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                                                                                                                                           Date : 20030401

                                                                                                                                     Dossier : T-1319-02

                                                                                                                        Référence : 2003 CFPI 382

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2003

EN PRÉSENCE DE :             MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                             BOSTON PIZZA INTERNATIONAL INC.

                          et BOSTON PIZZA ROYALTIES LIMITED PARTNERSHIP

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                              - et -

                                                BOSTON MARKET CORPORATION,

                                                 MCDONALD'S RESTAURANTS OF

                                   CANADA LIMITED, BOSTON MARKET CANADA

                                              COMPANY et GLOBAL RESTAURANT

                                              OPERATIONS OF IRELAND LIMITED

                                                                                                                                              défenderesses

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Introduction

[1]                 Les demanderesses, Boston Pizza International (BPI) et Boston Pizza Royalties Limited Partnership (les demanderesses) recherchent une injonction interlocutoire contre les défenderesses, Boston Market Corporation, McDonald's Restaurants of Canada Limited, Boston Market Canada Company et Global Restaurant Operations of Ireland Limited (les défenderesses).


[2]                 Les demanderesses veulent empêcher les défenderesses d'employer le nom commercial « Boston Market » au Canada en liaison avec l'exploitation ou le marketing de restaurants ou la vente d'aliments prêts à servir, d'annoncer ou d'exploiter une entreprise en liaison avec le nom commercial « Boston Market » ; d'employer le nom commercial « Boston Market » au Canada d'une manière susceptible d'entraîner la diminution de valeur de la marque de commerce des demanderesses, ou d'appeler l'attention du public sur l'entreprise des défenderesses par l'emploi de la dénomination « Boston Market » de manière à vraisemblablement causer de la confusion avec l'entreprise des demanderesses et de leurs franchisés.

[3]                 La requête est présentée dans le cadre d'une action intentée par les demanderesses en contrefaçon de marque de commerce, diminution de valeur de l'achalandage et commercialisation trompeuse, en contravention de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, modifiée.

[4]                 Les demanderesses s'engagent à se conformer à toute ordonnance qui pourra être rendue concernant le préjudice causé par le prononcé de l'injonction interlocutoire s'il devait être décidé, au fond, que l'injonction interlocutoire n'aurait pas dû être accordée. De même, la défenderesse, McDonald's Restaurants of Canada Limited, s'engage à payer la différence entre la somme ordonnée et la somme recouvrée par les demanderesses dans le cas où l'injonction interlocutoire ne serait pas accordée et où les demanderesses auraient gain de cause par la suite au fond.


[5]                 En vertu de l'ordonnance que j'ai prononcée le 28 janvier 2003, les affidavits d'Andrew Diveky (souscrit le 30 octobre 2002) et S. Tyler Barrs (souscrit le 16 octobre 2002) ont été radiés du dossier de la requête des demanderesses et n'ont pas été pris en compte dans l'examen de la présente requête.

Les faits

Boston Pizza

[6]                 La demanderesse, BPI, est titulaire d'une licence à l'égard de la marque de commerce déposée « Boston Pizza » . BPI et ses prédécesseurs emploient la marque de commerce depuis le 6 novembre 1965 dans l'exploitation d'une entreprise de franchisage de restauration et de mets à emporter. BPI est propriétaire de deux restaurants au Canada et a concédé des licences du nom commercial à des franchisés qui exploitent 162 restaurants au Canada.


[7]                 BPI sert des pizzas, des pâtes, des repas légers, des hors-d'oeuvre et des boissons, elle offre des repas sur place et un service de livraison. Elle possède la part de marché la plus grande parmi les chaînes de « restauration familiale » au Canada et aux États-Unis et indique qu'elle compte ouvrir de 70 à 80 restaurants au cours des cinq prochaines années, dont 30 en Ontario. BPI indique qu'elle emploie abondamment ses marques de commerce dans la publicité et le marketing, sur les menus, ses articles de papeterie et les dépliants, ainsi qu'en liaison avec sa fondation de bienfaisance. Elle exerce un contrôle strict sur ses franchisés pour assurer l'uniformité du décor, de la nature et de la qualité des aliments de manière à maintenir la valeur de la marque de commerce. La publicité est financée par l'entremise d'un fonds coopératif auquel contribuent les franchisés de BPI. Selon BPI, l'achalandage attaché à son nom est évalué à 109 millions de dollars. Ses recettes brutes se sont chiffrées à 275 millions de dollars en 2001 et sont estimées à 300 millions de dollars pour 2002.

Boston Market

[8]                 La défenderesse, Boston Market Canada, exerce son activité au Canada en liaison avec la marque « Boston Market » , en vertu d'une licence qui lui a été concédée par la défenderesse Global Restaurant Operations of Ireland Limited. Boston Market Corp. est une filiale en propriété exclusive de la McDonald's Corporation. Les quatre défenderesses font partie du même groupe.

[9]                 Selon les défenderesses, Boston Chicken, Inc. exploite des restaurants aux États-Unis en liaison avec la marque de commerce Boston Chicken; elle en comptait 500 en 1994. En 1995, Boston Chicken a décidé d'élargir la gamme de mets, en employant la marque de commerce Boston Market. En 1998, Boston Chicken a demandé la protection de la loi sur la faillite aux États-Unis et a cherché à se restructurer. En 2000, McDonald's Corporation, par l'entremise d'une filiale, a acquis certains éléments d'actif corporel de Boston Chicken. La dénomination a été changée pour BM Corp. et la société exploite des restaurants Boston Market aux États-Unis depuis mai 2000.

Restaurants au Canada

[10]            Les défenderesses ont ouvert un restaurant Boston Market sur l'Erin Mills Parkway à Mississauga le 9 septembre 2002. Elles disent qu'un deuxième restaurant Boston Market a ouvert en décembre 2002, au BayMac Centre. Un troisième restaurant Boston Market doit ouvrir en juin 2003, à Mississauga.


[11]            Les défenderesses soutiennent que les restaurants Boston Market au Canada ont une vocation différente de celle des restaurants Boston Pizza. Boston Market s'adresse au « marché de remplacement du repas familial » ou au « marché des mets à emporter » . D'après les défenderesses, en fonction des quatre catégories reconnues « casse-croûtes » , « restauration rapide familiale » , « restauration familiale » et « bonnes tables » , les restaurants Boston Market au Canada entrent dans la deuxième catégorie « restauration rapide familiale » , tandis que les restaurants Boston Pizza entrent dans la troisième, « restauration familiale » . En contre-interrogatoire, le chef de la direction de BPI, Michael Cordoba, a reconnu cette classification et a convenu du classement de Boston Pizza dans la « restauration familiale » , tandis que les restaurants Boston Market n'entrent pas dans cette catégorie et n'offrent pas le « service complet aux tables » .

[12]            Les restaurants Boston Pizza sont surtout situés dans l'Ouest du Canada, mais BPI a réalisé récemment une expansion en Ontario. Depuis 1998, le nombre de restaurants Boston Pizza en Ontario est passé de 4 à 21.

La preuve d'experts


[13]            BPI a fait appel à Mme Corbin, experte dans la recherche sur la commercialisation, pour déterminer le risque de confusion au Canada entre un restaurant appelé « Boston Market » et un restaurant appelé « Boston Pizza » . Le sondage effectué par Mme Corbin a été réalisé en juin 2002 et a porté sur les opinions de 623 Canadiens adultes. Elle est arrivée à la conclusion que 18 % de la clientèle des restaurants ou des services de mets à emporter percevra probablement que les restaurants exploités au Canada sous la dénomination Boston Market et les restaurants Boston Pizza sont exploités par la même société. Cette estimation passe à 30 % lorsqu'on ne tient compte que des personnes interrogées qui ont dit avoir déjà entendu parler d'un restaurant Boston Pizza ou en avoir déjà vu un.

[14]            L'expert des défenderesses, M. Pearce, dit que le choix des consommateurs concernant le fournisseur de services d'alimentation est plus complexe que ce que permet d'établir un test de reconnaissance d'une dénomination ou d'association avec des dénominations, parce que les consommateurs prennent en compte des facteurs autres que la dénomination dans leurs choix. M. Pearce déclare qu'une marque ne se réduit pas à une marque verbale et peut signifier [traduction] « des caractéristiques comme le statut socio-économique de la clientèle [...], des niveaux de goût, les valeurs du producteur ou du client et ainsi de suite » . Selon l'opinion de M. Pearce, il n'y a guère de risque de confusion chez les consommateurs entre les noms de marque Boston Market et Boston Pizza puisqu'ils ont des significations différentes. À son avis, Boston Market et Boston Pizza ne visent pas le même marché sinon de façon générale, relativement aux services d'alimentation.


[15]            M. Pearce a visité et photographié un restaurant Boston Market à Mississauga et le restaurant Boston Pizza d'Oakville. Il a observé que le restaurant Boston Market avait un comptoir de service à l'auto, une zone de libre-service style cafétéria, et une petite zone pour les tables. Au contraire, le restaurant Boston Pizza qu'il a visité comportait une salle à manger et un bar, et offrait un menu plus étendu, le service aux tables et des boissons alcoolisées. M. Pearce a conclu que la seule ressemblance entre les deux fournisseurs de services d'alimentation qui pourrait créer de la confusion chez les consommateurs serait l'emploi du mot « Boston » dans la dénomination du restaurant. M. Pearce a également exprimé l'opinion que, si l'injonction était accordée, la Boston Market Corporation subirait un préjudice grave puisqu'elle mise sur le capital marque de la dénomination « Boston Market » , connue des consommateurs canadiens en raison de la publicité transfrontière.

[16]            M. Dawar, expert en marketing dont le témoignage est présenté au soutien des demanderesses, dit que BPI subira un préjudice irréparable du fait de l'introduction de la marque Boston Market sur le marché canadien. Il indique que la confusion établie par le sondage de Mme Corbin peut amener les consommateurs qui apprécient Boston Pizza à éprouver une déception lorsqu'ils mangent dans un restaurant Boston Market parce que leurs attentes ne sont pas comblées. À l'inverse, des consommateurs qui mangent dans un restaurant Boston Market et sont insatisfaits pourraient ne retourner ni à un restaurant Boston Market ni à un restaurant Boston Pizza. Selon son opinion, il en résultera une perte de clientèle, une dilution du capital marque et une perte de part de marché. En outre, M. Dawar fait observer que les responsables régionaux et les franchisés sont une source clé de recettes pour BPI et que l'arrivée d'un concurrent portant une dénomination similaire et offrant des marchandises similaires nuit à la marque Boston Pizza, laquelle constitue l'un des principaux avantages conférés dans une franchise de Boston Pizza. Il dépose :

[traduction] Toute réduction de la force perçue de la marque diminue les avantages découlant du contrat de franchise pour le franchisé, ce qui rend moins probable que le responsable régional ou le franchisé assume les coûts et le risque de l'expansion.


M. Dawar conclut que la source du préjudice causé par l'entrée de Boston Market sur le marché est déterminable et de nature définie, mais il est d'avis que l'étendue du préjudice n'est ni mesurable ni quantifiable.

Les questions en litige

[17]            A.         Les demanderesses ont-elles soulevé une question sérieuse à juger?

           B.          Les demanderesses subiront-elles un préjudice irréparable si l'injonction est refusée?

           C.         La « prépondérance des inconvénients » joue-t-elle en faveur des demanderesses?

Analyse

[18]            Dans l'arrêt R.J.R. Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général) (1994), 111 D.L.R. (4th) 385, la Cour suprême a défini le critère en fonction duquel il faut juger si la demanderesse a droit à une injonction interlocutoire. Les demanderesses doivent soulever une question sérieuse à juger, établir qu'elles subiraient un préjudice irréparable si l'injonction n'était pas accordée et démontrer que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur.

A.      Les demanderesses ont-elles soulevé une question sérieuse à juger?     

[19]            La Cour suprême a statué dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité, que le critère à appliquer pour décider s'il s'agit d'une question sérieuse n'est pas très exigeant, déclarant à la page 403 :

Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès.


[20]            BPI soutient que ses prétentions soulèvent une question sérieuse. Les défenderesses ont concédé, dans les débats, qu'une question sérieuse a été soulevée.

[21]            Les demanderesses ont fourni la preuve à tout le moins d'une certaine confusion, par le moyen de l'enquête de Mme Corbin. Pour les besoins de la présente demande, je suis convaincu que la conclusion de Mme Corbin au sujet de la confusion chez les consommateurs constitue une preuve suffisante pour satisfaire au critère peu exigeant de la « question sérieuse » . Je trouve également convaincant le témoignage de M. Pearce portant qu'un nom de marque ne constitue qu'un élément de la signification globale de la marque, laquelle comprend également les impressions, connaissances et attentes dominantes des consommateurs à l'égard d'une marque. Je conviens avec les parties que, pour les besoins de l'injonction interlocutoire, les demanderesses ont franchi le premier obstacle, selon lequel elles devaient prouver que leur demande n'est ni vexatoire ni futile. Je passe donc à l'examen des deuxième et troisième volets du critère de l'arrêt R.J.R. Macdonald.

B.         Les demanderesses subiront-elles un préjudice irréparable si l'injonction est refusée?

[22]            Les demanderesses font valoir que la demande est présentée à titre préventif, [traduction] « sauf à l'égard du restaurant Boston Market du Sheridan Mall » , ouvert le 9 septembre 2002. Les défenderesses soutiennent que l'injonction demandée n'est pas préventive, parce qu'il existe deux restaurants Boston Market qui sont exploités au Canada : celui de Mississauga, ouvert le 9 septembre 2002 et un deuxième restaurant à Mississauga, ouvert en décembre 2002.


[23]        Dans la décision Sports Authority, Inc. c. Vineberg et al., 61 C.P.R. (3rd) 155, le juge Rothstein a formulé les observations suivantes sur le niveau de preuve exigé pour obtenir une injonction interlocutoire préventive, à la page 157 :

Le seul fait d'affirmer qu'il y a perte du caractère distinctif, perte d'achalandage ou diminution des ventes ne saurait établir à lui seul l'existence d'un préjudice irréparable. Dans le cas d'une demande quia timet comme celle qui nous occupe, il est impossible de démontrer l'existence d'un préjudice réel parce que l'auteur de la prétendue contrefaçon n'exerce encore aucune activité commerciale. Il faut donc s'en tenir à des déductions logiques. Cependant, la perte du caractère distinctif, la perte d'achalandage ou la diminution des ventes ne peuvent se déduire du seul fait de la confusion. Le requérant doit, pour démontrer l'existence d'un préjudice irréparable, apporter des preuves indiquant clairement comment ce préjudice sera causé et pourquoi il sera irréparable. En l'absence de telles preuves, il n'est pas possible de conclure, de façon logique et raisonnable, à l'existence d'un tel préjudice irréparable. [Non souligné dans l'original]

[24]            Ainsi qu'il est indiqué dans la décision Sports Authority, précitée, on peut tirer des déductions logiques de la preuve des demanderesses. Le niveau de preuve exigé pour établir le préjudice irréparable dans une injonction interlocutoire préventive n'est pas strictement régi, comme le font observer les demanderesses, par les principes exposés dans l'arrêtCentre Ice, précité.


[25]            Je suis d'avis que les principes relatifs à l'injonction préventive sont sans application. Ainsi qu'il est indiqué dans la décision Sports Authority, précitée, on peut demander une injonction préventive lorsque l'auteur de la contrefaçon n'exerce encore aucune activité commerciale. Toutefois, Boston Market exerce une activité commerciale, ainsi qu'il a été noté ci-dessus. En outre, les demanderesses ont invoqué une preuve factuelle concernant des événements qui se sont produits au premier restaurant Boston Market à Mississauga, à savoir le témoignage de Bob Hissink concernant les questions et le comportement de plusieurs clients de Boston Market. Il ne serait pas logique d'appliquer les principes relatifs à l'injonction préventive et de considérer également cette preuve factuelle. À mon avis, ce sont les principes normaux en matière d'injonction interlocutoire qu'il faut suivre en l'espèce.

[26]            La personne qui demande l'injonction interlocutoire doit établir qu'elle subira un préjudice irréparable à moins que l'injonction ne soit accordée.

[27]            S'agissant de la nature du préjudice irréparable, dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité, la Cour a fait observer, à la page 405 :

Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise [...]; le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale [...]; ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu'une activité contestée n'est pas interdite [...] (non souligné dans l'original)

[28]        Dans l'arrêt Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de hockey, (1994), 53 C.P.R. (3d) 34, [1994] A.C.F. no 68 (QL), la Cour d'appel fédérale a exposé les principes en fonction desquels doit s'apprécier le préjudice irréparable. La preuve du préjudice doit « être claire et ne pas relever de la conjecture » . Le juge Heald a fait observer, au paragraphe 7 :

... Dans l'arrêt Syntex, notre Cour a statué que la conclusion du juge de première instance suivant laquelle le requérant subirait probablement un préjudice irréparable était insuffisante pour justifier le prononcé d'une injonction interlocutoire. L'emploi du terme « probablement » était incorrect, compte tenu de la jurisprudence antérieure précitée de la Cour. Il était nécessaire que la preuve permette de conclure que le requérant subirait un préjudice irréparable. (Non souligné dans l'original)


[29]            Dans l'arrêt Centre Ice, précité, la Cour a statué que la conclusion qu'il existe une confusion entre produits concurrents ne conduit pas nécessairement à une perte d'achalandage. Il doit y avoir une preuve spécifique qui établit un lien entre la confusion et une perte. La Cour a fait observer, au paragraphe 9 :

Bien que le dossier contienne certains éléments de preuve tendant à établir qu'il y a eu confusion, il n'y a pas d'élément de preuve spécifique qui démontre que cette confusion a amené un seul consommateur à arrêter de faire affaire avec l'intimée ou même à envisager de ne pas faire affaire avec l'intimée à l'avenir. (Non souligné dans l'original)

[30]            Les demanderesses font valoir que si on permet à Boston Market de continuer à employer la dénomination « Boston Market » et à ouvrir des restaurants dans la région de Toronto, il en résultera une confusion chez les consommateurs. Cela entraînera, selon les demanderesses, une diminution des ventes et une dilution du capital marque. À cause de la confusion, certains clients iront dans les restaurants Boston Market, en croyant qu'ils sont la propriété de Boston Pizza. Les demanderesses disent qu'il sera impossible de déterminer combien de clients agiront ainsi et que cela constitue un préjudice non quantifiable. Par conséquent, l'expansion prévue par BPI en Ontario sera perturbée.

[31]            Les demanderesses soutiennent qu'elles ont satisfait à l'exigence légale de fournir une preuve du préjudice irréparable qui soit « claire et ne [relevant] pas ... de la conjecture » .


[32]            Les défenderesses plaident que les demanderesses n'ont pas fourni de preuve directe que Boston Pizza subira des pertes de clientèle, une perte de sa part de marché à long terme, une dilution de son capital marque, une perte de la fidélité des consommateurs et un préjudice à son réseau de franchises. Elles disent que, bien que les demanderesses aient présenté certains éléments de preuve qui tendent à établir qu'il y a eu confusion, il n'y a pas de preuve spécifique que cette confusion a amené un seul client à abandonner les restaurants Boston Pizza. Les défenderesses notent que, selon l'arrêt Centre Ice, précité, la confusion n'entraîne pas nécessairement une perte d'achalandage. Il faut une preuve spécifique qu'une perte a été subie par suite de la confusion.

[33]            Les défenderesses font également valoir que, même si les demanderesses arrivaient à établir au moyen d'une preuve claire et ne relevant pas de la conjecture que la confusion entraînerait une perte, cette perte est quantifiable. Selon les défenderesses, il est possible pour la demande d'établir :

[traduction] [D]es estimations raisonnables de la diminution des ventes, de la perte de part de marché et des pertes causées à l'expansion de son réseau de franchises sur le fondement de sa propre preuve au sujet des recettes annuelles, et de la prévision que 70 à 80 restaurants Boston Pizza restaurants seront ouverts au cours des cinq prochaines années.

[34]            Il existe bien une certaine preuve de confusion [l'étude de Mme Corbin], mais la nature du préjudice causé aux demanderesses du fait de cette confusion n'est pas claire. Le témoignage de M. Dawar au sujet de la perte de ventes est formulé en termes un peu hypothétiques. Il dit que la confusion révélée par l'étude de Mme Corbin :


[traduction] a potentiellement plusieurs effets préjudiciables pour Boston Pizza. D'abord, il surviendra une diminution directe de ventes due à la confusion. Des consommateurs allant dans les restaurants de Boston Market pourront le faire en croyant qu'ils sont exploités par les restaurants de Boston Pizza ou étroitement affiliés à ceux-ci, ce qui entraînera une perte de clientèle pour Boston Pizza. En outre, ces consommateurs pourront apprécier leur expérience chez Boston Market, préférer ces établissements à ceux de Boston Pizza et continuer à aller chez Boston Market plutôt que chez Boston Pizza, ce qui entraînerait une perte de clientèle à long terme pour Boston Pizza. En outre, pour les consommateurs qui connaissent Boston Pizza, il se peut que les attentes à l'égard de Boston Pizza créées par la publicité ou par l'expérience antérieure ne soient pas satisfaites dans un restaurant de Boston Market et il se peut que, par la suite, ils ne retournent plus à un restaurant Boston Pizza.[...] Enfin, il se peut que les consommateurs qui n'ont pas encore fait l'expérience de Boston Pizza, mais qui font partie du marché cible de Boston Pizza et dont on peut s'attendre à ce qu'ils soient clients de Boston Pizza à l'avenir ne soient pas satisfaits de leur première expérience chez Boston Market et ne fréquentent aucune des deux chaînes de restaurants. [Non souligné dans l'original]

[35]            Dans son témoignage, M. Dawar envisage de nombreux scénarios hypothétiques qui peuvent se réaliser ou non. Son emploi des mots [traduction] « il se peut » dans toute son analyse de la perte de ventes m'amène à conclure que les observations sur lesquelles il fonde ses conclusions relèvent de la conjecture. Ce n'est pas la preuve claire et ne relevant pas de la conjecture qui est exigée par l'arrêt Centre Ice Ltd., précité, pour satisfaire au critère du préjudice irréparable. Je conclus donc que la preuve sur laquelle se fondent les demanderesses pour établir le préjudice irréparable relève de la conjecture et ne suffit pas à établir le préjudice irréparable.


[36]            En outre, certains éléments de preuve indiquent que les deux chaînes de restaurants attirent, du moins pour une part, des clients appartenant à deux marchés différents. Ainsi qu'il est indiqué au paragraphe 11 des présents motifs, le chef de la direction de BPI, Michael Cordoba, a reconnu que Boston Pizza et Boston Market appartiennent à deux catégories différentes de restaurants : restauration familiale et restauration rapide familiale, respectivement. À mon sens, ce fait remet en question l'hypothèse d'une [traduction] « dérive de clientèle » évoquée par M. Dawar, laquelle suppose que les clientèles de Boston Pizza et de Boston Market sont interchangeables. L'une des hypothèses sur lesquelles l'opinion de M. Dawar se fonde est que [traduction] « Boston Market cible des marchés similaires, offre des articles de menu similaires et propose des services similaires de mets à emporter, à des emplacements similaires par rapport à Boston Pizza » . Puisque les parties s'entendent sur le point que les restaurants s'adressent à des marchés différents, il faut se demander si l'hypothèse de M. Dawar que les restaurants ciblent des marchés similaires est exacte. Par conséquent, j'estime que ses conclusions concernant le préjudice causé par la confusion chez les clients doivent être examinées. Pour cette raison, je conclus également que les demanderesses n'ont pas démontré qu'un préjudice irréparable serait causé à leur entreprise du fait d'une perte de leur clientèle.

[37]            Les demanderesses font également valoir que les responsables régionaux et les franchisés éventuels seront dissuadés d'acquérir une franchise de Boston Pizza ou de continuer leur investissement dans une telle franchise par suite de l'activité exercée sous le nom commercial Boston Market.       


[38]            Dans la décision Blockbuster Entertainment Corp. c. Incorporated First video et al., (1993), 44 C.P.R. (3d) 339 (C.F. 1re inst.), le juge Teitelbaum a statué que la confusion concernant le nom commercial Blockbuster et la poursuite de l'exploitation des magasins de la défenderesse amèneraient les franchisés potentiels à s'inquiéter de l'opportunité de l'investissement dans une franchise. Étant donné que la demanderesse se fondait sur la vente de franchises pour développer son entreprise, la demanderesse se trouvait à avoir démontré un préjudice irréparable. Le juge a fait observer, à la page 344, « [l]e fait que la preuve montre qu'au moins un franchisé éventuel refuse de conclure un contrat de franchisage retire à la question son caractère conjectural » (Non souligné dans l'original).

[39]            Contrairement à l'affaire Blockbuster, précitée, on ne m'a pas présenté de preuve que des franchisés potentiels ont fait marche arrière ou que des clients potentiels se sont abstenus d'aller chez Boston Pizza en raison de cette confusion. En outre, les témoins des demanderesses n'ont pu, en contre-interrogatoire, indiquer combien de responsables régionaux ou d'investisseurs seraient dissuadés de continuer leurs rapports avec Boston Pizza ou d'investir dans Boston Pizza.

[40]            BPI fait observer qu'il est plus facile pour un franchisé potentiel de renoncer à son acompte de 10 000 $ que d'investir dans un restaurant qui n'arrivera pas à prospérer en raison de la confusion chez les consommateurs. Des déclarations de cette nature relèvent de la conjecture et ne sont d'aucun secours.


[41]            S'agissant du préjudice aux franchises de BPI, M. Dawar indique que [traduction] « les franchisés ou bien tenteront de verser moins de redevances, de contribuer moins au fonds coopératif de publicité, ou bien chercheront à négocier d'autres aspects du contrat de franchise pour compenser l'affaiblissement de la marque » et que, par conséquent, les recettes en souffriront. Étant donné que les tendances des recettes de BPI, des valeurs des franchises et des contributions au fonds de publicité sont déterminables, on voit mal comment une perte potentielle ne pourrait pas être quantifiée de façon adéquate et indemnisée par des dommages-intérêts. Dans l'arrêt Centre Ice, précité, au paragraphe 9, la Cour a statué que, même si l'on avait démontré qu'il y a eu perte d'achalandage en raison de l'emploi d'une marque créant de la confusion, « on n'aurait pas établi l'existence d'un préjudice irréparable parce que celui qui subirait une telle perte pourrait en être équitablement indemnisé par des dommages-intérêts » . En l'espèce, je souscris à l'argument des défenderesses que, si la confusion créait un préjudice, il serait possible pour les demanderesses de faire des estimations raisonnables de la perte de valeur de l'entreprise de franchisage. Toutefois, la question n'a pas à être tranchée, puisque j'ai conclu que les demanderesses n'ont pas démontré que la confusion créée par l'activité exercée par Boston Market a entraîné une perte spécifique.

[42]            Enfin, je note que la préoccupation mentionnée par la Cour suprême dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité, relative à l'incapacité d'une partie de recouvrer des dommages-intérêts de l'autre partie ne s'applique pas en l'espèce. Ainsi que je l'ai déjà indiqué, la défenderesse McDonald's Restaurants of Canada Ltd. s'est engagée à payer toute différence entre la somme ordonnée et la somme recouvrée par la demanderesse si l'injonction n'est pas prononcée et que la demanderesse finit par avoir gain de cause au fond.


C.      La « prépondérance des inconvénients » joue-t-elle en faveur des demanderesses?

[43]            Conformément aux principes établis dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité, je vais examiner la troisième étape du critère de l'arrêt Metropolitan Stores même si la requête est tranchée par ma conclusion sur le préjudice irréparable.

[44]            Selon le critère de la prépondérence des inconvénients, la Cour doit déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond : voir l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité.

[45]            Je suis d'avis que la prépondérance des inconvénients en l'espèce joue en faveur des défenderesses. Depuis juillet 2002, Boston Market a effectué des dépenses en vue de campagnes étoffées de publicité et de marketing employant la dénomination Boston Market. Ces campagnes comportaient des annonces dans les journaux , des panneaux-réclames et des envois de publicité à quelque 50 000 ménages. Le restaurant a également fait l'objet de certains commentaires dans les médias. Si les défenderesses étaient obligées de modifier la dénomination du restaurant, les avantages découlant de ces efforts de publicité seraient entièrement perdus. La perte des défenderesses serait certaine et concrète. Par comparaison avec la perte potentielle que peuvent subir les demanderesses, je trouve que la prépondérance des inconvénients joue en faveur des défenderesses.


[46]            En outre, je conclus que le facteur du retard à demander l'injonction est pertinent en l'espèce. Dans l'arrêt Turbo Resources Ltd. c. Petro Canada Inc. [1989] 2 C.F. 451, la Cour d'appel fédérale a confirmé le refus d'octroyer une injonction interlocutoire. Dans son examen de la « prépondérance des inconvénients » , la Cour a mentionné le facteur du retard en ces termes, au paragraphe 23 :

L'avocat de l'intimée, à mon avis, souligne avec raison que l'appelante, qui n'a demandé la délivrance d'une injonction interlocutoire que quelque six mois après avoir appris que l'intimée prévoyait introduire une huile moteur du même grade que la sienne sur le marché canadien en utilisant la marque contestée en l'espèce, a mis beaucoup de retard à solliciter un tel redressement. Entre-temps le produit, lancé sur le marché selon les prévisions, demeure en circulation. Sans doute des dépenses ont-elles été effectuées à cet égard.

[47]            D'après la preuve, les demanderesses sont au courant des plans de développement des restaurants Boston Market en Ontario depuis octobre 2001, au moment où les défenderesses ont publié un communiqué et l'ont porté à la connaissance des demanderesses. Les demanderesses n'ont pas avisé les défenderesses de ne pas ouvrir de restaurants sous la dénomination « Boston Market » ni cherché à les empêcher de le faire avant le 15 août 2002, soit quelque neuf mois plus tard. Entre-temps, les défenderesses ont investi dans la construction de restaurants et dans les campagnes de publicité déjà mentionnées, employant la dénomination « Boston Market » .

[48]            De leur côté, les demanderesses cherchent à minimiser l'importance du retard en plaidant :

[traduction] Les défenderesses ont lancé le concept de Boston Market au Canada en sachant qu'elles ne possédaient pas au Canada de marque de commerce déposée comprenant l'élément « Boston » et en sachant que BPI prendrait toutes les mesures nécessaires pour empêcher l'emploi au Canada d'une dénomination créant de la confusion.


Même si les défenderesses pouvaient prévoir que BPI prendrait les mesures voulues pour empêcher l'emploi de la dénomination Boston Market, la question de la confusion reste à trancher au fond. À mon avis, la prévision présumée d'un litige visant à trancher la question ne justifie pas le retard des demanderesses à aviser les défenderesses.

Conclusion

[49]            L'injonction interlocutoire constitue une réparation extraordinaire réservée aux cas où la preuve indique clairement qu'il y a lieu d'accorder un tel redressement. Faire droit à la demande équivaut à accorder une mesure de redressement draconienne à l'étape interlocutoire, bien avant qu'une décision finale n'ait été rendue sur les droits et les obligations des parties : Ciba-Geigy Ltd. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 C.F. 527, [1997] A.C.F. no 1836 (QL) au paragraphe 17. Je conclus que les demanderesses n'ont pas satisfait au critère exposé dans l'arrêt R.J.R. Macdonald, précité, pour l'injonction interlocutoire; je rejetterai donc la demande. Ce faisant, je m'abstiens expressément d'exprimer la moindre conclusion quant au bien-fondé de l'action en contrefaçon de marque de commerce intentée par les demanderesses : je conclus simplement que les demanderesses n'ont pas établi qu'elles avaient droit à une injonction interlocutoire.

[50]            Les dépens seront adjugés aux défenderesses.


                                                                     ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est rejetée avec dépens aux défenderesses.

                                                                                                                             « Edmond P. Blanchard »             

                                                                                                                                                                 Juge                  

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                               T-1319-02

INTITULÉ :                              Boston Pizza International Inc. et al.

c. Boston Market Corporation et al.

LIEU DE L'AUDIENCE :      Vancouver (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :    Le 28 janvier 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE BLANCHARD

DATE DES MOTIFS ET

DE L'ORDONNANCE :        Le 1er avril 2003

COMPARUTIONS :

Gregory N. Harney                                               POUR LES DEMANDERESSES

Glen A. Bloom/Darlene Corveau                         POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shields Harney                                        POUR LES DEMANDERESSES

1285 West Pender St., 9th floor

Vancouver (C.-B.) V6E 4B1

Osler, Hoskin & Harcourt                                    POUR LES DÉFENDERESSES

50, rue O'Connor, bureau 1500

Ottawa (Ontario), K1P 6L2

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