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Date : 20040219

Dossier : T-643-03

Référence : 2004 CF 250

Ottawa (Ontario), le 19 février 2004

En présence de :         Monsieur le juge Mosley

ENTRE :

                                                                   PETER EIBA                                          

demandeur

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire qui vise la décision du commissaire aux brevets (le commissaire) datée du 24 mars 2003. Le commissaire a conclu que la demande de brevet canadien no 2,182,092 (la demande) avait été abandonnée et que le délai pour la rétablir avait expiré, le demandeur ayant fait défaut de verser les taxes périodiques et les taxes de rétablissement réglementaires. Le demandeur, M. Peter Eiba, sollicite une ordonnance annulant l'abandon de sa demande de brevet ainsi qu'une ordonnance enjoignant au commissaire de rétablir cette demande et d'accepter le versement des taxes périodiques dues à l'égard de celle-ci. Le demandeur sollicite en outre les dépens de la présente demande.


LES FAITS

[2]                M. Eiba réside en Allemagne et, au départ, soit en 1995, il a demandé la protection dans ce pays d'une invention intitulée « Procédé et système d'organisation automatisée de tournois » . En vue d'obtenir une protection similaire, il a présenté une demande au Canada le 25 juillet 1996. Aux termes des Règles sur les brevets, DORS/96-243 (les Règles), et de l'article 11 du Traité de coopération en matière de brevet, la demande porte la date du dépôt de la demande internationale, soit le 27 janvier 1995.

[3]                En application de l'article 27.1 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 (la Loi), des taxes, appelées taxes périodiques, devaient être versées annuellement, à savoir le ou avant le 27 janvier de chaque année suivant l'année 1997, à l'Office de la propriété intellectuelle du Canada (l'Office) pour maintenir la demande en état. Aux termes du paragraphe 64(2) des Règles, la requête d'examen de la demande devait être déposée auprès de l'Office dans les sept années suivant la date du dépôt international. Étant donné que le 27 janvier 2002 était un dimanche, le délai pour présenter une requête d'examen a expiré le 28 janvier 2002.


[4]                Pour chacune des années entre 1997 et 2001, les taxes périodiques prévus par la Loi et les Règles ont été versées à l'Office selon les directives que le demandeur avait données à ses agents canadiens. Toutefois, pour l'année se terminant le 27 janvier 2002 ces taxes n'ont pas été versées, et le demandeur n'a pas déposé la requête d'examen ni versé la taxe réglementaire s'y rapportant dans le délai imparti.

[5]                Dans des lettres datées du 23 février 2002 et du 11 mars 2002, l'Office a avisé les agents du demandeur que la demande était considérée comme abandonnée pour deux motifs, d'abord, en application de l'alinéa 73(1)c) de la Loi, pour omission de verser la taxe annuelle visant à maintenir la demande en état, et ensuite, en application de l'alinéa 73(1)d), pour omission de présenter une demande d'examen de la requête et de payer la taxe réglementaire s'y rapportant. Pour chacun de ces motifs, le demandeur avait un délai de douze mois pour rétablir sa demande, période durant laquelle il lui était loisible, aux termes du paragraphe 73(3), de présenter une requête à cet effet et de payer les taxes réglementaires.


[6]                Le demandeur a déposé les déclarations sous serment d'un avocat et de trois agents de brevets qui connaissent bien la procédure de demande de brevet auprès de l'Office. Il a été mis en preuve par M. Robert Wilkes, agent de brevets, que son cabinet a préparé deux séries d'observations datées du 20 juin 2002, chacun des motifs sur lesquels se fonde la présomption d'abandon y étant traité séparément. Dans chacune des présentations on donne instruction à l'Office de débiter la carte Visa du cabinet d'un montant équivalant aux taxes applicables et on demande le rétablissement de la demande. M. Wilkes atteste que les deux présentations ont été remises aux employés de la salle des dossiers du cabinet pour qu'elles soient envoyées à l'Office. Il n'a pas été établi qu'elles avaient par la suite été confiées à Postes Canada ou un autre service de livraison ni que le cabinet a pris d'autres mesures concrètes pour vérifier si les présentations avaient effectivement été livrées ou si les taxes en question avaient été payées au moyen de leur carte Visa.

[7]                Il ne fait aucun doute que l'Office a reçu la présentation concernant l'alinéa 73(1)d), qui contient une demande d'examen et qui prévoit le paiement de la taxe et de la surtaxe. Toutefois, rien n'indique que l'Office a reçu la deuxième présentation : aucune inscription n'a été faite à ce sujet dans le dossier de brevet certifié, et plus particulièrement sur la copie papier de l'historique des procédures pour une demande/brevet. La deuxième présentation a manifestement été égarée pendant son acheminement.

[8]                Dans un avis daté du 6 août 2002, le commissaire a fait parvenir un accusé de réception de la requête d'examen, indiquant que la requête d'examen concernant la demande de brevet ainsi que les taxes y afférentes avaient été reçues, et que l'examen de la demande de brevet [TRADUCTION] « aurait lieu en temps opportun_ » . Cet accusé de réception ne spécifiait pas à quelle étape en était la demande relative à la présomption d'abandon résultant du non-paiement des taxes périodiques. Il ressort toutefois de la déclaration de M. Robert Hendry, l'agent de brevets responsable de cette demande, que les agents du demandeur ont pris pour acquis, compte tenu de l'accusé de réception, qu'elle avait été valablement déposée. Il atteste que l'Office avait pour pratique de communiquer avec l'agent responsable du dossier si un motif d'abandon demeurait non résolu. Une preuve similaire a été présentée par le directeur d'un autre cabinet d'agents de brevets.

[9]                Mme Heather Probert est une avocate et un agent de brevets enregistré, membre du cabinet de l'avocat du demandeur, qui, depuis novembre 2002, s'occupe principalement des questions relatives aux taxes périodiques. Mme Probert atteste que l'Office ne remet pas de reçus pour le paiement des taxes périodiques et des taxes de rétablissement. Elle atteste aussi qu'après le 20 juin 2002, les agents du demandeur n'avaient aucune raison de croire que la demande n'avait pas été rétablie et que les deux motifs d'abandon prévus aux alinéas 73(1)c) et d) de la Loi n'avaient pas été levés. Mis à part l'accusé de réception de la requête d'examen susmentionné, l'Office n'est pas entré en communication avec l'avocat du demandeur concernant la requête.

[10]            Le 22 janvier 2003, l'avocat du demandeur a vu au paiement des taxes périodiques pour l'année suivante, payables au plus tard le 27 janvier 2003. Mme Probert atteste que ce paiement témoigne du fait que le demandeur croyait que sa demande avait déjà été rétablie à l'égard des deux omissions et qu'il avait l'intention, pour les années subséquentes, de maintenir continûment sa demande en état.

[11]            Mme Probert déclare qu'à la mi-mars, l'Office a informé son cabinet par téléphone que la demande avait été abandonnée et qu'il était impossible de la rétablir étant donné que ni les taxes périodiques exigibles le 27 janvier 2002 ni la taxe de rétablissement n'avaient été versées.


[12]            Dans une lettre datée du 24 mars 2003, l'Office a refusé d'accepter que le paiement de la taxe pour le maintien en état de la demande pour l'année 2003 soit effectué étant donné que les paiements visant le rétablissement de la demande et son maintien en état pour 2002 n'avaient pas été reçus avant le 28 janvier 2003.

[13]            M. Robert Hendry, un agent de brevets, membre du cabinet de l'avocat du demandeur, a remis à l'Office des observations écrites datées du 27 mars 2003 auxquelles il a joint une « directive » antérieure du cabinet portant la date du 8 janvier 2001. Cette directive prévoyait que toute taxe en souffrance concernant la demande devait être portée au compte du cabinet.

[14]            Dans une lettre datée du 7 avril 2003, l'Office confirme de nouveau son refus d'accepter le paiement des taxes périodiques et des taxes de rétablissement concernant la demande. Voici un extrait de cette lettre :

[TRADUCTION] Toutefois, l'Office n'a jamais reçu votre lettre datée du 20 juin 2002 aux termes de laquelle le paiement des taxes périodiques, qui étaient exigibles le 27 janvier 2002, et de la taxe de rétablissement (requise après le 27 janvier 2002) était prévu. Par conséquent, aucune attestation de rétablissement n'a été délivrée et le délai pour présenter une demande de rétablissement est maintenant échu.

Veuillez noter qu'après le délai prescrit, l'Office ne peut accepter de paiement visant à remédier au fait que des taxes réglementaires n'ont pas été correctement versées [...]

[15]            Le défendeur n'a présenté aucune preuve dans la présente instance et il n'a pas contre-interrogé les déposants qui ont fourni des déclarations sous serment au nom du demandeur.


LES PRÉTENTIONS DU DEMANDEUR

[16]            Le demandeur prétend que la décision du commissaire peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire sous le régime de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, et ses modifications. Il soutient que la norme de contrôle applicable en l'espèce est celle de la décision correcte. Appliquant la méthode pragmatique et fonctionnelle et considérant plus particulièrement que la décision du commissaire concernant le paiement des taxes périodiques ne fait pas appel à une expertise particulière et qu'elle échappe à son domaine d'expertise fondamentale, le demandeur fait valoir que la décision contestée commande une retenue minimale.

[17]            Le demandeur soutient qu'il avait droit à l'équité procédurale à chaque étape du processus de rétablissement et que chacune des décisions rendues par le commissaire concernant les taxes périodiques donne ouverture au contrôle judiciaire.

[18]            Ensuite, le principal argument mis de l'avant par le demandeur porte sur la théorie de l'expectative légitime. Ainsi, le demandeur prétend qu'il s'attendait à ce qu'une certaine procédure soit suivie. Le demandeur affirme qu'il a subi un préjudice en se fondant sur une telle attente et que même si la doctrine de l'expectative légitime n'est pas génératrice de droits substantiels, on peut considérer qu'elle est englobée dans l'obligation d'équité qu'un demandeur est en droit d'exiger d'un organisme administratif.

[19]            Le demandeur soutient, qu'il pouvait légitimement s'attendre à ce que sa demande ait été remise en état après le 20 juin 2002. Le demandeur se réfère aux déclarations sous serment déposées en son nom qui décrivent la « pratique constante » de l'Office et la manière dont il fut amené à croire que ses deux présentations datées du 20 juin 2002, qui visaient à rétablir sa demande considérée comme abandonnée aux termes des alinéas 73(1)c) et d), avaient été reçues et que l'Office y avait données suite dans le cadre du processus habituel.

[20]            Le demandeur fait plus particulièrement référence aux « pratiques habituelles » que l'avocate et les agents faisant partie du cabinet de son avocat ont décrites dans leur témoignage :

- l'Office n'aurait pas donné suite à une requête d'examen et n'aurait pas envoyé d'accusé de réception de la requête d'examen au demandeur si la demande n'avait pas été rétablie à l'égard de tous les motifs d'abandon réputé;

- l'Office aurait contacté l'agent du demandeur si la demande de rétablissement avait comporté une irrégularité ou suscité un doute, particulièrement si, pour rétablir la demande, des mesures devaient être prises à l'égard de plusieurs omissions et qu'il apparaissait qu'une demande de rétablissement ne visant qu'une seule omission avait été déposée avant la date ultime pour obtenir un tel rétablissement;

- « _habituellement » dans les cas où les documents reçus ne sont pas conformes à l'intention apparente d'un demandeur qui a déposé d'autres documents dans lesquels il sollicite un rétablissement, l'Office communique avec son agent;


- l'Office n'accepterait pas le paiement de la taxe afférente à une requête d'examen si une demande n'était pas en état, c'est-à-dire si les taxes périodiques n'avaient pas été entièrement versées, la taxe due en rapport avec la demande d'examen n'étant pas remboursable;

- l'Office ne délivre pas de reçus attestant du paiement des taxes périodiques et des taxes de rétablissement ou d'accusé de réception à cet effet.

[21]            Le demandeur fait valoir qu'étant donné que l'Office n'a pas suivi ses pratiques habituelles, il a légitimement été amené à croire que sa demande était en état, ce qui lui a été préjudiciable. Le demandeur prétend que vu sa « _position particulière » l'Office était le seul à être au courant que, par mégarde, les présentations du demandeur n'avaient pas été reçues. Selon le demandeur, les pratiques de l'Office l'ont amené à s'appuyer sur l'expectative légitime que sa demande avait été rétablie à tous égards.


[22]            Le demandeur soutient que le commissaire avait le pouvoir discrétionnaire de faire les vérifications nécessaires afin de déterminer si la perte de la présentation datée du mois de juin 2002 était en tout ou en partie attribuable à un acte ou une omission de l'Office. Le demandeur prétend qu'en n'effectuant pas un tel examen, le commissaire a fait défaut d'exercer son pouvoir discrétionnaire, contrairement aux principes de justice naturelle. Sur cette question, le demandeur s'appuie sur la décision University of Saskatchewan c. Canada (Directrice du Bureau de la protection des obtentions végétales) (2001), 11 C.P.R. (4th) 348 (C.F. 1re inst.), et il fait référence au paragraphe 4(2) de la Loi. Le demandeur soutient que le commissaire avait compétence pour conclure qu'une demande de rétablissement et le paiement s'y rapportant avaient été égarés pendant le déroulement du processus administratif et qu'ils pouvaient être « réputés » avoir été reçus dans le délai préscrit.

[23]            Selon le demandeur, en refusant d'exercer sa compétence, le commissaire lui a fait perdre tous ses droits substantiels sous le régime de la Loi. S'appuyant sur l'arrêt Barton No-till Disk Inc. et al. c. Dutch Industries Ltd. et al. (2003), 24 C.P.R. (4th) 157 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée le 11 décembre 2003, [2003] S.C.C.A. no 204 (QL), le demandeur soutient que le refus du commissaire ne sert aucunement les objets de la Loi. L'objet de la disposition prévoyant l'abandon d'une demande au motif que des taxes périodiques n'ont pas été versées est de permettre d'éliminer le « bois mort » , à savoir les demandes auxquelles le demandeur concerné ne donne pas suite. Le demandeur soutient que ses actes témoignent de sa volonté de maintenir sa demande en état et que, dans ce contexte, la péremption de celle-ci serait contraire à l'intention du législateur. De plus, le rétablissement de sa demande ne causerait pas préjudice à d'autres personnes.

LES PRÉTENTIONS DU DÉFENDEUR

[24]            Le défendeur soutient que le non-rétablissement de la demande abandonnée du demandeur ne résulte pas d'une décision ou d'une action du commissaire. L'abandon de la demande « découle entièrement de l'application » de la Loi et des Règles, et non d'une intervention du commissaire ou de l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[25]            Ainsi, selon le défendeur, la Cour n'a pas compétence sous le régime de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, pour annuler le non-rétablissement en se fondant sur les motifs mis de l'avant par le demandeur étant donné l'absence d'une « décision » d'un office fédéral. Au contraire, le résultat contesté découle uniquement de l'application de la Loi. Le défendeur prétend que la Cour doit s'en tenir à déterminer si le demandeur a effectivement rempli les exigences pour que sa demande soit rétablie et, dans l'affirmative, déclarer que la demande en question est rétablie.

[26]            Le défendeur se réfère aux dispositions de la Loi et des Règles qui concernent le paiement des taxes périodiques et le processus de rétablissement d'une demande abandonnée. Le défendeur affirme que ces dispositions sont « non discrétionnaires » ou qu'elles ont un « caractère déclaratoire » . Le défendeur ajoute que la Loi exige que des taxes soient payées périodiquement et qu'elle prévoit les conséquences impératives du non-paiement. Le défendeur fait valoir que ni le commissaire ni la Cour n'ont compétence pour modifier, annuler ou faire abstraction de ces dispositions impératives.

[27]            Le défendeur s'appuie sur l'arrêt Pfizer c. Canada, [2000] A.C.F. no 1801 (C.A.)(QL) et, par analogie, sur Hopkinson c. Canada, [1997] A.C.F. no 848 (1re inst.)(QL), conf. par [2000] A.F.C. no 492 (C.A.)(QL). Le défendeur renvoie également à plusieurs dispositions de la Loi qui, à l'inverse, confèrent effectivement un devoir ou un pouvoir au commissaire.

[28]            Le défendeur s'appuie également sur l'arrêt Barton No-till Disk Inc. et al, précité, et sur la décision F. Hoffmann-La Roche AG. c. Canada (Commissioner of Patents), [2003] A.C.F. no 1760 (1re inst.)(QL), récemment rendue.

[29]            Le défendeur fait valoir que le demandeur n'a pas mis en preuve que le document du 20 juin 2002 qui contient une demande de rétablissement en application de l'alinéa 73(1)c) de la Loi ainsi que le paiement y afférent ont effectivement été transmis à l'Office et qu'il les a reçus. Le demandeur a plutôt présenté une preuve indirecte de ces faits. Le défendeur soutient que le demandeur n'a pas démontré selon la prépondérance de la preuve que la demande de rétablissement a effectivement été présentée et que le paiement y afférent a été versé comme l'exigent la Loi et les Règles.

[30]            Le défendeur fait également valoir que si la Cour devait rendre une décision favorable au demandeur, elle devrait veiller à en limiter la portée afin de ne pas encourager, à l'avenir, des litiges « inopportuns » concernant des demandes de rétablissement. Si la Cour devait faire droit à la présente demande, le défendeur voudrait que la réparation accordée se limite à une déclaration portant que la demande de brevet est rétablie parce que le demandeur s'est conformé aux exigences de la Loi.


QUESTIONS EN LITIGE

[31]            1. Le contrôle judiciaire est-il un recours possible en l'espèce?

2. Le demandeur a-t-il démontré que la doctrine de l'expectative légitime s'applique et que, par conséquent, il y a eu violation de son droit à l'équité procédurale?

ANALYSE

[32]            À mon avis, la portée du contrôle judiciaire prévu à l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales est suffisamment large pour englober la présente situation. Selon le défendeur, le commissaire n'a d'aucune façon rendu une « décision » susceptible de faire l'objet d'un contrôle judiciaire étant donné que, par le seul effet des dispositions impératives de la Loi et des Règles, la demande de brevet a été considérée comme abandonnée et n'a pas été correctement rétablie. En réponse à un argument similaire voulant que le commissaire n'ait rendu aucune « décision » ou « ordonnance » , le juge O'Reilly a conclu dans la décision F. Hoffmann-LaRoche, précitée, que l'avis par lequel le commissaire avait informé le demandeur que son brevet avait expiré pour non-paiement des taxes applicables pouvait faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Je souscris à la conclusion suivant laquelle l'acte posé par le commissaire est visé par paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales en ce qu'il s'agit d'une « décision, ordonnance, procédure ou [d'un] autre acte [d'un] office fédéral » .

[33]            La décision Larny Holdings Ltd. (exploitant une entreprise du nom de Quickie Convenience Stores) c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 1 C.F. 541 (C.F. 1re inst.) et l'arrêt Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30 (C.A.), appuient ma conclusion selon laquelle l'acte contesté dans la présente instance entre dans le champ d'application du contrôle judiciaire prévu à l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Dans la décision Larny Holdings Ltd, précité, le juge Nadon (maintenant juge à la Section d'appel), dit ce qui suit à la page 555 :

Les remarques formulées par le juge Stone dans l'arrêt Morneault, précité, tout comme celles formulées par le juge Décary dans l'arrêt Gestion Complexe, précité, indiquent que le contrôle judiciaire, en vertu de l'article 18 de la Loi, doit être interprété de façon englobante et libérale, donc qu'une grande gamme de procédures administratives feront partie du mandat de contrôle judiciaire de la Cour. Il est également clair que le contrôle judiciaire n'est plus limité aux décisions ou aux ordonnances dont un décideur avait été chargé selon la loi habilitante. Au lieu de cela, le contrôle judiciaire touchera les décisions ou les ordonnances qui déterminent les droits d'une partie, même si la décision en question ne constitue pas la décision finale. Il s'ensuit également, depuis la décision rendue par la Cour d'appel dans l'arrêt Morneault, précité, que « matter » (objet de la demande ou question) que l'on retrouve à l'article 18.1 de la Loi n'est pas limité aux « décisions ou [aux] ordonnances » , mais englobe toute question pour laquelle une réparation pourrait être possible en vertu de l'article 18 ou du paragraphe 18.1(3).


[34]            J'examine maintenant l'argument invoqué à l'appui de la demande selon lequel par ses actions, le commissaire a violé le droit du demandeur à l'équité procédurale étant donné que ce dernier s'attendait légitimement à ce que certaines procédures soient respectées. Je ne suis pas convaincu que les « pratiques constantes » de l'Office imposaient au commissaire l'obligation d'informer le demandeur que sa demande de rétablissement ainsi que le paiement de la taxe s'y rattachant n'avaient pas été reçus.     Je suis d'avis que la Loi énonce clairement qu'un demandeur a la responsabilité de prendre les mesures qui s'imposent pour éviter l'abandon irrévocable de sa demande et, comme nous le verrons, je ne suis pas convaincu qu'une expectative légitime a été créée par l'Office de sorte que le demandeur s'attende à ce que la demande de rétablissement fondée sur l'alinéa 73(1)c) ait effectivement été reçue.

[35]            Le paragraphe 27.1(1), les alinéas 73(1)c) et d) ainsi que le paragraphe 73(3) de la Loi prévoient qu'un demandeur a l'obligation de verser des taxes périodiques comme il est prévu par règlement, et ils établissent la procédure en matière d'abandon et de rétablissement dans les cas où ces taxes ne sont pas payées. Ces dispositions sont ainsi libellées :


27.1 (1) Le demandeur est tenu de payer au commissaire, afin de maintenir sa demande en état, les taxes réglementaires pour chaque période réglementaire.

73. (1) La demande de brevet est considérée comme abandonnée si le demandeur omet, selon le cas :

...

c) de payer, dans le délai réglementaire, les taxes visées à l'article 27.1;

d) de présenter la requête visée au paragraphe 35(1) ou de payer la taxe réglementaire dans le délai réglementaire;

...

73 (3) Elle peut être rétablie si le demandeur :

a) présente au commissaire, dans le délai réglementaire, une requête à cet effet;

b) prend les mesures qui s'imposaient pour éviter l'abandon;

c) paie les taxes réglementaires avant l'expiration de la période réglementaire.

27.1 (1) An applicant for a patent shall, to maintain the application in effect, pay to the Commissioner such fees, in respect of such periods, as may be prescribed.

73. (1) An application for a patent in Canada shall be deemed to be abandoned if the applicant does not

...

(c) pay the fees payable under section 27.1, within the time provided by the regulations;

(d) make a request for examination or pay the prescribed fee under subsection 35(1) within the time provided by the regulations;

...

73 (3) An application deemed to be abandoned under this section shall be reinstated if the applicant

(a) makes a request for reinstatement to the Commissioner within the prescribed period;

(b) takes the action that should have been taken in order to avoid the abandonment; and

(c) pays the prescribed fee before the expiration of the prescribed period.


[36]            L'article 152 des Règles porte que :


152. Pour que la demande considérée comme abandonnée en application de l'article 73 de la Loi soit rétablie, le demandeur, à l'égard de chaque omission mentionnée au paragraphe 73(1) de la Loi ou visée à l'article 151, présente au commissaire une requête à cet effet, prend les mesures qui s'imposaient pour éviter la présomption d'abandon et paie la taxe prévue à l'article 7 de l'annexe II, dans les douze mois suivant la date de prise d'effet de la présomption d'abandon.

152. In order for an application deemed to be abandoned under section 73 of the Act to be reinstated, the applicant must, in respect of each failure to take an action referred to in subsection 73(1) of the Act or section 151, make a request for reinstatement to the Commissioner, take the action that should have been taken in order to avoid the deemed abandonment and pay the fee set out in item 7 of Schedule II before the expiry of the twelve-month period after the date on which the application is deemed to be abandoned as a result of that failure.


[37]            Au Canada, il est reconnu qu'en vertu de la doctrine de l'expectative légitime un demandeur bénéficie d'une protection sur le plan de la procédure selon laquelle il peut, dans certaines circonstances, se voir accorder la possibilité d'être consulté et de présenter des observations. Le juge Sopinka décrit le fondement de cette doctrine dans l'arrêt Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1204 :

Le principe élaboré dans cette jurisprudence n'est que le prolongement des règles de justice naturelle et de l'équité procédurale. Il accorde à une personne touchée par la décision d'un fonctionnaire public la possibilité de présenter des observations dans des circonstances où, autrement, elle n'aurait pas cette possibilité. La cour supplée à l'omission dans un cas où, par sa conduite, un fonctionnaire public a fait croire à quelqu'un qu'on ne toucherait pas à ses droits sans le consulter.

[38]            De plus, comme le déclarait la juge L'Heureux-Dubé à la page 840 de l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 :

[...] Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les « circonstances » touchant l'équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu'il serait généralement injuste de leur part d'agir en contravention d'assurances données en matière de procédures [...]

[39]            Le commissaire, vu les pratiques passées de l'Office, a-t-il donné à penser qu'une procédure particulière serait suivie dans les cas où l'Office reçoit une demande de rétablissement visant une des omissions prévues à l'article 73 et le paiement y afférent, mais qu'il ne reçoit pas une demande de même nature visant une autre omission? Autrement dit, les pratiques antérieures et, plus particulièrement, le fait que le demandeur ait reçu un accusé de réception de la requête d'examen et que, par la suite, l'Office n'ait pas communiqué avec lui, ont-elles amené le demandeur à légitimement s'attendre à ce que sa demande ait été rétablie et que les deux motifs d'abandon aient été levés?


[40]            La théorie de l'expectative légitime s'applique à des situations où un demandeur a été amené à croire qu'il aura le droit de présenter des observations à un décideur administratif, ou d'être consulté par celui-ci, avant qu'une décision ne soit prise. Je ne suis pas convaincu que cette théorie s'applique dans le cas où un organisme administratif a, par le passé, prétendument porté à l'attention d'un demandeur des manquements à la procédure de dépôt, créant ainsi l'attente que le commissaire relève toutes les erreurs, même involontaires, commises par le demandeur dans le cadre du processus de rétablissement. Le commissaire n'a pas l'obligation d'informer un demandeur que sa demande n'a pas été correctement rétablie s'il est clair que le cadre législatif impose au demandeur l'obligation de rétablir une demande abandonnée, et ce, en soumettant, comme il est prescrit, certains documents et en versant les taxes applicables. Si la prétention du demandeur concernant les expectatives légitimes était acceptée, le commissaire se verrait imposer une obligation positive voulant qu'il informe les demandeurs, de sa propre initiative, de tout manquement concernant les documents déposés dans le cadre du processus de rétablissement.

[41]            L'envoi d'un accusé de réception de la requête d'examen ne crée pas l'expectative légitime qu'une demande est pleinement rétablie à l'égard de tous les motifs d'abandon ayant pu être invoqués aux termes du paragraphe 73(1). L'avis indique que la demande d'examen et le paiement de la taxe réglementaire « ont été reçus » et que l'examen de la demande « aura lieu en temps opportun » . Je ne suis pas convaincu que ce libellé porte une personne à légitimement s'attendre à ce que sa demande ait été rétablie et que tous les motifs d'abandon aient été levés. De plus, vu les termes clairs de la règle 152, le fait que les représentants du demandeur aient à d'autres occasions donné une telle interprétation à cet avis ne justifie pas la création d'une attente raisonnable. La règle 152 établit explicitement que pour que la demande considérée comme abandonnée en application de l'article 73 de la Loi soit rétablie, le demandeur doit présenter au commissaire, « à l'égard de chaque omission mentionnée au paragraphe 73(1) de la Loi ou visée par l'article 151 » , une demande de rétablissement et prendre les mesures qui s'imposaient pour éviter la présomption d'abandon.


[42]            De plus, dans la décision Hoffmann-La Roche, précitée, la Cour a conclu que le commissaire n'avait pas l'obligation d'aviser le demandeur que son brevet serait bientôt périmé en application du paragraphe 46(2) de la Loi même si le demandeur s'était fié à la pratique générale du commissaire selon laquelle il délivre un avis lorsqu'une première échéance n'est pas respectée. Comme le dit le juge O'Reilly au paragraphe 38, l'existence dans cette affaire d'une telle pratique [TRADUCTION] « [...] ne saurait imposer une obligation correspondante au commissaire » . Dans cette instance, la Cour a signalé que le rôle restreint du commissaire concernant le paiement obligatoire des taxes périodiques ne pouvait justifier l'application de la doctrine de l'expectative raisonnable. À mon avis, ce raisonnement s'applique en l'espèce.

[43]            Comme l'a précisé la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Barton No-till Disk Inc. et al., précité, l'objet des dispositions relatives aux taxes périodiques est de couvrir les frais d'administration du régime des brevets et, aussi, de décourager la prolifération de brevets et de demandes de brevets inutiles en obligeant leurs titulaires à entreprendre, une fois par année, des démarches pour les conserver en état. Bien qu'en l'espèce la preuve par affidavit révèle que le demandeur avait l'intention de maintenir sa demande en état, je suis d'avis que les dispositions de la Loi et des Règles concernant les taxes périodiques doivent être interprétées strictement tant par le commissaire que par la Cour, de manière à ce que les demandeurs respectent ces dispositions et, donc, que les demandeurs versent diligemment les taxes dans le délai imparti.

[44]            Il est clair que la Loi et les Règles ne confèrent pas au commissaire la compétence pour proroger les délais de paiement des taxes périodiques : Pfizer Inc., précité, et Barton No-till Disk Inc. et al., précité.


[45]            Dans l'arrêt Barton No-till Disk Inc. et al., précité, la Cour a reconnu que les dispositions législatives régissant les taxes périodiques sont complexes et qu'il existe un risque qu'une erreur commise de bonne foi ait des « conséquences catastrophiques » . Dans cette affaire, l'ambiguïté des dispositions législatives régissant le paiement des taxes périodiques en fonction du barème applicable aux « petites entités » a joué en faveur du titulaire du brevet. Or, les dispositions applicables en l'espèce ne sont pas ambiguës.

[46]            Il a clairement été démontré que les agents du demandeur ont pris des mesures pour se conformer, avant l'expiration du délai applicable, aux dispositions visant le rétablissement de la demande. Malheureusement, il a également été démontré que les démarches entreprises n'ont pas été poursuivies et que les agents ne se sont pas assurés qu'avant l'expiration du délai de douze mois pendant lequel le rétablissement pouvait être effectué, le commissaire avait effectivement été saisi des demandes de rétablissement concernant les deux omissions et que les taxes applicables avaient été payées conformément à la règle 152. Ils ont choisi de s'appuyer sur la pratique officieuse du commissaire selon laquelle il avise les agents, avant l'expiration du délai, qu'une demande n'est pas en état. Suivant la conclusion à laquelle je suis précédemment arrivé, le commissaire n'avait pas l'obligation de donner un tel avis. Dans les circonstances, je ne peux accorder réparation au demandeur.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

Les dépens sont adjugés au défendeur.

   « Richard G. Mosley »

     Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-643-03

INTITULÉ :               PETER EIBA

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 10 février 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge Mosley

DATE DES MOTIFS :                                   Le 19 février 2004

COMPARUTIONS :

Teresa Martin                                                    POUR LE DEMANDEUR

F.B. (Rick) Woyiwada                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

TERESA MARTIN                                           POUR LE DEMANDEUR

Shapiro Cohen

Avocats

Ottawa (Ontario)

MORRIS ROSENBERG                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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