prévues; en fait, selon M. Dovgert, l'État peut le supprimer à sa guise (cf. article 1162). Les droits respectifs du propriétaire et du détenteur du droit de gestion économique intégrale ne sont pas transmissibles parce qu'il s'agit de droits associés nécessairement à une relation État-entreprise d'État (on pourrait concevoir que l'entreprise d'État puisse transférer ses droits à une autre entreprise d'État mais il ne semble pas exister de disposition prévoyant expressément cette possibilité) (cf. articles 1125, 1135, 1136).

[170]        Il est frappant de constater que les auteurs des « Commentaires théoriques et pratiques de la législation civile ukrainienne » décrivent de la façon suivante le droit de gestion économique intégrale (pièce J de l'affidavit d'Igor Zub et page 94 de son contre-interrogatoire) :

[traduction] « Selon sa structure, le droit de gestion économique intégrale ressemble au droit de propriété, c.-à-d., il comprend le droit de posséder, d'utiliser et de disposer du bien. C'est pourquoi le paragraphe 1 de l'article 37 de la Loi ukrainienne « relative à la propriété » prévoit expressément que les règles applicables à la propriété s'appliquent également au droit de gestion économique intégrale, sauf disposition contraire d'une loi ukrainienne.

Parallèlement, le droit de gestion économique intégrale ne correspond pas exactement au droit de propriété, puisqu'une partie de ce droit, directement ou indirectement relié à la disposition d'un bien commun ou appartenant à l'État est associé aux organes de gestion des biens. Ainsi, le droit de gestion économique intégrale a toujours une portée (contenu) plus étroite que le droit de propriété. »

[171]        M. Zub poursuit son analyse en faisant remarquer que, selon le droit ukrainien, le droit de propriété comporte trois éléments : l'usage, la possession et la disposition. Avec le droit de gestion économique intégrale, les deux premiers éléments sont transférés à l'entreprise d'État tandis que le droit de disposer du bien est réparti entre l'État et l'entreprise d'État.


[172]        La terminologie et la structure de cette analyse correspondent, selon le plan des principes, à la théorie de droit civil du démembrement du droit de propriété, et plus particulièrement, de l'usufruit. La principale différence entre ces deux notions est qu'avec l'usufruit, le droit de disposer du bien appartient intégralement au nu-propriétaire, tandis que, conformément au droit de gestion économique intégrale, le droit de disposer du bien par usure normale est transféré à l'entreprise d'État et que le droit d'en disposer par voie d'aliénation est conservé par l'État.

[173]        Bien sûr, le droit de gestion économique intégrale n'est pas l'usufruit comme nous le connaissons au Québec, et le Code civil du Québec ne peut être utilisé comme une source de droit susceptible de compléter les lacunes apparentes des dispositions législatives ukrainiennes ou de faciliter leur interprétation. Cependant, la facilité avec laquelle ces deux notions se prêtent à une comparaison offre un cadre qui permet d'évaluer la nature des droits respectifs de l'État ukrainien et d'Antonov et de déterminer le véritable propriétaire de l'aéronef.

[174]        Il serait tentant de poursuivre l'analyse du droit de gestion économique intégrale à l'aide des outils et des notions du droit civil québécois en vue de préciser si ce droit constitue un véritable démembrement du droit de propriété, ce qui lui donnerait le statut d'un droit réel, ou s'il représente simplement un droit personnel, comme l'a fait notre Cour à l'égard de la vente des droits de pêche et de chasse dans les affaires Boucher c. Canada, [1981] A.C.F. n ° 607 (confirmé par [1984] A.C.F. n ° 301) et Boucher c. Canada, [1990] A.C.F. n ° 710. En procédant à cette analyse, je conclurais probablement que les droits d'Antonov sont de nature précaire (puisqu'ils peuvent être retirés à tout moment par l'État) et qu'aucune des parties ne peut librement transférer ses droits à des tiers et que, par conséquent, le droit de gestion économique intégrale ne peut être assimilé à un véritable droit patrimonial ou à un droit de propriété. Cela irait toutefois à l'encontre de l'objectif et de l'intention du droit ukrainien, qui est de créer et de traiter ce droit comme s'il était un type de droit de propriété.


[175]        D'après moi, la cession de l'aéronef par l'État ukrainien à Antonov en vertu du droit de gestion économique intégrale équivaut à un démembrement du droit de propriété, en vertu duquel l'État ukrainien comme Antonov possèdent des droits de propriété valides sur l'aéronef. Le fait qu'Antonov détient peut-être la majeure partie du droit de propriété constitutif pour ce qui est de sa valeur économique immédiate ne fait pas disparaître la réalité, la validité ni la valeur du droit de l'État ukrainien.

[176]        Les experts d'Antonov pourraient fort bien tenter de décrire les droits de l'État comme ayant une fonction purement administrative ou de surveillance, mais je ne partage pas ce point de vue. Il est possible que l'État ukrainien soit le « nu-propriétaire » de l'aéronef, mais ce droit est assorti d'un droit de réversion de la propriété en cas de constitution d'une société par action, du droit de mettre fin à l'exercice par Antonov du droit de gestion économique intégrale, de céder l'aéronef à une autre entité et, je crois, du droit de tout simplement le reprendre. Selon le droit ukrainien, l'État demeure propriétaire de l'aéronef. Ses droits ne sont pas moins protégés que ceux d'Antonov. Les droits d'Antonov sur l'aéronef ne découlent pas du droit ukrainien mais du fait que l'État lui a attribué cet aéronef. Le droit reconnaît simplement les droits d'Antonov et les protège à partir du moment où l'aéronef a été cédé. Personne ne m'a cité une disposition du droit ukrainien qui aurait pour effet d'empêcher l'État de mettre fin à cette cession.


[177]        Tant que l'aéronef est attribué à Antonov conformément au droit de gestion économique intégrale, l'État n'a pas le pouvoir d'obliger Antonov à le vendre ni celui d'intervenir dans l'utilisation, la possession ou l'usage qu'en fait Antonov; le pouvoir qu'exerce l'État dans ce contexte consiste uniquement à approuver ou à rejeter les propositions présentées par Antonov pour vendre l'aéronef. Cependant, si celui-ci était vendu, le produit de la vente continuerait d'appartenir à l'État, puisque ce produit est, selon le droit ukrainien, réservé aux investissements, investissements qui se transformeront en biens appartenant à l'État détenus encore en vertu du même droit de gestion économique intégrale. Il y a aussi le fait que l'État conserve le pouvoir de mettre fin à l'attribution de l'aéronef à Antonov, et d'ainsi étendre tous les droits de propriété que possède Antonov sur l'aéronef. La consolidation du droit de propriété, ou la réversion du droit de propriété intégral bénéficie à l'État et non pas à Antonov.

[178]        Le droit de propriété que possède l'État ukrainien sur l'aéronef représente, sans discussion possible, une valeur importante : c'est lui qui possède le droit de pleine propriété sur l'aéronef, compte tenu du droit de gestion économique intégrale appartenant à Antonov, pour autant que ce droit subsiste. Il est évident que l'aéronef peut faire l'objet d'une saisie-exécution aux termes de la JEA, à titre de bien appartenant à l'État ukrainien.

LA PROTECTION DES DROITS D'ANTONOV EN CAS DE VENTE JUDICIAIRE

[179]        Sous réserve des considérations reliées à l'immunité d'exécution des États, aspect que nous examinerons plus loin, il se pose maintenant la question de savoir si la vente de l'aéronef doit s'effectuer sous réserve des droits d'Antonov et dans ce cas, s'il y a lieu de protéger ces droits et comment le faire. C'est là une pure question d'exécution auquel seules les lois de Terre-Neuve, conformément au paragraphe 56(3) de la Loi sur les Cours fédérales, peuvent s'appliquer.


[180]        Voici les dispositions pertinentes de la JEA :

48.(1) Dans la présente Loi, la référence au fait qu'un droit sur un bien est de rang inférieur à un avis de jugement veut dire qu'il est d'un rang inférieur au droit du créancier qui a enregistré l'avis de jugement.

(2) Le droit sur un bien qui est de rang inférieur à un avis de jugement est également d'un rang inférieur au droit du représentant des créanciers, notamment un syndic de faillite, lorsqu'il s'agit d'exécuter la créance dont le titulaire a enregistré l'avis de jugement.

(3) Lorsqu'un droit sur un bien est d'un rang inférieur à l'avis de jugement,

a) le bien peut faire l'objet d'une mesure d'exécution tout comme si le droit de rang inférieur n'existait pas;

b) la personne qui acquiert le bien à la suite d'une mesure d'exécution acquiert ce bien, libre de tout droit de rang inférieur.

(4) Le droit sur un bien qui est de rang inférieur à un avis de jugement est de rang inférieur pour ce qui est du montant impayé de la créance au moment où les mesures d'exécution sont prises sur le bien.

62.(1) Sous réserve du paragraphe 48(3) et des articles 107 et 165, lorsqu'un bien est vendu dans le cadre d'une instance en exécution,

a) la personne qui achète le bien n'obtient que le droit que possédait le débiteur sur le bien;

b) la vente du bien n'a pas d'effet préjudiciable sur le droit qu'une autre personne possède sur le même bien.

(2) Sous réserve du paragraphe (1), la personne qui achète un bien au cours d'une vente conduite dans le cadre d'une instance en exécution acquiert le droit que le débiteur aurait pu transmettre, à l'égard du bien vendu, à un acheteur dans des circonstances semblables à celles qui régnaient au moment de la vente.


[181]        Les dispositions des articles 49 à 61, qui définissent les droits de rang inférieur, ne s'appliquent pas au type de droits que détient Antonov. Ces dispositions portent sur les sujets suivants : les droits postérieurs, y compris les ventes effectuées après l'enregistrement de l'avis de jugement, l'avis de jugement et les sûretés, les accessoires fixes et les récoltes sur pied, les instruments négociables, les valeurs mobilières, les droits autres que les droits fonciers ou sur les biens meubles, les privilèges et les droits fonciers.

[182]        Il ne semble donc pas qu'un droit découlant du démembrement d'un droit de propriété acquis avant l'enregistrement d'un avis de jugement soit de rang inférieur à l'avis de jugement. Les autres exceptions à l'article 62 ne s'appliquent pas non plus à la présente instance (l'article 107 concerne la tenance conjointe d'un bien-fonds et l'article 165 s'applique aux demandes portant sur des biens présentées après l'expiration des délais). Quel peut-être l'effet de l'article 62 de la JEA sur les droits d'Antonov lors de la vente de l'aéronef?

[183]        Il est tout simplement impossible de vendre l'aéronef en réservant le droit de gestion économique intégrale d'Antonov. La validité et l'effet de la vente de l'aéronef dans la présente instance est déterminée par les lois de Terre-Neuve. Terre-Neuve ne reconnaît pas le fait que les démembrements des droits de propriété sont des droits réels et ne prévoit aucun mécanisme permettant de créer ces droits ou de les vendre. Même s'il était possible de formuler une ordonnance qui reconnaîtrait ces droits et offrirait une certaine protection aux droits d'Antonov vis-à-vis un acheteur éventuel, le seul fait de vendre ce bien à un tiers aurait pour effet d'éteindre le droit de gestion économique intégrale que possède Antonov, étant donné que ce droit n'existe uniquement qu'entre l'État ukrainien et les entreprises appartenant à d'État.

[184]        L'impossibilité juridique de préserver ce mode de propriété particulier d'un aéronef prévu par un droit étranger a-t-elle pour effet de soustraire l'aéronef au mécanisme d'exécution dont dispose la Cour? La réponse est évidente : cela ne devrait pas être le cas et ce ne l'est pas.


[185]        Les mécanismes d'exécution des jugements sur les biens visent à concilier les droits des créanciers judiciaires et les droits que possèdent les tiers sur les biens du débiteur. Il est évident que l'aéronef en question a une valeur économique. Il ne constitue pas seulement un bien meuble corporel, c'est un bien qui a été conçu pour le transport international. Antonov et l'État ukrainien possèdent tous deux des droits de grande valeur sur cet actif. L'État ukrainien et Antonov ne sont pas des entités indépendantes : la seconde appartient en propriété exclusive à la première. L'État ukrainien n'est pas à la merci de ses propres lois, il en est l'auteur. Le système juridique ukrainien reconnaît maintenant la propriété privée et l'économie de marché. La propriété de biens associée à un droit de gestion économique intégrale traduit un retour à une époque soviétique révolue mais elle demeure un mode de propriété tout à fait valide et légitime en Ukraine et il est évident que l'Ukraine a des motifs tout à fait légitime de conserver cette institution. Néanmoins, lorsque l'État ukrainien et Antonov décident d'envoyer à l'étranger un bien de valeur sur lequel leurs droits respectifs sont indissociablement reliés en vertu d'un mode de propriété qui leur est particulier, ils prennent le risque d'unir le sort de leurs droits.

[186]        Il existe une tendance internationale qui reflète l'accroissement rapide des échanges internationaux et qui s'efforce de reconnaître les sûretés et les droits créés par les droits étrangers et de leur donner effet. Le Canada participe à cette évolution. La Cour n'hésiterait pas à reconnaître le droit de gestion économique intégrale accordé par l'État ukrainien à Antonov et à lui donner effet. Cependant, la reconnaissance de ces droits ne peut avoir pour effet de soustraire un bien commercial de valeur qui se trouve légalement sur le territoire canadien aux créanciers légitimes aux termes d'un jugement de la Cour.


[187]        J'ai conclu que selon le droit ukrainien, l'État ukrainien a le pouvoir de reprendre l'aéronef qu'utilise Antonov et d'éteindre ainsi le droit de gestion économique intégrale que possède Antonov. La vente judiciaire de l'aéronef aura le même effet. L'aéronef sera donc vendu à titre de bien de l'État ukrainien, sans être grevé d'aucune charge bénéficiant à Antonov.

L'IMMUNITÉ D'EXÉCUTION

A.         Le droit applicable

[188]        Antonov prétend être le propriétaire de l'aéronef mais l'État ukrainien a invoqué une immunité d'exécution à l'égard de l'aéronef à titre de bien militaire aux termes du paragraphe 12(3) de la Loi sur l'immunité des États. Voici les passages pertinents de l'article 12 de la Loi sur l'immunité des États :

12. (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), les biens de l'État étranger situés au Canada sont insaisissables et ne peuvent, dans le cadre d'une action réelle, faire l'objet de saisie, rétention, mise sous séquestre ou confiscation, sauf dans les cas suivants_:

12. (1) Subject to subsections (2) and (3), property of a foreign state that is located in Canada is immune from attachment and execution and, in the case of an action in rem, from arrest, detention, seizure and forfeiture except where

a) l'État a renoncé, de façon expresse ou tacite, à son immunité relative à l'insaisissabilité et aux autres mesures mentionnées ci-dessus, toute révocation ultérieure de la renonciation ne pouvant être faite que suivant les termes de la renonciation qui l'autorisent;

(a) the state has, either explicitly or by implication, waived its immunity from attachment, execution, arrest, detention, seizure or forfeiture, unless the foreign state has withdrawn the waiver of immunity in accordance with any term thereof that permits such withdrawal;

b) les biens sont utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d'une activité commerciale;

(b) the property is used or is intended for a commercial activity; or

c) l'exécution a trait à un jugement qui établit des droits sur des biens acquis par voie de succession ou de donation ou sur des immeubles situés au Canada.

(c) the execution relates to a judgment establishing rights in property that has been acquired by succession or gift or in immovable property located in Canada.

(3) Sont insaisissables et ne peuvent, dans le cadre d'une action réelle, faire l'objet de saisie, rétention, mise sous séquestre et confiscation, les biens suivants de l'État étranger :

a) ceux qui sont utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d'une activité militaire;

b) ceux qui sont de nature militaire ou placés sous la responsabilité d'une autorité militaire ou d'un organisme de défense.

(3) Property of a foreign state

(a) that is used or is intended to be used in connection with a military activity, and

(b) that is military in nature or is under the control of a military authority or defence agency is immune from attachment and execution and, in the case of an action in rem, from arrest, detention, seizure and forfeiture.

[189]        Il n'est pas contesté qu'une exception à l'immunité générale dont bénéficient les biens d'un État étranger prévue à l'alinéa 12(1)b) a été établie. Antonov a utilisé l'aéronef dans le cadre d'une activité commerciale. L'État ukrainien soutient néanmoins que malgré l'utilisation commerciale qu'a faite Antonov de l'aéronef, celui-ci est visé par les conditions prévues au paragraphe 12(3) et bénéficie d'une immunité d'exécution à titre de bien militaire. Les conditions énoncées aux alinéas 12(3)a) et 12(3)b) sont cumulatives. L'État ukrainien est donc tenu d'établir ce qui suit : l'aéronef a également été utilisé, ou était destiné à être utilisé, dans le cadre d'une activité militaire (alinéa 12(3)a)) et que l'appareil est de nature militaire ou était placé sous la responsabilité d'une autorité militaire au moment où il a été saisi (alinéa 12(3)b)).

B.         Les preuves

[190]        Voici les faits pertinents tels qu'ils ressortent du témoignage de M. Kyva :


[191]        Antonov, une entreprise d'État, relève du ministère de la Politique industrielle. Les activités d'Antonov comprennent la construction, la modernisation et la conception d'aéronefs et d'équipement d'aviation, l'exploitation et l'entretien d'aéronefs et la prestation de services rémunérés de transport de fret et de passagers. Antonov n'exerce pas ses activités sous l'autorité du ministère de la Défense ukrainien ou de l'armée ukrainienne. Elle n'est pas tenue de fournir des services au ministère de la Défense ou à l'armée ukrainienne. Si elle décide de le faire, c'est sur une base contractuelle et Antonov a déjà poursuivi le ministère de la Défense ukrainien pour obtenir le paiement des services exécutés pour lui. Bref, Antonov utilise ledit aéronef à des fins purement commerciales.

[192]        L'aéronef a été construit en 1987 en tant qu'aéronef de type AN-124, un appareil de transport militaire. Avant 1991, il « appartenait » aux forces armées de l'URSS et était utilisé à des fins militaires. En 1992, il a été modifié au coût de 5 millions de dollars américains pour le rendre conforme au type d'aéronef AN-124-100, avec son propre certificat de type, différent du certificat de type de l'AN-124, dans le but d'utiliser cet appareil à des fins civiles. L'aéronef est enregistré dans le registre d'État des aéronefs civils de l'Ukraine et non pas dans le registre d'État ukrainien des aéronefs. Voici comment sont décrites les caractéristiques de l'aéronef de type AN-124-100 sur le site Web d'Antonov (déposées en preuve) :

Cet aéronef sert à transporter des charges lourdes ou surdimensionnées ainsi que de l'équipement spécialisé sur des distances stratégiques.

Il est caractérisé par un fuselage à double pont, le pont supérieur intégrant le cockpit, le compartiment de repos de l'équipage et la cabine du responsable de chargement. Le pont inférieur est un compartiment de marchandise pressurisé.


La construction et les dimensions des portes cargo avant et arrière, qui sont équipées toutes les deux de rampes, facilitent et accélèrent les opérations de chargement et déchargement.

Le système de manutention intégré assure les opérations de chargement et de déchargement, sans qu'il soit nécessaire de faire appel à de l'équipement au sol.

Le train d'atterrissage à bras multiples qui est utilisable en tout terrain, l'installation de deux groupes auxiliaires (APU) et le système de chargement mécanique permettent d'utiliser l'appareil sans assistance, à partir de terrains d'aviation sous-équipés.

La simplicité, la fiabilité et la sécurité des opérations de cet aéronef sont garanties par la redondance et l'informatisation de ses systèmes. Les ordinateurs de bord sont combinés dans quatre systèmes principaux, la navigation, le pilotage automatique, la commande à distance et la surveillance.

La charge utile et les performances élevées uniques de cet aéronef ont été prouvées lors d'opérations commerciales et ont permis d'ouvrir de nouveaux secteurs dans le transport aérien pour le transport de charges lourdes et surdimensionnées.

L'AN-124 a servi à transporter des turbines hydrauliques de 90 tonnes, des gros camions grues Liebherr, des camions de chantier Euclid des États-Unis, un fuselage d'avion Tu-204, une locomotive hydraulique de 109 tonnes, des moteurs GE90 de General Electric, des hélicoptères antisous-marins Lynx ainsi que de nombreux engins aériens dans leurs conteneurs et d'autres chargements spécialisés.


Le transport d'un stator de 135-2 tonnes destiné à un alternateur électrique Siemens a été inscrit au livre des records Guinness comme étant le chargement le plus lourd jamais transporté par voie aérienne.

[193]        Les caractéristiques de l'AN-124, le certificat de type antérieur de l'aéronef avant sa modification n'ont pas été présentées en preuve. Aucune preuve n'a non plus été présentée au sujet des caractéristiques que pourrait avoir un appareil de transport « militaire » .

[194]        L'aéronef a été saisi sur la base militaire canadienne de Goose Bay, à Terre-Neuve, où il venait de livrer de l'équipement militaire chargé sur une base militaire en Italie conformément à un affrètement commercial conclu avec le ministère italien de la Défense. Il y a eu des discussions au sujet d'un chargement possible pour le retour, avec le ministère de la Défense italien et avec le ministère de la Défense nationale du Canada, mais aucune entente n'a finalement été conclue. L'AN-124-100, un avion de transport lourd, est bien adapté aux cargaisons militaires et il est régulièrement utilisé par l'OTAN ainsi que par les armées américaines, canadiennes, françaises, allemandes et italiennes. Les pays membres de l'OTAN ont récemment adopté une résolution prévoyant l'utilisation d'un aéronef de type AN-124-100 pour acquérir une capacité d'emport instantané stratégique pour la période 2005 à 2012. Il convient cependant de noter que ni l'État ukrainien, ni Antonov ne sont parties à cette résolution, que la résolution ne précise pas qu'Antonov ou l'État ukrainien seront les fournisseurs de ces appareils et qu'aucun contrat n'a encore été conclu concernant l'utilisation des huit aéronefs AN-124-100 d'Antonov ou l'aéronef particulier qui a été saisi.


[195]        Enfin, je devrais mentionner que l'État ukrainien a fait parvenir à la Cour, par les voies diplomatiques, une déclaration dans laquelle il invoque une immunité de juridiction et d'exécution pour, notamment, les raisons suivantes :

[traduction]

a)

(i)         l'appareil Antonov était en fait utilisé dans le cadre d'une activité militaire, à savoir, le transport d'équipement appartenant à l'État souverain italien, qui exécutait ainsi ses obligations envers l'OTAN;

(ii)        l'appareil Antonov se trouvait physiquement sur la base militaire canadienne de Goose Bay, au Labrador, au moment de la saisie; et

(iii)       l'appareil Antonov était sous la responsabilité des autorités militaires canadiennes de Goose Bay, au Labrador, et il n'aurait pu quitter la base sans leur autorisation.

b)       L'avion Antonov est un avion de transport destiné à être utilisé pour le transport dans le cadre d'activités militaires. Lors de la réunion du Conseil de l'Atlantique tenue le 13 juin 2003 à Bruxelles, les ministres de la Défense, des onze États membres de l'OTAN, y compris le Canada, ont signé une lettre d'intention de mise en oeuvre d'une capacité provisoire d'emport instantané stratégique, qui faisait état de l'intention d'affréter les appareils Antonov AN 124 pour ces fins (ci-jointe).

[196]        La déclaration de l'État ukrainien a été transmise au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada avec un certificat délivré conformément au paragraphe 14(1) de la Loi sur l'immunité des États, mais les déclarations de l'État ukrainien ne constituent pas des preuves présentées à la Cour, étant donné qu'elles ne portent pas sur les questions très restreintes pour lesquelles le certificat délivré par le ministre des Affaires étrangères fait foi et est admissible en preuve :


14. (1) Le certificat délivré par le ministre des Affaires étrangères ou en son nom par la personne qu'il autorise est admissible en preuve et fait foi pour toute question touchant_:

a) la qualité d'État étranger, au sens de la présente loi, d'un pays donné;

b) la qualité de subdivision politique d'une région ou d'un territoire donnés d'un État étranger;

c) la ou les personnes à considérer comme chefs d'un État étranger ou d'une de ses subdivisions politiques, ou comme formant leur gouvernement.

Il n'est pas nécessaire de prouver l'authenticité de la signature apposée sur ce certificat ni l'autorisation accordée au signataire.

14. (1) A certificate issued by the Minister of Foreign Affairs, or on his behalf by a person authorized by him, with respect to any of the following questions, namely,

(a) whether a country is a foreign state for the purposes of this Act,

(b) whether a particular area or territory of a foreign state is a political subdivision of that state, or

(c) whether a person or persons are to be regarded as the head or government of a foreign state or of a political subdivision of the foreign state,

is admissible in evidence as conclusive proof of any matter stated in the certificate with respect to that question, without proof of the signature of the Minister of Foreign Affairs or other person or of that other person's authorization by the Minister of Foreign Affairs.

[197]        Ni le Canada, ni l'Italie ne sont intervenus pour invoquer l'immunité à l'égard des mesures d'exécution prises à l'endroit de l'aéronef ou pour appuyer la position de l'État ukrainien.

C.         Analyse

1.          Utilisation ou utilisation prévue dans le cadre d'une activité militaire

[198]        Du point de vue de l'État ukrainien et d'Antonov, l'aéronef n'était manifestement pas utilisé ou destiné à être utilisé dans le cadre d'une activité militaire, au moment où il a été saisi.


[199]        L'État ukrainien n'utilisait pas l'aéronef et n'avait pas concrétisé une intention générale ou particulière d'utiliser cet appareil. Il se contentait d'autoriser Antonov à utiliser l'appareil à des fins commerciales. Le fait que l'État ukrainien avait le pouvoir de reprendre l'aéronef attribué à Antonov s'il le souhaitait et de l'utiliser à des fins militaires ne démontre pas qu'il avait cette intention.

[200]        L'exécution par Antonov de l'affrètement conclu avec le ministère de la Défense italien n'était pas, de son point de vue, une activité militaire mais purement commerciale. L'accord d'affrètement, qui a été produit en preuve, ne précise ni la nature, ni les caractéristiques de la cargaison, ni l'objet du transport. Pour Antonov, le ministère de la Défense italien aurait bien pu charger jusqu'à 75 tonnes d'oranges, et la seule préoccupation d'Antonov aurait été de se soustraire à toute responsabilité susceptible de découler du risque associé au transport d'une denrée périssable. En fait, la seule preuve figurant au dossier qui indique que la cargaison était de l'équipement militaire est une affirmation de M. Kyva. Aucun élément ne précise quel était le but recherché par l'Italie dans cette opération. Étant donné que la déclaration de M. Kyva au sujet de la nature de la cargaison n'a pas été contredite, j'accepte que, du point de vue de l'Italie, l'aéronef était utilisé, peu avant sa saisie, pour le transport d'équipement militaire.

[201]        Ces éléments répondent-ils aux critères énoncés à l'alinéa 12(3)a) de la Loi sur l'immunité des États? L'appréciation de l'activité militaire dans le cadre de laquelle le bien est utilisé ou destiné à être utilisé doit-elle se faire sur une base subjective ou objective? Doit-il s'agir d'une activité militaire exercée par l'État invoquant l'immunité ou qu'il a l'intention d'exercer ou un État peut-il bénéficier de l'immunité accordée aux biens militaires lorsqu'il permet qu'un de ses biens soit utilisé par un tiers à des fins militaires, dans le cadre d'une transaction purement commerciale?


[202]        Aucune décision ne portant directement sur ces questions ne m'a été citée. L'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Re Code canadien du travail [1992] 2 R.C.S. traite de la question de la qualification de l'activité d'un État étranger dans le but d'établir l'existence d'une exception à l'immunité de juridiction prévue à l'article 5 de la Loi sur l'immunité des États et fournit ainsi des éléments utiles sur les considérations qui doivent influencer l'interprétation et l'application de la Loi sur l'immunité des États. L'affaire portait sur la qualification des relations de travail entre la marine américaine et le personnel de soutien civil canadien embauché sur une base navale américaine située à Terre-Neuve. Si l'on qualifiait cette relation d'activité commerciale de la marine américaine, le conflit de travail relevait des tribunaux. Dans son analyse qui l'a amené à conclure que la qualification des activités d'un État étranger devait se fonder sur la méthode contextuelle, le juge La Forest a cité les observations de lord Wilberforce dans I Congresso del Partido, [1983] 1 A.C. 244 (H.L.), de la façon suivante (à la page 72) :

« Lorsqu'il examine, en vertu de la théorie « restrictive » de l'immunité, s'il y a eu lieu d'accorder ou non l'immunité de juridiction, le tribunal doit examiner l'ensemble du contexte dans lequel est faite la réclamation contre l'État, afin de décider si l'acte ou les actes sur lesquels se fonde la réclamation, devraient, dans ce contexte, être considérés comme faisant équitablement partie d'un domaine d'activité commerciale ou relevant par ailleurs du droit privé, dans lequel l'État a choisi de s'engager, ou encore si l'acte ou les actes pertinents devraient être considérés comme ayant été accomplis à l'extérieur de ce domaine et à l'intérieur de la sphère d'activité du gouvernement ou de l'État souverain. »

[203]        Il a déclaré un peu plus loin, lorsqu'il analysait la question soumise à la Cour (à la page 76) :

Pour déterminer la nature de l'activité en question, il est utile de commencer par reconnaître que le travail dans une base militaire est une relation à plusieurs facettes. On ne peut tout simplement pas isoler un aspect de cette activité pour ensuite la cataloguer comme étant « souveraine » ou « commerciale » de par sa nature. Il est préférable de déterminer quels aspects de l'activité sont pertinents aux procédures en cause et d'évaluer ensuite l'impact de ces procédures sur l'ensemble de ces aspects.


[204]        La Cour a finalement adopté le point de vue plus général consistant à examiner le but recherché par l'État étranger par l'embauche de ces employés et elle a déclaré aux pages 80 et 81 :

L'article 5 de la Loi sur l'immunité des États exige que les procédures portent sur l'activité en cause. À mon avis, il n'est pas suffisant que les procédures « touchent » simplement ou « d'une manière accessoire » à l'embauchage de main-d'oeuvre civile à la base. Accepter une telle exigence minimale aurait pour effet d'élargir l'exception des « activités commerciales » au point de dénuer de tout sens l'immunité de juridiction. Une telle interprétation équivaut à l'argument du « commerçant un jour, commerçant toujours » , que lord Wilberforce a rejeté dans l'arrêt I Congreso. Il faut plutôt examiner l'ensemble du contexte de l'activité à la base d'Argentia. À cet égard, il ne suffit pas d'examiner séparément les contrats de travail et de décider que les procédures d'accréditation de l'unité de négociation auront une certaine incidence sur ces contrats. Il faut établir un lien plus solide. Il est pertinent d'établir le lien concurrent qui existe entre les procédures et les aspects souverains du travail à la base. Il importe également de tenir compte de la portée des procédures devant le Conseil, que j'ai déjà exposée. Enfin, à cette étape de l'analyse, il sera de nouveau utile d'examiner l'objet de l'activité en question.


[205]        Il est bon de rappeler l'objet principal de la Loi sur l'immunité des États : cette loi reflète une conception restrictive de l'immunité des États; elle reconnaît l'immunité des États étrangers dans leur rôle d'État souverain mais non pas lorsqu'ils agissent comme des parties privées exerçant des activités commerciales. L'extension de cette immunité à l'exécution sur les biens des États étrangers répond à la même logique. Le critère double dont est assortie l'exception prévue pour les biens militaires reflète clairement cet objectif : un bien militaire n'est pas insaisissable uniquement en raison de sa nature ou du fait qu'il est sous la responsabilité d'une autorité militaire mais en fonction du contexte dans lequel il se trouve sur le territoire canadien. Il doit être utilisé ou destiné à être utilisé dans le cadre d'une activité militaire. Il faut examiner l'objet de sa présence au Canada et ce serait, d'après moi, aller à l'encontre de l'intention et du but de la Loi sur l'immunité des États que d'étendre cette immunité aux biens d'un État étranger lorsque ceux-ci sont utilisés ou destinés à être utilisés à des fins purement commerciales pour le compte de l'État étranger.

[206]        La conclusion à laquelle j'en suis arrivée ne va pas à l'encontre de la position qu'ont adoptée Antonov et l'État ukrainien selon laquelle l'insaisissabilité prévue à l'alinéa 12(3)a) dans le cas de l'utilisation militaire d'un bien l'emporte sur l'exception visant l'utilisation commerciale d'un bien prévue à l'alinéa 12(1)b). Je ne me prononce pas sur ce point (et il n'est pas nécessaire que je le fasse) mais je peux concevoir qu'un bien puisse être utilisé dans le cadre d'une activité commerciale tout en étant destiné à être utilisé dans le cadre d'une activité militaire, ou le contraire, auquel cas l'insaisissabilité pourrait l'emporter sur l'exception. J'estime par contre que, lorsqu'il s'agit de décider si le bien d'un État étranger est utilisé ou destiné à être utilisé dans le cadre d'une activité militaire, cette activité militaire doit être une activité que l'État invoquant l'immunité est en train d'exercer ou a l'intention d'exercer dans sa capacité d'État souverain. Il ne suffit pas que le bien soit utilisé en vertu d'ententes privées et purement commerciales pour les activités militaires d'un tiers avec lequel l'État étranger invoquant l'immunité n'a aucun lien particulier.


[207]        Le lien qui existe en l'espèce avec les activités militaires est tout à fait accessoire. Ce lien n'a rien à voir avec la volonté, l'intention ou l'objectif de l'État ukrainien en tant qu'État souverain, l'État ukrainien n'a pas posé d'acte de jure imperii. Il existe trois obstacles à l'établissement d'un lien entre l'État ukrainien et une activité militaire : l'Ukraine a, pour des fins commerciales, autorisé Antonov, une entreprise d'État exerçant des activités commerciales, à utiliser l'aéronef à des fins commerciales. Antonov a autorisé l'Italie, conformément à un contrat commercial, à utiliser l'aéronef pour transporter une cargaison militaire. Ce transport ne faisait pas partie lui-même d'une opération ou d'un exercice militaire. Il a simplement permis à l'armée italienne d'avoir de l'équipement dans un endroit donné pour des fins non précisées.

[208]        De toute façon, il est bon de noter qu'au moment de la saisie, la cargaison militaire avait été déchargée et le contrat d'affrètement conclu avec le ministère de la Défense italien avait été exécuté. D'autres possibilités avaient été envisagées, mais il n'y avait pas d'entente ferme, et il n'a pas été établi que l'État ukrainien, Antonov ou tout autre personne ou État ait eu l'intention d'utiliser l'aéronef « dans le cadre d'une activité militaire » : n'importe quel type de cargaison aurait fait l'affaire. La seule possibilité qu'un bien soit utilisé dans le cadre d'activités militaires ne reflète pas l'intention de l'utiliser pour la fin mentionnée à l'alinéa 12(3)a). La version française de cette disposition qui utilise l'expression « destinés à être utilisés » fait référence à une véritable intention : une intention déclarée et définitive. J'estime que, pour répondre aux critères énoncés à l'alinéa 12(3)a), il faut établir que le bien, s'il n'est pas utilisé actuellement dans le cadre d'une activité militaire, doit avoir été réservé pour une telle utilisation. D'après les preuves qui m'ont été présentées, je conclus que l'aéronef n'a pas été utilisé et n'était pas destiné à être utilisé dans le cadre d'une activité militaire, au moment de la saisie.


2.          Sous la responsabilité d'une autorité militaire ou d'un organisme de défense

[209]        Dans sa déclaration diplomatique, l'État ukrainien affirme que l'aéronef était placé sous le contrôle des autorités militaires canadiennes de Goose Bay parce qu'il aurait fallu obtenir l'autorisation des autorités militaires canadiennes pour quitter cette base. Premièrement, cette affirmation n'est pas appuyée par les faits. Surtout, le mot « responsabilité » tel qu'il est utilisé à l'alinéa 12(3)b) de la Loi sur l'immunité des États fait référence à une véritable responsabilité à l'égard du bien, non pas une responsabilité accessoire, ni une responsabilité ponctuelle sur la façon dont le bien est utilisé. En français, les termes utilisés « placé sous la responsabilité d'une autorité militaire » impliquent un certain contrôle sur l'utilisation opérationnelle et la gestion du bien en question. Il paraît impossible d'affirmer que le fait que les autorités de l'aéroport exercent un contrôle sur le décollage, l'atterrissage ou la circulation des aéronefs veut dire qu'ils exercent un contrôle sur l'aéronef lui-même.

[210]        Je conclus qu'au moment de la saisie, l'aéronef n'était pas placé sous la responsabilité d'Antonov ni d'aucune autre entité.

3.          De nature militaire


[211]        L'aéronef est un avion de transport lourd. C'est là sa caractéristique et sa fonction essentielle. S'il peut certainement être utilisé, pour le transport de fret militaire, et en fait, il y est particulièrement bien adapté, il est également très bien adapté au transport de fret commercial et industriel.

[212]        Il a peut-être été construit comme un « aéronef de transport militaire » mais il a été depuis modifié sensiblement de sorte qu'il correspond aujourd'hui à un certificat de type tout à fait différent. De toute façon, je ne sais pas toujours en quoi un « avion de transport militaire » possède une nature différence de celle d'un avion de transport.

[213]        L'État ukrainien et Antonov ont cité l'affaire américaine intitulée All American Trading Corp. c. Cuartel General Fuerza Aera Guardia Nacional de Nicaragua, 818 F. Supp. 1552; 1993 U.S. Dist. (U.S. Dist. Court, 2nd Dist. of Florida). Cette affaire portait, notamment, sur la qualification d'un aéronef Cessna utilisé pour transporter du personnel militaire. L'avion n'était pas revenu d'un camouflage militaire et avait une configuration intérieure civile; ce n'était pas un avion de combat. Les preuves semblent s'être limitées à une déclaration selon laquelle l'appareil était essentiel pour la défense nationale du Nicaragua dans la mesure où il était utilisé pour transporter des membres du haut commandement militaire dans les différentes régions du pays, compte tenu de la taille du territoire du Nicaragua et du manque de routes.

[214]        La disposition applicable de la US Foreign Sovereign Immunities Act (FSIA) (Loi sur l'immunité des États souverains), 28 U.S.C.S. énonce :

1611b) Sous réserve de l'article 1610 du présent chapitre, les biens d'un État étranger sont insaisissables dans les cas suivants :


(2) Les biens sont utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d'une activité militaire et

(A) ils sont de nature militaire ou

(B) ils sont placés sous la responsabilité d'une autorité militaire ou d'un organisme de la défense.

[215]        La Cour a déclaré ce qui suit :

[traduction] « (...) les preuves démontrent que l'aéronef a été utilisé pour transporter des officiers supérieurs, ce qui constitue un aspect essentiel pour les opérations militaires. Le fait que l'aéronef ait été modifié pour le rendre plus confortable ne change pas sa nature d'aéronef militaire. Si tel était le cas, Air Force One et beaucoup d'autres avions militaires plus luxueux utilisés pour transporter du personnel militaire ne pourraient être qualifiés de biens utilisés dans le cadre d'une activité militaire ou de nature militaire. »

[216]        Je ne trouve pas dans ce passage ou ailleurs dans la décision une discussion de ce qui constitue la « nature militaire » qu'exige la disposition pertinente de la FSIA. Il semble que la Cour ait pensé qu'on pouvait déduire la nature militaire de l'aéronef du fait qu'il était utilisé dans un cadre militaire et qu'il répondait à des besoins militaires essentiels.

[217]        Je soupçonne toutefois que la conclusion de la Cour de la Floride était en grande partie fondée sur l'historique législatif de la FSIA, cité à la page 16 du rapport sous la forme d'un rapport du Comité judiciaire de la Chambre qui énonce : « un bien est de nature militaire s'il constitue de l'équipement dans un sens large, comme les armes, de l'équipement de communication ou un transport militaire. Le bien répond à la seconde condition s'il est destiné à protéger d'autres biens militaires et s'il joue un rôle essentiel pour des opérations militaires » .


[218]        Le législateur n'a aucunement exprimé une intention comparable dans la Loi sur l'immunité des États et je ne vois aucun élément me permettant de conclure qu'un appareil qu'il est pour le reste impossible de distinguer d'un appareil civil ou commercial ordinaire, devrait être qualifié de militaire par nature pour la seule raison qu'il joue un rôle essentiel dans la conduite d'opérations militaires.

[219]        J'estime que cela reviendrait à assimiler le critère de la nature militaire du bien en question au critère distinct de l'utilisation réelle ou prévue dans le cadre d'une activité militaire.

[220]        Le Canadian Oxford Dictionary définit « nature » (en français nature) comme étant : [traduction] « une caractéristique ou une qualité essentielle ou innée d'une chose ou d'une personne » . Selon le Black's Law Dictionary, 7th ed., West Group, St. Paul. Minn., 1999, la nature est : [traduction] « Une qualité fondamentale qui distingue une chose d'une autre, l'essence de quelque chose » .


[221]        Je ne vois rien dans les preuves qui indiquerait que les qualités essentielles de l'aéronef en feraient un bien militaire, et non un autre aéronef de transport. Il n'a pas été indiqué ou démontré que cet avion était revêtu d'une peinture de camouflage, qu'il était blindé, qu'il transportait des armes ou des dispositifs défensifs, que ses appareils de communication étaient compatibles avec un usage militaire ou que ses caractéristiques opérationnelles lui permettaient uniquement d'être utilisé à des fins militaires ou pour accomplir des tâches qui sont le plus souvent reliées à un usage ou à des fins militaires et qui n'ont aucune utilité ou presque dans un contexte civil. Il semble que ce sont les mêmes caractéristiques et qualités qui font que cet aéronef est adapté à son usage civil ou commercial qui le rend adapté à son utilisation comme avion de transport militaire.

[222]        Je conclus que l'aéronef est, par sa nature, ni plus ni moins qu'un avion de transport. L'État ukrainien n'a pas démontré que l'aéronef était de nature militaire. Par conséquent, l'aéronef ne répond à aucune des conditions du paragraphe 12(3) de la Loi sur l'immunité des États et n'est donc pas un bien insaisissable en l'espèce.

                                                                                                                                  « Mireille Tabib »           

                                                                                                                                          Protonotaire              

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                      TABLE DES MATIÈRES

(Les chiffres renvoient aux paragraphes)

INTRODUCTION......................................................................................................................... [1]

LES FAITS..................................................................................................................................... [6]

COMPÉTENCE DE LA COUR................................................................................................... [14]

A.      Question préliminaire : contestation indirecte....................................................................... [15]

B.       Analyse : la compétence de la Cour

1.      Le critère................................................................................................................... [24]

2.      Le premier volet du critère : attribution de compétence par une loi............................... [25]

3.      Le deuxième volet du critère : un ensemble de règles de droit fédérales

constituant le fondement de la compétence.................................................................. [38]

4.      Le troisième volet du critère : « une loi du Canada » .................................................... [53]

IMMUNITÉ DE L'ÉTAT

A.      Par rapport à la validité de l'ordonnance de reconnaissance................................................ [54]

B.       L'immunité de juridiction de l'État ukrainien........................................................................ [61]

L'IDENTITÉ DU DÉBITEUR JUDICIAIRE

A.      Questions préliminaires...................................................................................................... [69]

1.      L'illégalité de la saisie................................................................................................. [71]

2.      Le bref de saisie-exécution......................................................................................... [82]

3.      L'ordonnance d'enregistrement.................................................................................. [88]

4.      L'intitulé de la cause................................................................................................... [93]

5.      L'identité du débiteur judiciaire pour ce qui est de l'exécution...................................... [98]


B.       Analyse

1.      Les principes juridiques applicables.......................................................................... [112]

2.      Les preuves............................................................................................................. [117]

a)      Les dispositions législatives............................................................................... [120]

b)     Les experts....................................................................................................... [125]

LA PROPRIÉTÉ DE L'AÉRONEF

A.      Les questions et les principes juridiques applicables.......................................................... [138]

B.       Les preuves..................................................................................................................... [149]

1.      Les dispositions législatives....................................................................................... [151]

2.      Les experts

a)      La propriété considérée par rapport aux notions d'obligation et d'exécution....... [155]

b)     L'obligation considérée par rapport aux dispositions substantielles..................... [162]

LA PROTECTION DES DROITS D'ANTONOV EN CAS DE VENTE JUDICIAIRE............ [179]

L'IMMUNITÉ D'EXÉCUTION

A.      Le droit applicable........................................................................................................... [188]

B.       Les preuves..................................................................................................................... [190]

C.      Analyse

1.      Utilisation ou utilisation prévue dans le cadre d'une activité militaire............................ [198]

2.      Sous la responsabilité d'une autorité militaire ou d'un organisme de défense............... [209]

3.      De nature militaire.................................................................................................... [211]


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-60-03

INTITULÉ :                                          TMR ENERGY LIMITED c. LE FONDS DES BIENS DE L'ÉTAT UKRAINIEN

DATES ET

LIEUX DE L'AUDIENCE :                  OTTAWA (ONTARIO), LES 27, 28 ET 29 AOÛT ET LES 5, 10 ET 17 SEPTEMBRE 2003

MONTRÉAL (QUÉBEC), LE 15 SEPTEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :     LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

DATE DES MOTIFS :                         LE 23 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

RICHARD DESGAGNÉS

AZIM HUSSAIN

CATHERINE DAGENAIS                                                       POUR LA DEMANDERESSE

GEORGE POLLACK

JODY SUGAR                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

DAVID PLATTS

CHRISTINE KARK                                                                 POUR L'INTERVENANTE

LOU KOZAK                                                                           POUR L'ÉTAT UKRAINIEN


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

OGILVY RENAULT

1981 McGILL COLLEGE AVENUE

BUREAU 1100

MONTRÉAL (QUÉBEC)                                                         POUR LA DEMANDERESSE

SPROULE CASTONGUAY POLLACK

1002, RUE SHERBROOKE OUEST

MONTRÉAL (QUÉBEC)

H3A 3R4                                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

McCARTHY TÉTRAULT LLP

1170, RUE PEEL

MONTRÉAL (QUÉBEC)

H3A 3C1                                                                                  POUR L'INTERVENANTE



[1]Aux termes de la Newfoundland Judgment Enforcement Act, SNL 1996, ch. J.-1.1 (la « JEA » ).

[2]Le droit ukrainien prévoit la possibilité de transformer une entreprise publique en une société par actions à responsabilité limitée dont les actions peuvent être achetées par des investisseurs privés.

[3]Le contrat pour la modernisation et l'exploitation de la raffinerie de Lisichansk de 1993 (le contrat de M & E).

[4](Voir la citation au paragraphe [55], ci-dessous).

[5]Traduction exacte des motifs originaux prononcés en français.

[6]Affidavit de Christine Kark, dossier de requête de l'intervenante, daté du 18 juillet 2003, onglet 3, p. 15.

[7](Voir le par. 16(1) de la JEA qui reconnaît une cause d'action fondée sur le préjudice découlant de l'omission de respecter la JEA, mais qui exonère le shérif).

[8](Voir par exemple l'article 2 du Règlement provisoire relatif au FBE. Les autres dispositions du Règlement démontrent de façon encore plus éloquente le degré de contrôle qu'exerce l'État ukrainien sur les activités du FBE).

[9]La Procédure relative à la mise en oeuvre et à la protection des droits et des intérêts de l'Ukraine énonce clairement que l'État exerce un contrôle central sur les instances introduites, notamment contre le FBE, par des États étrangers.

[10] Les dispositions législatives pertinentes ont été présentées par plusieurs témoins, mais dans des versions traduites par des traducteurs différents. Tous les termes cités entre guillemets ont été utilisés, de façon apparemment interchangeable, pour traduire les termes ukrainiens pertinents utilisés pour décrire le droit que possède Antonov sur cet aéronef. Les mêmes problèmes de traduction se sont reproduits au cours des contre-interrogatoires.

[11]McLeod, James G., The Conflict of Laws, Carswell Legal Publications, Calgary (Alberta), 1983, aux pages 337 et 338.

[12]M. Zub, à titre de pièce « I » à son affidavit, a présenté une lettre écrite par D. Prytyka, V. Karaban et V. Rotan qui présentait leurs observations sur l'utilisation qu'avait faite M. Batyuk, dans son affidavit, de leur ouvrage publié antérieurement et intitulé [traduction] « Commentaires théoriques et pratiques sur la législation civile ukrainienne » . TMR ne s'est pas officiellement opposé à l'admission de cette lettre. Par conséquent, cette lettre ne constitue qu'une déclaration contenant l'opinion d'un expert non assermenté, mais elle m'a néanmoins été présentée en preuve.


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