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Date : 20031112

Dossier : T-135-02

Référence : 2003 CF 1334

OTTAWA (ONTARIO) LE 12 NOVEMBRE 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

                                  H. LUNDBECK A/S et LUNDBECK CANADA INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                          - et -

                                     LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Les demanderesses, H. Lundbeck A/S et Lundbeck Canada Inc. (désignées collectivement sous le nom de Lundbeck), sollicitent une ordonnance en vertu de l'article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement), afin d'interdire au ministre de la santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité (ADC) à la défenderesse Apotex Inc. (Apotex) en ce qui a trait aux comprimés de 20 mg et 40 mg d'hydrobromure de citalopram (citalopram) avant l'expiration du brevet canadien n0 2,049,368 (brevet 368).

[2]                Avant d'être commercialisé ou vendu au Canada, un nouveau médicament doit être approuvé par le ministre. Sous le régime de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F-27, et la réglementation y relative, le médicament doit répondre à certaines normes, notamment à des normes d'innocuité. Un ADC est délivré uniquement lorsque ces normes sont respectées (Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870, titre 8, partie C (1978)). Dans le cadre d'une présentation de drogue nouvelle, un fabricant doit soumettre une monographie proposée, laquelle énonce les utilisations auxquelles on entend destiner celui-ci une fois l'approbation du ministre obtenue. Le ministre ne donnera son approbation à une utilisation particulière d'un produit que si le fabricant du médicament en question a sollicité une approbation pour cette utilisation. Une fois approuvée, une monographie finale est délivrée par le ministre et celle-ci fait partie des documents de l'ADC.


[3]                Un fabricant titulaire d'un brevet quant à un médicament pour lequel un ADC a été délivré peut déposer une liste de brevets auprès du ministre relativement à ce médicament. Cette liste de brevets est consignée à un registre tenu par le ministre (le registre). Il n'y a pas de lien entre l'utilisation indiquée à l'ADC et celle figurant sur la liste des brevets. Lorsqu'un fabricant présente une demande d'avis de conformité relativement à un médicament qu'il compare au médicament breveté ou auquel il fait référence (à savoir celui qui est inscrit au registre), il doit accompagner sa demande d'une allégation selon laquelle le médicament répertorié ne sera pas contrefait. L'avis d'allégation (ADA) doit être signifié au titulaire du brevet. Ce dernier dispose alors de 45 jours pour contester l'ADA et pour solliciter une ordonnance de la Cour fédérale interdisant au ministre de délivrer un ADC (Règlement - articles 3 à 5). En entamant une demande d'interdiction en réponse à un ADA, un demandeur se voit accorder un recours équivalent à une injonction interlocutoire par présomption, laquelle n'est accessible à aucune autre catégorie de brevetés (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général) (2000), 6 C.P.R. (4th) 165, à la p. 178 (C.A.F.); Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1998), 80 C.P.R. (3d) 368, au par. 33 (C.S.C.); Merck Frosst Canada Inc. c. Apotex Inc. (1977), 72 C.P.R. (3d) 170, aux p. 175-177 (C.A.F.); et Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329, à la p. 337 (C.A.F.)).


[4]                Suivant le paragraphe 6(1) du Règlement, la charge de la preuve incombe à la demanderesse. Cette charge est lourde puisque la demanderesse doit réfuter certaines sinon toutes les allégations formulées, lesquelles, si elles ne se heurtent à aucune opposition, permettront au ministre de délivrer un ADC. En conséquence, la Cour doit présupposer que les allégations de fait contenues dans l'ADA sont vraies sauf preuve contraire de la part de la demanderesse. La défenderesse n'a aucune obligation d'apporter la moindre preuve. En conséquence, « la demanderesse ne saurait compter sur les déclarations de l'intimé pour prouver ses propres prétentions » (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302, à la p. 320 (C.A.F.)). De plus, la demanderesse doit se limiter aux moyens invoqués dans son avis de demande pour se libérer de la charge d'établir, selon la prépondérance de la preuve, que l'allégation de non-violation de la défenderesse n'est pas justifiée. (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité, à la p. 319 (C.A.F.), conf. (1994), 75 F.T.R. 97 (1re inst.); Hoffman-La Roche Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien être social) (1996), 70 C.P.R. (3d) 206 (C.A.F.); SmithKline Beecham Inc. c. Apotex Inc. (1999), 1 C.P.R. (4th) 99, à la p. 111 (C.F. 1re inst.), conf. par [2001] A.C.F. no 3 (C.A.F.) (QL); Abbott Laboratories, Ltd. c. Nu-Pharm Inc. (1998), 83 C.P.R. (3d) 441, à la p. 445 (C.A.F.); et Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 60 C.P.R. (3d) 328, aux p. 339-343 (C.F. 1re inst.), conf. par 64 C.P.R. (3d) 450 (C.A.F.)).

[5]                En outre, le recours prévu par le Règlement n'est pas conçu pour présenter ou prendre en considération des conjectures sur ce qui pourrait survenir dans l'avenir. Le processus prévoit une procédure sommaire dans laquelle un titulaire de brevet peut réagir à une affirmation précise voulant que la défenderesse ne contrefait pas actuellement son brevet en fabriquant, utilisant ou vendant le médicament en question (Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1996), 69 C.P.R. (3d) 451, à la p. 453 (C.A.F.); Pharmacia Inc. c. Canada (1994) 58 C.P.R. (3d) 209, à la p. 217 (C.A.F.); et Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (1994), 55 C.P.R. (3d) 302, à la p. 320 (C.A.F.).

[6]                La présente décision concerne le brevet 368 de H. Lundbeck A/S relatif au citalopram.

[7]                H. Lundbeck A/S est une entreprise pharmaceutique qui s'intéresse exclusivement au traitement du système nerveux central. Lundbeck Canada Inc. est la filiale canadienne de H. Lundbeck A/S du Danemark. Apotex est un fabricant canadien de produits pharmaceutiques génériques, qui cherche à obtenir du ministre la délivrance d'un ADC afin de fabriquer et vendre des comprimés de citalopram destinés au traitement de la dépression, une utilisation qui relève de l'art antérieur.

[8]                Le 16 août 1991, H. Lundbeck A/S a présenté une demande pour le brevet 368 intitulé Treatment of Cerebro-Vascular Disorders. Le brevet a été accordé le 23 octobre 2001 et expire le 16 août 2011. Il a été consigné au registre en date du 29 novembre 2001. Le brevet 368 concerne l'utilisation du citalopram aux fins de fabrication d'un médicament pour le traitement des troubles cognitifs ou de l'amnésie associée à la démence et des troubles vasculaires cérébraux (TVC). Le brevet 368 concerne également une composition pharmaceutique pour le traitement de la démence ou des TVC, soit le citalopram (les utilisations revendiquéees).

[9]                Les revendications 1 et 8 sont pertinentes à l'instance et sont rédigées comme suit :

1. L'utilisation du [citalopram] ou un sel d'addition acide pharmaco-acceptable de cette substance, pour la fabrication d'un médicament destiné au traitement des troubles cognitifs ou de l'amnésie associée à la démence et des troubles vasculaires cérébraux.


8. Une composition pharmaceutique ou un médicament pour le traitement de la démence et des troubles vasculaires cérébraux qui renferme une certaine quantité de [citalopram], ou un sel d'addition acide pharmaco-acceptable de cette substance, qui est efficace pour une telle indication, et un diluant ou un véhicule pharmaco-acceptable.

[10]            Le 17 décembre 2001, Lundbeck a reçu un ADA d'Apotex dans lequel celle-ci revendiquait l'absence de contrefaçon du brevet 368. Comme fondement juridique et factuel à cette allégation, Apotex soutient que son produit n'est destiné à une aucune utilisation revendiquée. Plus précisément, Apotex ne cherche pas à obtenir une approbation pour son produit en ce qui a trait à des utilisations incluses dans la monographie du citalopram. Apotex ajoute que la seule utilisation qui sera indiquée dans sa monographie est celle du traitement de la dépression, une utilisation bien connue et documentée dans l'état antérieur de la technique (utilisation non revendiquée).


[11]            Le 28 janvier 2002, alléguant que les revendications 1 et 8 étaient susceptibles d'être contrefaites, Lundbeck a sollicité une ordonnance conformément au paragraphe 6(1) du Règlement pour interdire au ministre de délivrer un ADC à Apotex en ce qui concerne les comprimés de 20 et 40 mg de citalopram et ce, jusqu'à l'expiration du brevet 368. Lundbeck a produit par la suite trois affidavits, à savoir celui de Jeff MacLean, président et directeur général de Lundbeck Canada Inc., celui du Dr Kiran Rabheru, un psychiatre spécialisé en gériatrie, et celui du Dr Serge Gauthier, un neurologiste. Du fait de leur formation, attestée par leur curriculum vitae, et considérant que leur qualification d'experts n'a pas été contestée, le Dr Serge Gauthier ainsi que le Dr Kiran Rabheru ont qualité de témoins experts.

[12]            Les faits sont relativement simples. Le brevet 368 contient une description précise du médicament et une liste de 21 revendications. L'élément nouveau dans le brevet 368 est l'utilisation du citalopram pour traiter la démence et les TVC (les utilisations revendiquées). Le citalopram est déjà connu comme anti-dépresseur, comme l'indique le brevet lui-même. En l'espèce, il n'est pas contesté qu'Apotex entend fabriquer et vendre un médicament contenant du citalopram.

[13]            Le citalopram fait partie d'une classe de produits pharmaceutiques appelés les « inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine » (ISRS), type de médicaments qui s'est avéré très utile dans le traitement de la dépression et de l'état dépressif. Les ISRS agissent sur le système sérotoninergique, généralement lié à l'humeur, aux sentiments de bien-être, d'anxiété, etc. Pour le moment, Lundbeck est le seul fabriquant de citalopram autorisé au Canada à vendre le produit, qui est commercialisé sous la marque déposée de CelexaMD. En février 1999, Lundbeck a obtenu un ADC pour son produit sous forme de comprimés de 10mg, 20 mg et 40 mg. L'ADC délivré par le ministère de la Santé précise que CelexaMD doit être utilisé pour le soulagement des symptômes de l'état dépressif. L'ADC n'englobe pas cependant des utilisations de CelexaMD revendiquées dans le brevet 368 (c.-à-d. traitement de la démence sénile, des TVC ou de tout autre trouble indiqué dans les revendications du brevet).


[14]            Selon les spécifications du brevet 368, la démence sénile peut être une [traduction] « démence sénile de toute origine telle qu'une démence neurodégénérative, traumatique, cérébrovasculaire, anoxique, etc., p. ex. démence de type Alzheimer, démence athéroscléreuse ou démence vasculaire, etc. » , alors que les TVC englobent les [traduction] « lésions cérébrales causées par un infarctus cérébral, une hémorragie cérébrale, une artériosclérose cérébrale, une hémorragie sous-arachnoïdienne, une thrombose cérébrale, une embolie cérébrale ou un trouble apparenté, p. ex. ischémie et séquelles psychologiques et neurologiques de telles lésions » .

[15]            Dans leurs affidavits, le Dr Rabheru comme le Dr Gauthier déclarent que des patients présentent à la fois un état dépressif et une déficience cognitive dus à la démence ou à un TVC. Selon le Dr Rabheru :

[traduction] La relation entre la dépression et la déficience cognitive est complexe (1,2). Un épisode de dépression majeure peut précéder les manifestations cliniques d'une démence irréversible (3). Inversement, un syndrome dépressif est fréquent durant les premiers stades d'une démence établie (4). Une dépression majeure peut survenir chez 15 % des patients atteints de la maladie d'Alzheimer qui souffrent de démence, et des syndromes moins sévères chez 30 % à 40 % des personnes atteintes de démence (5). On a constaté qu'environ 25 % des patients souffrant d'une maladie vasculaire cérébrale présentaient une dépression (6) et que 30 à 60 % des victimes d'un accident vasculaire cérébral souffraient de dépression dans les 24 mois suivant leur AVC (7). Il y a donc un net chevauchement des cas atteints à la fois d'un trouble dépressif et d'une déficience cognitive dus à une démence ou à des troubles vasculaires cérébraux.

(Non souligné dans l'original.)

[16]            Le Dr Gauthier abonde dans son sens :

[traduction] Les chiffres varient grandement dans la littérature, mais l'on s'entend pour dire que la dépression est plus fréquente chez les patients atteints de démence que dans la population générale (tableau 1 ci-dessous).

[17]            Il conclut également :

[traduction] Les données et la plausibilité biologique sont suffisantes pour corroborer une action plus étendue du citalopram comme médicament contre la démence, action qui dépasse son indication originale comme antidépresseur.

(Non souligné dans l'original.)


[18]            Considérant les éléments de preuve susmentionnés, Lundbeck prétend qu'Apotex contrefera directement les revendications 1 et 8 du brevet 368. À cet égard, Lundbeck soutient que le fait qu'Apotex entend ou non fabriquer et vendre ses comprimés pour les utilisations brevetées n'est pas pertinent. En conséquence, Lundbeck fait valoir que la contrefaçon du brevet ne dépend pas des intentions d'Apotex, mais de ses actes. Puisque le citalopram traite à la fois la dépression et la démence ou les TVC et puisque il y a un un certain nombre de patients atteints à la fois de dépression et de démence ou de TVC, il y aura contrefaçon directe du brevet si un ADC est délivré à Apotex. (AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (2000), 9 C.P.R. (4th) 79 (C.F. 1re inst.), à la p. 87; AB Hassle c. RhoxalPharma Inc., [2002] A.C.F. no 1083 (1re inst.) (QL); Zeneca Pharma Inc. c. Apotex Inc. (1995), 61 C.P.R. (3d) 190 (C.F. 1re inst.), infirmé pour d'autres motifs (1996), 69 C.P.R. (3d) 451 (C.A.F.); Computalog Ltd. c. Comtech Logging Ltd. (1992), 44 C.P.R. (3d) 77, à la p. 88 (C.A.F.)).

[19]            Apotex réitère qu'elle ne sollicite pas une approbation pour une utilisation prévue au brevet ou incluse dans sa future monographie. La seule utilisation qui sera incluse dans sa monographie sera le traitement de la dépression, lequel est une utilisation qui relève de l'art antérieur. En adoptant la position voulant que la preuve de Lundbeck ne permette pas de conclure à une violation directe, Apotex a choisi de ne pas présenter de preuve et de ne pas contre-interroger les auteurs des affidavits pour le compte de Lundbeck. Étant donné que les allégations de fait dans l'ADA sont tenues pour avérées à moins de preuve contraire de la part des demanderesses, Apotex prie la Cour de rejeter sa demande d'interdiction au motif que Lundbeck n'a pas établi, selon la prépondérance de la preuve, que la délivrance d'un ADC entraînerait la contrefaçon du brevet 368.

[20]            J'arrive à la conclusion que la présente demande doit être rejetée pour les motifs suivants.


[21]            Premièrement, je remarque que la revendication 1 du brevet 368 traite de la fabrication d'un produit pharmaceutique contenant du citalopram aux fins des utilisations revendiquées. En conséquence, si Apotex ne fabrique pas des comprimés de citalopram aux fins des utilisations revendiquées, mais les fabrique plutôt pour une utilisation non revendiquée, il ne peut y avoir de contrefaçon directe de la revendication 1. La revendication 8 traite de l'utilisation du citalopram pour le traitement de la démence ou des TVC dans les cas où une telle utilisation est « efficace » . Aussi, pour qu'il y ait contrefaçon par Apotex de la revendication 8, il faut établir que « l'objet » du comprimé est de traiter la démence ou les TVC et que le comprimé est « efficace » à de telles fins. Aucun des éléments susmentionnés n'a été allégué et encore moins prouvé par Lundbeck en l'espèce. Je conclus qu'il ne peut y avoir de contrefaçon directe des revendications 1 et 8 que ce soit par Apotex ou par des tierces parties indépendantes, à savoir les patients.

[22]            Deuxièmement, on ne dispose d'aucune donnée concluante pour corroborer l'allégation de Lundbeck relativement à une contrefaçon directe :

•            Les déclarations des Drs Rabheru et Gauthier, qui sont contenues dans leur affidavit respectif, donne un aperçu plutôt théorique de la survenue de la démence chez les patients déprimés et des effets bénéfiques du citalopram, aperçu qui est fondé sur l'examen de certaines études scientifiques publiées sur un vaste éventail de troubles, dont la dépression, l'anxiété, les symptômes psychotiques, la déficience cognitive, la démence vasculaire cérébrale, les symptômes comportementaux et psychologiques de la démence (SCPD) et la démence de type Alzheimer.


•            Les deux experts admettent que la relation entre la dépression et le trouble cognitif est [traduction] « complexe » et [traduction] « mal comprise » et reconnaissent également que les chiffres en ce qui concerne la prévalence des deux troubles chez les patients [traduction] « varient grandement » dans les études publiées. À cet égard, les chiffres avancés dans les affidavits à l'appui de [traduction] l' « incidence approximative » de la démence ou des TVC chez les patients déprimés n'indiquent pas si la dépression et la démence et/ou les TVC sont survenus simultanément chez les patients ou s'il s'agissait de deux troubles dont ont souffert les patients sur une longue période (p. ex., la dépression a simplement [traduction] « précédé » ou était simplement un [traduction] « prodrome » de la démence ou, peut-être, n'était pas du tout liée à la démence).

•            Aucun des deux experts ne remet en question le fait que le citalopram sera légalement approuvé et indiqué pour traiter uniquement la dépression (l'usage non revendiqué). En effet, aucun des deux n'indique si d'autres médecins ou eux-mêmes prescriraient du citalopram à des patients souffrant à la fois de dépression et de démence ou de TVC.

•            Enfin, Lundbeck n'a pas présenté de résultats d'enquêtes ou d'autres données similaires pour illustrer les habitudes de prescription des médecins, la fréquence, le cas échéant, avec laquelle les médecins ne diagnostiquent pas la démence ou des TVC chez des patients déprimés, de même que les pratiques en matière d'exécution d'ordonnance des pharmaciens. C'est une lacune fatale dans la preuve fournie par Lundbeck.

[23]            Troisièmement, la jurisprudence n'entérine pas la prétention de Lundbeck selon laquelle il existe une contrefaçon directe. Les décisions sur lesquelles se fondent Lundbeck se distinguent de l'espèce du fait que le citalopram a déjà été utilisé pour traiter le trouble dépressif (utilisation non revendiquée). De plus, l'existence de patients souffrant à la fois de dépression et de démence ou de TVC ne suffit pas en soi à établir une contrefaçon directe.

[24]            À cet égard, la présente demande est pratiquement la même que celle présentée par Lundbeck à l'encontre de Genpharm Inc., laquelle a été rejetée par la Cour le 3 octobre 2003 (H. Lundbeck A/S c. Canada (Ministre de la Santé) 2003 CF 1145). Dans la décision H. Lundbeck A/S, précitée, Lundbeck a présenté la même preuve et a soumis fondamentalement les mêmes arguments que dans la présente demande. Le juge Blais a tranché que la preuve de Lundbeck n'était pas concluante. Par ailleurs, le juge Blais a rejeté la prétention de Lundbeck selon laquelle il y aurait contrefaçon du fait que la demande n'est pas fondée en droit. En l'espèce, Lundbeck ne m'a pas convaincu que cette décision (frappée d'appel) est manifestement erronée ou que la Cour n'a pas examiné les décisions ayant force de précédent, lesquelles auraient permis d'arriver à un résultat différent. (Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1995), 64 C.P.R. (3d) 65, aux p. 67-68 (C.F. 1re inst.); Apotex Inc. c. Merck & Co., [2002] A.C.F. no 236, au par.12 (1re inst.) (QL)).


[25]            La décision de la Cour de même que celle de la Cour d'appel fédérale dans AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (2001), 213 F.T.R. 161 (1re inst.), (2002), 22 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.) sont pertinentes en l'espèce. Étonnamment, la demanderesse a choisi de s'appuyer sur une autre décision, soit AB Hassle c. RhoxalPharma Inc. 2002 CFPI 780 (juge Gibson), laquelle traitait de la même question tout en arrivant à une conclusion différente.

[26]            Dans la décision AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précitée, les demanderesses ont invoqué à la fois la violation directe et indirecte. Le brevet en question revendiquait une nouvelle utilisation pour un composé connu, soit l'oméprazole. Les revendications du brevet concernaient l'utilisation de l'oméprazole pour traiter les infections à campylobacter, la fabrication d'un médicament pour une telle fin, et une composition pharmaceutique aux fins d'une même utilisation pour laquelle le principe actif était l'oméprazole. Le fabricant de médicaments génériques soutenait qu'aucune revendication relative au médicament ou à l'utilisation du médicament ne serait contrefaite étant donné que son produit ne serait pas fabriqué, utilisé ou vendu aux fins du traitement des infections à campylobacter. En première instance, le juge O'Keefe a refusé de prononcer une ordonnance d'interdiction parce qu'il n'était pas convaincu qu'une contrefaçon directe ou indirecte fût établie. Il a précisément décidé que, en l'absence d'études portant sur les pratiques des médecins ou autres éléments de preuve du même type, il n'y avait pas de preuve que les médecins prescriraient le médicament d'Apotex pour une quelconque utilisation non approuvée par brevet. La décision du juge O'Keefe a été confirmée par la Cour d'appel fédérale : (2002), 22 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.).

[27]            Cela étant dit, je confirme entièrement les commentaires faits par le juge Blais dans la décision H. Lundbeck A/S, précitée, en toute déférence pour la décison contraire du juge Gibson dans AB Hassle c. RhoxalPharma Inc., précitée, laquelle a été rendue quelques mois avant l'arrêt de la Cour d'appel fédérale dans AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité.

[28]            Les faits de la présente affaire se distinguent clairement de ceux de l'affaire Genpharm Inc. c. Procter & Gamble Inc., [2002] 20 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.); (2003) 26 C.P.R. (4th) 180 (1re inst.). De toute façon, comme l'a énoncé la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité, au paragraphe 56, Genpharm ne fait pas autorité quant à la proposition avancée aujourd'hui par Lundbeck, à savoir que [traduction] « la simple vente par un [fabricant] de produits génériques d'un médicament assujetti à un brevet relatif à une utilisation constitue en soi une contrefaçon au regard du sous-alinéa 5(1)b)(iv) [du Règlement] » .


[29]            Dans l'affaire Genpharm Inc., précitée, Proctor and Gamble (P & G) était titulaire d'un brevet pour une nouvelle façon d'utiliser un médicament existant (un polyphosphonate, plus particulièrement l'étidronate ou l'étidronate disodique) dans des cycles intermittents de traitement de l'ostéoporose. L'utilisation de polyphosphonate pour inhiber la déperdition osseuse était bien connue, mais n'était pas considérée très utile dans le cas d'une maladie chronique, comme l'ostéoporose, parce que ce médicament tendait également à inhiber la formation osseuse. Genpharm proposait de vendre ses produits en comprimés de 200mg et de 400 mg, bien que le didronel de P & G, qui est l'équivalent vendu sur le marché pour le traitement de la maladie de Paget et de l'hypercalcémie, ne fût disponible qu'en comprimés de 200 mg. Contrairement à l'instance présente, P & G a présenté beaucoup de données concernant l'intention de Genpharm, la monographie et le marché, et notamment l'interchangeabilité possible avec le produit pharmaceutique de marque auquel on se reporte. De plus, dans le cas présent, la Cour ne connaît pas la concentration des comprimés de citalopram qui seraient prescrits pour les usages revendiqués et l'usage non revendiqué (dépression).


[30]            Je remarque au surplus que dans l'affaire Genpharm Inc., précitée, l'utilisation à cycle intermittent de comprimés de 400 mg était approuvée, brevetée et protégée. Un ADC avait été délivré pour cette utilisation précise. Délivrer un ADC à Genpharm pour des comprimés similaires rendait probable une contrefaçon. Ainsi, la Cour d'appel fédérale n'a éprouvé aucune difficulté à conclure que la preuve « établissait de façon écrasante que les actes et les intentions de Genpharm mèneraient inévitablement àla contrefaçon » (AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité, au par. 18 (C.A.F.)). Tel n'est pas le cas en l'espèce. En fait, Lundbeck n'a même pas contesté les intentions d'Apotex ou encore ses activités concernant l'approbation et la commercialisation du médicament. À l'audience, l'avocat de Lundbeck a avancé que les contre-indications mentionnées dans la monographie d'Apotex auraient dû faire état du fait que ce produit était contre-indiqué pour les patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou de TVC. Malheureusement, je ne peux me prononcer sur le bien-fondé de ce nouvel argument qui a été présenté tardivement à la Cour. La Cour ne se penchera pas davantage sur cette question étant donné qu'il n'y a pas d'éléments de preuve relatifs à l'existence d'une quelconque pratique voulant que l'on mentionne dans une monographie des restrictions attachées au brevet qui s'apparenteraient à des contre-indications.


[31]            Finalement, l'affirmation de Lundbeck selon laquelle le brevet 368 serait contrefait est incompatible avec l'objet du Règlement et soulève par ailleurs de sérieuses questions de politique. Si l'interprétation du Règlement proposée par Lundbeck était juste, celle-ci pourrait étendre artificiellement son monopole à l'utilisation et à la vente du produit simplement parce qu'il y a toujours une possibilité que quelqu'un, quelque part, utilise le médicament pour une fin interdite au brevet. De cette façon, les fabricants de médicaments génériques seraient dans les faits incapables de pénétrer le marché. Assurément, ce n'était pas l'intention du Règlement. L'absence de preuve relative à une contrefaçon future, laquelle ne repose en fait que sur une possibilité théorique et future de contrefaçon, ne saurait écarter du marché un fabricant de médicaments génériques (AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité, au par. 57 (C.A.F.); Zeneca Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précité, aux p. 453-454 (C.A.F.); SmithKline Beecham Inc. c. Apotex Inc., précitée, au par. 40 (C.F. 1re inst.); et par analogie : Warner-Lambert Co. c. Apotex Corp., Apotex Inc., and Torpharm Inc., 2003 U.S. App. Lexis 594 (U.S. Ct. App. Fed. Cir.)). En conséquence, lorsque le Règlement est dûment interprété, il ne peut y avoir de contrefaçon directe des revendications 1 et 8 du brevet susmentionné. Quant à la violation indirecte ou « l'incitation à la contrefaçon » , Lundbeck n'a pas soulevé ce moyen et, à ce stade tardif, il lui est maintenant impossible de le faire. De toute façon, Lundbeck n'a pas allégué et prouvé les éléments nécessaires à l'application du critère de l'incitation à la contrefaçon (AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), précitée, au par. 68 (1re inst.)).

[32]            En conclusion, je réitère que le brevet 368 ne contient aucune revendication relativement à la dépression. Puisque cette utilisation est bien établie, elle ne peut être brevetée. Apotex allègue actuellement qu'elle entend vendre des comprimés de citalopram aux pharmaciens, grossistes et non aux patients, le tout conformément à l'utilisation approuvée, à savoir le traitement de la dépression. La demanderesse n'a pas soulevé que l'ADA d'Apotex était inadéquat ou que cette dernière n'avait pas fait référence aux revendications pertinentes du brevet. Les allégations de fait contenues dans l'ADA sont vraies sauf preuve contraire. En l'espèce, les allégations de contrefaçon de Lundbeck sont purement conjecturales et ne s'appuient pas sur des éléments de preuve. Manifestement, Lundbeck n'a pas prouvé, selon la prépondérance de la preuve, que, dans l'éventualité où un ADC serait délivré à Apotex et qu'elle fabriquerait, commercialiserait ou vendrait les comprimés en question, il y aurait contrefaçon des revendications 1 et 8 du brevet 368.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande sollicitant une ordonnance en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement afin d'interdire au ministre de délivrer un ADC à Apotex soit rejetée avec dépens en faveur d'Apotex. Aucune ordonnance sur les dépens ne sera prononcée en faveur ou à l'encontre du ministre.

                                        __________________________________

                                                                                                     Juge                              


                                     COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-135-02

INTITULÉ :               H. LUNDBECK A/S et LUNDBECK CANADA INC. c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

                                                                                                           

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 21 octobre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    le juge Martineau

DATE DES MOTIFS :                                   le 12 novembre 2003

COMPARUTIONS :

Marie Lafleur               POUR LES DEMANDERESSES

Martin Sheehan

Harry Radomski          POUR LA DÉFENDERESSE

Andrew Brodkin         Apotex Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau Dumoulin s.r.l.           POUR LES DEMANDERESSES

Montréal (Québec)

Goodmans s.r.l.                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ontario)                                  Apotex Inc.      


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