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Date : 20031110

Dossier : IMM-5528-02

Référence : 2003 CF 1319

ENTRE :

                                                   SOCKALINGAM LUXMAN

                                                                                                                                        demandeur

ET

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 18 octobre 2002 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que Sockalingam Luxman (le demandeur) n'est pas un réfugié au sens de la Convention non plus qu'une personne à protéger. Le demandeur sollicite une ordonnance de la Cour ayant pour effet d'annuler cette décision et de renvoyer l'affaire à un membre différent de la Section de la protection des réfugiés.


[2]                 Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka âgé de trente ans. Il est arrivé au Canada le 31 mars 2001 et a revendiqué le statut de réfugié. Audience a été tenue le 23 juillet 2002 et, le 18 octobre 2002, la Commission a statué que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention non plus qu'une personne à protéger.

[3]                 Le demandeur habitait à environ dix kilomètres de la ville de Colombo. En 1990, il a commencé à travailler comme vendeur pour l'épicerie Malhavi. Il a été promu caissier puis, éventuellement, directeur du magasin. Son patron, en plus d'être propriétaire de l'épicerie, était également propriétaire de K.K. Nithy Traders et de K.K. Nithy Transport à Trincomalee. En 1996, le demandeur est devenu l'associé de son patron dans l'entreprise de transport et, en 1999, il a acheté deux camions en propre.

[4]                 Le demandeur prétend avoir souvent dû, dans le cadre de ses activités de camionnage, verser des pots-de-vin, aux postes de contrôle, à des membres des autorités et de l'armée du Sri Lanka (SRA) ainsi que des Tigres libérateurs de l'Eelam Tamoul (TLET). Il allègue également que, parfois, les SRA réquisitionnaient ses camions et qu'elles ne le payaient qu'occasionnellement pour leur utilisation après les avoir retournés. Il arrivait aussi, en outre, que les TLET réquisitionnent ses camions. Les TLET ne payaient toutefois pas le demandeur, mais exigeaient plutôt de lui une rançon pour récupérer ses camions.


[5]                 Lorsque le directeur de l'épicerie de Trincomalee a donné sa démission en juillet 2000, le demandeur a dû reprendre temporairement la direction du magasin. En novembre 2000, les SRA ont arrêté des membres des TLET qui avaient extorqué des produits alimentaires du magasin. Cette arrestation a ensuite entraîné celle du demandeur, par les SRA, sous prétexte qu'il aurait donné des produits aux TLET.

[6]                 Pendant sa détention d'environ deux jours, le demandeur a été maltraité par les SRA. Après s'être « enfui » , le demandeur est demeuré caché tandis que les SRA tentaient de le trouver en harcelant son père et son patron et associé.

[7]                 Le demandeur a quitté le Sri Lanka le 10 février 2001 et il est arrivé aux États-Unis le 18 mars 2001. Le demandeur a été détenu par les INS (Immigration and Naturalization Services) des États-Unis; après sa libération, il est venu au Canada et y a présenté une demande d'asile. Cette demande se fondait sur l'appartenance du demandeur à un certain groupe social (les Tamouls accusés de soutenir les TLET) et sur ses opinions politiques présumées. Le demandeur désignait les SRA et les TLET comme agents de persécution.


[8]                 La Commission a conclu que le demandeur n'avait « pas réussi à s'acquitter du fardeau qui lui incombait de faire la preuve d'une crainte fondée d'être persécuté » . Le demandeur soutient que la Commission a tiré ses conclusions quant à la crédibilité de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait.

[9]                 Dans ses motifs, la Commission a soulevé divers sujets d'inquiétude en ce qui concerne la crédibilité du demandeur. Plus spécifiquement, certains aspects de son témoignage oral ne correspondaient pas aux renseignements figurant dans son FRP, il n'y avait pas de preuve corroborante et certaines de ses déclarations orales en contredisaient d'autres.

[10]            Le défendeur fait état de cinq questions spécifiques que la Commission a jugé porter atteinte à la crédibilité du demandeur :

(1) la modification apportée au FRP du demandeur quant à la présentation d'une demande d'asile aux États-Unis;

(2) la « libération » du demandeur alors qu'il était détenu;

(3) le moment où on a informé le demandeur que son père avait été battu;

(4) la façon dont il a rencontré l'avocat qui l'a représenté aux États-Unis;

(5) l'identité de la personne qui a pris des dispositions avec un agent pour aider le demandeur à quitter le Sri Lanka.


[11]            Premièrement, le demandeur a présenté une modification à son FRP au début de l'audience. Il a corrigé la déclaration faite dans son FRP selon laquelle il n'avait pas revendiqué le statut de réfugié dans un autre pays. Le demandeur a précisé que c'était inexact et qu'il avait en fait présenté une demande d'asile aux États-Unis le 18 mars 2001.

[12]            La Commission s'est penchée sur la modification apportée, et a conclu comme suit dans ses motifs :

Étant donné la propension du demandeur d'asile à mentir, j'estime, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d'asile a l'intention de tromper depuis le début et que sa rétractation n'était pas motivée par son désir d'être honnête et exact devant le tribunal. Je tire une inférence négative de cette modification importante présentée tardivement [...]

[13]            Le demandeur soutient que la Commission a conclu erronément qu'il s'agissait là d'une modification tardive importante. Le fait que le demandeur a été détenu aux États-Unis avant son entrée aurait dû transmettre comme « signal d'alarme » qu'il avait présenté une demande d'asile dans ce pays. Selon le demandeur, il est bien connu que les INS expulsent les « étrangers » lorsqu'ils n'ont pas présenté une demande d'asile ou ont obtenu un quelconque statut. Quoi qu'il en soit, le fait pour le demandeur d'avoir présenté une demande d'asile aux États-Unis n'avait absolument aucune pertinence.


[14]            Je conviens que cela n'est pas pertinent pour ce qui est de savoir si le demandeur craignait ou non avec raison d'être persécuté, mais cela l'est en regard de l'évaluation de la crédibilité du demandeur. Je ne souscris toutefois pas à la conclusion de la Commission selon laquelle il s'agissait là d'une modification tardive d'importance, qui porte atteinte à la crédibilité du demandeur. Quel autre choix le demandeur avait-il? La Commission a conclu que le demandeur avait eu l'intention de tromper en corrigeant son FRP, mais il aurait fourni de faux renseignements à la Commission s'il n'avait pas apporté une telle correction.

[15]            La Commission a présumé que la rétractation du demandeur n'était pas motivée par son désir d'être honnête et exact devant le tribunal. Or, rien ne justifiait que la Commission en vienne à cette conclusion hâtive d'entrée de jeu et, plus particulièrement, insiste pour dire que le demandeur avait l'intention de tromper en corrigeant son FRP au début de l'audience. Cet acte du demandeur ne dénote pas la propension à mentir, bien au contraire. On l'a convié à apporter des modifications, et il l'a fait ouvertement et honnêtement.

[16]            Deuxièmement, la Commission a traité en ces termes de la prétendue « évasion » du demandeur alors qu'il était détenu par les SRA :

Le demandeur d'asile a indiqué avoir été arrêté et emprisonné par la SRA en novembre 2000 pendant deux jours, durant lesquels il prétend avoir été maltraité. Il a ensuite décrit la durée de sa détention en disant avoir été arrêté à 19 heures un jour et avoir été libéré à 3 heures le surlendemain, soit un jour et demi plus tard. Son témoignage sur la façon dont il a été libéré est intéressant. Il a dit avoir été libéré clandestinement avec l'aide d'un officier de l'armée qui a organisé sa libération à 3 heures pour laisser croire à son évasion. Le récit de sa détention et de sa libération n'est pas compatible avec les renseignements donnés dans son FRP, dans lequel il déclare « avoir réussi à échapper à leur garde après une journée » . Cette incohérence renforce le manque de crédibilité du demandeur d'asile [...]


[17]            Le demandeur se demande pourquoi la Commission a conclu que son témoignage oral était incompatible avec les renseignements donnés dans son FRP. Selon le témoignage oral, le demandeur a été détenu pendant trente-deux heures, ce qui ne diffère pas sensiblement de la déclaration dans le FRP faisant état de sa libération « après une journée » . En outre, la déclaration dans le FRP voulant que le demandeur ait « réussi à échapper à leur garde » ne contredit pas le récit oral portant qu'un officier a organisé sa libération pour laisser croire à une évasion. Il est bien clair que le demandeur n'aurait pu être légalement mis en liberté.

[18]            Je partage l'avis du demandeur sur ce point également. Bien que son récit ait pu être quelque peu confus, son témoignage et son FRP concordent. Cette conclusion relève davantage de la sémantique que d'une analyse objective de la preuve.

[19]            La troisième incohérence signalée par la Commission concernait la façon dont le demandeur a retenu les services d'un avocat pendant qu'il était détenu aux États-Unis.

Le demandeur d'asile s'est vu demander de quelle façon il a rencontré l'avocat qui l'a aidé à obtenir sa mise en liberté aux États-Unis. Il a d'abord dit que l'agent avait dû apprendre qu'il était en prison et l'a dit à l'avocat. Il a ensuite changé cette version pour dire qu'il a obtenu le numéro de l'avocat auprès de son agent au Sri Lanka. On lui a alors fait remarquer qu'il s'agissait de deux déclarations différentes. Il a alors fourni une troisième réponse. Le demandeur d'asile a dit que « l'agent doit avoir dit à l'avocat que si jamais quelqu'un l'appelait ___ » . Tout cela n'a aucun sens et ses changements de position continus à l'égard des problèmes m'amènent à conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d'asile a fabriqué une série de faussetés afin d'appuyer sa demande d'asile.


[20]            Le demandeur explique qu'alors qu'il allait partir pour les États-Unis, son agent lui avait communiqué le numéro de téléphone d'un avocat à appeler advenant qu'il soit arrêté aux États-Unis; l'agent avait retenu les services de l'avocat de manière conditionnelle, pour qu'il représente le demandeur si celui-ci devait l'appeler. Les réponses données par le demandeur à l'audience à cet égard révèlent différentes facettes de la même situation, et il était abusif et arbitraire pour la Commission de conclure alors en l'existence de contradictions.

[21]            Je conclus une fois encore que, bien que cela ne soit pas pertinent pour établir si le demandeur craignait ou non avec raison d'être persécuté, ce l'est pour ce qui est de l'évaluation de la crédibilité. Le témoignage du demandeur, quoiqu'un peu décousu et confus, n'était pas incohérent. Il était donc déraisonnable pour la Commission de conclure que cela l'a amenée à croire que le demandeur « a fabriqué une série de faussetés afin d'appuyer sa demande d'asile » .

[22]            Finalement, malgré l'existence de quelques contradictions mineures, la Commission était tenue d'évaluer s'il y avait un fondement objectif à la crainte du demandeur d'être persécuté en tant que Tamoul en cas de retour au Sri Lanka.


[23]            Il est bien admis en droit qu'une cour de révision ne doit pas modifier à la légère les conclusions tirées par un tribunal spécialisé, et devrait faire preuve de retenue face aux questions liées à la crédibilité du demandeur. En l'espèce, toutefois, les conclusions de la Commission en matière de crédibilité étaient déraisonnables. J'estime qu'il n'y avait pas de graves incohérences dans la preuve du demandeur. La Commission a « cherché la petite bête » .

[24]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour qu'il statue à nouveau sur l'affaire.

                                                                                                                                   « P. Rouleau »                 

                                                                                                                                                    Juge                         

Ottawa (Ontario)

Le 10 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                           COUR FÉDÉRALE

                                           AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                            

DOSSIER :                                                 IMM-5528-02

INTITULÉ :                                                SOCKALINGAM LUXMAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                       TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                      LE 29 OCTOBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :        LE JUGE ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                           LE 10 NOVEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

John Guoba                                                                              POUR LE DEMANDEUR

Kevin Lunney                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Guoba                                                                             POUR LE DEMANDEUR

2425, avenue Eglinton Est

Bureau 201

Toronto (Ontario)

M1K 5G8

Morris Rosenberg                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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