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Date : 20030915

Dossier : T-854-02

Référence : 2003 CF 1061

Vancouver (Colombie-Britannique), le lundi 15 septembre 2003

EN PRÉSENCE DU PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

                                                               ACTION SIMPLIFIÉE

                        ACTION RÉELLE CONTRE LE NAVIRE « HANDY PRINCE »

ENTRE :

                                                               DSL CORPORATION

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                                      BULK ATLANTIC INC., HANDY PRINCE LTD.,

                          LE NAVIRE « HANDY PRINCE » , SES PROPRIÉTAIRES ET

                TOUTES AUTRES PERSONNES INTÉRESSÉES DANS LEDIT NAVIRE

                                                                                                                                                     défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE


[1]                 Cette action simplifiée porte sur une réclamation d'environ 14 000 dollars américains pour les dommages subis par des tuyaux d'acier transportés depuis la Turquie jusqu'à Houston (Texas). L'action a été engagée à la suite des instructions de dernière minute reçues des assureurs de la cargaison, afin d'empêcher sa prescription à l'encontre de la demanderesse, qui avait pu obtenir une prorogation du délai auprès du propriétaire, mais non auprès de l'affréteur. La présente requête vise soit à faire annuler la signification ex juris de la déclaration à Bulk Atlantic Inc. et Handy Prince Ltd., soit à faire suspendre la procédure au motif qu'il n'y a pas de lien réel et substantiel, ou de lien juridique, entre cette affaire et le Canada, la Cour fédérale étant de ce fait incompétente. Ici, les défendeurs font observer que la demanderesse est une société américaine, que la défenderesse, Handy Prince Ltd., est une société maltaise dont l'exploitant se trouve en Grèce, que le « Handy Prince » , qui n'a pas été saisi, est enregistré à Malte. La société Handy Prince Ltd. fait valoir que ni elle ni son exploitant grec, Eldrima Maritime Enterprises S/A, n'ont un établissement, une succursale ou une agence au Canada. Les ports effectifs ou prévus de chargement ou de déchargement n'étaient pas des ports situés au Canada. Bulk Atlantic Inc., l'affréteur à temps, est une société des îles Marshall : Bulk Atlantic dit qu'elle n'a ni bureau ni mandataire au Canada. Au contraire, American Shipping and Chartering, courtiers maritimes, de Houston, au Texas, qui se sont occupés du « Handy Prince » à ce port, ont informé la demanderesse que leur mandant était la société Atlantic Maritime Inc., de Montréal, une société qui semble-t-il agit comme courtier et commissaire d'avaries pour les propriétaires, Bulk Atlantic Inc., des îles Marshall.

[2]                 Les propriétaires et les exploitants de navires conduisent souvent leurs affaires depuis des endroits aussi divers que lointains, et cela pour des raisons commerciales. Cependant, cette pratique tourne parfois à l'escroquerie, au grand dam de ceux qui voudraient savoir quels défendeurs poursuivre et devant quelle juridiction introduire une procédure en recouvrement pour perte ou endommagement d'une cargaison.


[3]                 Les défendeurs s'autorisent du jugement Le Martha Russ [1973] C.F. 394, rendu par le juge Collier, pour dire que, dans le cas d'une action personnelle, il doit exister un lien réel et substantiel, ou un lien juridique, entre le transport et le Canada, et entre les parties et le Canada, avant que la Cour fédérale n'ait compétence sur des entités étrangères. Ils se réfèrent ici à ce jugement, page 399, où le juge Collier faisait ressortir ce qui, selon lui, était :

... un principe fondamental à suivre quand on doit trancher la question de la compétence du tribunal relativement à des étrangers : il faut qu'il existe un lien juridique entre les défendeurs étrangers et la compétence territoriale de la Cour. Ce lien doit provenir d'une action, d'une ligne de conduite, ou d'un accord signé par le défendeur étranger qui soit ou qui puisse être rattaché in personam au ressort du tribunal.

[C'est moi qui souligne]

La Cour d'appel a confirmé l'ordonnance du juge de première instance, en annulant la signification de la déclaration, [1974] C.F. 410. Lorsqu'on examine le jugement Martha Russ, il faut garder à l'esprit qu'il concerne la signification ex juris et la règle 307, à l'époque la règle se rapportant à la signification hors du ressort territorial : la règle 307 ne prévoyait pas la signification d'une déclaration en dehors du territoire et subordonnait à une autorisation la signification d'un avis de déclaration. Il semble que le jugement Martha Russ reposait sur l'idée selon laquelle, autrefois, les tribunaux anglais n'avaient pas compétence sur les entités étrangères à moins que les actes de procédure ne fussent signifiés à celles-ci à l'intérieur du ressort territorial. Cette limite à la compétence va à l'encontre de l'avis de lord Wilberforce dans l'affaire The Atlantic Star [1974] A.C. 436 (H.L.), dont je parlerai bientôt.


[4]                 La jurisprudence Martha Russ a été suivie dans l'affaire Le Canmar Victory (1998) 153 F.T.R. 266, confirmée (1999) 250 N.R. 192. Dans les deux cas, la Cour a cherché un lien avec le Canada, qu'il s'agît d'un acte, d'une conduite ou d'un accord.

[5]                 L'avocat de la demanderesse, s'autorisant d'un arrêt de la Cour d'appel fédérale, Nations Unies c. Atlantic Seaways Corporation [1979] 2 C.F. 541, croit pouvoir affirmer qu'une compétence en matière personnelle, dans une réclamation portant sur une cargaison, n'est assortie d'aucune réserve, qu'elle soit expresse ou tacite, fondée sur l'endroit où la cause d'action a pris naissance, pour autant que la réclamation entre dans l'une des catégories de compétence qui sont prévues par le paragraphe 22(2) de la Loi sur la Cour fédérale. L'arrêt Atlantic Seaways a été suivi par la Section de première instance dans une affaire ultérieure impliquant les mêmes parties, Nations Unies c. Atlantic Seaways Corporation [1980] 2 C.F. 345, et il a été expliqué par le juge Collier dans l'affaire Elesguro Inc. c. Ssangyong Shipping Company [1981] 2 C.F. 326, où le juge Collier s'est référé à une autre décision de la Cour d'appel, rendue à la même époque et ayant le même effet que l'arrêt Atlantic Seaways, à savoir l'arrêt Santa Maria Shipowning and Trading Company c. Hawker Industries Limited [1976] 2 C.F. 325.


[6]                 Dans l'arrêt Atlantic Seaways, le juge LeDain s'était fondé sur divers précédents pour affirmer que la compétence de la Cour dans les actions en dommages-intérêts pour perte d'une cargaison s'étendait au-delà du Canada, en considérant la question de savoir si la Cour devrait, dans un cas donné, s'attribuer compétence, comme une décision discrétionnaire devant être prise lorsqu'elle accorde une autorisation de signification ex juris. Je ferais observer ici que l'autorisation de signification ex juris n'est pas requise dans les Règles actuelles. Parmi les précédents mentionnés dans l'arrêt Atlantic Seaways, il y a l'affaire Atlantic Star (précitée), sur laquelle s'était fondé le juge LeDain. Dans cette affaire, lord Wilberforce s'était exprimé ainsi à propos de la compétence de la Admiralty Court anglaise :

[traduction] ... la cour maritime, dans ce pays, est une cour qui a une longue histoire et qui bénéficie d'une vaste réputation au niveau international. C'est une cour à laquelle des justiciables du monde entier s'en rapportent pour des affaires qui n'ont aucun lien intrinsèque avec l'Angleterre. Le nombre des procès purement étrangers (un avocat nous a communiqué les chiffres) qu'elle instruit est assez élevé. C'est une juridiction qui est souvent choisie par les parties à des contrats : elle est accoutumée à appliquer le droit étranger, elle a les moyens requis pour obtenir des avis d'experts qui eux-mêmes sont fort réputés. Toutes ces considérations sont encore valides aujourd'hui, mais il existe maintenant, dans d'autres pays à vocation maritime, des tribunaux exerçant eux aussi une compétence en ces matières, et qui ont une expérience comparable, sinon égale, et je crois qu'il serait juste que l'on en tienne compte lorsque l'un d'eux est proposé comme autre juridiction possible.

(page 469)

Ce passage ne limite la compétence que pour dire que l'on devrait tenir compte des cas dans lesquels un autre tribunal est proposé comme autre juridiction possible, ce qui est dans une certaine mesure le cas ici, l'avocat des défendeurs affirmant que, puisque le destinataire de la cargaison se trouvait au Texas, ce sont les tribunaux du Texas qui devraient être saisis de cette affaire. Cependant, aucune offre n'est faite d'une renonciation à une prescription en vigueur au Texas, en échange d'un consentement à suspension.

[7]                 Pour revenir à l'arrêt Atlantic Seaways, le juge Collier avait écarté ce précédent dans l'affaire Ssangyong Shipping (précitée), au motif qu'il concernait non pas la signification ex juris, ce qui était le cas dans les affaires Ssangyong Shipping et Martha Russ, mais plutôt la compétence sur certains genres d'actions. Évidemment, dans les actuelles Règles de la Cour fédérale, la signification ex juris est automatique.

[8]                 Au même effet que l'arrêt Atlantic Seaways, et mentionné dans cet arrêt, il y a l'arrêt Santa Maria Shipowning & Trading Co. c. Hawker Industries Ltd. [1976] 2 C.F. 325, qui a été rendu par le juge en chef Jackett au nom de la Cour d'appel. L'arrêt Santa Maria concernait la compétence de la Cour fédérale selon l'alinéa 22(2)n) de la Loi sur la Cour fédérale, c'est-à-dire la compétence pour juger une action fondée sur un contrat de réparation d'un navire. La cause d'action était tout entière située en dehors du Canada et, même si Hawker Industries avait un genre de succursale à Halifax, c'est l'entreprise américaine qui était concernée dans la procédure, puisque la Cour d'appel avait jugé que l'ordonnance de signification ex juris à la société American Hawker Industries Ltd. devrait attendre la date du procès, quand on en saurait davantage. Cependant, incidemment, le juge en chef Jackett avait les observations suivantes à faire à propos de l'arrêt Martha Russ et de son lien avec la compétence :


La jurisprudence relative à la signification ex juris et à la ratification des jugements étrangers ne peut, me semble-t-il, nous être d'un grand secours sur le sujet : néanmoins, il est à noter que cette cour, dans l'arrêt Martha Russ, a clairement établi qu'elle ne tranchait pas cet appel sur une question de « compétence » pour autoriser une signification ex juris; de même, la décision de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Antares Shipping Corporation c. Le navire « Capricorn » , rendue le 30 janvier 1976, a prévu une signification ex juris dans une affaire où la cause d'action ne semblait pas plus située au Canada que ne l'est, selon le point de vue adopté par l'appelante, la cause d'action en l'espèce. (D'après moi, dans ce dernier arrêt, la question relative à la « compétence » de la Cour semble encore sujette à examen.)

(pages 334 et 335)

L'affaire Santa Maria Shipowning concernait, comme je l'ai dit, une signification ex juris. Cependant, la Cour d'appel a certainement reconnu les limites qu'imposait l'arrêt Martha Russ, et dont il est fait état dans l'arrêt Antares Shipping Corporation c. Le Capricorn (1976) 65 D.L.R. (3d) 105 (C.S.C.).


[9]                 L'avocat des défendeurs dit que la Cour d'appel, dans l'arrêt Atlantic Seaways, s'était fondée sur l'affaire Quebec Northshore Paper Company c. Canadien Pacifique Limitée [1977] 2 F.C.R. 1054 et sur l'affaire MacNamara Construction (Western) Limited c. La Reine [1977] 2 F.C.R. 654, mais il est plus exact de dire que le juge LeDain a examiné ces précédents. L'avocat des défendeurs affirme ensuite que, selon l'examen général de la compétence qui est fait dans l'édition actuelle de Sgayias on the Federal Court Practice, aux pages 28 et 29, les précédents Quebec Northshore et MacNamara, et par extension le précédent Le Capricorn (précité), avaient été mis en doute par l'arrêt ITO International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. [1986] 1 F.C.R. 752. Cependant, Sgayias conclut ensuite que tout cela est sans portée pratique, parce que le paragraphe 22(2) de la Loi sur la Cour fédérale demeure encore le point de référence dans la définition de ce en quoi consiste le droit maritime canadien. Tout cela nous mène trop loin dans la présente affaire, où le point à décider est celui de la compétence en matière personnelle sur les actions relatives à la perte de cargaisons, car l'arrêt Atlantic Seaways peut manifestement être distingué de l'arrêt Martha Russ, qui concernait une signification ex juris et auquel s'est substitué la règle 137 des Règles de la Cour fédérale, qui institue la signification ex juris sans qu'une autorisation soit requise.

[10]            À l'origine, les pièces dont disposait la demanderesse indiquaient qu'Atlantic Maritime Co. Inc., de Montréal, au Québec, était l'affréteur du « Handy Prince » . Atlantic Maritime, par une correspondance envoyée à l'avocat de la demanderesse, informait celui-ci qu'elle agissait simplement comme courtier pour Bulk Atlantic Inc., des îles Marshall, l'affréteur à temps du « Handy Prince » . Cette information du 21 juin 2002 fut suivie de divers documents envoyés par Atlantic Maritime le 26 juin 2002, à savoir une portion de charte-partie, une lettre d'un autre courtier et une lettre de Bulk Atlantic Inc., tous des documents attestant que Bulk Atlantic Inc. était effectivement l'affréteur à temps. Si l'affaire en était restée là, la position adoptée par les défendeurs serait certainement une position solide. Cependant, les agents qui s'occupaient du navire à Houston, au Texas, à savoir American Shipping and Chartering, n'avaient pas cru devoir laisser les choses en l'état.


[11]            La société American Shipping and Chartering a informé les assureurs de la cargaison que son mandant était Atlantic Maritime, de Montréal, au Québec. Atlantic Maritime, auparavant considérée comme un courtier, passait donc non seulement pour le courtier, mais également pour l'agent de Bulk Atlantic Inc. lequel s'occuperait de la réclamation. Un courtier est un agent dont le rôle premier est de négocier un contrat entre deux parties : voir Anson's Law of Contract, 22e édition, 1964, Clarendon Press, Oxford, à la page 545. Ici, la position d'Atlantic Maritime, qui est la position d'un commissaire d'avaries pour l'affréteur, Bulk Atlantic, va au-delà de celle d'un courtier d'Atlantic Maritime. La demanderesse ayant été invitée à traiter avec Atlantic Maritime, à Montréal, au Québec, on peut dire que certains éléments ont pour effet de rattacher cette affaire au Canada. Subsidiairement, le principe établi dans l'arrêt Atlantic Seaways ayant encore toute sa force, il n'y a aucune réserve restreignant la compétence en matière personnelle qui est conférée à la Cour fédérale par l'article 22 de la Loi sur la Cour fédérale, pour autant que la réclamation entre, comme c'est le cas ici, dans l'une des catégories données.

[12]            Puisqu'il y a un lien avec le Canada, ce lien étant Atlantic Maritime de Montréal, je ne vois pas comment Handy Prince Ltd., qui a de fait reçu signification de la déclaration, pourrait cesser d'être une partie. Ici, je m'autorise également de l'arrêt Atlantic Seaways Corporation pour énoncer la proposition générale selon laquelle une action personnelle en dommages-intérêts pour perte d'une cargaison englobe la cause d'action qui a pris naissance en dehors du Canada, car, comme le faisait observer la Cour d'appel, la Loi sur la Cour fédérale ne renferme aucune réserve, expresse ou tacite, fondée sur l'endroit où la cause d'action prend naissance.

[13]            Les défenderesses, Bulk Atlantic Inc. et Handy Prince Ltd., auront 21 jours pour produire leurs défenses. Il est adjugé à la demanderesse un seul ensemble de dépens, payables conjointement par les défendeurs, quelle que soit l'issue de la cause.

                                                                                 « John A. Hargrave »            

                                                                                                Protonotaire                    

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 15 septembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                       COUR FÉDÉRALE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               T-854-02

INTITULÉ :                                              DSL Corporation c. Le navire « Handy Prince » et autres

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 8 septembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:      le protonotaire Hargrave

DATE DES MOTIFS :                           le 15 septembre 2003

COMPARUTIONS :

Me Barry Oland                                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Me Shane Nossal                                                                      POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Oland & Co.                                                                            POUR LA DEMANDERESSE

Vancouver (C.-B.)

Bull Housser & Tupper                                                            POUR LES DÉFENDEURS

Vancouver (C.-B.)

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