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Date : 20031006

Dossier : T-489-02

Référence :2003 CF 1156

Ottawa (Ontario), le lundi 6 octobre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DAWSON

ENTRE :

TIMOTHY LINCOLN

demandeur

                                                                       et

BAY FERRIES LTD.

                                                                                                                                               

défenderesse

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON


[1]                Monsieur Lincoln demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a rejeté la plainte qu'il avait déposée contre la société Bay Ferries Ltd. (Bay Ferries) et dans laquelle il avait accusé cette dernière d'avoir fait preuve de discrimination à son endroit et d'avoir ainsi enfreint l'article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi).

LE CONTEXTE FACTUEL

[2]                Au moment de l'audience devant le Tribunal, M. Lincoln était âgé de 39 ans. Après avoir obtenu son diplôme d'études secondaires en 1979, M. Lincoln a commencé à travailler pour la société Canadian National Marine (devenue Marine Atlantique S.C.C. par la suite) (Marine Atlantique) comme adjoint de la salle des machines sur le traversier N.M. Princess of Acadia (le Princess of Acadia). M. Lincoln a rapidement gravi les échelons de Marine Atlantique. En 1993, il a obtenu le certificat de mécanicien de marine de première classe. En 1990, il avait commencé à assumer les fonctions de chef mécanicien de relève sur le Princess of Acadia, ce qu'il était autorisé à faire étant donné qu'il détenait le certificat de deuxième classe à l'époque. En tout, M. Lincoln a travaillé pendant environ dix-sept ans dans la salle des machines du Princess of Acadia, y compris trois ans comme mécanicien subalterne et près de sept ans comme chef mécanicien.


[3]                En 1996, Marine Atlantique a décidé de privatiser le service de traversier assuré par le Princess of Acadia ainsi que le service de traversier saisonnier assuré par le N.M. Bluenose (le Bluenose). Bay Ferries a été le soumissionnaire retenu. En raison de l'acquisition du service par Bay Ferries, les emplois de tout le personnel de Marine Atlantique travaillant sur les deux traversiers devaient prendre fin le 31 mars 1997. Ensuite, Bay Ferries était censée embaucher les effectifs dont elle avait besoin, dont un bon nombre devaient être d'anciens employés de Marine Atlantique.

[4]                M. Lincoln a posé sa candidature à un des quatre postes de chef mécanicien à combler sur le Princess of Acadia et le Bluenose. Bay Ferries avait l'intention de procéder à une réduction importante des effectifs, ce qui allait se traduire par une diminution du nombre de postes par rapport à la période au cours de laquelle Marine Atlantique exploitait les deux traversiers.


[5]                Bay Ferries a confié la tâche d'effectuer une sélection préliminaire des candidats à une agence. L'agence a classé M. Lincoln au quatrième rang parmi les quatre candidats qui avaient postulé l'emploi de chef mécanicien sur le Princess of Acadia. Des représentants de Bay Ferries ont ensuite mené des entrevues avec tous les candidats qualifiés pour les emplois sur les deux traversiers. Après les entrevues, M. Lincoln ne s'est pas vu offrir de poste de chef mécanicien sur le Princess of Acadia ou sur le Bluenose. On lui a plutôt offert le poste de chef mécanicien de relève sur le Bluenose. M. Lincoln a témoigné qu'on lui avait dit qu'il y avait des possibilités d'avenir pour lui auprès de Bay Ferries, qu'on voulait qu'il fasse partie de l'équipe, que Bay Ferries avait l'intention de faire l'acquisition d'un traversier haute vitesse dans un délai d'environ un an et demi et qu'on allait lui offrir le poste de chef mécanicien sur le traversier en question. Le représentant de Bay Ferries a témoigné devant le Tribunal que l'emploi de chef mécanicien de relève qui avait été offert à M. Lincoln devait lui permettre de diversifier son expérience en lui donnant la possibilité de travailler sous la surveillance d'un mécanicien chevronné, à bord d'un navire d'un autre type assujetti à la réglementation internationale qui allait régir le traversier haute vitesse que la société avait l'intention d'exploiter. Cette période allait, de l'avis de Bay Ferries, permettre à M. Lincoln d'élargir son expérience de travail.

[6]                M. Lincoln a refusé le poste de chef mécanicien de relève qu'on lui a offert. Il estimait être trop qualifié et trouvait l'offre humiliante. Il a ensuite déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, dans laquelle il accusait Bay Ferries d'avoir fait preuve de discrimination à son endroit en refusant de l'engager en raison de la couleur de sa peau et de sa race, et d'avoir ainsi enfreint l'article 7 de la Loi. M. Lincoln est une personne de couleur originaire de la Trinité.


[7]                Bay Ferries avait initialement l'intention de faire passer de quatre à deux le nombre de chefs mécaniciens travaillant à bord de chaque navire, et d'embaucher pour chaque navire un chef mécanicien choisi parmi les anciens employés de Marine Atlantique et un chef mécanicien de l'extérieur. Elle voulait signaler ainsi aux employés qu'un changement s'était produit au sein de la direction. Après les premières entrevues, Bay Ferries projetait de confier les postes de mécaniciens à bord du Princess of Acadia à Mark Lewis et à Gary Smith (qui n'étaient pas d'anciens employés de Marine Atlantique), et les postes de mécaniciens à bord du Bluenose à Chris Kenney et à Hans Hausgaard (qui étaient tous les deux d'anciens employés de Marine Atlantique). Hans Hausgaard n'étant pas à la recherche d'un emploi à long terme, Bay Ferries voulait donc l'embaucher pour une seule saison, après quoi il devait être remplacé par M. Lincoln.

[8]                Après que M. Lincoln a décliné l'offre d'emploi le 1er avril 1997, Bay Ferries a dû agir rapidement, étant donné qu'elle prenait possession du service le même jour, et que le Princess of Acadia devait effectuer une traversée le 4 avril 1997. Bay Ferries a appris que Rob Hamilton, un homme que son directeur général connaissait bien et tenait en haute estime, s'intéressait alors au poste de chef mécanicien à bord du Princess of Acadia. Après avoir mené une entrevue avec M. Hamilton, Bay Ferries l'a embauché. Ainsi, Chris Kenney et Gary Smith devaient travailler à bord du Bluenose, et Mark Lewis et Rob Hamilton à bord du Princess of Acadia. Bay Ferries n'a finalement pas fait d'offre d'emploi à M. Hausgaard parce qu'il n'a jamais été question qu'il devienne un employé à long terme de la société.

LA DÉCISION DU TRIBUNAL


[9]                Le Tribunal a mentionné que, sur le plan juridique, M. Lincoln devait établir une preuve prima facie de discrimination, à laquelle il était loisible à Bay Ferries de répondre. Le Tribunal s'est servi du critère à trois volets énoncé dans la décision Shakes c. Rex Pak Limited (1981), 3 C.H.R.R. D/1001 pour déterminer si M. Lincoln avait réussi à établir une preuve prima facie de discrimination.

[10]            Après avoir appliqué le critère de la décision Shakes, précitée, le Tribunal est arrivé à la conclusion que l'issue de la plainte de M. Lincoln dépendait de la question de savoir si celui-ci était plus compétent que les candidats retenus. Ceci l'a amené à se demander quelles étaient les qualités que Bay Ferries recherchait chez un chef mécanicien. Le Tribunal a examiné les offres d'emploi que Bay Ferries avait fait paraître dans les journaux relativement aux postes de mécaniciens, le questionnaire d'entrevue ainsi que les éléments de preuve concernant les critères de sélection dont Bay Ferries s'était servie pour choisir ses mécaniciens. M. Cormier et M. Stevenson, les représentants de Bay Ferries chargés de mener les entrevues avec les candidats, ont convenu que l'expérience pratique était un facteur important, dans le sens où le chef mécanicien devait posséder de solides connaissances techniques. Il ne s'agissait cependant pas d'un facteur décisif. Bay Ferries a dit qu'elle recherchait des chefs mécaniciens qui étaient également capables de s'adapter à un changement radical de style de gestion, et des mécaniciens pouvant travailler sur n'importe lequel des navires qu'elle exploitait.


[11]            Le Tribunal a conclu que pour pouvoir atteindre ces objectifs, Bay Ferries devait recruter des candidats possédant une vaste expérience sur différents types de navires et ayant connu différents styles de gestion. De plus, elle était à la recherche de personnes possédant des habilités pour la communication et capables de s'adapter au changement.

[12]            Le Tribunal a conclu que lorsqu'il se comparait aux candidats retenus, M. Lincoln accordait une trop grande importance à son expérience sur le Princess of Acadia. Parmi tous les candidats, c'est M. Lincoln qui possédait la plus longue expérience à bord du Princess of Acadia, mais il n'avait pas d'expérience de travail à bord de navires appartenant à d'autres sociétés. Ainsi, on ne savait rien sur sa capacité d'adaptation. Le Tribunal a conclu que le champ d'intérêt de Bay Ferries en ce qui concerne l'expérience et les études des candidats était plus vaste que celui de M. Lincoln. Bay Ferries devait modifier le mode d'exploitation du service pour être rentable, et elle avait besoin de cadres supérieurs possédant une expérience et des compétences étendues, capables d'opérer le changement voulu ou de s'adapter à celui-ci.


[13]            Le Tribunal s'est ensuite penché sur la question de savoir si les critères de sélection avancés par Bay Ferries pour justifier la décision qu'elle avait prise en matière d'embauche étaient raisonnables ou s'ils n'étaient qu'un prétexte utilisé pour dissimuler le geste discriminatoire consistant à ne pas engager M. Lincoln. Le Tribunal a conclu que Bay Ferries avait fourni des preuves cohérentes quant aux raisons pour lesquelles elle avait préféré les candidats qu'elle avait retenus à M. Lincoln. Le Tribunal a également conclu que Rob Hamilton, même s'il avait quitté Marine Atlantique depuis peu de temps, était parti parce qu'il désapprouvait les politiques de gestion de cette dernière. Par conséquent, on pouvait le considérer comme une personne de l'extérieur, capable de s'adapter au changement.

[14]            Pour ce qui est de la question concernant l'utilisation correcte des portes étanches qui avait été posée lors de l'entrevue, le Tribunal a conclu qu'un autre candidat, M. Lewis, y avait répondu d'une façon qui dénotait une plus grande souplesse, et que la réponse de M. Lincoln révélait un manque de souplesse.

[15]            En ce qui concerne le poste de chef mécanicien de relève à bord du Bluenose, le Tribunal a conclu que le fait d'assumer de telles fonctions pendant une saison aurait permis à M. Lincoln d'acquérir de l'expérience sur un navire d'un autre type exploité sur une route internationale et de travailler avec un chef mécanicien chevronné qui lui aurait donné l'occasion d'observer d'autres façons de faire.


[16]            Selon le Tribunal, les objectifs opérationnels de Bay Ferries étaient légitimes et nécessaires compte tenu de sa volonté d'exploiter de façon efficace le service des deux traversiers. De plus, le tribunal était d'avis que les critères de sélection étaient nécessaires et raisonnables et n'étaient pas un prétexte pour dissimuler un comportement discriminatoire. Le Tribunal a conclu que M. Lincoln était le moins compétent des candidats retenus pour le poste de chef mécanicien. Il est donc arrivé à la conclusion que M. Lincoln n'avait pas établi de preuve prima facie de discrimination et n'avait pas démontré que l'explication avancée par Bay Ferries à l'appui de sa décision de ne pas l'embaucher était un prétexte pour dissimuler des gestes discriminatoires.

LES ERREURS ALLÉGUÉES

[17]            M. Lincoln allègue que le Tribunal a commis des erreurs de droit et de fait. Le Tribunal aurait commis une erreur de droit en appliquant un critère incorrect pour déterminer si M. Lincoln avait établi une preuve prima facie de discrimination. Les erreurs de fait auraient trait aux conclusions suivantes qui ont été tirées par le Tribunal :

1.          M. Hamilton a quitté Marine Atlantique en 1995, après avoir travaillé pendant cinq ans auprès de celle-ci, parce qu'il désapprouvait la politique de gestion de la société.

2.          M. Stevenson a cru que la réponse que M. Lincoln avait donnée lors de l'entrevue concernant les portes étanches dénotait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement, et ce, relativement à une question touchant la sécurité.


[18]            M. Lincoln soutient qu'aucun élément de preuve n'appuie ces conclusions de fait. Il allègue que l'importance de ces erreurs factuelles tient au fait que le Tribunal a déduit de ces conclusions de fait erronées que les critères de sélection avancés par Bay Ferries n'étaient pas un prétexte que celle-ci avait utilisé pour dissimuler son geste discriminatoire.

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[19]            Dans la décision International Longshore & Warehouse Union (Section maritime), section locale 400 c. Oster, [2002] 2 C.F. 430 (1re inst.), mon collègue le juge Gibson a soigneusement analysé la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer aux décisions rendues par le Tribunal. Il a dit ce qui suit au paragraphe 22 de ses motifs :

En me fondant sur les principes que la Cour suprême du Canada a énoncés dans l'arrêt Pushpanathan et, plus récemment, dans l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [[1999] 2 R.C.S. 817], je suis convaincu que la norme d'examen relative aux décisions du Tribunal en l'espèce est la norme de la décision correcte en ce qui a trait aux questions de droit, la norme de la décision raisonnable simpliciter dans le cas des questions mixtes de droit et de fait et la norme de la décision manifestement déraisonnable en ce qui concerne « l'appréciation des faits et les décisions dans un contexte de droits de la personne » . Compte tenu des faits mis en preuve en l'espèce, j'estime que la norme d'examen applicable aux questions de droit et aux questions portant sur l'appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte de droits de la personne n'a pas été modifiée par les récents jugements de la Cour suprême du Canada ou de la Cour d'appel fédérale au sujet de l'analyse pragmatique et fonctionnelle visant à déterminer la norme en question.

[20]            Cette norme de contrôle a récemment été retenue par la juge Layden-Stevenson au paragraphe 17 de la décision Canada (Procureur général) c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [2003] A.C.F. no 117. Je souscris moi aussi à l'analyse et à la conclusion du juge Gibson dans la décision Oster, précitée, en ce qui concerne la norme de contrôle applicable.


ANALYSE

(i) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en appliquant un critère incorrect pour déterminer si M. Lincoln a établi une preuve prima facie de discrimination?

[21]            La question de savoir si un tribunal administratif a appliqué le critère approprié à un ensemble de faits donné est une question de droit. Je reconnais donc que la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au choix du critère utilisé par le Tribunal pour déterminer si une preuve prima facie a été établie est la norme de la décision correcte.

[22]            Il existe deux critères que l'on peut appliquer pour déterminer si une preuve prima facie de discrimination a été établie. Le premier critère a été énoncé dans la décision Shakes, précitée. Dans cette affaire, une commission d'enquête régie par le Code des droits de la personne de l'Ontario a écrit ce qui suit au paragraphe 8918 :

[TRADUCTION] La discrimination est presque toujours établie par preuve circonstancielle. [...] la Commission établit habituellement la preuve prima facie en montrant a) que le plaignant avait les compétences voulues pour l'emploi concerné; b) que le plaignant n'a pas été engagé; c) qu'une personne qui n'était pas mieux qualifiée mais qui ne possédait pas la caractéristique qui constitue le fondement de la plainte concernant les droits de la personne (c.-à-d. la race, la couleur de la peau, etc.) a par la suite obtenu le poste. Si ces éléments sont prouvées, il incombe au défendeur de fournir une explication des faits qui est également compatible avec la conclusion que la discrimination pour un motif prohibé par le Code n'est pas une explication valable de ce qui s'est produit.

[23]            Un tribunal régi par la Loi a formulé le deuxième critère de la façon suivante au paragraphe 13865 de la décision Israeli c. La Commission canadienne des droits de la personne et la Commission de la fonction publique, (1983) 4 C.H.R.R. D/1616 :


Les critères permettant d'établir qu'il s'agit d'un cas de discrimination apparemment fondé semblent également assez précis en droit jurisprudentiel. Le plaignant doit démontrer : 1. qu'il appartient à l'un des groupes susceptibles d'être victimes de discrimination aux termes de la Loi, du fait, par exemple, de sa religion, d'une déficience physique ou de sa race; 2. qu'il s'est porté candidat à un poste que l'employeur désirait combler et qu'il possédait les compétences voulues; 3. que sa candidature a été rejetée en dépit du fait qu'il était qualifié; et 4. que, par la suite, l'employeur a continué d'étudier les demandes de candidats possédant les mêmes qualifications que le plaignant. À ce sujet, voir McDonnell Douglas, précitée, page 802, de même que Offierski c. Peterborough Board of Education, précitée, paragraphe 269, et Ingram c. Natural Footwear, précitée, paragraphes 469 et 470.

[24]            Dans la décision Canada (Ministère de la Santé et du Bien-être social) c. Chander, [1997] A.C.F. no 692 (C.F. 1re inst.), le juge Muldoon s'est penché sur la question de savoir dans quelles circonstances il convient d'appliquer chacun de ces critères. Après avoir énoncé les deux critères, il a écrit ce qui suit aux paragraphes 35, 36 et 37 :

[35]          Ces deux critères s'appliquent à des situations différentes. Celui de l'affaire Shakes vise les cas où quelqu'un d'autre que le plaignant est engagé. Celui de l'affaire Israeli, les cas où l'employeur n'a pas engagé le plaignant, mais continue ensuite de chercher des employés. Le requérant soutient que les deux membres majoritaires ont commis une erreur parce qu'ils ont estimé qu'aucune preuve n'avait été produite concernant le troisième élément du critère prévu dans l'affaire Shakes, tout en concluant quand même qu'une preuve suffisante à première vue avait été établie.

[36]          Les membres de la majorité n'ont pas commis une telle erreur. Ils ont appliqué le critère de la manière suivante (dossier de la demande, volume XIII, à la page 2058) :

D'après la preuve, il n'y avait pas d'autres candidats avec lesquels il était possible de comparer MM. Joshi et Chander. Ces derniers ont participé tous les deux au concours interne ou restreint, et ils étaient les deux seuls candidats pour les postes offerts. Les plaignants avaient les compétences requises pour le poste en cause et, après les avoir informés dans une lettre datée du jour de l'entrevue qu'ils n'avaient pas les compétences requises, l'intimé a fait passer des entrevues à des candidats possédant les mêmes qualifications que les plaignants dans le cadre d'un cours externe ou public. Messieurs Joshi et Chander n'ont pas été comparés avec les candidats du concours public.


Selon le requérant, il importe peu que le poste ait été comblé ou non : [TRADUCTION] « la véritable question est de savoir qui a été choisi pour combler ce poste » (dossier de la demande, volume XVII, à la page 2357). Il déclare ensuite que les éléments énumérés dans l'affaire Shakes n'ont pas été prouvés. Voilà qui élude la question. Le tribunal a conclu que les deux intimés n'avaient pas été comparés aux candidats du concours externe ou public. Par conséquent, la seule époque en cause pour l'évaluation est le concours restreint ou interne. Donc, c'est le critère formulé dans l'affaire Israeli qui s'applique.

[37]          Comme l'illustrent les extraits mentionnés précédemment, la majorité a saisi cette nuance. Dans sa conclusion, elle a appliqué le critère formulé dans l'affaire Israeli : « Nous concluons que les éléments de preuve fournis suffisent pour établir l'existence d'un cas prima facie de discrimination. Chacun des plaignants possédait les compétences requises pour l'emploi mais aucun n'a été engagé. L'intimé a continué à chercher des candidats possédant les compétences qu'avaient les plaignants » (dossier de la demande, volume XIII, à la page 2059).

[25]            Cette décision a par la suite été suivie par le juge Gibson, qui a dit au paragraphe 33 de la décision Oster, précitée, que le critère formulé dans la décision Shakes devait être utilisé dans les cas où une personne autre que le plaignant avait été engagée.

[26]            Cette conclusion est compatible avec les décisions rendues ultérieurement par le Tribunal dans Premakumar c. Air Canada, [2002] D.C.D.P. no 3 et Martin c. Saulteaux Band Government (2002), 43 C.H.R.R. D/12. Dans les affaires en question, le Tribunal a considéré le critère de la décision Israeli comme une variante du critère énoncé dans Shakes, variante qui devait être appliquée dans les situations où le plaignant n'était pas embauché et où le défendeur continuait à chercher des candidats qualifiés.


[27]            En l'espèce, M. Lincoln soutient qu'il est [TRADUCTION] « préférable de retenir le critère de la décision Israeli, parce qu'il faut se demander pourquoi l'employeur a relancé ses efforts de recrutement alors qu'il avait déjà trouvé une personne (le plaignant) qualifiée pour l'emploi » . À mes yeux, cet argument n'est pas suffisant pour prouver que le Tribunal a appliqué un critère incorrect.

[28]            En l'espèce, les entrevues avec les candidats pour les postes à bord du Princess of Acadia ont eu lieu le 14 mars 1997. Cinq candidats pour le poste de chef mécanicien ont pris part à des entrevues ce jour-là, soit Mark Lewis, Keith Holt, Timothy Lincoln, Razi Zaidi et Edwin Millar. MM. Lewis, Lincoln et Zaidi avaient tous travaillé comme chefs mécaniciens sur le Princess of Acadia dans le passé. Initialement, une entrevue avec Robert Hamilton avait été fixée, mais ce dernier n'a pas souhaité y participer. Pour ce qui est des postes à bord du Bluenose, des entrevues ont été menées avec Chris Kenney, Hans Hausgaard et Brian Warren, qui avaient tous travaillé comme chefs mécaniciens sur le Bluenose, et avec Gary Smith, qui avait déjà travaillé sur le Bluenose mais qui avait quitté Marine Atlantique en 1993. Les entrevues avec les candidats pour les postes à bord du Bluenose ont eu lieu le 20 mars 1997.


[29]            M. Cormier avait depuis le début voulu confier à M. Hamilton le poste de chef mécanicien parce que ce dernier avait déjà travaillé pour lui dans le passé. Toutefois, M. Hamilton n'avait pas postulé l'emploi et, comme je l'ai mentionné, n'avait pas participé à l'entrevue qui avait été fixée pour lui. Toutefois, par la suite, au cours de la vérification des références d'un candidat à un autre poste, un employé de Bay Ferries a communiqué avec M. Hamilton. Le Tribunal a conclu que c'est au cours de cet entretien que M. Hamilton a été mis au courant des modalités de la prise de possession de Marine Atlantique par Bay Ferries et des plans de Bay Ferries. M. Hamilton a exprimé le désir de participer à une entrevue.

[30]            M. Cormier et M. Stevenson ont mené une entrevue avec M. Hamilton le 3 avril 1997, et ils lui ont offert le poste de chef mécanicien à bord du Princess of Acadia. M. Hamilton a accepté cette offre. Tout cela s'est déroulé dans le contexte où Bay Ferries avait du 1er au 4 avril 1997 pour engager l'équipage du Princess of Acadia, parce que le navire devait effectuer une traversée le 4 avril 1997.


[31]            Ce contexte factuel fait en sorte qu'on ne peut pas affirmer que l'employeur n'a pas embauché M. Lincoln mais a plutôt continué à chercher d'autres candidats qualifiés. Bay Ferries avait jusqu'au 4 avril 1997 pour engager les deux chefs mécaniciens qui allaient travailler à bord du Princess of Acadia. Elle l'a fait après avoir mené à terme le processus d'entrevues qui a débouché sur l'embauche de deux personnes autres que M. Lincoln pour le Princess of Acadia et de deux personnes pour le Bluenose. Bay Ferries a depuis le début voulu embaucher M. Hamilton, comme en témoigne le fait qu'une entrevue, à laquelle il ne s'était pas présenté, avait été fixée pour lui. Aucune décision en matière d'embauche n'a été prise à l'égard des candidats avant l'entrevue de M. Hamilton, comme le prouve le fait qu'on n'avait pas fait d'offre à M. Hausgaard. La situation ne ressemblait pas aux faits de l'affaire Chander, où des entrevues avec d'autres candidats avaient été menées après un concours interne. Le Tribunal n'a pas commis d'erreur en appliquant le critère de la décision Shakes pour déterminer si en l'espèce une preuve prima facie de discrimination avait été établie du fait que les quatre personnes embauchées n'étaient pas mieux qualifiées que M. Lincoln.

[32]            De plus, je dois mentionner que si le Tribunal avait appliqué le critère de la décision Israeli, M. Lincoln aurait été tenu de prouver qu'après avoir rejeté sa candidature, Bay Ferries avait continué à chercher des candidats possédant les mêmes compétences que lui. Le Tribunal a conclu que M. Lincoln était le moins compétent des candidats retenus, et que Bay Ferries était à la recherche de personnes possédant des qualités supplémentaires ayant trait à l'expérience et à la souplesse. Ces conclusions ont porté le coup fatal à la plainte de M. Lincoln.

(ii) Le Tribunal a-t-il commis les erreurs de fait alléguées?


[33]            La question de savoir si le Tribunal a commis une erreur dans la première conclusion voulant que M. Stevenson ait conclu que la réponse donnée par M. Lincoln à la question concernant les portes étanches dénotait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement ainsi que la question de savoir si le Tribunal a commis une erreur dans la deuxième conclusion voulant que M. Hamilton ait quitté Marine Atlantique parce qu'il désapprouvait ses politiques de gestion, sont toutes les deux des questions de fait. C'est donc la norme de la décision manifestement déraisonnable que l'on doit appliquer à ces conclusions.

a) La conclusion de M. Stevenson concernant la réponse au sujet des portes étanches

[34]            Le Tribunal a dit ce qui suit concernant la question des portes étanches au paragraphe 33 :

La réponse de M. Lincoln à cette question a suscité de l'inquiétude chez MM. Cormier et Stevenson. À leur avis, cette pratique n'avait pas de raison d'être. M. Stevenson est même allé plus loin, déclarant de façon péremptoire qu'on n'est pas justifié de garder ouvertes les portes étanches pour des raisons de ventilation et de refroidissement. Il s'agissait d'un point important; aux yeux de M. Stevenson, les réponses de M. Lincoln indiquaient qu'il ne savait pas vraiment à quoi servent les portes étanches. À son avis, M. Lincoln défendait trop fermement cette pratique. Cela était une indication que M. Lincoln accepterait peut-être mal le changement au début, ce qui pourrait s'avérer un problème, étant donné la nécessité pour Bay Ferries de revoir en profondeur les pratiques d'exploitation.

[35]            M. Lincoln fait valoir qu'aucun élément de preuve n'appuie l'affirmation selon laquelle M. Stevenson a cru que sa réponse à la question concernant les portes étanches dénotait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement. M. Lincoln dit qu'au contraire, M. Stevenson a témoigné qu'il avait fait preuve de souplesse. Il s'appuie sur l'extrait suivant du contre-interrogatoire de M. Stevenson :

[TRADUCTION]

Q. Je vois. Vous n'êtes manifestement pas d'accord avec M. Lincoln, et je comprends les raisons de votre désaccord, mais comprenez-moi bien. Je ne fais que réfléchir à la question, et je dis que M. Lincoln réfléchissait à la même question et parvenait à une conclusion différente.

A. Oui.

Q. Vous n'êtes pas d'accord avec la conclusion.

A. Oui.


Q. Mais pourtant [il] connaissait de toute évidence le règlement et ne faisait qu'exprimer une opinion avec laquelle vous n'étiez pas d'accord?

A. Absolument.

Q. Et, contrairement à beaucoup de gens, il avait une opinion. Vous l'avez attaquée. Il l'a défendue.

A. Oui.

Q. Quel est le problème?

A. Il n'y en a pas.

Q. Et à la fin de l'entrevue, il - vous avez entendu M. Lincoln témoigner aujourd'hui qu'il a dit : « Eh bien, je suis prêt à reconsidérer mon opinion au sujet des portes. » Pouvez-vous affirmer qu'il n'a pas dit cela?

A. Je ne peux pas l'affirmer. Je ne peux pas le nier.

Q. D'accord.

A. Je ne m'en souviens pas.

Q. D'accord.

A. Dans un sens ou dans l'autre.

Q. C'est bon.

Alors, si nous acceptons la version de M. Lincoln, il n'était pas d'accord avec vous sur un point que l'on aurait pu considérer comme discutable dans une certaine mesure, et il a fini par faire preuve d'une certaine souplesse?

A. J'imagine que oui. On pourrait raisonnablement affirmer cela. Je ne crois pas que ce soit faux.

[36]            En réponse, Bay Ferries affirme que si une erreur a été commise, elle consistait à attribuer à M. Stevenson et non pas à M. Cormier la déclaration selon laquelle la réponse de M. Lincoln à la question concernant les portes étanches dénotait un manque de souplesse et peut-être une résistance au changement.

[37]            Je suis convaincue qu'il s'agissait là de l'opinion de M. Cormier. Lors de son interrogatoire principal, M. Cormier a déclaré ce qui suit :


[TRADUCTION] Mais dans l'ensemble, l'entrevue de M. Lincoln avait - s'était assez bien passée. On a discuté longuement au sujet de - je suppose de la pratique de laisser les portes étanches ouvertes, ce qui nous inquiétait un peu étant donné que cette pratique est - que nous croyons qu'elle n'est pas légitime. Bien sûr je comprends l'attitude de Tim compte tenu du fait que la pratique était acceptée par son ancien employeur, mais il a choisi de défendre la pratique, de la défendre fermement, et, je le répète, le fait qu'initialement il ne s'est pas montré ouvert au changement de pratique constitue une préoccupation, constituait une préoccupation, parce que nous devions effectuer un changement radical.

[38]            Lors du contre-interrogatoire, M. Cormier a dit :

[TRADUCTION] Je pense que certains éléments de l'entrevue de Tim dénotaient une certaine résistance. La question des portes étanches, je crois, et le fait qu'il a défendu cette pratique, mais nous avons remis ces éléments dans leur contexte et avons évalué chacun des candidats en fonction de son expérience, de ses compétences et de la façon optimale dont il pouvait contribuer à notre organisation, et c'est ça qui nous a amené à faire les offres que nous avons faites.

[39]            J'accepte l'argument de Bay Ferries selon lequel ce qui importe c'est le fait qu'il s'agissait de l'opinion de l'un des deux représentants de la société chargés du recrutement. Toute erreur ayant trait à la désignation de la personne qui a témoigné est sans importance, surtout étant donné qu'aucun élément de preuve ne démontre que l'autre personne chargée du recrutement était d'un avis contraire.

[40]            En ce qui concerne la réponse de M. Stevenson citée ci-dessus et invoquée par M. Lincoln, M. Stevenson a témoigné qu'il ne se souvenait pas d'avoir entendu M. Lincoln déclarer qu'il était prêt à reconsidérer son opinion au sujet des portes. La réponse qu'il a donnée plus loin, sur laquelle s'appuie M. Lincoln, repose sur la prémisse voulant que M. Stevenson ait reconnu que M. Lincoln a dit cela. Il s'agit d'une prémisse que M. Stevenson n'a jamais reconnue dans son témoignage.


b) M. Hamilton et les politiques de gestion de Marine Atlantique

[41]            Comme je l'ai mentionné ci-dessus, le Tribunal a conclu que M. Hamilton, bien qu'il ait quitté Marine Atlantique depuis peu de temps, désapprouvait les politiques de gestion de celle-ci. M. Hamilton n'a pas témoigné devant le Tribunal, et M. Lincoln affirme qu'aucun élément de preuve ne démontre qu'il désapprouvait les politiques de gestion de Marine Atlantique. Je reconnais qu'aucune preuve directe n'a été présentée à ce sujet.

[42]            En réponse, Bay Ferries signale les éléments suivants qui ont été présentés en preuve :

1.          M. Hamilton a connu différents styles de gestion dans le cadre de son parcours professionnel. Il a travaillé pour Atlantic Towing Inc., une société membre du groupe Irving, pendant seize ans. Selon la preuve, Atlantic Towing Inc. avait une culture organisationnelle pragmatique que Bay Ferries allait probablement s'efforcer d'imiter.

2.          M. Hamilton a quitté Marine Atlantique pour travailler pour le gouvernement du Nouveau-Brunswick.


3.          M. Hamilton était dès le début un candidat intéressant aux yeux de M. Cormier parce qu'ils avaient déjà travaillé ensemble.

4.          Même si M. Hamilton n'a pas postulé le poste, M. Cormier avait fixé une entrevue avec lui.

5.          La manière dont Bay Ferries entendait exploiter le service de traversiers était très différente des façons de faire de Marine Atlantique.

6.          M. Hamilton n'était pas intéressé par le poste jusqu'à ce qu'un employé de Bay Ferries lui expliquât les plans de transition. M. Hamilton a alors décidé de postuler l'emploi de chef mécanicien.

[43]            Compte tenu de ces éléments de preuve, je conclus qu'il n'était pas manifestement déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que M. Hamilton désapprouvait la façon dont Marine Atlantique exploitait le service de traversiers, et de conclure ensuite qu'il était perçu comme une personne favorable au changement de style et de philosophie de gestion.


CONCLUSION ET DÉPENS

[44]            J'ai conclu que le Tribunal n'avait pas commis les erreurs de fait ou de droit alléguées par M. Lincoln. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

[45]            Bay Ferries réclame les dépens, et je ne vois pas pourquoi les dépens ne devraient pas suivre l'issue de la cause. Si les parties ne s'entendent pas sur leur montant, les dépens devront être taxés en conformité avec les valeurs minimales de la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998). À mon avis, ces valeurs de la colonne III correspondent le mieux au degré de complexité des questions soulevées et à l'ampleur du travail accompli.

ORDONNANCE

[46]            LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


2.          Le demandeur paiera au défendeur les dépens que ce dernier a engagés lors de la présente instance. Si les parties ne s'entendent pas sur leur montant, les dépens seront taxés en conformité avec les valeurs minimales de la colonne III du tableau du tarif B des Règles de la Cour fédérale (1998).

                                                                                                             « Eleanor R. Dawson »            

                                                                                                                                         Juge                          

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.                     


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                        T-489-02

INTITULÉ :                                                       Timothy Lincoln c. Bay Ferries Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L'AUDIENCE :                               le 26 août 2003

OBSERVATIONS ADDITIONNELLES

REÇUES :                                                          les 5, 15 et 17 septembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE DE :                                MADAME LE JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                                      le 6 octobre 2003

COMPARUTIONS :

Colin D. Bryson                                                    POUR LE DEMANDEUR

John K. Mitchell, c.r.                                            POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blois, Nickerson & Bryson                                   POUR LE DEMANDEUR                

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Stewart McKelvey Stirling Scales                         POUR LA DÉFENDERESSE

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)                


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