Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                                                                                                                              Date : 20030724

                                                                                                                        Dossier : T-1756-01

                                                                                                              Référence : 2003 CF 915

OTTAWA (ONTARIO), LE JEUDI 24 JUILLET 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE SNIDER

ENTRE :

                                          ALFRED TACAN, SOLOMON HALL,

                                                             et STAN McKAY

                                                                                                                                      demandeurs

                                                                            et

SA MAJESTÉ LA REINE du chef du Canada

                                                                                                                                  défenderesse

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

MADAME LE JUGE SNIDER


[1]         Au mois d'octobre 2001, MM. Alfred Tacan, Solomon Hall et Stan McKay (les demandeurs) se sont pourvus en justice contre Sa Majesté la Reine (la défenderesse). Ils sont tous membres inscrits d'une bande autochtone de la Première nation de Sioux Valley et anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. M. Hall a aussi combattu à la guerre de Corée. Ils prétendent avoir subi des préjudices imputables aux agissements d'après-guerre de certains fonctionnaires des deux ministères des Affaires indiennes et des Anciens combattants au regard de la Loi sur les terres destinées aux anciens combattants, S.R. 1970, ch. V-4. Les demandeurs sont aujourd'hui très avancés en âge et se disent de santé fragile.

[2]         Par la présente requête, ils veulent obtenir une ordonnance les autorisant à céder leurs droits dans le présent litige à la Bande n ° 290 (la bande) affiliée à la Première nation de Sioux Valley, province du Manitoba, représentée par le chef Katherine Whitecloud. La défenderesse s'oppose à cette requête qui a été instruite par écrit conformément à la règle 369 des Règles de la Cour fédérale de 1998.

QUESTION EN LITIGE

[3]         La question que soulève la présente requête est celle de savoir s'il faudrait permettre aux demandeurs de céder à la Bande leurs droits dans l'instance sous-jacente. Pour procéder à l'analyse de cette question, il me faut considérer les quatre questions subsidiaires suivantes, à savoir :

1.         si la cession est autorisée aux termes de la règle 117 des Règles de la Cour fédérale de 1998;

2.         si elle est interdite du fait qu'elle contredit les lois régissant le soutien illicite et la champartie;

3.         si l'article 67 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11 (la Loi) limite expressément la cession des revendications faites par les demandeurs contre la défenderesse;


4.         si la présente requête doit être traitée quant au fond bien que les demandeurs ne se soient pas conformés au paragraphe 117(2) des Règles, qui exige qu'une telle requête soit présentée par la bande et non par les demandeurs.

ANALYSE

Application de la règle 117

[4]         Les demandeurs soutiennent que la règle 117 des Règles de la Cour fédérale de 1998 n'interdit d'aucune façon la cession à la bande de leurs droits dans l'instance. Cette cession accélérerait le traitement de la question qui risque d'être long et litigieux.

[5]         La règle 117 des Règles de la Cour fédérale de 1998 dispose que, « en cas de cession, de transmission ou de dévolution de droits ou d'obligations d'une partie à une instance à une autre personne, cette dernière peut poursuivre l'instance après avoir signifié et déposé un avis et un affidavit énonçant les motifs de la cession, de la transmission ou de la dévolution » . À mon sens, cette règle n'autorise pas la cession de droits dans une instance, mais traite simplement des questions de procédure relatives à une cession qui est, par ailleurs, légalement effectuée. Il n'y a en fait aucune règle de nature à m'éclairer en l'espèce. Pour déterminer donc si une telle cession est autorisée, je dois faire appel à d'autres règles de droit pertinentes qu'elles soient d'ordre jurisprudentiel ou législatif.


Soutien délictueux et champartie

[6]         La défenderesse soutient que les demandeurs ne peuvent céder un simple droit d'intenter une poursuite, car cela contredirait les lois régissant le soutien délictueux et la champartie (Trendtex Trading Corp. c. Crédit Suisse, [1982] A.C. 679 (H.L.); R. c. Goodman, [1939] R.C.S. 446; Tacan c. Canada, 2001 CFPI 574, [2001] A.C.F. n ° 863 (QL)).

[7]         En réponse à quoi, les demandeurs allèguent que cette cession ne constitue pas une champartie, car rien ne prouve que la bande ait transigé en vue de partager les profits obtenus du litige. La champartie est une forme de soutien délictueux par lequel le cessionnaire se réserve une fraction du produit obtenu du litige envisagé (Morrison c. Mills and Mills (1963), 38 D.L.R. (2d) 489 (C.S. Alberta)). Aucun élément de preuve n'indique, en l'espèce, la façon dont on disposera de ce produit. Je suis par conséquent d'accord avec les demandeurs pour dire que la cession envisagée ne semble pas enfreindre l'interdiction de la champartie.

[8]         Les demandeurs soutiennent également que cette cession ne constitue pas un soutien délictueux du fait que la bande ne s'ingère pas de façon empressée ou indue dans la cause, pas plus qu'elle n'a essayé de provoquer des dissensions ou des litiges (Carlson c. Chambers, [1947] 2 D.L.R. 667 (Sask. K.B.)).


[9]         Je suis d'avis que la cession envisagée comporte un certain nombre de caractéristiques propres au soutien délictueux.

[10]       Le soutien délictueux a été défini comme étant [traduction] « une aide ou un encouragement donné à une partie à une instance par une personne qui n'a aucun droit dans le litige, ni aucun motif qui justifie légalement son ingérence » (Carlson, précité, citation tirée de l'ouvrage Halsbury's Laws of England, vol. 1, 2e éd., (London : Butterworth, 1931), page 69). Une personne n'est coupable de soutien délictueux que si elle est intervenue de façon empressée ou indue. Un exemple, parmi d'autres, est celui de la constitution de parties pour faire valoir des droits que d'autres ne sont pas disposés à exercer (Goodman, précité). Un autre exemple est celui de la cession du simple droit d'ester en justice (Trendtex, précité).

[11]       Les demandeurs voudraient céder à la bande leurs réclamations pour torts ou leur simple droit de se pourvoir en justice. D'après la décision Trendtex, précitée, cela constitue un soutien délictueux, à moins que la bande ne justifie d'un droit, de nature commerciale ou autre, dans l'instance. Bien que les demandeurs soient des membres inscrits de la bande, c'est à cela que se limite, semble-t-il, le droit de celle-ci dans l'instance, ce qui, à mon sens, ne suffit pas.


[12]       D'après l'affidavit du chef Katherine Whitecloud, le grand âge et l'état de santé fragile des demandeurs expliquent leur démarche. Cela laisse entendre qu'ils ne seraient plus disposés à exercer leurs droits contre la Couronne sans l'intervention et l'aide d'une tierce partie, en l'espèce la bande, ce qui constitue clairement un soutien délictueux (Carlson et Trendtrex, précités) et indu. Je note également qu'à la différence de la décision Carlson, précitée, rien n'est dit au sujet de l'impossibilité que les demandeurs puissent poursuivre le litige en raison de difficultés financières si la bande ne leur venait pas en aide.

[13]       La présente requête devrait donc être rejetée au motif que la cession envisagée s'apparente de près au soutien délictueux.

Loi sur la gestion des finances publiques

[14]       La défenderesse déclare que l'article 67 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11 (la Loi) limite expressément les cessions des créances sur la Couronne, ce qui comprend un droit incorporel comme le sont les présentes revendications portées par les demandeurs contre la défenderesse (article 66 de la Loi).


[15]       Les demandeurs répliquent que la Loi n'interdit pas absolument la cession d'une créance sur la Couronne. Il ne tient qu'aux demandeurs de s'en tenir strictement aux dispositions de la Loi de façon à permettre une cession valide d'une créance sur la Couronne.

[16]       À mon avis, la Loi interdit la cession à la bande de la présente créance sur la Couronne.

[17]       L'article 67 de la Loi sur la gestion des finances publiques interdit absolument toute cession de créance sur la Couronne :


67. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi ou de toute autre loi fédérale :

a) les créances sur Sa Majesté sont incessibles;

b) aucune opération censée constituer une cession de créances sur Sa Majesté n'a pour effet de conférer à quiconque un droit ou un recours à leur égard.

67. Except as provided in this Act or any other Act of Parliament,

(a) a Crown debt is not assignable; and

(b) no transaction purporting to be an assignment on a Crown debt.is effective so as to confer on that debt to any person any rights or remedies in respect of that debt.


[18]       Le paragraphe 68(1) de la Loi autorise la cession de certaines créances précises sur la Couronne :


68. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, les créances suivantes sont cessibles :

a) celles qui correspondent à un montant échu ou à échoir aux termes d'un marché;

b) celles qui appartiennent à une catégorie déterminée par règlement.

68. (1) Subject to this section, an assignment may be made of

(a) a Crown debt that is an amount due or becoming due under a contract; and

(b) another Crown debt of a prescribed class.



[19]       Étant donné que l'instance sous-jacente se fonde, en l'espèce, sur des torts imputables à des fonctionnaires ou agents de la Couronne, les sommes que les demandeurs réclament de celle-ci ne constituent pas un « montant échu ou à échoir aux termes d'un marché » et, partant, ne font pas partie des exceptions objet de l'alinéa 68(1)a) de la Loi.

[20]       Le Règlement sur la cession des dettes de la Couronne, C.R.C., ch. 675, énumère les créances sur la Couronne qui appartiennent à une catégorie déterminée par règlement. L'examen des dispositions pertinentes de ce règlement me persuade que les créances revendiquées en l'espèce « [n'] appartiennent [pas] à une catégorie déterminée par règlement » et, de ce fait, ne sont pas visées par l'exception définie à l'alinéa 68(1)b) de la Loi.

[21]       Étant donné que la Loi interdit la cession de la présente créance par les demandeurs au profit de la bande, l'assurance qu'ils se conformeront strictement aux exigences de la Loi ne suffit pas pour déroger à cette interdiction.

Vice de procédure


[22]       La défenderesse soutient que les demandeurs ne se sont pas conformés au paragraphe 117(2) des Règles de la Cour fédérale de 1998, lequel exige clairement que la présente requête soit présentée par la bande et non par les demandeurs. Ceux-ci admettent cet argument dans leur réponse versée au dossier de la requête de la défenderesse.

[23]       Il n'est pas logique d'exiger des demandeurs qu'ils retirent la présente requête pour la soumettre une nouvelle fois au nom de la bande, sachant qu'elle sera rejetée en tout cas. C'est pourquoi, j'ai décidé de l'instruire sur le fond nonobstant le vice de procédure.

                                                              ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. La requête est rejetée;

2. Les frais sont adjugés à la défenderesse.

    « Judith A. Snider »

_________________________________

     Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                              COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N ° DU GREFFE :                          T-1756-01

INTITULÉ :                                    ALFRED TACAN et al. c. SA MAJESTÉ

LA REINE du chef du Canada

PROCÉDURE DE REQUÊTE ÉCRITE CONFORMÉMENT À LA RÈGLE 369

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : MADAME LE JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                   Le 24 juillet 2003

OBSERVATIONS ÉCRITES PRÉSENTÉES PAR :

M. Douglas A.S. Paterson, c.r.                                               POUR LES DEMANDEURS

et M. Robert L. Patterson

M. Randal T. Smith, c.r.                                                          POUR LA COURONNE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Douglas A.S. Paterson, c.r.

et Robert L. Patterson

Paterson, Patterson, Wyman et Abel

Avocats

Brandon (Manitoba)                                                                POUR LES DEMANDEURS

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                        POUR LA COURONNE DÉFENDERESSE


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.