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Date : 20030829

Dossier : T-993-03

Référence : 2003 CF 1015

Toronto (Ontario), le 29 août 2003

En présence du protonotaire Roger R. Lafrenière

ENTRE :

                               GIANNI VERSACE S.p.A. et G. V. DISTRIBUTION LLC

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                                   et

1154979 ONTARIO LIMITED, GIOVANNI BANDOLO

et GENARO CERULLO

                                                                                                                                                     défendeurs

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                 Les demanderesses sollicitent en vertu de l'article 377 des Règles de la Cour fédérale (1998) une ordonnance portant conservation de marchandises arborant ou illustrant une représentation d'une ou de plusieurs des marques de commerce de demanderesse Gianni Versace S.p.A. (Versace) qui ont été saisies au cours d'une enquête criminelle par la Police de la région de Peel (la police) dans les locaux commerciaux de la défenderesse 1154979 Ontario Limited en vertu d'un mandat de perquisition. Les demanderesses réclament aussi la production des documents saisis par la police, ainsi qu'une ordonnance autorisant les demanderesses à inspecter les marchandises, à prendre des photographies des marchandises ou à les enregistrer sur magnétoscope ou à en faire des images numériques et à obtenir et à conserver des échantillons des marchandises.

[2]                 La présente requête est introduite dans le cadre d'une action dans laquelle les demanderesses sollicitent un jugement déclaratoire, une injonction et des dommages-intérêts, ainsi qu'une ordonnance autorisant la destruction des marchandises qui font l'objet de la présente requête, par suite de la distribution et de la vente par les défendeurs de marchandises présumément contrefaites qui porteraient atteinte aux droits de propriété intellectuelle de Versace.


[3]                 Le 30 juin 2003, date à laquelle la requête des demanderesses devait être présentée, le juge Simpson a été informé par les avocats qu'un juge de la Cour supérieure de l'Ontario s'apprêtait à statuer la semaine suivante sur une requête présentée par les défendeurs en vue d'obtenir une ordonnance enjoignant à la police de rendre aux défendeurs les marchandises et les documents en litige par suite du retrait des accusations criminelles portées contre eux. Les demanderesses ont demandé l'ajournement de leur requête pour pouvoir déposer d'autres éléments et pour pouvoir contre-interroger les défendeurs sur leurs affidavits. Malgré les protestations des défendeurs, le juge Simpson a accordé l'ajournement. Pour conserver le statu quo en attentant la présentation de la requête, les parties se sont entendues sur certaines modalités. L'avocat des défendeurs s'est ainsi engagé envers la Cour à prendre possession sans délai des articles et à ne pas s'en départir tant que la Cour ne prendrait pas d'autres mesures si la Cour de justice de l'Ontario rendait aux défendeurs les articles saisis par la police. L'engagement a été incorporé dans l'ordonnance en date du 3 juillet 2003 par laquelle le juge Simpson a reporté au 14 juillet 2003 l'instruction de la requête.

[4]                 Lors de la présentation de la requête, les avocats des parties ont fait état des abondantes pièces qui avaient été déposées à l'appui et à l'encontre de la requête, et notamment les affidavits souscrits par Jack Hunter, Mario Iafrate, Roberto Perrone et Genaro Cerullo, la transcription du contre-interrogatoire de Jack Hunter, Genaro Cerullo et Mario Iafrate, et l'ordonnance prononcée par le juge Kathryn L. Hawke le 11 juillet 2003 dans le dossier 02-13249 de la Cour de justice de l'Ontario. À la clôture de l'audience, j'ai informé les avocats que je ferais droit en partie à la requête et je leur ai demandé de me soumettre un projet d'ordonnance. Voici les motifs de ma décision.

Genèse de l'instance


[5]                 Les faits suivants ne sont pas contestés par les défendeurs. Versace est une société constituée en personne morale sous le régime des lois italiennes. Elle est le propriétaire enregistré des marques de commerce, des droits d'auteur et des autres éléments distinctifs résumés à l'annexe jointe à la déclaration (les droits de propriété intellectuelle de Versace). Parmi les droits de propriété intellectuelle de Versace se trouvent des marques de commerce canadiennes déposées arborant l'illustration d'une tête de méduse stylisée. Versace est également propriétaire d'une version de la marque de commerce Versace Medusa qui est employée au Canada depuis 2000 mais qui n'a pas encore été enregistrée (la marque de commerce Versace Medusa non enregistrée).

[6]                 Versace exploite une entreprise de conception, de fabrication et de vente de diverses marchandises portant une ou plusieurs des marques de commerce Versace, y compris des vêtements mode haut de gamme pour hommes et pour femmes, des accessoires, des lunettes et des articles de toilette, ainsi que des articles de maison, des valises, des sacs et des portefeuilles (les marchandises Versace). Les produits Versace authentiques sont fabriqués à l'aide de technologies de fabrication, de conception et de techniques de montage de pointe et ils font l'objet de contrôles de qualité et de conception rigoureux. Dans tous les cas, les marchandises Versace ne sont vendues qu'en liaison avec une ou plusieurs des marques de commerce Versace.

[7]                 Depuis 1974, lorsque Versace a commencé à utiliser et à employer la marque de commerce Gianni Versace, Versace a consacré beaucoup de temps, d'énergie et d'argent à concevoir et à créer un habillage commercial et publicitaire distinctif représentant une ou plusieurs des marques de commerce de Versace. Il en va de même pour les marques de commerce Medusa que Versace a lancées en 1989. Les marchandises Versace ont, en liaison avec une ou plusieurs des marques de commerce Versace, fait l'objet d'une vaste campagne publicitaire et promotionnelle au Canada par des annonces publicitaires parues dans de nombreux périodiques. Des annonces publicitaires semblables provenant des États-Unis ont également atteint le marché canadien.

[8]                 Les frais de publicité et de promotion investis par Versace à l'échelle mondiale pour des marchandises portant une ou plusieurs des marques de commerce de Versace sont de l'ordre de plusieurs dizaines de millions de dollars (U.S.), dont plus d'un million de dollars (U.S.) sont dépensés au Canada seulement. Par suite de l'utilisation et de la publicité à grande échelle de marchandises fabriquées, distribuées, offertes en vente et vendues par Versace ou sous licence ou avec l'autorisation de Versace, en liaison avec une ou plusieurs des marques de commerce de Versace, les marques de commerce de Versace sont devenues bien connues au Canada et les consommateurs canadiens en sont venus à les associer à Versace. Suivant les demanderesses, la présence des marques de commerce Versace en liaison avec des marchandises signifie pour les consommateurs canadiens qu'ils ont affaire à des articles de la plus haute qualité et de la meilleure conception.


[9]                 Des marchandises Versace authentiques sont présentement commercialisées et vendues au Canada dans des boutiques indépendantes appartenant à Versace ou autorisées par Versace ainsi que dans de grands magasins prestigieux de grande qualité ou dans des magasins spécialisés tels que Holt Renfrew dans diverses villes du Canada. Les marchandises Versace sont souvent conçues comme des vêtements mode haut de gamme et les vêtements Versace arborent souvent une ou plusieurs des marques de commerce ou des dessins qui incarnent ou soulignent le style de vie qui leur est associé. Les marchandises Versace sont hors de la portée de la vaste majorité de la population canadienne en raison de leur prix élevé. Le chiffre de ventes mondial des articles portant une ou plusieurs des marques de commerce Versace dépasse quatre cents millions de dollars U.S., dont plusieurs millions de dollars viennent du Canada.

[10]            Compte tenu des éléments de preuve non contredits que je viens de citer, je suis convaincu que les demanderesses ont établi, aux fins de la présente requête, que Versace jouit au Canada d'une réputation et d'un achalandage précieux pour ce qui est des marques de commerce Versace.

Les défendeurs et leurs agissements qui porteraient atteinte aux droits de la demanderesse

[11]            1154979 Ontario Limited est une société ontarienne qui a été constituée en personne morale en 1995 (la compagnie). Elle exerce ses activités depuis un établissement situé au 253 Jevlan Drive, à Woodbridge (Ontario). La compagnie importe et vend au prix du gros diverses marchandises importées d'Italie, y compris des blousons en cuir synthétique. Elle possède deux dirigeants, Genaro Cerullo (Cerullo) et Giovanni Bandolo (Bandolo), et emploie un commis-comptable, Marcello Sestino, qui travaille une journée par semaine pour elle. La compagnie ne vend pas de marchandises à des magasins de vente au détail. Elle les vend plutôt à des particuliers qui, à leur tour, les offrent en vente et les vendent à des membres du public. La compagnie ne fait aucune publicité. Il semble qu'elle ne s'est fait connaître que par le « bouche à oreille » .


[12]            En octobre 2002, Mario Iafrate, un enquêteur de la firme Hallmark Investigations, a été approché dans le parc de stationnement d'un magasin Home Depot de Toronto par un individu qui était au volant d'une Ford Explorer et qui lui a offert de lui vendre un « blouson en cuir » portant ce qu'il a estimé être certaines des marques de commerce de Versace. Le vendeur a affirmé à M. Iafrate que le vêtement en question était un « authentique blouson Versace » .

[13]            Monsieur Iafrate a signalé l'incident à son associé, Jack Hunter, à qui il a également fourni le numéro de plaque d'immatriculation du véhicule conduit par l'homme qui avait offert de lui vendre un « authentique blouson Versace » . Peu de temps après, M. Hunter s'est présenté aux locaux de la compagnie et a observé cinq véhicules sport utilitaires et deux mini-fourgonnettes qu'on était en train de charger de blousons qui semblaient être en cuir. Un des véhicules en question portait une plaque d'immatriculation dont le numéro correspondait à celui que M. Iafrate avait communiqué à M. Hunter.

[14]            Monsieur Hunter a transmis les renseignements et fait part de ses observations au détective Rod Jones de la police. La police a également reçu une plainte d'un citoyen qui lui avait signalé que quelqu'un avait essayé de lui vendre un blouson Versace dans des circonstances que ce citoyen a jugées louches. À la suite de la plainte portée par ce citoyen, des agents en uniforme l'ont interrogé et ont recueilli d'autres renseignements ainsi que d'autres numéros de plaques d'immatriculation.


[15]            Le détective Jones a comparé les renseignements obtenus de M. Hunter et des policiers avec les véhicules automobiles impliqués, a conclu qu'il s'agissait de véhicules de location et a vérifié l'identité des personnes qui les avaient loués. Le détective Jones s'est présenté aux locaux de la compagnie et a observé plusieurs caisses en carton portant l'estampille « Made in Italy » , une certaine quantité de housses à vêtements et un grand nombre de vignettes en tissu blanc qui semblaient avoir été arrachées de quelque chose. Les vignettes observées par le détective Jones étaient des étiquettes qui expliquaient la composition des articles de la façon suivante : [traduction] « dix pour cent (10 %) nylon, quatre-vingt pour cent (80 %) PVC et dix pour cent (10 %) coton » . La découverte de ces vignettes a incité le détective Jones à croire qu'elles avaient été arrachées des blousons en cuir qui se trouvaient dans les locaux en question pour pouvoir désigner les blousons comme étant « en cuir véritable » .

[16]            Le détective Jones a ensuite fait le nécessaire pour assurer une surveillance policière de l'établissement, laquelle a eu lieu le 3 octobre 2002. Au cours de cette opération, la police a pu observer et filmer sur bande magnétoscopique quelques hommes sortant des blousons des locaux et les chargeant à bord de véhicules. La police a arrêté ces véhicules, a saisi des blousons en cuir censés porter des illustrations des marques de commerce de Versace et a procédé à l'arrestation de six personnes.


[17]            Au nombre des individus arrêtés se trouvait Vincenzo Bandolo, le fils du défendeur Giovanni Bandolo. À la suite de ces arrestations, le détective Jones a communiqué avec Me Georgina Danzig, une avocate du cabinet qui occupait pour les demanderesses, pour lui demander si les blousons étaient d'authentiques produits Versace et si la compagnie qui exerçait ses activités dans cet établissement, en l'occurrence la défenderesse 1154979 Ontario Limited, était un distributeur autorisé de marchandises Versace.

[18]            Après que le détective Jones eut été informé que 1154979 Ontario Limited n'était pas autorisée par Versace à distribuer ou à vendre des marchandises portant l'une ou l'autre des marques de commerce de Versace et que les blousons saisis étaient considérés comme des articles contrefaits, la police a exécuté un mandat de perquisition aux locaux de la compagnie et a saisi environ 9 500 blousons de cuir synthétique.

[19]            Des échantillons représentatifs d'articles ont été examinés par Roberto Perrone, un représentant de Versace chargé de superviser l'importation des cargaisons de vêtements mode Versace. Dans l'affidavit qu'il a souscrit le 10 juillet 2003, M. Perrone affirme que les marchandises saisies par la police portaient et illustraient des reproductions contrefaites et non autorisées de certaines des marques de commerce de Versace. Il a confirmé et explicité aussi les raisons pour lesquelles il avait conclu à la contrefaçon dans deux affidavits antérieurs qui ont également été versés au dossier de la Cour. Les défendeurs n'ont pas contesté le témoignage de M. Perrone en le soumettant à un contre-interrogatoire. Dans ces conditions, je suis convaincu, aux fins de la présente requête, que les marchandises saisies par la police dans les locaux en question portent ou illustrent des reproductions contrefaites de certaines des marques de commerce Versace, y compris les marques de commerce Medusa de Versace (les marchandises).

[20]            Suivant Cerullo, les défendeurs vendent des manteaux identiques ou semblables provenant d'un fabricant italien depuis une quinzaine d'années sans aucun problème. Il affirme que les défendeurs n'ont aucunement l'intention de faire concurrence aux demanderesses ou de faire passer leurs marchandises pour celles des demanderesses. Cerullo conteste l'allégation des demanderesses suivant laquelle la tête de méduse qui se trouve sur les boutons peut être interprétée comme une contrefaçon de la marque de commerce des demanderesses. Il souligne le fait que [TRADUCTION] « les manteaux sur lesquels on trouve ces boutons sont de faux blousons en cuir qui se vendent quarante dollars pièce » , alors que les manteaux des demanderesses se vendent normalement des milliers de dollars. Cerullo nie que qui que ce soit pourrait avoir des doutes quant à la provenance des manteaux.

[21]            Cerullo soutient que la saisie des manteaux a sérieusement compromis la capacité des défendeurs de poursuivre leurs activités et qu'il se peut que la compagnie soit contrainte à la fermeture par suite des mesures prises par Sa Majesté à l'instigation des demanderesses.

   

Analyse

[22]            Le paragraphe 377(1) des Règles de la Cour fédérale (1998) dispose :

La Cour peut [...] rendre une ordonnance pour la garde ou la conservation de biens qui font ou feront l'objet d'une instance ou au sujet desquels une question peut y être soulevée.

[23]            Au nombre des réparations qu'elles sollicitent dans leur action, les demanderesses réclament le prononcé d'une ordonnance autorisant la destruction des blousons saisis par la police portant ou illustrant une reproduction non autorisée des marques de commerce Versace (antérieurement désignés comme étant les marchandises). Les défendeurs ont admis que, s'ils avaient obtenu la possession des marchandises, leur intention aurait été de les vendre. Les marchandises elles-mêmes et leur sort constituent donc des questions en litige dans la présente action.

[24]            Comme elles sollicitent une ordonnance autorisant la destruction des marchandises, les demanderesses ont déjà de toute évidence respecté le volet du critère du paragraphe 377(1) des Règles relatif à « l'objet de l'instance » . Les défendeurs soutiennent que, bien que les demanderesses ne réclament pas une injonction, le prononcé d'une ordonnance de garde des manteaux jusqu'au procès constituerait en fait une injonction. En conséquence, les défendeurs soutiennent que les critères régissant le prononcé d'une injonction interlocutoire s'appliquent à une demande d'ordonnance conservatoire. Suivant les défendeurs, ces critères obligent le requérant à établir que : 1) suivant une appréciation préliminaire du fond de l'affaire, il existe une question sérieuse à juger; 2) si l'injonction demandée n'est pas accordée, le requérant subira un préjudice irréparable qui n'est pas susceptible d'être réparé au moyen de dommages-intérêts; 3) le refus d'accorder la réparation demandée causerait un plus grand préjudice au requérant qu'à la partie adverse en attendant qu'une décision soit rendue sur le fond. Je ne suis pas de cet avis.

[25]            La Cour a récemment statué que la partie qui réclame une ordonnance conservatoire en vertu de l'article 377 des Règles de la Cour fédérale (1998) n'est pas tenue de satisfaire au critère à trois volets qui s'applique aux injonctions interlocutoires. Dans le jugement Diamant Toys Ltd. c. Jouets Bo-Jeux Toys Inc., 2002 CFPI 384 (Diamant), le juge Nadon s'est fondé sur un ajout récent à la Loi sur le droit d'auteur pour ordonner la saisie avant jugement d'articles présumément contrefaits. Le juge Nadon a estimé que, dans cette affaire, les demanderesses avaient établi un cas prima facie de violation de leur droit d'auteur et que le paragraphe 38(1) de la Loi sur le droit d'auteur, conjointement avec le paragraphe 377(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), permettaient aux demanderesses de saisir avant jugement tous les exemplaires contrefaits des oeuvres sur lesquelles elles possédaient un droit d'auteur, indépendamment du critère à trois volets. On trouve dans la Loi sur les marques de commerce une disposition semblable à l'article 38 de la Loi sur le droit d'auteur.

[26]            La logique exige que, par l'effet des articles 6, 7, 19, 20, 52 et, surtout, de l'article 53 de la Loi sur les marques de commerce et du paragraphe 377(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), la Cour puisse statuer sur une requête en conservation d'articles contrefaits avant le jugement. Ainsi que le juge Nadon l'a fait remarquer dans le jugement Diamant, il n'est donc pas nécessaire que les demanderesses satisfassent au critère à trois volets applicable aux requêtes en injonction interlocutoire.


[27]            En tout état de cause, je suis d'avis que les demanderesses ont satisfait en l'espèce au critère à trois volets. Pour commencer, elles ont établi que les marchandises saisies dans les locaux par la police portent ou illustrent des reproductions contrefaites de certaines marques de commerce de Versace, y compris les marques de commerce Medusa de Versace. Elles ont également démontré que Versace n'a pas autorisé expressément ou tacitement les défendeurs ou l'un quelconque d'entre eux à offrir en vente et/ou à vendre des produits et des marchandises portant des illustrations de l'une des marques de commerce de Versace. Il ressort également des affidavits des demanderesses que les défendeurs ont fait le commerce de marchandises Versace non autorisées ou contrefaites ou ont permis à d'autres de le faire, sans le consentement, l'autorisation ou la permission des demanderesses. En fait, les défendeurs n'ont pas contredit la preuve des demanderesses à cet égard en procédant à un contre-interrogatoire ou en déposant des affidavits contraires. Les demanderesses m'ont convaincu qu'il existe en l'espèce un cas prima facie de contrefaçon de marque de commerce que je qualifierais de flagrant. Le volet du critère relatif à l'existence d'une question sérieuse à juger est donc respecté.

[28]            Pour ce qui est de la question du préjudice irréparable, m'inspirant du raisonnement suivi par le juge Nadon dans le jugement Diamant, je conviens qu'il n'est pas nécessaire que les demanderesses démontrent qu'elles subiraient un préjudice irréparable pour pouvoir obtenir une injonction. Pour en arriver à sa conclusion, le juge Nadon a fait sien le passage suivant de la décision rendue par le juge Reed dans l'affaire International Business Corporation c. Ordinateurs Spirales Inc./Spirales Computers Inc. (1984), 80 C.P.R. (2d) 187 (C.F. 1re inst.), où il déclare, à la page 201 :


De toute façon, je ne suis pas convaincu que le préjudice dont il faut établir la preuve dans un cas comme l'espèce, où le plagiat est flagrant, soit aussi important qu'il ne l'est dans d'autres affaires d'injonction interlocutoire. L'avocat de la demanderesse a soutenu que le critère du préjudice irréparable est applicable aux brevets parce qu'il est facile de contrefaire un brevet par inadvertance. Aussi les tribunaux sont-ils peu enclins à accorder des injonctions interlocutoires dans des affaires de brevets. Il a soutenu toutefois que le plagiat ne peut se produire par inadvertance et qu'en conséquence les tribunaux ont accepté plus volontiers d'accorder des injonctions interlocutoires lors d'actions en violation du droit d'auteur lorsque le plagiat est manifeste, sans exiger qu'il y ait préjudice irréparable ou conclure que les dommages-intérêts ne seraient pas une réparation suffisante. J'accepte ce raisonnement. Il correspond à mon interprétation de la jurisprudence. Il se peut que les tribunaux ne fassent rien d'autre que tenir compte, dans ces cas, de considérations d'équité comme la bonne ou la mauvaise foi des parties ainsi qu'ils l'ont toujours fait avant d'accorder des redressements en équité. Mais, de toute façon, dans des affaires de violation du droit d'auteur, il me semble que, lorsque le plagiat est flagrant, il faille appliquer un critère moins strict relativement au préjudice éventuel que celui qu'on applique ordinairement dans des cas de ce genre.

[29]            Les tribunaux ont reconnu que l'atteinte causée à la réputation en raison de la qualité inférieure des produits contrefaits constitue un préjudice suffisant pour satisfaire au critère du risque de préjudice grave. Ils ont aussi conclu que la perte du contrôle de la qualité des marchandises non autorisées ou contrefaites satisfaisait au volet du critère à trois volets relatif au préjudice irréparable en matière d'injonctions. Je suis d'accord avec les demanderesses pour dire que la distribution de marchandises portant des reproductions non autorisées d'une ou de plusieurs des marques de commerce de Versace porte atteinte à la réputation et à l'achalandage de Versace.


[30]            Il est tout à fait évident que les consommateurs qui achètent des produits Versace contrefaits portant ou illustrant une ou plusieurs des marques de commerce de Versace, surtout les produits de qualité inférieure vendus par les défendeurs, seraient probablement déçus de la qualité de ces produits et, ignorant que les marchandises auxquelles ils doivent leur déception sont contrefaites, ils ne seraient pas portés à acheter des marchandises authentiques de qualité portant les marques de commerce de Versace, le tout au détriment de Versace. La déception qu'un seul article contrefait cause à un consommateur pourrait nuire à la vente des marchandises Versace authentiques portant les marques de commerce Versace. Ainsi, la vente de produits Versace contrefaits nuit à Versace, qui a la réputation de produire des marchandises de qualité et elle diminue la valeur de l'achalandage attaché aux marques de commerce Versace. Là encore, les défendeurs n'ont pas contredit ou contesté la preuve présentée par les demanderesses à cet égard.

[31]            Vu l'ensemble de la preuve qui m'a été soumise, je conclus qu'il serait pratiquement impossible de calculer l'atteinte portée aux droits de propriété intellectuelle de Versace par suite des actes répréhensibles des défendeurs et que le tort causé à la réputation et à l'achalandage de Versace sera irréversible. Qui plus est, je ne suis pas convaincu que les demanderesses seraient en mesure de récupérer des dommages-intérêts des défendeurs si elles obtenaient gain de cause. Ainsi que Cerullo l'a reconnu, la compagnie cessera probablement ses activités si elle n'est pas en mesure de vendre le produit même qui fait l'objet de la présente instance.

[32]            Suivant ma perception de la présente affaire, nous ne sommes pas en présence d'une action en dommages-intérêts typique. Au principal, les demanderesses réclament en effet notamment la destruction des manteaux contrefaits. Certes, les demanderesses pourraient se contenter d'obtenir un jugement et essayer ensuite de recouvrer des défendeurs leurs dommages-intérêts pécuniaires, mais la saisie et la destruction ultérieure des manteaux eux-mêmes demeure la meilleure solution et elle rend inutile un débat long et coûteux sur les dommages-intérêts auxquels les demanderesses ont droit, surtout sur ceux qui visent à l'indemniser de l'atteinte à sa réputation et à son achalandage, si les défendeurs se défaisaient des manteaux.


[33]            Finalement, en ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, j'estime que la balance penche en faveur des demanderesses. Dans le jugement 75490 Manitoba Ltd. c. Meditables Inc., (1989), 29 C.P.R. (3d) 89, le juge Rouleau a tenu les propos suivants, aux pages 93 et 94 :

Je suis convaincu qu'une question sérieuse a été soulevée, sinon une allégation apparemment fondée. Les défendeurs ne nient pas avoir reproduit les photographies, mais ils soutiennent qu'il n'y a pas lieu de délivrer une injonction, puisqu'aucune preuve du préjudice irréparable n'a été présentée. Toutefois, à mon avis, l'appréciation du plus grand préjudice favorise les demanderesses, qui ont présenté cette preuve flagrante de violation. Il serait déraisonnable de permettre que cette violation apparente se poursuive jusqu'à l'audition de la cause. À cet égard, je me reporte au critère que la Cour d'appel fédérale a récemment élaboré à l'égard des injonctions interlocutoires dans l'affaire Turbo Resources (A-163-88, jugement rendu le 18 janvier 1989, aux p. 22 et 23) ainsi qu'aux remarques suivantes que le juge Dubé a formulées dans Jeffrey Roger Knitwear Productions Ltd. c. R.D. International Style Collections Ltd. (1985) 6 C.P.R. (3d) 409, p. 410-411, [1985] 2 C.F. 220, à la p. 222, 6 C.I.P.R. 263 :

Toutefois, dans le cas de violation flagrante de droits d'auteur enregistrés sous le régime de la Loi sur le droit d'auteur , les juges de la Cour fédérale accordent des injonctions interlocutoires sans considérer la question du préjudice irréparable ni celle du plus grand préjudice.

[34]            Tenant compte de l'ensemble des circonstances, j'estime qu'il serait inconcevable de permettre aux défendeurs de se livrer à ce qui, à première vue, constitue une contrefaçon tant que l'affaire ne pourra pas être instruite. Je conclus donc que les demanderesses ont droit à l'ordonnance qu'elles réclament.


[35]            Finalement, les défendeurs reprochent aux demanderesses d'être à l'origine de l'enquête et des poursuites au pénal dont ils ont fait l'objet. En dépit des doutes exprimés par les défendeurs, il n'y a tout simplement aucun élément de preuve qui permette de penser que les avocats des demanderesses ont pris l'initiative de communiquer avec la police, ou qu'ils ont autrement joué dans l'ombre. Les défendeurs n'ont présenté aucun élément de preuve pour remettre en question ou pour contredire la preuve des demanderesses et ils n'ont pas interrogé le détective Jones sur la question. En tout état de cause, je ne suis pas convaincu que, même si elle était vraie, l'allégation d'inconduite des demanderesses a un rapport quelconque avec les questions en litige dans la présente requête.

ORDONNANCE

LA COUR :

36.              ORDONNE la production aux avocats des demanderesses de tous les documents des défendeurs qui ont été saisis par la police de la région de Peel (la police) et qui se trouvent présentement en la possession de la police et sous le pouvoir ou le contrôle du cabinet Gardiner Roberts, s.r.l., qui représente les défendeurs, conformément à l'ordonnance prononcée le 11 juillet 2003 par le juge Hawke dans le dossier 02-13249 de la Cour de justice de l'Ontario;


37.              ORDONNE que toutes les marchandises saisies par la police dans les locaux de la compagnie 1154979 Ontario Limited situés au 253 Jevlan Drive, Unit 8, Woodbridge (Ontario) (les locaux) et qui portent ou illustrent des représentations d'une ou de plusieurs des marques de commerce de la demanderesse, Gianni Versace S.p.A. (les marchandises) et qui se trouvent présentement en la possession de la police et sous le pouvoir ou le contrôle du cabinet Gardiner Roberts, s.r.l., qui représente les défendeurs, conformément à l'ordonnance prononcée le 11 juillet 2003 par le juge Hawke dans le dossier 02-13249 de la Cour de justice de l'Ontario, soient remis aux avocats des demanderesses pour être conservés aux frais des demanderesses en attendant tout autre ordonnance de la Cour ou le consentement de toutes les parties;

38.              AUTORISE les parties à inspecter les marchandises et à en prendre des photographies ou à les enregistrer sur magnétoscope ou à en faire des images numériques et AUTORISE les parties adverses, sur demande écrite et à leurs seuls frais, à faire des copies de ces photographies, bandes magnétoscopiques et images numériques;

39.              AUTORISE les demanderesses à conserver des échantillons des marchandises (jusqu'à trois (3) par modèle) et AUTORISE les défendeurs à accéder aux échantillons conservés par les demanderesses sur préavis raisonnable donné au cabinet d'avocats des demanderesses, Kestenberg Siegal Lipkus s.r.l., à condition que les demanderesses conservent la garde et le contrôle de ces échantillons;

40.              ENJOINT aux demanderesses de s'engager à se conformer à toute ordonnance relative aux dommages-intérêts que la Cour pourra rendre s'il s'avère que le prononcé de la présente ordonnance relative à la conservation des marchandises a causé aux défendeurs un dommage dont les demanderesses doivent les indemniser;

41.              ADJUGE les dépens de la présente requête aux demanderesses, sauf les dépens afférents à la comparution à l'audience du 30 juin 2003, lesquels suivront le sort du principal selon le barème qui sera déterminé par application du milieu de la colonne III du tarif B;

42.              DÉCLARE que la présente action sera poursuivie en tant qu'instance à gestion spéciale;

43.              DIT que la présente ordonnance ne deviendra exécutoire qu'à la date de sa signature;

44.              DÉCLARE que le paragraphe 4 de l'ordonnance rendue le 3 juillet 2003 par le juge Simpson dans la présente action demeure exécutoire jusqu'à la date de la signature de la présente ordonnance.

« Roger R. Lafrenière »

ligne

                                                                                                Protonotaire                   

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.                     


COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                               T-993-03

           

INTITULÉ :                            GIANNI VERSACE S.p.A. et G. V. DISTRIBUTION LLC

demanderesses

et

1154979 ONTARIO LIMITED, GIOVANNI BANDOLO

et GENARO CERULLO

défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :    21 juillet 2003

                                                         

MOTIFS DE L'ORDONNANCE   

ET ORDONNANCE :            LE PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :           29 août 2003    

COMPARUTIONS : Me Thomas M. Slahta

pour les demanderesses

Me Howard Wolch

pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

            Kestenberg Siegal Lipkus

Toronto (Ontario)

pour les demanderesses

Gardiner Roberts s.r.l.

Toronto (Ontario)

pour les défendeurs


COUR FÉDÉRALE

         Date : 20030829

                  Dossier : T-993-03

ENTRE :

GIANNI VERSACE S.p.A. et G. V. DISTRIBUTION LLC                                                              

                                    demanderesses

et

1154979 ONTARIO LIMITED, GIOVANNI BANDOLO et GENARO CERULLO

                                             défendeurs

                                                                                         

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                                          


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